Traduction de Suzanne Chappaz-Wirthner
Introduction
C’est une musique très belle, mélancolique. Chaque fois que j’écoute la Doina roumaine, les mêmes images me viennent à l’esprit : un monde agraire ancien, des personnes en relation étroite avec leur terre, des traditions d’Europe de l’Est à la tonalité exotique… En tant que anthropologues, nous sommes conscients que de telles associations sont des constructions culturelles, qu’elles dépendent de nos modes de perception occidentaux, des représentations variées de ce que l’on entend par musique traditionnelle, des comparaisons effectuées entre des formes différentes relevant de ce qui est désigné du terme world music… Cependant, le fait d’écouter la Doina demeure pour moi une expérience emplie d’émotions ; elle touche à des parties de mon corps que la réflexion n’atteint pas, elle agit aussitôt sur mon humeur.
Mais la Doina roumaine n’est pas seulement une interprétation musicale prenante. Depuis que l’UNESCO l’a sacrée patrimoine immatériel de l’humanité en 2009, cette tradition nationale influencée par d’autres styles musicaux tel le style Klezmer, mais qui en a influencé d’autres elle aussi, s’est transformée en ressource représentative de valeurs culturelles planétaires.
La transformation d’une pratique culturelle en « patrimoine culturel » est un processus complexe que rendent visible les différents médias utilisés pour sa représentation, les dossiers de nomination et les films de candidature en particulier, qui prennent en considération la façon dont le patrimoine immatériel est mis en scène. Aussi les futurs candidats au patrimoine mondial doivent-ils, dans la perspective de l’UNESCO, démontrer les valeurs culturelles de leur pratique, son potentiel identitaire, l’importance qu’elle revêt pour une communauté donnée. L’analyse des médias mobilisés à cette fin, effectuée dans une perspective anthropologique, a entraîné une découverte majeure dans le champ des recherches récentes menées sur le patrimoine culturel : l’émergence du régime particulier qui préside à sa formation, à savoir le fait que le Patrimoine Culturel est le produit de négociations (Bendix 2009, Smith 2006). C’est en effet par le biais de processus complexes : production de sens, attributions de qualités ou de propriétés, mise en valeur et évaluation, que des pratiques culturelles telles que la Doina, le carnaval de Binche en Belgique ou le Tango Argentino sont transformés en biens culturels patrimoniaux. Barbara Kirshenblatt-Gimblett qualifie de « métaculturels » les produits de cette machinerie patrimoniale globale (1995). Dans cette perspective, elle souligne l’importance d’une approche ethnographique des mécanismes qui génèrent, à partir des traditions et de la culture populaire, des valeurs diverses. C’est par le biais de telles opérations, « métaculturelles », que des pratiques culturelles participent, selon elle (2004 : 56) d’« une exhibition de soi comme seconde vie » (a second life as an exhibition of itself) .
Pour les instances internationales en charge des questions de patrimoine telle l’UNESCO, les valeurs culturelles caractérisent la nature même du patrimoine et légitiment les efforts différentiés déployés pour sa sauvegarde et sa protection. Pour les anthropologues en revanche, ces valeurs sont le produit d’opérations de discours, elles se forgent à travers la négociation et la communication internationale et viennent s’inscrire dans les pratiques qualifiées de patrimoine culturel. L’approche anthropologique et celle des instances à l’origine d’un régime patrimonial international divergent donc : alors que la première met l’accent sur les processus de négociation et les fonctions complexes que le patrimoine remplit aujourd’hui, la seconde, loin d’être constructiviste, recourt à des notions essentialistes comme celle de culture populaire, ce qui l’amène à concevoir les valeurs culturelles ou la représentativité d’une pratique comme quasiment naturelles ou données.
En conséquence, des travaux ethnographiques récents ont porté sur l’émergence et la constitution du patrimoine culturel immatériel et analysé les processus divers par lesquels il est construit (Hafstein 2004, Smith 2006, Meyer-Rath 2007, Eggert 2010) ; ils relèvent l’importance des contextes culturels et sociaux pour mettre au jour le rôle des différents acteurs impliqués dans cette construction. Une question majeure en résulte : comment la culture populaire est-elle utilisée comme ressource génératrice de pouvoir (Yùdice 2003) ou comme bien culturel à valeur marchande potentielle ? (Bendix, Bizer et Groth 2010, Tauschek 2009). Les recherches ethnographiques portant sur ces questions montrent que les processus de patrimonialisation aboutissent à des conflits et à des luttes lorsque les systèmes locaux de référence mobilisés pour comprendre une tradition, par exemple, entrent en concurrence avec les nouveaux cadres de référence produits par des organisations internationales comme l’UNESCO (Noyes 2006). L’émergence de régimes du patrimoine à l’échelle locale « modifie la manière dont les gens comprennent leur culture et se comprennent eux-mêmes » (change how people understand their culture and themselves) (Kirshenblatt-Gimblett 2004 : 58) ; de plus, les produits issus de ce processus de construction peuvent différer des pratiques culturelles qu’ils décrivent : « [les interventions patrimoniales] produisent quelque chose de nouveau » ([heritage interventions] produce something new) (Kirshenblatt-Gimblett 1995 : 369).
C’est surtout dans les pratiques d’évaluation et de classement mises au point par l’UNESCO que les nouveaux aspects que revêt la culture traditionnelle transformée en patrimoine deviennent manifestes. Si le patrimoine mondial – matériel ou immatériel – doit répondre à des critères de singularité (être exceptionnel) ou de représentativité (être typique), selon les deux logiques qui président aux interventions de l’UNESCO, ce sont dès lors des experts scientifiques qui doivent en apporter la preuve et en assurer la légitimité. Au moyen de mesures d’évaluation qui ont reçu le blanc-seing d’experts et de jurys internationaux, l’UNESCO transforme « des aspects sélectionnés d’un patrimoine de filiation local en un patrimoine consensuel translocal » (selected aspects of localized descent heritage into a translocal consent heritage) (Kirshenblatt-Gimblett 2006 : 170). Une fois détectés leur caractère d’exception ou leur représentativité, les sites patrimoniaux ou les manifestations culturelles retenus font l’objet d’une liste et sont portés à l’attention publique par les différents médias utilisés pour leur représentation. Dresser la liste du patrimoine mondial, comme le fait l’UNESCO, entraîne des effets multiples ; symbolique au premier abord, cette action peut se transformer progressivement en une politique patrimoniale concrète (Hafstein 2008).
Les processus qui font d’une culture de filiation (descent culture) un patrimoine consensuel (consent heritage) sont la manifestation des mécanismes qui président à la mise en valeur culturelle, ce qui amène la réflexion des chercheurs à se porter sur la question des fonctions que la culture populaire ainsi transformée en patrimoine de valeur est soudainement amenée à remplir. Les films folkloriques en particulier apparaissent comme le médium le plus important dans ce processus de patrimonialisation. Puisque le patrimoine immatériel se doit d’être, selon la conception de l’UNESCO, vivant et dynamique, le film semble le moyen le plus adéquat de le représenter. Mais le médium film ne remplit pas seulement un rôle de documentation et de conservation, comme le note Sharon Sherman (2008 : 230) ; il est aussi un moyen pour les différents acteurs de produire du sens, de générer de la valeur et de légitimer le nouveau statut d’une pratique, celui de patrimoine de l’humanité. Cet article se propose d’analyser concrètement deux films de candidature en mettant l’accent sur les mécanismes qui produisent de la valeur à partir de la culture populaire et en se demandant quels acteurs mettent la culture locale en scène dans quels contextes.
Le patrimoine immatériel et les médias
Il faut attendre les années 1980 pour que la politique internationale du patrimoine s’intéresse progressivement au folklore. Le terme folklore sera alors remplacé par celui de patrimoine culturel immatériel, ce qui manifeste un glissement de sens du concept et de ses usages (Meyer-Rath 2007, Bortolotto 2008). Dans nombre de pays, différents acteurs – des politiques ainsi que des entrepreneurs culturels (cultural brokers) et des chercheurs – émettent l’idée de protéger la culture populaire face à la progression de la modernisation et à l’exploitation des ressources culturelles. Un intense sentiment de perte culturelle mêlé d’un sentiment d’impuissance face aux divers effets de la globalisation nourrit leurs préoccupations de sauvegarder le folklore. Dans le récit avancé par l’UNESCO sur la question et étudié par le folkloriste islandais Valdimar Hafstein, l’allusion à une lettre du ministre bolivien des affaires étrangères, datée du 24 avril 1973 joue un rôle central. Le ministre bolivien s’adressait alors au directeur général de l’UNESCO et lui demandait de mieux protéger les expressions culturelles comme la musique et la danse contre une « expropriation coloniale » motivée par des raisons économiques (Hafstein 2007 : 78). Le succès mondial de la chanson de Simon et Garfunkel El Condor Pasa, un chant inspiré de la musique traditionnelle des Andes, constituait l’assise de l’intervention bolivienne : le motif avancé dans la lettre, la protection des manifestations du folklore traditionnel, reflétait l’indignation politique et même nationale suscitée par le fait que deux musiciens américains puissent retirer d’un chant traditionnel un tel profit économique.
L’histoire de la constitution du patrimoine immatériel montre que l’idée de protéger le folklore s’est développée dans des lieux et des contextes divers en remplissant des fonctions variées (Schmitt 2008).
A la même époque en Belgique, mais dans un contexte socio-culturel et politique différent, des efforts similaires apparurent pour sauvegarder le folklore national. Dans la partie francophone de cet Etat fédéral, des acteurs variés, aussi bien des scientifiques que des activistes du patrimoine impliqués dans une tradition locale, firent campagne pour que la culture de filiation populaire (popular descent culture) bénéficie d’une protection légale. C’est ainsi que le carnaval de la petite ville wallonne de Binche devint l’objet des stratégies déployées par la partie francophone pour assurer sa protection et sa sauvegarde. Une commission fédérale avait établi, dans les années 1980 justement, une liste fédérale sur laquelle figuraient les traditions les plus authentiques et les plus estimées de Wallonie. Pour les experts en charge, il était évident que le carnaval de Binche devait figurer en tête des manifestations culturelles sélectionnées officiellement. Des historiens, des carnavaliers du lieu, des visiteurs et des politiques se mirent à revendiquer les qualités d’ancienneté, d’authenticité, d’originalité et de spécificité de la fête ; en lui attribuant ces valeurs, ils transformèrent cette pratique culturelle locale en une tradition réflexive (Tauschek 2010).
L’histoire du carnaval de Binche conduit de façon quasi linéaire à une autre étape métaculturelle décisive : soulignant son authenticité, sa dimension historique et son importance pour l’identité locale, l’UNESCO conféra au carnaval de Binche en 2003 le titre de « Chef d’œuvre du patrimoine oral et immatériel de l’humanité ». Cette récompense internationale récente ne doit pas occulter le fait que la transformation de ce carnaval en patrimoine national commença au milieu du 19ème siècle déjà, comme le montre son histoire (Revelard 2002) ; cette transformation peut être reconstituée grâce à l’analyse des discours et des médias qui ont doté cette tradition des valeurs requises pour sa sélection.
Le programme des chefs d’œuvre de l’UNESCO n’admet que les candidats qui ont fait la preuve de leur « valeur universelle exceptionnelle » (outstanding universal value). Le carnaval de Binche devait dès lors démontrer qu’il détenait cette valeur et en fournir une garantie quasi scientifique. Deux médias s’employèrent à en donner pour cette candidature une représentation adéquate : un dossier écrit et un film. Alors que les études ethnographiques insistent sur la nature métaculturelle du patrimoine, l’UNESCO part du principe que les valeurs culturelles et la représentativité d’une pratique existent en soi et peuvent donc être objectivées et légitimées scientifiquement par des experts adéquats. Une telle conception infléchit les procédures élaborées pour évaluer et juger les biens culturels, ce qui entraîne un formatage des pratiques culturelles ou plus précisément de leurs représentations. J’ai montré dans un autre contexte comment ce processus aboutit à des représentations monolithiques et homogénéisées de la culture immatérielle (Tauschek 2009), à mille lieues souvent des pratiques animées et colorées qu’elles décrivent. Le film de candidature de Binche, d’une durée de dix minutes, en offre une illustration exemplaire : il montre les différentes stratégies que des acteurs variés déploient dans de telles conditions pour mettre en scène leur pratique.
Les professionnels du patrimoine versus les acteurs locaux
Lorsque la culture locale devient patrimoine, on peut s’attendre à ce que de nouveaux acteurs entrent dans l’arène. Dans le cas de la Doina roumaine, mentionnée ci-dessus, le film de candidature fut réalisé par le Ministère roumain de la culture en collaboration avec l’Institut d’ethnographie Constantin Brãiloiu [1]. Cette collaboration d’une instance politique et d’une institution scientifique fait apparaître à elle seule les nouvelles fonctions de la culture populaire lorsqu’elle devient l’objet d’une politique culturelle. Ce fut également le cas lorsque le Ministre wallon de la culture décida de préparer un dossier de candidature pour le carnaval de Binche. Non seulement le Ministère, mais aussi la section de l’UNESCO en charge du patrimoine immatériel, entrèrent alors en communication avec les acteurs sur le terrain, empruntant pour ce faire des modes de communication qui peuvent être qualifiés de structurés hiérarchiquement. En effet, aussi bien les personnes responsables de cette section que celles travaillant au Ministère de la culture disposaient de connaissances détaillées sur le programme « patrimoine immatériel » et possédaient, pour différentes raisons, un capital symbolique conséquent ; ils avaient donc accès aux informations concernant la procédure à suivre pour déposer une candidature alors que les acteurs sur le terrain, ne bénéficiant pas du même accès, faisaient l’expérience d’une procédure demeurant à leurs yeux pour le moins opaque.
Lors du dépôt de la candidature, ce fut un historien du cru, directeur du Musée du carnaval de Binche, qui eut à préparer le dossier écrit. La réalisation du film quant à elle fut confiée, par la personne en charge de l’affaire au Ministère de la culture, au président d’un club de films local, le Royal Camera Club. Ce dernier dut ainsi concevoir un film sur le carnaval de cette ville sans disposer d’aucune connaissance ni du programme de l’UNESCO « Chefs d’œuvre de l’humanité » ni des procédures de candidature. Dans une première ébauche du film, il offrit une vision du carnaval ancrée dans le terrain, célébrant les aspects les plus authentiques et les plus historiques de la fête. En somme, il a réalisé un film solidement ancré dans la pratique locale.
La composition du film peut être qualifiée de classique : il procède en effet à une description chronologique du carnaval et se concentre sur ses manifestations les plus importantes ainsi que sur les différents artisanats qui leur sont associés. Les commentaires qui accompagnent les images expliquent, d’une manière plutôt scientifique, quelques facettes de la pratique ainsi que les procédés utilisés pour fabriquer certains objets carnavalesques. Dans la troisième séquence par exemple, le petit Jimmy, âgé de quatre ans, achète les sabots qui constituent un élément caractéristique du costume des figures principales de ce carnaval, les Gilles. Le film lui-même relève les interactions sociales entre les différents acteurs et insiste sur les relations de la fête avec les techniques de l’artisanat traditionnel. Le commentaire dont cette scène fait l’objet met l’accent sur la dimension historique du carnaval tandis que l’image relève l’importance de la transmission entre les générations.
La perspective locale proposée dans cette ébauche de film finit par soulever des problèmes. Désireux de voir le dépôt de candidature se dérouler sans accrocs, le directeur de la section de l’UNESCO en charge du patrimoine immatériel ainsi que l’ambassadeur belge à l’UNESCO exercèrent une forme de contrôle sur le film, demandant qu’il soit présenté en avant-première de façon informelle. Cette projection eut lieu bien avant le dépôt officiel du dossier de candidature. Le directeur et l’ambassadeur remarquèrent à cette occasion que plusieurs aspects du film pouvaient susciter des objections. La critique la plus explicite porta sur une brève déclaration d’un carnavalier de l’endroit affirmant que pendant le carnaval, les femmes ne jouaient pas un rôle important.
En plus de commentaires plus ou moins critiques, cette déclaration entraîna une exigence claire : il fallait retravailler le film. Le réalisateur dut alors procéder à sa révision en tenant compte des avis formulés et finalement supprimer la déclaration controversée. Ainsi la production du film eut-elle à se conformer aux normes et au but officiels, formulés selon un axe hiérarchique top down, c’est-à-dire du haut [les instances d’évaluation] vers le bas [les acteurs sur le terrain].
De quelle interprétation anthropologique ces modifications prescrites par l’UNESCO peuvent-elles être l’objet ? Que nous disent-elles du régime qui préside à la définition du patrimoine mondial ? Cette exigence d’ajustement du film de candidature du carnaval de Binche démontre l’existence d’une conception spécifique de la culture populaire que l’Ambassadeur belge et le directeur de la section « patrimoine immatériel » avaient en commun. En exigeant que ce film soit retravaillé, ils affirmaient que leur compréhension de ce que doit être un chef d’œuvre reconnu par l’UNESCO était la bonne tandis que la conception locale péchait par son insuffisance. Leur volonté de faire disparaître du film cette déclaration sur la faible implication des femmes dans le carnaval répondait par ailleurs à la conjoncture : d’une part elle donnait satisfaction au point de vue de la direction japonaise de la section « patrimoine immatériel », exercée alors par une femme ; de l’autre, et c’était là la légitimation officielle de la demande d’ajustement adressée au réalisateur du film, elle respectait les droits humains sur lesquels la Convention de 2003 pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel mettait un accent particulier. Il fallait donc – et c’était l’un des arguments avancés – éviter absolument que le rôle des femmes soit marginalisé, sinon la candidature était vouée à l’échec.
La transformation d’un patrimoine local en patrimoine mondial entraîne ainsi, comme je l’ai mentionné, une présentation de la culture populaire sous la forme de récits monolithiques susceptibles d’être acceptés à l’échelle mondiale. L’exemple de Binche montre que manifestement une vision locale du carnaval, ou plus précisément certains aspects de cette vision, ne correspondait pas à la notion normative du folklore qui était alors en vigueur et ne pouvait dès lors être considérée comme acceptable pour l’humanité tout entière. Aussi ces aspects non conformes furent-ils relégués dans la sphère de « l’intimité culturelle » pour reprendre l’expression de Michael Herzfeld (cité dans Bendix, 2009 : 255). Un point crucial à relever : la modification demandée ne concernait que la représentation du carnaval et non la pratique elle-même.
Contextes et modes de réception
Pour comprendre les modifications mentionnées ci-dessus, il importe de porter une attention conjointe au film de candidature et au dossier écrit. De tels dossiers constituent le fondement des décisions prises par les experts scientifiques ainsi que des recommandations qu’ils formulent à l’intention d’un jury international sur l’opportunité ou non d’accepter la candidature d’une pratique culturelle au titre de patrimoine mondial.
Pour parvenir à une décision, les membres de ce jury international visionnent les courts métrages réalisés en vue de la candidature. Ainsi les deux médias mis en oeuvre pour la représentation d’une pratique sont-ils utilisés dans des contextes différents tout en servant également d’assise aux prises de décision. Tant le dossier que le film de candidature doivent faire montre d’une validité tenant à l’essence de la pratique représentée, mais en recourant pour ce faire à des stratégies formelles différentes. Le texte opère par le biais d’un système scientifique de références et fait ainsi autorité. Dans l’exemple du film réalisé à Binche, c’est de l’authenticité qu’il incombe aux acteurs sur le terrain de produire par le biais de divers moyens cinématographiques, tel par exemple au tout début le flash montrant le logo du club de films local.
Le film peut ainsi apporter la preuve que les images qui suivent sont ancrées localement et qu’elles présentent de ce fait une forme de point de vue ‘indigène’ crédible. Il n’est évidemment fait aucune mention des modifications dont cette représentation du carnaval a fait l’objet. Le film prétend offrir une vision locale ; il offre en fait une vision locale modifiée par les professionnels du patrimoine international. Différents moyens sont mobilisés tout au long du film pour produire de l’authenticité : le travail de la caméra ainsi que les commentaires des carnavaliers du cru contribuent à créer un sentiment d’immédiateté et de proximité. Dans l’une des dernières séquences par exemple, la caméra, placée au cœur de l’action, enregistre la déclaration de l’un des acteurs : « Chez nous on est Gilles pendant toute l’année et pas que le Mardi gras, c’est ça la différence ».
Un film de candidature ne poursuit pas le même but qu’un film ethnographique : il n’offre pas une vision polyphonique de la manifestation représentée. On pourrait avancer l’idée que cette différence résulte du contexte particulier dans lequel il est produit : une structure compétitive qui influe sur sa nature et conduit à une homogénéisation visant à gagner la partie. L’évaluation des pratiques culturelles s’inscrit toujours dans un processus de différenciation qui ne demeure pas sans effets sur elles. Alors que le programme de l’UNESCO « Chefs d’œuvre de l’humanité » exigeait d’une candidature la preuve de sa valeur universelle exceptionnelle, la Convention de 2003 requiert que les pratiques inscrites sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité soient représentatives d’un groupe particulier et soient dotées d’une pertinence interne. L’exemple de la candidature de Binche montre toutefois que le point de vue local a été partiellement ignoré.
L’apport des recherches ethnographiques sur la question est double : elles mettent au jour d’une part les paradoxes constitutifs de la machinerie qui préside à la constitution du patrimoine mondial, de l’autre les usages fort divers que les acteurs impliqués dans le processus font des acceptions multiples du concept de culture populaire. L’un des paradoxes les plus visibles de ce régime du patrimoine est qu’il produit des valeurs tout en nourrissant la conviction que celles-ci sont immanentes aux pratiques estimées dignes d’une protection internationale. Même si aujourd’hui un tel régime intègre une conception de la culture populaire proche de celle que véhicule le discours anthropologique courant, nous devons être conscients des divergences nées de la traduction de cette conception en politiques patrimoniales.
Paradoxes patrimoniaux et culture traditionnelle
L’analyse du film de candidature de Binche montre comment une politique patrimoniale contraignante pénètre la sphère nationale, fédérale et même locale. Il faut noter cependant que les modifications demandées ainsi que le contenu du film se fondaient aussi sur une conception nationale et fédérale de la culture traditionnelle. Si la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, entrée en vigueur en 2006, intégrait une conception quasi ethnologique de la culture immatérielle (Aïkawa-Faure 2009), elle se démarquait du programme précédent de l’UNESCO consacré aux « Chefs d’œuvre » de l’humanité ; alors que le second requérait de ce futur patrimoine d’être doté d’une « valeur universelle exceptionnelle », la première attendait de lui qu’il soit avant tout représentatif d’une communauté donnée, celle de Binche et donc de la Belgique en l’occurrence.
Dans le cas de la Doina roumaine, la conception nationale de patrimoine culturel semble avoir été différente. Le film de candidature proposait une vision de la culture qui mettait l’accent sur son expressivité, ce qui supposait de déployer des qualités spécifiques. Ainsi le début du film présente-t-il de façon exemplaire l’interprétation de la notion de folklore sous-jacente : un vieil homme joue de la trompette ; il porte le costume traditionnel et sa silhouette se découpe sur un paysage vert manifestement agraire.
Le texte intégré dans le film commence par des considérations sur les racines historiques de la Doina tandis que des cartes attestent la diffusion de la pratique sur le territoire roumain. Dans une autre scène, une vieille femme, en costume traditionnel elle aussi, se met à chanter ; des images viennent illustrer son chant : les fleurs puis les fruits mûrs et colorés d’un pommier, des maisons traditionnelles, une rivière coulant dans un paysage naturel romantique… En célébrant le « caractère archaïque » de cette tradition profondément enracinée dans le sol roumain, le texte veut démontrer les qualités de stabilité et de longévité de cette « société traditionnelle immuable ». La transmission y est montrée comme un processus intergénérationnel, toutefois menacé par la modernisation du « village traditionnel ». Ce n’est qu’à la fin du film qu’une forme d’usage et d’interprétation moderne de la Doina apparaît. Le film se termine sur un flash : un texte circonstancié y explique qu’en raison de son caractère original, l’interprétation musicale qu’est la Doina a la qualité de chef d’œuvre.
Cette brève analyse éclaire la conception particulière de la culture traditionnelle que ce film de candidature met en scène : une culture tenace, qui résiste au processus de modernisation et plonge en profondeur dans l’histoire agraire du pays. Pourquoi, pourrait-on demander de manière critique, les interprétations modernes de la Doina, la variété de leurs formes et de leurs usages, sont-elles presque complètement négligées ? Pourquoi le film, en recourant aux notions d’authenticité et d’originalité, joue-t-il implicitement avec la dichotomie folklore / folklorisme (Bendix 2009 : 259) ? A nouveau, comme dans le cas de Binche, la réponse à ces questions pourrait se trouver dans le contexte, à savoir le processus compétitif à travers lequel le futur patrimoine immatériel est sélectionné. Ceci toutefois n’est qu’un aspect du problème ; l’analyse doit être menée plus en profondeur et prendre en considération les contextes nationaux dans lesquels le rôle imparti aux acteurs scientifiques et en particulier le statut attribué au savoir anthropologique revêtent une importance cruciale.
Conclusion
S’interrogeant sur le rôle de l’expertise scientifique dans le régime présidant à la constitution du patrimoine, la folkloriste estonienne Kristin Kuutma voit dans le patrimoine un « projet idéologique (a project of ideology) (2007 : 178). Les films de candidature sont autant de témoignages des formes variées que prennent les impacts idéologiques sur l’interprétation de la culture traditionnelle. En outre, ils rendent visibles les rapports de pouvoir qui déterminent quelle interprétation de cette culture déploie sa puissance hégémonique. De ce fait, une analyse anthropologique de ces films doit prendre en compte la diversité des contextes socio-culturels dans lesquels ils sont réalisés ainsi que celle des acteurs impliqués dans leur réalisation. Ils deviennent alors des ressources précieuses pour une approche anthropologique des régimes du patrimoine apparus ces derniers temps.
On pourrait enfin formuler, sur le même ton critique, une autre question : pourquoi la définition du patrimoine, lors d’une candidature, s’opère essentiellement sur la base des médias utilisés pour la représentation de la pratique candidate, le carnaval de Binche et la Doina en l’occurrence, et non sur la base de la prestation elle-même, telle qu’elle se déroule sur le terrain ? Un concept emprunté aux études sur les rituels peut nous servir ici d’arrière-fond théorique. Pour étayer les nombreuses réflexions qu’il a consacrées à la nature des rituels, Don Handelman recourt à la théorie du cadre (framing theory) élaborée par Gregory Bateson (1955), largement discutée depuis par les spécialistes du rituel et utilisée par Erving Goffman dans sa description de situations sociales complexes (Jungaberle 2006). Bateson recourt à la métaphore du cadre qui sépare un contenu - celui d’un rituel en l’occurrence - d’une réalité environnante, son contexte. Handelman reprend cette métaphore pour montrer que le cadre des rituels et leur contenu s’entremêlent de diverses manières (2004). C’est le point spécifique sur lequel une recherche se concentre qui détermine son orientation, à savoir si l’attention se porte sur la prestation elle-même – le rituel en tant que tel – ou sur le cadre de cette prestation – les questions d’organisation, de gestion, le choix des médias pour sa représentation…
Si l’on reprend la métaphore de Bateson pour éclairer le régime qui préside à la constitution du patrimoine mondial, on peut avancer l’idée que le cadre et le contenu ne peuvent être séparés clairement. Les médias utilisés pour la représentation d’un rituel influencent le rituel lui-même ; quant aux rituels, comme toute forme culturelle mise en scène, ils sont eux-mêmes très complexes. Aussi, pour mettre au jour cette complexité – et celle des manifestations culturelles en général -, Handelman (2004) propose-t-il un nouveau concept : le cadre de Möbius (Möbius-frame), ce qui lui permet de montrer l’impossibilité de différencier avec précision l’intérieur du cadre de ce qui constitue l’extérieur : ces deux dimensions entretiennent une relation de réciprocité– l’intérieur est l’extérieur, et vice-versa.
Sous cet éclairage, on peut dire que les représentations et les discours font partie des rituels au même titre que les prestations sur le terrain ou que les connaissances ethnologiques dont ils sont l’objet. Une des conséquences des recherches menées sur le patrimoine est de faire apparaître la nécessité pour les chercheurs de réfléchir sur le rôle qu’ils jouent dans la production du patrimoine. Laurajane Smith le formule en ces termes : « La construction discursive du patrimoine est elle-même un élément des processus culturels et sociaux constitutifs du patrimoine » (The discursive construction of heritage is itself part of the cultural and social processes that are heritage) (2006 : 13). Sheron Sherman s’interroge de la même façon sur les incidences de la production des connaissances scientifiques : « Les réalisateurs de films ne devraient pas être impliqués dans l’élaboration des politiques nationales ou dans les questions économiques liées au tourisme culturel » (Filmmakers should not be involved in shaping national policies or in economic issues related to cultural tourism) (2008 : 231). Une telle position cependant reproduit une conception essentialiste de la culture puisqu’elle distingue implicitement le plan des politiques culturelles et des usages touristiques de la culture populaire du plan des contextes « originaux » ou « authentiques » dans lesquels celle-ci serait à l’œuvre, une distinction pourtant déjà discutée dans des recherches à caractère réflexif (Zimmermann, 2009). Cette position par ailleurs néglige le fait qu’à partir du 19ème siècle tout au moins, connaissances et prestations, discours et pratiques vont de pair, une imbrication qualifiée par Eric Hobsbawm et Terence Ranger d’« invention de la tradition » (1983).
Les recherches menées sur les processus de production du patrimoine se fondent sur une définition particulière du concept de patrimoine : elles le considèrent comme un instrument d’action politique et de politique culturelle et insistent sur le fait qu’il ne saurait dès lors être un outil heuristique (Scharfe 2009 : 16, Leimgruber 2010). Ces recherches doivent donc affûter leur terminologie, ce qui pourrait commencer par une discussion critique sur le titre de cet article (Kockel 2007, Tschofen 2007). Si le patrimoine est un « produit idéologique » et non un terme analytique, il faut opérer une distinction entre filmer le patrimoine et filmer les pratiques culturelles qui font l’objet de projets de sauvegarde internationaux et qui sont soumises de ce fait au régime du patrimoine mondial. Si le patrimoine est le produit de mécanismes métaculturels, filmer le patrimoine signifie en fait filmer la façon dont les politiques patrimoniales opèrent ainsi que la manière dont les acteurs produisent de la valeur, le tout en prennant en compte les contextes dans lesquels ceux-ci agissent. Filmer le patrimoine impliquerait donc dans un premier temps de mettre l’accent sur les aspects du rituel que Bateson aurait situé à l’intérieur du cadre ; dans un second temps, la recherche se porterait sur les imbrications du cadre et du contenu. Lorsque l’UNESCO appelle à filmer le patrimoine, elle veut dire filmer le rituel lui-même et non le cadre ; de tels films à ses yeux ne sauraient prendre pour objet les pratiques de mise en valeur ou les fonctions récentes que, ainsi transformées, les pratiques culturelles sont amenées à remplir. Une telle perspective, constructiviste, remettrait en question les efforts déployés par l’UNESCO pour protéger la culture immatérielle.