En se faisant l’apôtre du lien social comme producteur d’une « intégration créatrice », le pédopsychiatre Jean-Claude Métraux s’adresse dans son ouvrage aux professionnels rencontrant dans leur pratique des personnes migrantes. Il y propose une manière concrète de repenser leur méthode dans leur rapport à l’altérité. Son ouvrage amène à penser en deçà de la migration en la situant comme métaphore d’autres bouleversements existentiels. « Nous sommes tous des migrants » rappelle-t-il à plusieurs reprises ; non pas uniquement de par la mixité de nos origines nationales mais également à travers la temporalité de notre vie qui connaît différentes appartenances suivant les étapes parcourues. En s’appuyant sur son expérience clinique propre, à travers différentes réflexions socio-politiques et philosophiques, l’auteur réussit brillement à illustrer une thérapeutique du lien social dans nos sociétés contemporaines.
La reconnaissance de l’autre, qui lui permettra de façonner sa place à sa manière, passe obligatoirement selon l’auteur par un investissement de sa propre personne dans la relation. Jean-Claude Métraux met en œuvre cette posture en se livrant dans ses écrits. C’est son histoire qui donne de l’ampleur, de l’humanité et de la résonance à ses écrits. Ce sont ses expériences de praticien déçu qui enrichissent la réflexion critique. C’est son histoire familiale propre qui fait comprendre la relativité de la distance culturelle. Et ce sont ses blessures qui donnent envie de s’engager dans un réel lien social.
Jean-Claude Métraux part de l’idée décrite par Susan Sontag dans son livre La maladie comme métaphore qui discutait du « […] potentiel destructeur des métaphores associées aux maladies incurables » (1979 : 24). L’idée de l’auteur est donc de questionner le fait que la migration a toujours été envisagée — dans notre monde occidental du moins — comme une maladie incurable. Il s’applique à démontrer dans son ouvrage que dans tous les domaines du social, en Suisse, c’est la posture partant du déficit des personnes migrantes qui prévaut et c’est celle-ci qu’il incrimine. Cette perspective consiste à toujours considérer la personne migrante comme potentiellement porteuse d’un manque. L’auteur y voit "un relent d’Orientalisme" en faisant amplement référence aux thèses d’Edward Said (1978).
Aujourd’hui encore, emprunte de cette vision normative, c’est notre société dans son entier qui trop souvent peine à construire un rapport humain qui serait fait de reconnaissance mutuelle et permettrait d’ouvrir la voie à une « intégration créatrice », c’est-à-dire pouvant inclure dans un même présent la diversité des appartenances. Ce livre est un appel à dépasser l’approche basée sur des « déficits » qui, selon le pédopsychiatre, pose une asymétrie soignant-migrant qui fige les catégories en plaçant la « maîtrise » entre les seules mains du premier et empêche alors la création du lien social.
La réponse formulée par l’auteur est celle de s’intéresser à l’échange qui se crée lors d’une relation thérapeutique, ou d’entraide. Il s’agit pour le professionnel des sociétés occidentales de descendre de son piédestal afin de réduire l’asymétrie de pouvoir béante entre l’aidant et l’aidé. Ceci passe par plusieurs étapes qui sont principalement axées autour de la reconnaissance de l’Autre suivant différentes modalités.
La première étape est précisément celle de relativiser la supposée altérité. Il s’agit de prendre conscience que « nous sommes tous des migrants ». L’auteur propose de voir le déplacement géographique de la même manière que l’on pourrait envisager le déplacement temporel que nous vivons tous à travers la vie : ce sont des pertes signifiantes qui nécessitent la mise en place d’un processus de deuil. Il reprend alors la théorie du deuil qu’il avait entamé dans un ouvrage précédent : Deuils collectifs et création sociale (2004). A travers les différentes étapes vitales, nous aussi devons faire des deuils de certaines communautés de sens afin de pouvoir reconnaître une nouvelle appartenance.
La deuxième étape revient sur le processus du don. En s’inspirant des écrits fondamentaux développés par Mauss, Godbout et Caillé notamment, il explique à quel point le fait de donner est créateur de pouvoir, raison pour laquelle — dit-il — le thérapeute craindrait de recevoir, se voyant ainsi ébranler dans son statut. Or, c’est justement à travers l’échange que la relation se créera et donnera à l’Autre sa place.
Plus intéressant encore est ce parallèle que l’auteur établit avec les écrits de Maurice Godelier dans L’énigme du Don (1976) qui s’attache à quantifier le don. Le pédopsychiatre dresse alors un parallèle avec la relation thérapeutique où la parole serait objet de don et exigerait donc, selon les théories anthropologiques, un contre-don. Il rappel à quel point les paroles des personnes venant consulter sont des paroles précieuses si ce n’est sacrées, touchant le plus profond de leur être. Au contraire, l’aidant tend souvent à se retrancher derrière un discours professionnel s’assimilant d’avantage à l’objet sans valeur. Cet échange est dès lors loin d’être égalitaire, et donc empêcherait toute création de lien. Jean-Claude Métraux appelle à s’investir en tant que personne humaine dans la relation et non pas à conserver une distance professionnelle empêchant l’Autre d’être reconnu.
La reconnaissance est finalement la pierre angulaire de la thérapeutique du lien social. Celle-ci connaît plusieurs étapes : le professionnel doit reconnaître son impuissance, avouer son sentiment d’échec, dévoiler son ignorance, ses sentiments, ses croyances, son histoire de vie. Ceci permet à la personne consultante de se sentir similaire à la personne aidante et de pouvoir investir à son tour le lien. Le pouvoir de dire et d’agir passe par le fait d’être entendu.
Si ces réflexions sont essentielles pour la pratique des méthodes qualitatives, le fait que cela soit énoncé par un thérapeute soulève des questions. L’individu migrant est, dans l’ouvrage, toujours présenté dans la position de devoir être aidé : Ali abandonne l’école pour pouvoir gagner de l’argent et ainsi aider son père à se faire soigner ; Nadine qui après une grossesse précoce a fui son pays en suivant un nouveau mari suisse, qui s’est ensuite mis à la battre, craint d’être renvoyée dans son pays « sans rien dans les poches ». Or, la réalité plaiderait pour bien d’autres circonstances dans lesquelles les migrants sont amenés à côtoyer des professionnels sans rencontrer forcément de difficultés. L’analyse mériterait de sortir du cabinet de consultation pour proposer une perspective alternative de la société à l’altérité, tel que l’auteur l’annonçait en début d’ouvrage (p. 18). Dans l’ensemble du texte, le « nous » et « eux » s’établit principalement entre l’aidant et l’aidé. Mais, parallèlement, c’est notre sens commun d’être humain appartenant à une société donnée qui est souvent sollicité. Ce paradoxe semble précisément venir du fait que le « nous » de Jean-Claude Métraux n’est pas toujours clair. Qui recouvre-t-il ? S’agit-il des professionnels du social uniquement ou de la société en général ? Si la perspective oppose une personne dans sa pratique de spécialiste à une autre retranchée derrière le fait qu’elle est premièrement patiente mais surtout « migrante », la réflexion — autrement brillante de Jean-Claude Métraux — s’en trouve dénaturée.
De plus, il est parfois étonnant d’être sans cesse ramené à la dimension « culturelle » (entendez nationale) des personnes qui viennent consulter. Au fil du texte, les exemples des patients consultants semblent toujours confinés dans leur dimension migratoire. Quand une personne migrante connaît des difficultés, celles-ci semblent souvent être reliées au processus même du changement de territoire. J’en veux pour exemple les oppositions nettes posées par le pédopsychiatre entre : les sociétés de la survie et les sociétés nanties (les "nôtres") ; les migrants temporels et les migrants spatiaux (p. 67). Les adolescents, enfants de migrants, seraient partagés entre deux mondes : celui de l’école et celui de la maison de part les attentes divergentes qui reposent sur eux. Or les migrants spatiaux ne vivent-ils pas, eux aussi, des migrations temporelles ? De plus "nos sociétés nanties", loin d’être homogènes, ne sont elles pas également formées par les migrants ? L’inégalité de fait, qui se forme dans toute relation thérapeutique, est-elle si spécifique aux différences culturelles ? Qu’en est-il des appartenances de classe ou de genre et des idéologies ou croyances de ces patients ? Les migrations plurielles (temporelles par exemple) que convoquent le pédopsychiatre concernant ses collègues, nous le savons, sont aussi prégnantes chez les individus migrants. Or, ces dimensions, uniquement succinctement suggérées dans les exemples de ce livre, font défaut. Ceci permettrait de restaurer l’entier des appartenances des individus migrants dépassant bien souvent le seul fait migratoire.
Le livre gagnerait ainsi à ne pas seulement envisager le lien dans une relation d’aide invitant de facto les professionnels à réviser leurs pratiques et postures ; mais à élargir la discussion pour que chacune s’interroge à travers sa propre expérience de vie pour savoir comment recevoir, écouter et surtout reconnaître l’Autre afin de s’engager à part entière dans une relation humaine.
Compte-rendu d’ouvrage
METRAUX Jean-Claude, 2011. La migration comme métaphore
METRAUX Jean-Claude, 2011. La migration comme métaphore. Paris, La Dispute.
library_books Bibliographie
GODELIER Maurice, 1976. L’énigme du don. Paris, Fayard.
METRAUX Jean-Claude, 2004. Deuils collectifs et création sociale. Paris, La Dispute.
SAID Edward W., 1978. L’Orientalisme. L’Orient créée par l’Occident. Paris, Le Seuil.
SONTAG Susan, 1979. La Maladie comme métaphore. Paris, Le Seuil.
Pour citer cet article :
Giada de Coulon, 2012. « METRAUX Jean-Claude, 2011. La migration comme métaphore ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].(https://www.ethnographiques.org/2012/deCoulon - consulté le 15.10.2024)