Introduction
Les fêtes appartiennent aux calendriers des organisations professionnelles. Fêtes ou contre-fêtes, pratiques officielles ou officieuses, tolérées ou illicites, leurs formes et leurs contenus apparaissent variés au sein de ce milieu. Plus ou moins ritualisées, plus ou moins divertissantes, allant du rite d’institution, initié par la direction ou le comité d’entreprise, au simple « pot » spontané organisé entre collègues de bureau ou d’atelier, elles scandent les temps de la vie active des salariés.
Alors même que les fêtes et les rituels s’inscrivent dans les domaines classiquement traités en ethnologie (Segalen, 1998), les fêtes au travail et leurs modalités d’insertion dans les activités professionnelles n’ont que peu retenu l’attention des chercheurs, contrairement aux « fêtes au sein des loisirs », thématique qui a donné lieu récemment à une réflexion collective (Fournier et al., 2009). Noëlle Gérôme est l’un des premiers auteurs à s’être consacré à l’étude des « rituels contemporains » en entreprise et à montrer toute la pertinence sociologique d’une telle approche. S’attachant précisément à leur inscription temporelle, elle suggère de les regrouper en trois catégories distinctes : les calendaires (la Saint-Eloi, la Sainte-Catherine, la Galette des rois, etc.), les cycliques (les « pots » de départ ou de retour de vacances, etc.) et les occasionnels (les arrosages des naissances, des anniversaires, des médaillés du travail, etc.) (Gérôme, 1984a, b). En se focalisant sur l’articulation des sphères professionnelles et privées, un autre regroupement de ces festivités au travail peut être proposé, toujours en trois catégories : les fêtes d’entreprise, les fêtes ayant trait à la vie professionnelle du salarié et les fêtes ayant trait à sa vie personnelle. Dans tous les cas, les rituels ou les fêtes [1] sont de bons analyseurs de l’entreprise, des conditions de travail comme de l’activité professionnelle, proprement dite.
Pourtant, en dehors des articles de presse [2] qui s’en font régulièrement l’écho - abordant bien souvent le rôle des fêtes (et des rites) dans les politiques de management - et de quelques travaux (principalement Gérôme, 1984a, b, 1995, 1999, 2002 ; Monjaret, 1997, 2001, 2008a, b), rares sont les recherches à s’étendre sur le sujet, la plupart restant sommaire. Si dans les monographies professionnelles, les modes de sociabilité sont évoqués (entre autres, Bouvier, 1989 ; Ghasarian, 2001 ; Lallement, 2003 ; Moulinié, 2003 ; Trompette, 2003 ; Jeanjean, 2006), c’est plus sûrement dans les travaux consacrés aux « rites » dans l’entreprise, souvent entendus dans une acception large – anthropologique, interactionniste, etc. – que des précisions sur ces fêtes peuvent être trouvées (par exemple Bourdieu, 1982 ; Verret, 1988 ; Kollman, Valière, 1992 ; Rivière, 1995 ; Jardel, Loridon, 2000). Ainsi, les « fêtes » n’appartiennent qu’incidemment aux ethnographies du travail comme à celles des organisations.
Etudier les aspects festifs des univers professionnels demeure peu légitime dans les milieux académiques. Cet objet de recherche est soumis à des critiques méthodologiques. Leur étude cantonnerait le chercheur à une analyse folklorique, sinon culturaliste (Flamant, Jeudy-Ballini, 2002). Il est souvent maintenu à la « marge », à la « périphérie », par les ethnologues et sociologues qui, s’interrogeant sur le travail ou l’entreprise, préfèrent insister sur les activités de production. En 1998, Gérard Althabe conseillait d’« (…) éviter les démarches qui s’installent dans les marges de ce terrain : une sociabilité déconnectée des activités productives, les cérémonies et rituels d’origine patronale ou syndicale, comme si on ne pouvait envisager l’entreprise comme un espace social, réduite à l’environnement externe aux activités productives » (1998 : 92). L’étude exclusive de ces « marges » nuirait à la bonne compréhension des univers professionnels. En 2002, Nicolas Flamant met en garde, de la même façon que Gérard Althabe, ceux qui étudient les « moments de repas et de pause ou les [aux] événements festifs qui jalonnent la vie de l’entreprise » :
« Certes, en analysant les multiples formes de symbolisation qui animent les espaces périphériques de socialisation, ces observateurs montrent que l’entreprise ne se réduit pas à une activité économique de production. Mais la limitation de leurs investigations aux marges de l’activité productrice conduit à occulter les situations concrètes de travail – auxquelles pourtant se rapportent en partie les contenus symboliques de moments festifs – ainsi que les sociabilités qui s’y développent quotidiennement » (Flamant, 2002 : 15).
Les activités du travail et celles du hors travail s’accorderaient donc au sein d’une même organisation. Faut-il encore les entendre ainsi – dans leur accord, leur influence réciproque, etc. –, sans privilégier les unes au détriment des autres, mais en tentant l’analyse de cette relation. C’est ce à quoi s’est risqué Claude Rivière en 1995 quand il affirme :
« Ce qui aura pu étonner dans la vie rituelle de l’entreprise, c’est la place importante et utile réservée à autre chose qu’au pur travail salarié ; c’est la distance entre organisation prescrite et organisation réelle, celle-ci comportant des ruptures avec l’activité programmée ; c’est l’intrication des histoires individuelles dans l’histoire socioprofessionnelle ; c’est l’abondance de la production symbolique, œuvre de compétences multiples : chansons, poèmes, ornementation d’une table pour un goûter, relations à plaisanteries, cadeau du groupe avec contre-don du récipiendaire..., qui paraît nécessaire pour contrebalancer l’engagement fastidieux dans la production réelle ; c’est aussi l’irréductibilité de la notion de travail dans l’entreprise aux catégories purement économiques, en ce que l’informel est présent aussi bien dans le savoir-faire que dans la détente. » (Rivière, 1995 : 234).
Dans ce cadre interprétatif, l’étude des fêtes au travail prend tout son sens, aidant à comprendre par là même les organisations professionnelles.
L’indifférence ou la critique que peuvent susciter « ces petites fêtes en marge du travail » n’est plus de mise. Mais ces postures scientifiques s’expliquent en partie par l’existence d’un cloisonnement des champs disciplinaires, qui a longtemps contribué à un retranchement des chercheurs dans leur domaine d’origine. De plus, cette distinction entre fête et travail apparaît encore tenace dans les représentations communes. Ainsi, menant l’enquête à Paris entre 1984 et 2004 dans divers établissements professionnels, publics comme privés, souvent anciens (maisons de couture, grands magasins, banques, hôpitaux, etc.) [3], je me suis heurtée sur le terrain à un certain nombre de résistances. Je n’ai pas toujours été vue d’un très bon œil par les salariés observés, d’autant plus, s’ils étaient fonctionnaires : ces derniers craignaient que l’image véhiculée à la suite de mes investigations, conforterait, amplifierait le stéréotype de l’agent travaillant peu, et qui plus est, fêtard, une image portant atteinte à leur identité professionnelle et risquant de leur porter préjudice. La fête au travail ne serait qu’une affaire de famille, ne devant pas sortir de son sein. En revanche, le chercheur qui n’en fait pas son objet d’étude principal peut trouver dans le temps et les pratiques de ce « non-travail », un précieux mode d’introduction et de maintien des relations sociales sur son terrain d’enquête sans faire les frais de ces réticences, comme Anne-Marie Arborio a pu en faire l’expérience à l’hôpital (2001).
Apparaissant a priori antinomique, les deux termes « fête » et « travail » sont pensés, vécus plus souvent dans leur opposition que dans leur articulation. Prenant le contre-pied de ce présupposé, j’aimerais m’attacher à ce qui construit le lien entre ces deux entités. Ayant d’abord étudié la place du privé (intime, conjugale, familiale et domestique) dans ces fêtes au sein des univers de travail, pour mieux mettre en évidence leurs spécificités extra-professionnelles (Monjaret, 2001), j’aimerais à présent poursuivre la réflexion en changeant ma focale et me centrer cette fois sur la place du travail dans ces mêmes fêtes. D’une certaine manière, c’est la fête que me ramène au travail. Les fêtes célébrées dans ces mondes professionnels résonneraient avec le travail, fonctionneraient en écho avec lui. Quels usages l’entreprise en fait-elle ? Quels usages les salariés en font-ils ? Comment le travail prend-il forme dans ces manifestations festives a priori les plus éloignées de la sphère de production ? Comment les activités professionnelles s’ajustent-elles à elles ? Quelles sont en définitive les fonctions sociales et symboliques de ces dernières, tant pour l’institution que pour les individus qui partagent ces moments ?
Conduisant donc des recherches sur cette thématique depuis de longues années déjà, c’est à partir d’une relecture des matériaux réunis lors de mes différentes enquêtes ethnographiques que ces questions seront examinées, les festivités de la Sainte-Catherine apparaissant comme le fil conducteur de cet article. Il ne s’agit pas ici de dresser un inventaire des fêtes propres aux mondes professionnels contemporains, ni d’en proposer une typologie selon la spécificité des entreprises étudiées. Il ne s’agit pas non plus d’interroger la notion de « fête » proprement dite. Il s’agit plutôt de mettre en exergue les manifestations concrètes de la relation entre entreprise, travail et fête, les signes tangibles du travail dans les fêtes et d’en déchiffrer à travers eux quelques mécanismes relationnels, en se fondant sur des cas de terrain, recueillis dans des établissements aux caractéristiques communes bien que relevant de secteurs différents : ils ont ou avaient - certains n’existent plus aujourd’hui -, une histoire longue, des personnels souvent sédentarisés et une volonté de préserver des traditions propres, institutionnelles et corporatistes [4].
La marque de l’entreprise : des fêtes à son image
Dans les années 1980, alors que je commence mon terrain sur les fêtes contemporaines de la Sainte-Catherine, puis encore dans les années 1990, les entreprises sont séduites par les notions anthropologiques de « culture », de « tribu », de « mythes », de « rites ». Elles y voient de nouveaux arguments de management. Comment se mettent-elles en scène et dans quel but ?
En effet, en France à ce moment-là, les manageurs sont à la recherche d’atouts inédits pour renouveler l’image de l’entreprise touchée et dévalorisée par la crise. Ils s’emparent de ces notions pour œuvrer à la construction mythique de l’entreprise, façonnant une « famille », consolidant son « esprit-maison » et sa mémoire, autrement dit cultivant une « culture d’entreprise » [5] qui distingue pour mieux confiner. L’entreprise apparaît alors sous les traits un peu caricaturaux d’une tribu avec ses mythes et ses rites. La fête participerait, dans ce contexte, au renforcement de l’idée de l’existence d’un monde professionnel clos, point de vue auquel Gérard Althabe (Althabe, Selim, 1998) et d’autres encore cherchent à échapper. Son sens managérial dilue sinon transforme son sens anthropologique. Mais les manageurs n’ont pas les mêmes ambitions que les chercheurs. Selon eux, les fêtes, et plus globalement les rites, deviennent des outils idéals pour redynamiser les équipes et réguler les relations sociales au sein des établissements [6].
Notons que l’entreprise ou les groupements de métier n’ont pas attendu ces années pour développer des traditions festives, avec des intentions proches et distantes à la fois, le contexte historique étant toutefois différent. Ancrées dans des traditions corporatistes anciennes, les fêtes patronales sont l’occasion de vénérer le « saint patron » (pour ne citer que les plus connus aujourd’hui : saint Eloi, sainte Barbe, sainte Catherine). Puis avec le développement de l’industrie et du paternalisme, elles prennent une autre connotation et deviennent fêtes du « patron ». Aujourd’hui, ces fêtes appartenant aux calendriers officiels des mondes professionnels apparaissent davantage comme des fêtes d’entreprise. On peut cependant dire que la fête patronale sert à honorer un corps de métier, un secteur d’activité particulier ou encore, sous la forme d’un rite patronal de passage, le changement d’état d’un individu, alors que la fête d’entreprise célèbre un établissement ou une société, les deux pouvant se croiser voire se juxtaposer.
En 1987, dans une banque, la direction a réuni à l’occasion de la Sainte-Catherine, fin novembre, essentiellement les catherinettes de l’établissement - célibataires âgées de vingt-cinq ans qui se distinguent par le port d’un chapeau, souvent vert et jaune, couleurs de leur sainte patronne. Les festivités se poursuivent ensuite uniquement avec les collègues de leur service. En revanche, dans un grand magasin parisien, les catherinettes des rayons ou d’autres services et les couturières des ateliers de retouche sous le patronage de la sainte festoient ensemble. Dans les maisons de haute couture, tous les personnels vénèrent la sainte patronne de la corporation ; cette tradition reste fortement ancrée dans ce milieu professionnel.
Dans tous les cas de figure, ces fêtes sont là pour célébrer les individus qui y participent, mettre en avant les valeurs du groupe. Elles œuvrent à l’élaboration et au resserrement des liens sociaux entre les membres du personnel, l’idée étant, pour l’entreprise, de cultiver une image positive, son image et plus encore de l’asseoir à l’intérieur comme à l’extérieur des établissements, grâce à l’adhésion des cadres et des subalternes.
Et comme j’ai pu l’observer, ces fêtes deviennent dans certaines circonstances la scène explicite ou implicite d’une mise en images et en mots de l’entreprise. Dans les années 1980, les catherinettes travaillant dans la haute couture sont souvent parées des signes de la maison pour laquelle elles travaillent, et non plus seulement des signes de la profession qu’elle exerce ou de ses hobbies, comme c’était le cas depuis les années 1960. Cet acte prendra un tout autre sens, à partir de 1986, quand la Mairie de Paris accueillera dans ses salons l’ensemble des catherinettes de la haute couture parisienne. Ainsi en 1992, lors de l’une des cérémonies à l’Hôtel de Ville, la maison Chanel coiffe chacune de ses six catherinettes d’une des lettres composant le nom de la célèbre couturière qui signe sa griffe. L’objectif est explicite : se servir de celles-ci en femmes sandwiches et faire que le message qu’elles portent prenne sens dans un affichage publicitaire collectif, insistant conjointement sur l’esprit cohésif de l’établissement. Le corps est ici mis au service de l’organisation et de sa communication (Monjaret, 1997, 2011a). Il sert surtout à distinguer, à être remarqué. L’existence d’une concurrence de marché est de la sorte soulignée [7]. Lors de ce protocole, ce sont les jeux de cohésion et ceux de confrontation voire de concurrence entre les « maisons » qui s’expriment et se dévoilent. Toutes les maisons de couture parisiennes se retrouvent réunies, rappelant que Paris demeure la capitale de la mode et en même temps, chacune d’elles exposent sa différence.
Ces entreprises trouvent un sens à faire la fête, parce que cette dernière, malléable bien qu’ancrée dans la tradition, peut se transformer, voire être instrumentalisée en outil de management et de communication interne. A cette occasion, les discours officiels viennent servir les politiques des établissements : il ne s’agit pas seulement de dresser un bilan d’activités de l’entreprise, il s’agit aussi et surtout de remercier les personnels qui ont contribué à sa bonne marche, comme de les inviter à une toujours plus grande efficacité. Cette dynamique n’est sans doute pas propre aux établissements étudiés.
Au sein d’un même établissement, les instigateurs de ce type de festivités ne sont pas exclusivement la direction. En effet, ces manifestations en interne peuvent être organisées, conjointement ou distinctement par les instances directionnelles, syndicales ou sociales comme par les salariés eux-mêmes. Les comités d’entreprise peuvent avoir un rôle non négligeable dans la perpétuation de ces traditions (Dufour, Mouriaux, 1986 ; Miège, 1974).
Politiques de management ou moments de partage collectifs, les intentions se font donc multiples, les vocations contrastées. Dans l’entreprise, pour l’entreprise, du moins pour celles qui nous intéressent ici, les fêtes sont apparues comme un outil parmi d’autres aidant à cultiver l’esprit de cette famille métaphorique, un instrument utile à la structuration du groupe, à son maintien, sa reproduction et par là à son inscription dans le temps.
Les individus doivent y trouver leur place, surtout en tant que futurs salariés du secteur. C’est en amont qu’ils y sont préparés. Dans les écoles de formation, les élèves apprennent les rites qui fondent l’édifice institutionnel en les célébrant. Ainsi au moment de mes enquêtes, les lycées professionnels qui forment à la couture à Paris et en région ne manquent pas de fêter la Sainte-Catherine. En stage dans les ateliers de la haute couture, les jeunes apprenties sont conviées à la fête patronale de l’établissement qui les accueille. Toujours dans les années 1980, dans les salons de réception d’une maison de couture parisienne, lors de la cérémonie officielle réunissant tout le personnel, à laquelle j’ai assisté, le styliste et le directeur financier ne remettent pas seulement les chapeaux à leurs catherinettes ou les médailles à leurs salariés, mais ils félicitent également solennellement les stagiaires qui ont réussi leur CAP (Monjaret, 1997). La fête sert à introduire les individus dans le monde professionnel dans lequel ils ont choisi d’exercer : elle ritualise un passage, sinon une intégration. Ces festivités diffèrent toutefois des galas et des bizutages des grandes écoles (Cuche, 1988 ; Renaud, 1992) tout en ayant des ambitions communes : contribuer à la socialisation des jeunes, avant et après leur embauche, introniser des « bleus » (les nouveaux) et confirmer leur appartenance institutionnelle. Ils instituent, autrement dit séparent pour mieux distinguer, comme l’analyse également Pierre Bourdieu (Bourdieu, 1982).
Chaque individu joue le rôle qu’on lui a assigné, du moins le rite est là pour le lui rappeler, pour lui rappeler qu’il a un contrat avec l’entreprise et qu’il doit travailler pour elle et en suivre les règles. En cela le travail, entendu dans une acception large, est bien présent dans la fête.
Faire avec le travail : les rythmes de l’activité jusqu’au bout de la fête
Ces présences du travail dans les fêtes étudiées ne se manifestent pas seulement dans les politiques festives managériales, elles se manifestent aussi sous d’autres formes. Quelles sont-elles ? Comment les ajustements entre le temps de travail et le temps de la fête, entre les activités professionnelles et les manifestations festives se mettent-ils en œuvre ? Comment les compétences professionnelles sont-elles mobilisées à des fins festives ?
Le travail et tout ce qu’il représente (horaires, activités, etc.) s’invitent, voire s’immiscent dans la fête. L’entreprise donne la cadence également aux festivités célébrées en son sein. Ainsi, le principe de rupture d’avec le quotidien, et par là d’avec le temps et les activités, professionnels, est rarement tenu.
Les conventions collectives ne prévoient d’ailleurs pas forcément une rupture franche, un arrêt de travail significatif, et quand bien même elles la proposent, l’incluent dans ses articles, comme c’est le cas pour la Sainte-Catherine - jour chômé dans la couture-, les salariés restent souvent soumis aux logiques de gestion et de rationalité administratives et/ou aux logiques de productivité et de performance économique, et doivent, des préparatifs jusqu’au jour J., s’adapter aux rythmes qu’imposent les modalités de leur activité : une tâche à la chaîne, une relation de service, etc. S’il s’agit d’une fête corporative ou/et d’entreprise (comme la Sainte-Catherine), quelques heures peuvent leur être accordées, par la hiérarchie proche, pour finaliser ses préparatifs, et ce sur leur temps de travail. C’était le cas dans plusieurs maisons de haute couture, qui, pour certaines d’entre elles, donnaient des pièces de tissus à leurs ouvrières pour réaliser les décors et costumes, servant à métamorphoser les ateliers.
Mais plus généralement, les employés composent avec les contraintes horaires du travail. Ils utilisent les temps interstitiels qui ponctuent leur journée, par exemple la pause déjeuner pour s’y consacrer.
Dans les coulisses d’un grand magasin, une vendeuse conçoit et fabrique le chapeau d’une catherinette qui travaille dans l’Import-Export. Elle dispose de sa pause déjeuner légale pour s’y atteler. Elle s’installe discrètement dans les locaux de stockage, à l’arrière des rayons. Se libérant un plan de travail qu’elle protège d’un papier, elle se met rapidement à la tâche car elle n’a que de peu temps pour finaliser sa production. Il n’est pas question pour elle de mordre sur son temps de travail, elle est attendue à son poste dans le rayon à 14 heures précise.
La lourdeur de certains préparatifs les conduit à poursuivre en soirée au sein de l’entreprise voire parfois chez eux. Ainsi le temps privé se voit rogné pour un motif festif qui s’inscrit dans des prérogatives professionnelles. En 1987, les répétitions du spectacle donné lors de la fête d’entreprise d’une maison de cosmétiques parisienne, se sont majoritairement déroulées en dehors des heures de travail, les salariés étant tous volontaires pour vivre cette expérience collective.
Bien qu’occasionnelles, les fêtes semblent devoir ne pas trop perturber les tempos de l’entreprise. Dès lors, le choix du moment de leur déroulement est stratégique : la fin de semaine est le plus souvent préférée au milieu de semaine. Egalement, comme j’ai pu fréquemment le constater, le déplacement d’un rite calendaire à une autre date, pour plus de commodités, n’est pas rare : le « 25 novembre » peut être renvoyé au 30 novembre. L’heure du déjeuner est souvent privilégiée et se voit quelque peu prolongée. Mais pour éviter toutes entorses aux règlements, la fin de la journée est le plus souvent choisie.
Malgré le fait que la journée soit décrétée chômée pour le groupe de travail (un établissement, un service, un atelier selon les cas), certains secteurs n’autorisent pas un arrêt total de leurs activités. Les festivités se déroulent alors généralement sur place pour plus de souplesse et pour permettre aux personnels de s’organiser en conséquence. Dans un théâtre parisien célébrant ses catherinettes, les techniciens ont dû s’éclipser pour rejoindre la régie technique ne pouvant surseoir à leur obligation, une représentation étant programmée en début soirée.
La fête au travail implique de petits arrangements avec les activités professionnelles, des formes de compromis. Toujours autour des années 1980, dans une banque, j’ai vu des personnels se rendre disponibles à la moindre demande, quittant les collègues pour reprendre leur travail ou d’autres encore se relayer afin d’assurer un service minimum, un planning des roulements ayant été établi à cette occasion. Dans un grand magasin, seul l’atelier de retouche a cessé une part de ses activités, les couturières célèbrent leur sainte patronne ; appelée en rayon pour une retouche, l’une d’elles s’absente momentanément pour s’acquitter de la tâche. Dans ces conditions, l’activité de travail n’est jamais totalement interrompue.
Mieux encore, les compétences professionnelles peuvent être mises au service de la fête. Toujours dans le monde de la couture, la tradition a longtemps voulu que les ouvrières se déguisent, prenant elles-mêmes en charge la conception et la fabrication de leur costume. Et quand les déguisements ne sont pas de mise, certaines prennent le temps de se façonner une nouvelle toilette. Les apparences vestimentaires deviennent des marqueurs de continuité ou de rupture avec les temps ordinaires (Monjaret, 2011a). Dans un tout autre contexte professionnel, un hôpital [8], à l’automne 2000, une couturière réalise le déguisement que portera un collègue, agent attaché au transport et à l’entretien, lors de son « pot » de départ à la retraite. Ailleurs, alors que le service technique organise un « pot » à l’occasion de la fermeture de l’hôpital, il fait appel à une collègue cuisinière pour préparer un repas. Ici ce sont les compétences professionnelles féminines - coudre, cuisiner - qui sont mises à profit pour un événement qui regroupe majoritairement des hommes, les femmes apparaissant alors comme des aides. Les compétences masculines ne seront a priori pas mobilisées. En revanche, les marques du travail n’y sont pas pour autant absentes : les agents techniques soulignent leur appartenance professionnelle en portant leur vêtement de travail dans l’entre-soi de l’atelier. Conserver son « uniforme » rend visible l’activité de travail. Mais dans d’autres circonstances, ces mêmes ouvriers peuvent abandonner leur bleu. Ainsi, fin d’année 2000, lors des festivités officielles de fermeture d’un hôpital, organisées en soirée, j’ai observé que les agents du service technique avaient revêtu le costume-cravate, forme de respect de l’événement et question de circonstance, alors que nombre de médecins présents portaient leur blouse blanche. Les distinctions de corps et de classe se manifestent dans une mise en scène vestimentaire (Monjaret, 2011b).
S’amuser des symboles du travail et de l’entreprise
Qu’elles soient modestes ou plus fastueuses, les fêtes sur les lieux du travail apparaissent comme un espace où se déploient les expressions, la parole et le geste. Lors de ces manifestations, la sphère du travail s’invite dans les conversations entre collègues : les conditions de travail, l’activité, les collègues, les salaires sont autant de thèmes abordés. Elle déborde sur l’ordre festif, sans doute parce que ces moments encouragent la rencontre de collègues qui ne travaillent pas forcément dans les mêmes services ou encore contribuent aux retrouvailles avec les anciens, parfois retraités, qui sont invités pour l’occasion.
Si les échanges peuvent être graves, ils se font également joviaux. Les mots pour sourire ou rire ne sont pas étrangers aux modes expressifs des mondes professionnels. Les relations à plaisanterie festives sortent des relations d’évitement quotidiennes. Ce jour-là, les barrières de la hiérarchie peuvent être levées, les personnels se permettent d’abandonner les codes habituels de la convenance, de jouer des symboles. En 1984, dans un atelier de couture célébrant la Sainte-Catherine à laquelle je participe, une jeune fille fait irruption déguisée a priori en paysanne : la poitrine et à l’arrière train généreux, mais très vite elle exhibe fièrement d’autres atours : le ventre arrondi des femmes enceintes et un sexe masculin proéminant qu’elle cache sous ses jupons. Cet accoutrement hybride affiche des états aux antipodes de ceux habituellement véhiculés par le milieu de la mode. Dans ce même établissement, en 1989, cette fois ce sont les hommes qui paradent devant leurs collègues.
Pour ce « défilé des folles », quelques-uns d’entre eux empruntent, l’espace d’un instant, quelques toilettes féminines dans les vieux stocks des collections. Le personnel s’approprie en quelque sorte le fruit de son travail, détournant avec humour les codes du milieu. La dérision de soi (l’homosexualité) et de son milieu de travail (la haute couture) se met en scène en mobilisant les langages professionnels (Monjaret, 1997 : 199-201, 2011a). Cette rhétorique de l’inversion rappelle celle déployée lors du Carnaval.
L’autodérision des salariés peut devenir, en écho, l’outil d’expression d’une critique incisive, de la figure de l’autorité. Toujours dans la couture, le jour de la Sainte-Catherine, il est coutume jusque dans les années 1960 et dans certaines maisons plus tard encore, que les ouvrières se déguisent, transforment leur atelier en de véritables scènes de théâtre où elles se donnent en représentation devant leur patron.
Ces déguisements et ces saynètes leur permettent d’afficher leurs opinions ; le temps de la fête est un temps permissif, elles le savent et en usent. Ainsi m’a-t-on rapporté les thèmes qui furent en vogue certaines années : celui des bagnards comme celui des écolières sont particulièrement intéressants car ils renvoient symboliquement à leurs conditions de travail et à une organisation où l’autorité se marque entre autres par l’infantilisation des subalternes. Les « patrons », les « chefs » sont à la fête, et les messages que leur adressent « leurs filles », plus ou moins conciliants.
Toujours en 1984, lors de la fête corporative des couturières, dans un atelier, l’absence de la « première d’atelier » partie en voyage ne passera pas inaperçue : un mannequin de bois vient la personnaliser. Un « cochon », outil à repasser, sert de tête, une tête parée d’une chevelure en bourrage à mannequin recouverte d’un fichu et de deux yeux, en épaulettes blanches et pastilles noires encadrés d’une paire de lunette. Le corps du mannequin est habillé d’une blouse et des attributs de la couturière, la pochette et le mètre.
La « chef » est matérialisée, grâce à l’assemblage de matériaux récupérés dans l’atelier. Ainsi, malgré son absence, elle trouve sa place dans la fête. L’euphorie des ouvrières retombe cependant très vite à l’arrivée des deux « secondes d’atelier » ; un malaise s’installe car il faut leur expliquer et plus encore leur justifier cette mascarade, ce gentil charivari (Monjaret, 1997 : 197-198). La tolérance fait la réputation et l’autorité du chef.
De l’autodérision à la critique sociale, les employés mettent en scène leur conception de l’univers dans lequel ils travaillent. Ils manient les codes du milieu, montrant qu’ils ne sont pas dupes, usent de l’humour pour signifier leur mécontentement ou notifier une certaine distance vis-à-vis de l’entreprise, de la hiérarchie ou des collègues, sans pour autant être dans la revendication [9]. D’autres n’ont pas le cœur au jeu. Ainsi, une femme travaillant dans un des hôpitaux enquêtés m’a raconté s’être débarrassée de sa médaille du travail par dépit, un geste symboliquement fort qui marque sa déception vis-à-vis de l’organisation de travail.
Le rire est là pour détendre l’atmosphère. Il appartient aux relations de travail (Frisch-Gauthier, 1961) et demeure aussi le langage de la fête au travail. En débridant, il apparaît comme un moteur de convivialité. Expression d’un défoulement verbal et physique, il a un rôle de soupape [10]. Il contribue à ce que ce temps devienne un sas de décompression et de ressourcement, un sas où les tensions des employés sont canalisées. Selon Michel Lallement, dont je rejoins les propos, « (…) la déviance au travail n’a rien de pathologique (…) elle est souvent, au contraire, une condition au bon fonctionnement de l’organisation » (Lallement, 2003 : 121).
C’est pourquoi, loin d’interpréter uniquement ces pratiques comme un « temps volé » à l’entreprise ou des « petits profits du travail salarié », selon les termes de Michel Bozon et Yannick Lemel (1990), certaines directions prennent la mesure de leur bénéfice. Christian Ghasarian a remarqué que sur les chantiers du bâtiment auxquels il a participé : « (…) les moments de convivialités (pots, fêtes, repas, plaisanterie, prêts de matériel, etc.) permettent de faire passer des messages importants entre les électriciens. Lorsqu’ils impliquent les supérieurs hiérarchiques, un rapprochement apprécié s’opère avec eux et une dynamique d’ensemble se met en place » (Ghasarian, 2001 : 152). Mais il s’agit d’échanges avec la hiérarchie de proximité. Les comportements peuvent s’avérer différents quand les cérémonies protocolaires sont administrées par les directions. Il arrive alors que fêtes officielles et fêtes officieuses coexistent. Dans deux des hôpitaux se préparant à fermer leurs portes, j’ai pu assister à la fête qu’organisaient les personnels ouvriers, conçue et vécue comme une contre-fête (Monjaret, 2008b). De plus, certains d’entre eux ont choisi de ne pas se rendre aux manifestations officielles, refusant de se plier au jeu institutionnel et préférant l’entre-soi entre collègues.
Expression des solidarités dans le groupe de travail
L’ambiance d’une fête laisse souvent transparaître l’ambiance qui règne entre pairs. Le groupe de proximité dévoile ses ententes et ses mésententes. Comme me l’a rapporté le responsable du comité d’entreprise d’une banque, « Le type même de la fête est souvent le reflet du bureau, du service, du caractère de la personne concernée. Il y a des bureaux où même un anniversaire, les trente ans, les chiffres ronds, sont l’occasion de faire une fête monstre ». La fête devient la démonstration des formes relationnelles au sein du groupe de travail.
Les cadeaux offerts (marchandises ou productions artisanales), à cette occasion, participent en tant qu’objet-rituel à cette démonstration (Gérôme, 2002). Chapeaux de la catherinette, cadeaux de départ à la retraite, etc. sont de ces dons personnalisés qui concrétisent les liens entre un groupe et un individu qui appartient à ce dernier.
souvent porteuses des attributs du travail : signes de l’entreprise ou/et signes des fonctions du donataire.
Si les contre-fêtes répondent aux fêtes, les contre-cadeaux répondent aux cadeaux officiels. Ils sont plus parodiques. Selon Noëlle Gérôme, ces pratiques « permettent une grande liberté d’expression aux individus et aux groupes, liberté accentuée par le contexte le plus souvent ludique et festif dans lequel ces rituels se déroulent » (Gérôme, 1984b : 177).
Ce qui est particulièrement intéressant ici, c’est que ces productions symboliques conçues pour la circonstance renvoient au travail. Elles révèlent souvent les compétences professionnelles du créateur, les savoir-faire de l’« œuvrier », dirait Véronique Moulinié (1999), mis au service d’un ou de collègues à qui elles seront offertes. Ensuite, elles affichent les activités professionnelles du donataire : la carrière semble y être consignée dans les moindres détails, grâce à des objets miniatures qui symbolisent l’activité : bloc-note, machine à écrire, téléphone, seringue, aiguille, mannequin, sac plastique, etc. sont autant d’indices à décoder ; ils apparaissent comme une sorte de carte d’identité donnée à voir à qui veut, mais compréhensible uniquement des initiés. Ainsi se construisent les réputations, se trouvent percées les personnalités. Souvent d’ailleurs, les hobbies, les travers de l’individu sont également évoqués. Ces moments d’entre-soi invitent à énoncer à l’autre la perception que l’on a de lui. Une distance critique semble s’établir dans la joie et la bonne humeur.
Le groupe de collègues donateurs s’affirme dans ses créations qui publicisent l’image de l’individu célébré et signifie le lien qui les unit. Ces objets-rituels sont une manière de signifier une marque de connaissance et de reconnaissance. Ils sont la formulation contemporaine d’une solidarité de métier. Leur étude permet de déceler les liens qui se tissent et se maintiennent entre membres d’un groupe professionnel, permettent encore de voir la façon dont se marquent les appartenances, autrement dit de comprendre le système d’implication des groupes dans l’entreprise et à l’entreprise.
Cette vertu se voit bousculée dans des contextes de changement ou d’instabilité. Ainsi, dans les hôpitaux en attente de fermeture où j’ai enquêté, l’inflation des petits « pots » de départ a fini par lasser le personnel, amer de la situation éprouvée et soucieux de son porte-monnaie. Trop de fêtes tue les fêtes. Elles sont devenues le miroir d’un contexte difficile, mettant un terme à une carrière accomplie dans un même établissement, du moins dans une même institution ou secteur d’activités. Elles sont devenues porteuses de rupture plus que de continuité, la structure se conjuguant à la conjoncture.
La fête comme reflet d’une vie de travail
Jusqu’alors, sur mes terrains, les fêtes se sont durablement inscrites dans le temps long des carrières, marquées par une stabilité de l’emploi. Dans ce contexte, chacune d’elles est apparue comme une séquence, une ponctuation dans la linéarité d’un parcours de travail. Ces fêtes jalonnent le cycle de vie. Certaines ont vocation d’encadrer le salarié du berceau à la tombe. Naissances, mariages, Sainte-Catherine, fête des mères, anniversaires, médailles du travail, pot de départ, pot de départ à la retraire, enterrement, commémoration, etc., cette série « théorique » de rites de passage peut être reconstituée en suivant les mouvements d’une trajectoire individuelle, en partant de la biographie personnelle du salarié. « L’ensemble de ces rituels rappelle l’unité de la personne humaine » (Gérôme, 1984b : 190). Cela ne veut pas dire que l’individu aura participé à l’ensemble de ce cycle festif, mais il participera à un certain nombre de rites durant sa vie active. Les « carrières festives » – pourrait-on dire – semblent recouvrir les carrières professionnelles.
Certaines de ces pratiques ritualisées sont liées à l’état de service du salarié : les remises de médailles du travail (Leyris, 2000) ou les « pots » de départ à la retraite viennent couronner une carrière professionnelle. Le discours des encadrants est l’occasion d’un rappel des états de service, réinscrivant le salarié dans le temps long d’une vie active et souvent également dans celui de l’entreprise, désignant une fois encore sa place dans la « grande famille ».
Cette reconnaissance des carrières concerne les deux sexes. Si l’on s’en tient aux festivités existantes dans les entreprises, on note toutefois que les hommes sont placés plus évidemment du côté du travail que les femmes. A ce propos, Michel Bozon et Yannick Lemel remarquent d’ailleurs que les remises de médailles sont davantage célébrées pour et par les hommes du fait de l’inégale distribution du travail entre hommes et femmes (Bozon, Lemel, 1990 : 123). A travers les remises des médailles, les « pots » de promotion ou de départ à la retraite, ce sont les domaines de la vie professionnelle masculine que l’entreprise distingue.
Les femmes quant à elles sont plutôt placées du côté de la famille. Si l’entreprise célèbre leur carrière, elle les renvoie surtout à leur état marital : fête des catherinettes [11], fête des mères et parfois fête des femmes (Monjaret, 1997, 2001). La célébration, dans l’espace de travail, de la Sainte-Catherine, rite marquant le célibat des jeunes femmes âgées de vingt-cinq ans et sonnant l’alarme matrimoniale, manifeste clairement l’imbrication du professionnel et du familial. Si l’entreprise célèbre les femmes, ces dernières, avec leurs collègues masculins également, ne manquent pas de fêter les événements familiaux ou privés qui les concernent, tels que naissances, mariages et anniversaires, ce que confirment les travaux de Michel Bozon et Yannick Lemel (Bozon, Lemel, 1990 : 123) et d’autres encore. La féminisation des milieux professionnels du tertiaire en particulier a, semble-t-il, commandé la multiplication de fêtes de femmes plutôt que celles des hommes.
La vie privée du salarié n’est donc pas mise entre parenthèses durant le temps de présence au travail. Vie privée et vie professionnelle n’apparaissent pas comme deux univers opaques et disjoints. Au XIXème siècle et plus tard encore, le patronat a compris qu’il fallait prendre en charge la vie privée et familiale des travailleurs pour mieux les contrôler, et ce sous couvert d’une politique sociale. Mieux, l’entreprise tente de conquérir une place dans la vie sociale et familiale de ses employés en se souciant de la famille [12] : la fête des mères et l’arbre de Noël, fête des enfants et de la famille par excellence, incarnent parfaitement cette idéologie. Ce sont aux femmes et non aux hommes, aux mères et non aux pères, de la porter. « Travail et famille renvoient donc toujours à des valeurs opérationnelles dans la sphère professionnelle. » (Monjaret, 2001 : 93).
Seule la mort pourrait venir rompre le contrat. Mais les nécrologies (Kalaora, Poupardin, 1988) comme les plaques commémoratives (Gérôme, 1995) marquent et publicisent l’appartenance du défunt à un corps de métier, à une entreprise, à une institution. Le décès d’un salarié n’est pas seulement un événement qui touche une famille, il est aussi un événement qui concerne l’établissement qui a employé le défunt. La mort ne défait pas de ses liens sociaux, elle les confirme. L’individu n’échappe pas à ses multiples appartenances que le fractionnement des cérémonies rappelle : section syndicale, club du comité d’établissement, groupe de camarade de travail lui rendent hommage, chacun à sa manière.
L’entreprise sait réutiliser ces affirmations collectives. Il n’est pas rare que les anciens à la retraite soient conviés, par la direction de l’établissement dans lequel ils ont travaillé, à des festivités ; la présence de ces détenteurs de la mémoire des lieux contribue directement ou indirectement à célébrer la « maison » et conforter un esprit de famille. Ce fut le cas lors des célébrations officielles de fermeture des trois hôpitaux parisiens, auxquelles j’ai participé (Monjaret, 2008b). La mémoire vivante des retraités a cela d’essentiel qu’elle ancre l’établissement dans l’histoire. En effet, il fut un temps où les personnels commençaient et finissaient leur carrière dans une même « maison », on y entrait parfois de père en fils. Cet attachement conduit certains des retraités à rendre visite à leurs collègues encore en activité, d’autres en revanche n’y tiennent pas. Ces derniers peuvent marquer de la sorte leur non adhésion à l’entreprise. Nicolas Flamant relate à ce sujet un intéressant témoignage :
« Vient alors la retraite. Il exprime sa rancœur en clamant qu’il a refusé d’organiser un pot de départ en retraite. Mais il souligne que, par la suite, il a été invité à un déjeuner du département au sein duquel il travaillait : une sorte de reconnaissance manifestée par ses collègues, ce qui vient d’autant plus affirmer ses qualités professionnelles et personnelles au regard des injustices dont il affirme plus ou moins explicitement avoir été victime » (Flamant, 2002 : 161).
Avec la retraite, la rupture institutionnelle est consommée. Tous ne tiennent pas à maintenir ce lien avec leur entreprise, considéré comme artificiel.
La famille peut, elle, témoigner des liens du salarié avec son entreprise. Représentée souvent par plusieurs générations (conjoint, enfants et petits-enfants), elle est présente le jour du « pot » de départ à la retraite de l’un de ses membres. Elle l’entoure comme elle a pu l’entourer précédemment [13]. A domicile, les cadeaux offerts par les collègues et l’entreprise renvoient à la fois à l’ancienne et à la nouvelle vie du salarié. Les dons d’institution (de l’usine ou du C.E.) signifient matériellement l’intégration de l’individu au sein de l’établissement. Il reste parfois aux murs les traces de cette vie active : diplômes, médailles du travail, cadeaux de départ à la retraite, exposés tels des trophées, se font concurrence. Ces présences du travail deviennent les repères temporels d’une carrière, d’une vie de travail…
Conclusion
Temps de l’entreprise voire temps pour l’entreprise, toutes ces fêtes qui rythment la vie du salarié, du moins la ponctuent, n’ont rien d’illusoire et n’existent pas qu’« en marge du travail » car elles possèdent une réelle efficacité sociale et symbolique qui explique leur place et leur nécessité dans les établissements professionnels : celle de convier l’ensemble des salariés à célébrer annuellement l’entreprise ou exceptionnellement l’anniversaire de cette dernière (« un centenaire » pour les plus anciennes) et de cultiver ainsi son image ; celle, pour certaines des pratiques ritualisées, de distinguer l’homme et la femme qui travaillent ou qui ont travaillé en son sein, de distinguer encore et toujours les individus socialement et sexuellement ; celle aussi d’attacher l’individu à la vie de l’entreprise en lui donnant la possibilité ponctuellement de se réaliser autrement que dans une stricte tâche professionnelle, de mobiliser ses compétences professionnelles à d’autres fins.
Le travail est dans la fête ; la fête sert le travail. Ces pratiques festives, officielles ou officieuses, permettent en effet à l’entreprise d’encadrer encore et toujours mais d’une autre manière qu’au quotidien, ses salariés. Elles lui permettent de façonner des individus à son image tout au long de leur carrière. Les fêtes au travail sont loin de n’être que des pratiques extra-professionnelles (Monjaret, 2001), hors travail, elles participent bien au contraire de la dynamique des établissements, et c’est sans doute pourquoi aussi, elles peuvent devenir un terrain d’expression critique pour les salariés qui manifestent à cette occasion plus ou moins explicitement leur adhésion au système, affichent plus ou moins ouvertement, satiriquement leur position. Mais ici comme ailleurs, le désordre de la fête n’est là que pour conforter l’ordre social. L’entreprise ne vit pas en vase clos, elle a même la faculté d’épouser, de reproduire les modèles véhiculés par la société. Les systèmes de valeurs, les sphères et les temps sociaux dialoguent ensemble, se superposent parfois, s’interpénètrent au sein des organisations professionnelles.