Introduction
Une enquête dialectologique actuelle
Dans le cadre d’un projet de recherche [1] sur l’édition de contes sur manuscrits en patois romand [2], nous avons conduit en 2011 une enquête linguistique à Nendaz, dans les Alpes suisses, afin de déterminer si certaines de ces histoires patoisantes étaient encore transmises actuellement. En effet, nous disposons de centaines de récits francoprovençaux inédits recueillis par Rose-Claire Schüle dans sa monumentale entreprise ethno-linguistique conduite dans la commune de Nendaz depuis 1946 (Schüle, 1963, 1998, 2006 ; 2011), ainsi que d’une dizaine de contes manuscrits recueillis dans la même commune en 1906 par Jules Jeanjaquet, conservés aux archives du Glossaire des patois de la Suisse romande à Neuchâtel (Jeanjaquet, 1907 ; 1908). Le but de notre enquête est ainsi de recueillir, un siècle après, un répertoire de contes et récits connus et encore transmis dans la langue vernaculaire du pays. Il est regrettable que de nombreuses éditions de contes ne nous soient pas parvenues dans la version originale : au début du XXe siècle, le folkloriste Arnold Van Gennep (1910 ; 1933) a publié en français des contes recueillis en Savoie et dans le Dauphiné. En Vallée d’Aoste, à la même époque, les récits transcrits par Giuseppe Giacosa (1886) sont traduits en italien. Il en est de même des Fiabe italiane publiées en 1960 par Italo Calvino, Fiabe qui sont des versions italiennes de textes dialectaux provenant de presque toutes les régions italiennes et de la Corse.
Tout groupe social dispose de particularités linguistiques que la dialectologie s’emploie à mettre en lumière. En tant que dialectologues, nous nous focalisons autant sur la matière première — la langue — que sur ce qu’elle transmet, la vision du monde, l’expression d’une société, d’une civilisation. La communauté patoisante, objet de notre étude, a élaboré un outil de communication qui lui est propre et qui marque de son empreinte les récits dans lesquels elle relate son expérience du monde. Aussi toute traduction modifie-t-elle le contenu ou les nuances de la langue source. Les parlers francoprovençaux du Valais — des langues issues du latin dont les premières particularités linguistiques sont documentées depuis la fin du VIe siècle — n’ont pas le même fonctionnement que des langues officielles comme le français ou l’allemand. En tant que dialectologues nous visons l’exploitation et la mise en valeur de ces structures linguistiques qui témoignent, entre autres, d’un ancrage très fort dans un territoire et une communauté particuliers [3].
En Valais, depuis quelques années, on assiste à une importante prise en compte politique et institutionnelle du patrimoine linguistique et culturel francoprovençal. L’année 2011 a marqué un tournant pour une certaine "reconnaissance officielle" des parlers valaisans : la création de la Fondation pour le développement et la promotion du patois francoprovençal en Valais par l’État du Valais et par la Fédération Cantonale Valaisanne des Amis du Patois fait suite et prolonge les activités du Conseil du patois institué en 2008 par le Conseil d’État. Celle-ci se propose de développer un concept et un plan d’action pour valoriser le patrimoine que constitue le francoprovençal en Valais. De nombreuses associations valaisannes des amis du patois jouent un rôle important quant à la diffusion et à la sauvegarde de cette langue historique en mettant sur pied des enseignements pour les adultes, des activités théâtrales et en veillant à la rédaction d’ouvrages lexicographiques, parfois accessibles en ligne [4].
Les Alpes valaisannes depuis le village de Nendaz
Recourant aux méthodes de l’enquête dialectologique, nous avons filmé et enregistré, durant deux soirées, une amicale de patoisants qui s’est réunie pour l’occasion. Les moyens technologiques actuels permettent de présenter les locuteurs dialectophones dans le cadre d’un document global, associant la langue et le geste, le comportement verbal et non-verbal et de préserver la mélodie et la syntaxe de leur langue.
Dans cette contribution, nous aimerions souligner l’importance des enquêtes de terrain et de la méthodologie utilisée – trop souvent négligée dans de nombreuses recherches – et présenter les premiers résultats de ces deux soirées, à savoir le constat de la disparition des contes merveilleux [5] dans le répertoire des locuteurs filmés au profit des contes de mensonge (Tall Tales [6] dans le catalogue Aarne et Thompson, 1987), dits grôch en patois nendard.
Méthodes d’enquête de terrain en dialectologie : les témoins
La dialectologie étant une discipline de terrain, elle a mis au point différentes méthodes de récolte de données qui ont connu une importante évolution au cours de son histoire. La récolte des données représente une phase très importante dans la recherche dialectologique ainsi que dans la réflexion méthodologique qui s’y applique. A côté d’enquêtes géolinguistiques utilisant un questionnaire dans le but de rendre comparables des données récoltées sur un territoire défini, des enquêtes plus libres ont vu le jour. C’est en particulier la méthode de travail d’un dialectologue de Grenoble, Antonin Duraffour (1932), appelée par ses élèves la méthode de « la conversation dirigée », qui est utilisée pour réaliser des recherches ethnolinguistiques. Un enquêteur, disposant de solides connaissances du terrain concerné ainsi que de la variété dialectale parlée, dirige son interlocuteur sur l’un ou l’autre sujet tout en intervenant le moins possible afin de laisser surgir un terme ou une phrase dont la forme phonétique, morphologique ou le type lexicologique est souhaité et de recueillir une langue aussi fluide et complexe que possible, idéalement proche de celle qui se transmet hors enquête à l’intérieur de la communauté.
Le Centre de dialectologie de l’Université de Neuchâtel a une longue tradition d’enquêtes de terrain. Notre expérience avec l’Atlas linguistique audiovisuel du Valais romand (ALAVAL [7]), un des projets en cours de réalisation au Centre de dialectologie et commencé en 1994 sous la direction d’Andres Kristol, nous a permis de nous adapter à une nouvelle méthodologie de travail, qui intègre également les possibilités que nous offrent les avancées technologiques en matière audiovisuelle. Elle nous a également permis de nous familiariser avec le terrain valaisan (langue, contacts sur place, etc.), des dialectologues rattachés au Centre ayant mené des enquêtes dans ce cadre pendant plusieurs années.
Le matériel utilisé consiste en deux caméras digitales et un micro externe (en plus des deux micros internes aux caméras). La première capte le son et la gestuelle, la seconde les lèvres et la diction en gros plan, ce qui nous aide grandement lors de la phase de transcription phonétique et de traduction qui suit le retour du terrain. Alors que nos enquêtes précédentes s’appuyaient sur un questionnaire en vue d’obtenir des résultats linguistiques comparables, nous avons laissé cette fois nos “témoins” [8] libres de choisir les histoires racontées devant la caméra, tout en leur ayant fait part de l’objectif de notre travail : recueillir des contes en langue vernaculaire. Les informations concernant les biographies linguistiques rapportées ici ont été recueillies pour la plupart en patois mais traduites en français par nos soins afin de rendre ces matériaux accessibles au lecteur-auditeur.
Le médiateur
Nous avons bénéficié sur place du concours décisif de YF [9], instituteur et historien de 45 ans établi à Nendaz. Faisant partie d’un groupe de patoisants aux activités multiples (réunions locales, chorale, théâtre, cours pour débutants, visites de village et prestations folkloriques), il nous a servi d’intermédiaire auprès des locuteurs locaux (des personnes âgées souvent, n’ayant pas l’habitude de parler en public ni d’être filmées et pouvant avoir des réticences à se laisser “interroger”).
YF correspond au profil de « l’homme-ressource » (Ciarcia, 2006 : 35 et 42), un acteur clé des « patrimonialisations ordinaires » (Isnart, 2010) [2006), Isnart et Rodrigues (…)" id="nh2-10">10], ces initiatives menées dans une collectivité locale par des individus soucieux de sauvegarder ce qu’ils considèrent comme « patrimoine » — les membres de l’amicale Cobla du patoué de Nendaz dans notre cas — et qui s’érigent ainsi eux-mêmes en « détenteurs de patrimoine ». Cet « homme-ressource » est le plus souvent un érudit local, instituteur ou historien du crû, faisant à ce titre autorité dans sa communauté. C’est donc un « passeur », un « continuateur de tradition » (Isnart et Rodrigues dos Santos, 2011 : 174) doublé d’un médiateur, sachant qui contacter quand un chercheur a besoin d’une information généalogique, historique ou linguistique. YF correspond à ce portrait type. Bien qu’il ne soit pas un patoisant de langue maternelle, c’est un amateur passionné, ancré dans la communauté patoisante de Nendaz par des rapports de parenté et des liens affectifs forts. C’est au fil des conversations quotidiennes avec les patoisants de Nendaz qu’il s’est initié à la compréhension de la langue locale.
- ARE : J’ai une question pour toi Yvan
- YF : Oui
- ARE : J’aimerais savoir comment tu vois ces patoisants qui sont patoisants de langue maternelle, qu’est-ce que tu ressens vis-à-vis d’eux ou qu’est-ce que tu as envie d’apprendre d’eux ?
- YF : Alors moi j’aimerais apprendre toutes les petites histoires que je ne connais pas… bon ce n’est pas possible mais en fait c’est…
- ARE : Donc pas la forme mais le fond en fait
- YF : Oui alors moi je suis plus dans l’histoire mais ça fait rien parce qu’en même temps quand ils racontent des petites histoires ils racontent leur vie et puis tous ces patoisants donc ils se livrent eux-mêmes puis c’est très important qu’ils puissent se livrer eux-mêmes et leur famille parce qu’en fait dans quelques années on aura oublié on est dans l’oubli de ce qu’ils ont vécu et comment ils l’ont vécu et pourquoi ils ont vécu
- ARE : Donc pour toi le patois c’est plus un outil finalement pour arriver à connaître la langue ou bien alors le patois c’est aussi…
- YF : Moi je ne me mets pas tant du côté scientifique
- ARE : Non mais je veux dire tu vois tu aimerais savoir les histoires et tout… si c’est dit en patois il y a une autre valeur quand-même
- YF : Ah oui alors ça c’est certain
- MC [11] : Ça change tout
- YF : Parce qu’en fait c’est la langue du cœur, c’est la langue des sentiments… c’est… plus que la langue elle-même… moi je n’arrive pas à parler le patois je suis nul pour les langues mais ça fait rien (il fait un mouvement vers son oreille) je comprends pratiquement tout. Tu vois la tante Alice elle arrive puis elle me dit juste un truc et tu vois j’étais distrait je lui dis « répète voire » et elle me dit « Ah tu comprends pas » et je lui dit « Eh bien répète, répète seulement » et puis après c’est bon (les autres acquiescent)…
Dans le canton du Valais depuis le milieu du XXe siècle, la transmission du patois ne se déroule plus dans une immersion quotidienne [12] mais à l’intérieur d’institutions culturelles locales telles que l’amicale, le groupe de patois, les cours de l’université populaire, dans lesquels se crée un consensus autour de la nécessité de sauvegarde et de collecte. Ainsi est-on passé insensiblement d’une pratique quotidienne de la langue, transmise à l’intérieur des familles, sur le lieu de travail, au café, à « une revendication patrimoniale plus ou moins institutionnalisée, fondée sur une conscience aiguë des changements sociaux, culturels et démographiques de la population locale », ce que M. Rautenberg (2003) ou G. Ciarcia (2006) ont identifié comme un discours de la perte qui est une condition de la mise en patrimoine » (Isnart et Rodrigues dos Santos, 2011 : 169). Comme Marty, le « passeur » du patrimoine des pêcheurs de la Narbonnaise présenté par Ciarcia (2006 : 43), YF dispose d’un savoir dédoublé, élaboré dans une trajectoire personnelle singulière, enrichie d’expériences de voyages et d’études hors de la communauté. À son retour dans la région, il s’est rapproché du milieu de ses grands-parents. Cette rupture temporelle par rapport au cadre culturel et communautaire dont il est aujourd’hui un connaisseur-savant a rendu possible une mise à distance de l’univers patoisant. Comme certains locuteurs passifs ou néo-locuteurs plus jeunes — des enseignants souvent —, il désire se replonger dans l’ambiance d’une époque qu’il n’a pas connue, une occasion de remonter le temps, de revenir dans un village, au sein d’une communauté dans laquelle tout le monde parlait cette langue. De plus, aguerri aux pratiques actuelles des outils informatiques, il fait le lien entre « l’ancien monde » et le nôtre.
L’envie d’apprendre toutes les petites histoires que je ne connais pas […] moi je suis plus dans l’histoire — mais quand ces patoisants racontent leurs histoires — leurs vie — ils se livrent eux-mêmes et dans quelques années on est dans l’oubli de ce qu’ils ont connu — vécu.
Notre intermédiaire fait « le lien entre le contexte social actuel et le passé tel qu’on (se) le représente ». L’injonction patrimoniale nous indique que « la croyance doit être vue et reconnue comme emblématique d’un monde presque disparu » (Ciarcia, 2006 : 26).
C’est lui qui motive les anciens à transmettre leur savoir, qui tente de collecter ce qu’il reste de la langue vernaculaire en réalisant des interviews filmées, un glossaire de patois en ligne, des enregistrements, etc. Il fait partie du petit groupe qui revendique pour son patois local — et les valeurs que celui-ci transmet — une « identité linguistique régionale » (Isnart et Rodrigues dos Santos, 2011 : 168).
Lieu de l’enquête, enquêteurs et déroulement des deux soirées
Les deux soirées que nous avons organisées en collaboration avec l’amicale Cobla du patoué de Nendaz pour notre collecte de contes en langue vernaculaire se sont déroulées dans le café de la place du village dont nos “témoins” sont des habitués, ce que nous avons jugé favorable à la réalisation de notre objectif. Ils sont au nombre de 20 et content en patois de Nendaz tout en ne se considérant pas eux-mêmes comme des conteurs professionnels, une fonction qui d’ailleurs ne semble pas avoir existé dans le village. La collecte elle-même s’est déroulée dans ce café en deux phases. L’une de nous (ARE) s’est entretenue préalablement avec les conteurs, pour découvrir leur biographie linguistique, en particulier leurs répertoires linguistiques (langues de la famille, de l’enfance, du voisinage,…). Quand et avec qui a-t-il (elle) appris le patois ? De quel village ? Le parle-t-il avec son – sa conjoint-e ? Le transmet-il (elle) à ses enfants ? D’où viennent ses parents ? Parlaient-ils patois entre eux ? A-t-il (elle) une anecdote à nous raconter concernant le patois et le contexte dans lequel il était parlé ? Etc. Ces informations sociolinguistiques créent le lien entre les enquêtrices et les conteurs et nous aident à nous représenter le contexte des récits collectés, celui en particulier des veillées entre 1920 et 1960.
La seconde enquêtrice (FD) a procédé à la collecte proprement dite dans une pièce attenante, en présence d’un public comprenant le patois : étudiants, chercheurs et professeurs du Centre de Dialectologie, habitants du village, patoisants, militants pour un renouveau du patois. Les étudiants ont participé activement aux différentes phases de l’enquête : préparation des matériaux, installation des caméras, écoute attentive des conteurs et interaction “silencieuse” (hochement de tête, rires, etc.). L’enquêtrice, elle-même de langue maternelle francoprovençale, a veillé à l’intercompréhension réciproque en usant de son bilinguisme.
Selon les catégories que Ciarcia nous fait partager concernant ses enquêtes de terrain, ce rôle (ici FD) est celui attribué à ce qu’il appelle « l’intellectuel en pagne » (Ciarcia, 2006 : 25-26), c’est-à-dire celui qui étudie sa propre communauté. Ici l’enquêtrice est impliquée ab origine, c’est-à-dire qu’elle appartient à une famille et à une communauté “traditionnellement” patoisante.
- FD : Est-ce qu’on peut vous demander d’enchaîner avec la… a àntse [avalanche]
- AL : a èntse de pétëré [13] [l’avalanche de Peterey]
- AK : Il y a un monsieur qui vient d’arriver
- AL : Ben moi je préférerais boire une goutte d’eau et faire après
- FD : fàéd aprì… ouè va byèn adoùn fàéde aprì pèrkè ouèi na koùnta loundze da nou rakònti si la aètse... [faites après… oui ça va bien alors faites après parce que vous avez une histoire longue à nous raconter sur l’avalanche… ]
Une enquête du même genre a été effectuée dans les années 80 par un journaliste de la TSR (Philippe Grand) et des ethnologues de l’Université de Genève (Christine Détraz et Bernard Crettaz), qui ont réalisé une série d’émissions télévisuelles avec des personnes patoisantes valaisannes. Leur but : récolter ce qu’il restait encore des histoires « traditionnelles », des veillées d’autrefois (ces veillées ont duré en Valais jusque dans les années 60), avec le son et l’image, ce qui n’avait jamais été fait auparavant. Ils ont d’abord été surpris par la réticence des gens à leur parler, ceux-ci prétextant qu’ils ne savaient « rien de ces choses » (Détraz et Grand, 1982 : 18), de peur peut-être de paraître ridicules devant la caméra ou de crainte « de ne pas savoir s’exprimer en français » (Détraz et Grand, 1982 : 20), pensant aussi que ces histoires de revenants et de transgressions des règles de la morale catholique n’intéresseraient personne aujourd’hui. Les auteurs de cette enquête notent toutefois :
« Nos conteurs appartiennent à un monde bilingue. De cœur, leur langue c’est le patois et ils ont tous été unanimes à nous faire remarquer que ces histoires, ils auraient préféré les dire en patois plutôt qu’en français » (Détraz et Grand, 1982 : 31).
Premiers résultats de l’enquête
Les grôch
Nous avons été surprises par le choix que les conteurs ont opéré dans leur répertoire lors de ces deux soirées. En effet, ce ne sont pas des contes dits “traditionnels” qui ont été enregistrés, tels ces récits « merveilleux » traitant de sorcellerie, de fées, d’animaux légendaires, etc. mais des contes dits « de mensonge » ou Tall Tales (Uther, 2004) qu’on appelle des grôch [14] à Nendaz. Ce sont des hâbleries de personnages connus qui s’attribuent des exploits de chasse, de pêche, de voyages dans des pays inconnus ou de rencontres improbables avec des géants ou des esprits malins. Dans Le conte populaire en Suisse romande, Edith Montelle écrit :
« Ces contes de mensonge sont répandus dans le monde entier. On les récitait souvent en début de veillées pour introduire dans le monde de l’imaginaire et faire rire afin de dédramatiser les situations abordées ensuite dans les contes merveilleux et fantastiques » (1983 : 145).
En effet, le conteur cite une personne connue (son père, un voisin, etc.) qui aurait raconté telle ou telle histoire, pour ancrer le récit dans la réalité de la communauté tout en se mettant lui-même à distance, en limitant ainsi la prise de risque, c’est-à-dire de paraître crédule devant son public. Il s’agit toujours d’une histoire incroyable qui serait arrivée à quelqu’un du village (une chasse exceptionnelle, une rencontre avec un revenant, un voyage dans un pays de cocagne, etc.).
Cette mythification de certains personnages locaux à forte personnalité ayant réellement existé passe encore aux yeux de certains ethnolinguistes et folkloristes comme non pertinente, ne faisant pas partie des « vraies histoires du passé ». Nous pensons au contraire que ces récits sont tout à fait représentatifs de la transmission actuelle de la tradition.
Pour illustrer le terme grôch, JPF raconte en patois l’histoire du mort qui à son enterrement se tenait plus droit que les invités tous ivres et couchés par terre.
Puis il termine son récit par :
- JPF : Si kou arit y a pa mì dë grôch… Gab… Gabi ê j ònna ànkò... [cette fois je m’arrête, il n’y a plus d’histoires… Gab… Gaby en a une encore]
- GF : unë doènt… una kurt… [une petite, une courte…]
Cette mythification de personnages réels devenant à leur tour personnages de contes est courante dans les veillées de Suisse romande. Nous en avons plusieurs exemples : Robert des Oiseaux (Charles-Frédéric Robert), horloger à la Chaux-de-Fonds, le Bon David (tailleur à domicile) dit « le Dremiau [15] » pour la Béroche (dans le canton de Neuchâtel), le lucernois Bickel Joggi dit « Tête de pioche », Lugi-Trittli, paysan dans le Simmental, Jean-des-Paniers à la Chaux-de-Fonds (Jean-Claude Letondal-dit-Blanc), dans le Valais Robert Rouvinez à Grimentz et, pour Nendaz, Yo Djo (Joseph Délèze), ainsi que deux frères célibataires qu’on appelait « Les frères Chartreux », et sur lesquels on possède des éléments biographiques précis [16].
Le conte de mensonge « suit le déplacement, le mouvement des êtres et s’enrichit de la connaissance des lieux familiers, ainsi que des clés culturelles de la communauté qui le produit » (Gaborit, 2012 : 195).
D’après Lydia Gaborit (2012 : 185-213), les contes de mensonges sont la continuation des contes merveilleux, c’est-à-dire que ceux-ci s’actualisent (au sens où ils s’ancrent dans la réalité), car les conteurs ont recours à des précisions qui réduisent le surnaturel au connu, au quotidien, au familier. Ils prennent leurs distances face aux récits entendus enfants et les émaillent de souvenirs, de jugements ou d’humour. Cette chercheuse affirme qu’il n’est pas interdit de penser que, dans le futur, ce seront là des textes personnalisés qui seront reconnus comme contes identitaires : racontées par des « personnalités » aux surnoms « savoureux », ces histoires sont faites pour tester les étrangers, et souder la communauté autour d’un rire complice. Elles se racontent autour d’un verre et se nourrissent de la connivence et de l’encouragement verbal des auditeurs. Des événements abracadabrants mais ancrés dans le réel sont racontés. C’est la parole « du dehors » qu’on raconte au café entre amis ou au travail entre maître et apprentis, contrairement au conte merveilleux qui est la parole « du dedans », de l’univers domestique. De telles histoires sont déjà attestées au Moyen Age [17].
Quand le fameux personnage-conteur meurt, « Roublotte » chez Lydia Gaborit sur l’île de Noirmoutier, « Yo Djo » ou « Les frères Chartreux » dans le cas de Nendaz, « le « je » est devenu un « il » plein de respect et ses histoires continuent de circuler dans la communauté » (Gaborit, 2012 : 194).
Un de nos témoins nous raconte une histoire de ce Yo Djo (PB) :
- PB : Gabi a parlà dë Yo Djo… ma dë Yo Djo é kouniu Yo Djo e n i ta d chouinì dë Yo Djo j vo pa tro ènsista… [Gaby a parlé de Yo Djo… de Yo Djo moi j’ai connu Yo Djo et j’ai un tas de souvenirs de Yo Djo je vais pas trop insister…]
Pour résumer en français cette histoire, PB fait toute la filiation de Yo Djo dont il est un petit neveu par alliance. Il donne la date de sa naissance, 1870, et de sa mort, 1944, l’endroit où il avait son chalet [18] (attestations de la vérité de ses dires). Yo Djo était un personnage extraordinaire qui a marqué les gamins de l’époque. Joseph Délèze de son vrai nom, a été veuf très tôt et passait son temps avec les jeunes du village de Nendaz. Il jouait avec eux à toutes sortes de jeux de billes, de boutons. Par la suite, quand il est décédé, son frère Alexandre a continué de jouer avec les enfants. Yo Djo attendait ses amis depuis sa maison avec ses jumelles. Il possédait aussi des microscopes, des verres déformants qui faisaient la joie des enfants quand ceux-ci allaient le voir. Dans son chalet de deux pièces en terre battue (une maison traditionnelle, avec une cuisine en pierre et une « chambre commune » [19] en bois), il passait des disques aux plus grands, qu’il allait acheter à Sion, et les laissait danser tandis qu’il racontait des contes aux plus petits dans l’autre pièce, qui possédait des bahuts [20] posés contre le mur et sur lesquels les enfants s’asseyaient. Il prévenait les petits : « je ne réponds de rien pendant la veillée, ceux qui ont peur il faut partir maintenant parce qu’après il est trop tard ». Nous retrouvons plusieurs histoires que racontait Yo Djo (dans lesquelles il se met en scène) dans d’autres collectes de contes, notamment l’histoire du mariage : engagé pour servir le banquet, il se montre tellement maladroit qu’il renverse tout sur la robe de mariée, les invités le jettent dehors avec un grand coup de pied au c…, une histoire que l’on retrouve notamment dans Montelle et Waldmann (1987 : 70) sous le titre : « Le Prince-Ours ». Un autre exemple est l’histoire du cercueil qu’il fait faire au menuisier pour pouvoir faire la sieste et défier les catholiques bien-pensants. Si Yo Djo est un esprit fort, en même temps, comme beaucoup de ces conteurs-menteurs, il a terriblement peur d’une chose : le tonnerre. PB nous raconte dans l’extrait ci-dessus comment Yo Djo rentrait en courant chez lui quand arrivait l’orage.
Dans cet extrait, l’histoire est racontée avec une couleur locale et elle est liée à un événement et à des personnages ayant réellement existé afin d’accentuer le côté communautaire et identitaire, comme c’est le cas dans ce genre de récits. Si les grôch permettent de s’évader de la réalité quotidienne tout en y restant attaché par le biais de l’identification du personnage “légendaire” comme appartenant réellement à la communauté, de telles histoires contribuent dans le même temps, par cet effet de reconnaissance, au maintien et à la transmission d’un sentiment d’appartenance à la collectivité locale.
Le besoin de « vérité-réel »
Ce besoin d’ancrage dans la réalité se traduit aussi dans le fait que nos témoins terminent leurs récits en disant : « et ça c’est vrai, c’est mon père qui l’a vécu », « ça c’est vrai, c’est mon grand-père qui le racontait », « ça s’est passé vrai ».
Par ailleurs, les conteurs patoisants, et les patoisants eux-mêmes, n’ont pas envie de passer pour des personnes crédules qui croient à l’existence de phénomènes surnaturels. Par le biais des grôch, ils peuvent attribuer à des personnages locaux tels que Yo Djo de telles croyances et manifester ainsi la distance prise à leur égard.
ML raconte la fin de l’histoire du loup que l’on peut synthétiser ainsi : « un jeune homme costaud a attrapé un loup par les pattes de devant et l’a ramené dans la chambre principale (lo pilyo) au milieu du groupe. Les gens ont eu peur, les femmes sautaient sur les tables et ils se sont demandé ce qu’ils allaient faire de ce loup. Ils ont mis une sonnaille autour du cou du loup et quand il est sorti du village en courant il faisait tant de bruit que tous fuyaient à son approche. Depuis il n’y a plus eu de loups à Nendaz ».
Notre témoin souligne que « fó pâ rír é ti gro dâ groouch k â kòntâ â më… u myô pâr… i fô… è vré [il ne faut pas rire, c’est le grand-père de la grand-mère [21] qui l’a raconté à moi… à mon père… il faut… c’est vrai !] »
Il faut souligner le fait que nos interlocuteurs utilisent les termes grôch « blagues, histoires à rire » et koounta dans le sens « histoires, récits véridiques », dans leur esprit ce mot ne signifie pas « conte de fées ». Le plus souvent, ils usent de périphrases telles que « celle-ci », « une autre », « une chose qu’on raconte », « on dit que ».
Le tour de parole
Chaque conteur se prenant au jeu et reprenant la parole, l’un après l’autre, c’est l’atmosphère des veillées qui s’est trouvée en quelque sorte restaurée lors de ces deux soirées. A Nendaz, ces veillées se sont tenues jusque dans les années 1960 et nous avons obtenu un témoignage informel à leur propos à travers les yeux d’un petit garçon de l’époque, JPF. En effet, celui-ci se souvient des réunions des adultes dans la pièce principale alors que les enfants étaient censés dormir dans la chambre à côté mais ils écoutaient derrière la porte les histoires de revenants qui semblaient filtrer sous le rais de lumière.
Dans son reportage de 1982, le journaliste Philippe Grand a rencontré quelque 150 personnes qui se souvenaient de même des contes qu’on leur racontait enfants lors des veillées, mais aussi lors des longues marches en famille, quand on montait au mayen [22] au printemps ou descendait à la vigne l’automne. Les personnes interrogées et filmées par le journaliste n’avaient pas de public à disposition, juste un caméraman. Certaines ont donc invité quelques voisins pour l’occasion, « ils ont manifesté le besoin de se donner un auditoire plus naturel. Ils ont invité des amis et c’est autour d’un verre qu’ils ont raconté des histoires, à tour de rôle comme cela se passe à une table de bistrot, une histoire en amenant une autre » (Détraz et Grand, 1982 : 33). En ce qui nous concerne, le public des patoisants de l’amicale et des étudiants a fait son office, puisque les tours de parole se sont enchaînés, chaque conteur voulant poursuivre ce que l’autre avait commencé, en donnant des détails ou en racontant une histoire avec le même personnage central.
Les locuteurs se sont pris au jeu, semblant oublier le micro et les caméras et ont re-créé ainsi les veillées auxquelles ils participaient enfants, dans leur langue maternelle.
- JPF : Si kou arit y a pa mì dë grôch… Gab… Gabi ê j ònna ànkò... [cette fois je m’arrête, il n’y a plus d’histoires… Gab… Gaby en a une encore].
JPF regarde l’assemblée, puis se lève et laisse la place à son cousin.
_ - GF : unë doènt… una kurt… [une petite, une courte…]. GF s’assied à la place de JPF.
- FD : ankë se l é ònts [même si elle est longue]. L’enquêteuse, FD, lui répond qu’il peut aussi en faire une longue.
- GF : na doènta… na na pa tro ondze [une petite… non non pas trop longue].
GF raconte son histoire, se lève.
- Une voix dit en français : « Y a Paul [PB] qui aimerait en raconter encore une » et Paul [PB] dit « Mais non ils sont fatigués » et toute l’assemblée en cœur : « Non pas du tout au contraire ! »_ Alors PB s’installe à la table et commence :
- PB : Gabi a parlà dë Yo Djo… ma dë Yo Djo é kouniu Yo Djo e n i ta d chouinì dë Yo Djo j vo pa tro ènsista… [Gaby a parlé de Yo Djo… de Yo Djo moi j’ai connu Yo Djo et j’ai un tas de souvenirs de Yo Djo je vais pas trop insister…]
L’atmosphère chaleureuse créée pendant l’enquête a certainement favorisé ces tours de parole tout comme les contacts entre chaque conteur et les gens présents. Nous avons relevé l’importance d’un public interactif comprenant le patois, riant ou hochant la tête.
L’histoire de la poule qui ne faisait plus d’œufs en est un bel exemple. La conteuse narre que sa mère voulut un jour tuer la vieille poule, mais elle, petite fille, prétendit que celle-ci avait fait un œuf et en mit un du jour précédent dans le nid de la poule. La mère l’attrapa car elle avait inscrit la date de ponte sur l’œuf. Le public rit avec la conteuse et ML rajoute ainsi des détails sur la façon de garder les œufs au frais et de tuer les poules âgées pour en faire du bouillon. Le public continue de rire avec elle.
Passage d’un monde à l’autre : disparition du patois et des légendes, une histoire liée
Notre corpus permet de documenter également les changements linguistiques et culturels intervenus au cours du XXe siècle dans la communauté nendarde. En Valais, le répertoire des contes était fortement marqué par les règles de la religion catholique et de la communauté agro-pastorale qui menaçaient des pires châtiments celui qui les transgressait (ne pas observer le repos du dimanche, ne pas aller à la messe, danser pendant le Carême, monter au mayen hors saison…), ce qui entretenait un sentiment de peur dont le souvenir demeure très vif chez les personnes que nous avons interviewées.
AMC raconte que « kàn òn-n ir méynâ òn-n aouijé brâmén parlà di rëvënaàn di fàn-ntôm e po pouètt ë totàn pouir totàn pouir… ma yë vajë kònnt kek chuj ki é véku… i mam a më… » [Quand nous étions des enfants, on entendait beaucoup parler des revenants, des fantômes et puis on avait tout le temps peur tout le temps peur. Mais maintenant je vais vous raconter quelque chose que j’ai vécu… (elle fait un geste vers elle-même) ma maman à moi]
Elle raconte alors l’histoire de sa mère, la grand-mère de YF, qui a fini sa vie chez sa fille à 90 ans. La nièce de AMC a eu un pressentiment au moment de sa mort, bien qu’elle soit loin de la maison : elle l’a entendu sonner en bas de chez elle pour dire qu’elle partait. « C’est tellement surprenant qu’on est obligés de se dire : rien ne s’arrête ».
JPF rajoute aussi (en français) : « Voilà. Ok. Les histoires de morts. Quand on était gamins un moment donné on n’osait plus garder les pieds sous la table parce qu’il y avait des morts partout ».
La perte d’une pratique quotidienne de la langue vernaculaire et des “valeurs” que celle-ci véhiculait (le poids de la religion catholique, le respect des personnes âgées, la peur de la mort, la structure stricte de la société), ainsi qu’une certaine dépréciation de cette réalité linguistique et culturelle peuvent avoir influencé le répertoire des histoires racontées dans cette langue, dont le recul des contes traitant de phénomènes “surnaturels” ou “merveilleux” au profit des contes de “mensonge”. Il en va de même d’autres facteurs selon nos témoins, telle la disparition des veillées avec la fin de la montée aux mayens, la construction de routes goudronnées, et surtout l’apparition de la télévision (années 1960 pour Nendaz).
Aussi la langue vernaculaire s’en est-elle ressentie, et celle que nous avons entendue n’est plus celle que Rose-Claire Schüle a recueillie lors de ses enquêtes à Nendaz dans les années 1950. Cette ethnolinguiste nous accompagne aujourd’hui dans notre travail et nous fait part du sentiment de perte qu’elle ressent, se plaignant de ne pas retrouver dans notre collecte les contes « authentiques » en « vrai » patois de Nendaz. De plus, elle a connu ces personnages devenus mythiques, ainsi que nos conteurs du jour qu’elle a vu grandir, et pour elle les histoires contées aujourd’hui ne sont pas dignes d’un intérêt patrimonial.
Conclusion
Grâce à notre enquête, nous avons pu témoigner du passage de l’ancien répertoire (les contes dits merveilleux) à un inventaire plus “actualisé”, c’est-à-dire plus ancré dans le “réel”. Bien que les contes dits de mensonge aient existé depuis le Moyen Age, ils apparaissent peu dans les enquêtes publiées jusqu’ici, sans doute parce que lors des premières collectes de contes, les folkloristes mettaient l’accent sur des récits portant sur des phénomènes “extraordinaires” au détriment de ceux qui renvoyaient à la réalité quotidienne et qui leur apparaissaient de ce fait non pertinents. Avec le dispositif d’enquête mis en place lors de ces deux soirées, nous avons pu récolter un genre de récits inédits, au sens que ces récits n’ont pas été publiés en Suisse romande, tels ces grôch à Nendaz, et mettre en lumière la transformation du répertoire “traditionnel” des conteurs d’un soir. Ce que nous avons cherché à comprendre, c’est ce besoin d’ancrage (dans la réalité du lieu), cette implication personnelle du conteur (« moi aussi j’allais chez Yo Djo, je m’en souviens — il n’y avait pas encore les touristes, on descendait à pied acheter les disques — je les ai bien connus, ils ont raconté ça à mon père ») qui se traduisent dans une mise en scène de soi-même ou de quelqu’un de la famille. Se remémorer des souvenirs d’enfance avec Yo Djo, situer son chalet dans le village, etc. permet au locuteur et au public nendard de revivre le passé avec une nostalgie accentuée par la perte de la transmission de sa langue maternelle (liée également à une communauté restreinte), le patois.