Récits de Douarnenez. Un itinéraire de recherche

Résumé

Cet article retrace l’itinéraire d’une recherche menée à Douarnenez, ville portuaire située dans le Finistère, auprès de deux conteurs amateurs. Trois processus d’élaboration méthodologiques ont permis d’envisager des situations de contage en contexte : la réalisation d’un documentaire, la passation d’entretiens et la mise en place d’un événement culturel. Autant d’expériences qui montrent que questionnement sur la méthode et questionnement autour de l’objet de recherche peuvent être envisagés de concert, comme les deux faces d’un même problème.

Abstract

Stories of Douarnenez. Itinerary of a research project.
This article relates the itinerary of a research project conducted in Douarnenez, a port city located in Brittany (France), with two non-professional storytellers. Three methodological developments allowed us to resituate this storytelling in its context : the making of a documentary film, the interviews and the organization of a cultural event within the confines of a museum. These experiences demonstrate that the methodology and the substantive questions of any given research project can profitably be considered together as two sides of the same problem.

Sommaire

Table des matières

Introduction

Jean Pencalet et Patrice Goyat sont connus dans la ville de Douarnenez pour leurs talents de conteurs bien qu’ils ne pratiquent pas cette activité en tant que professionnels. Un peu à la manière du folkloriste breton Pierre Jakez-Hélias qui a dépeint la vie quotidienne du village de Pouldreuzic (situé à une quinzaine de kilomètres de Douarnenez), leur démarche se trouve à la croisée du travail de l’ethnographe, de l’art du conteur et du regard de simples « témoins » (Hélias, 1975 : 635). Ils tendent toujours l’oreille dans les cafés ou au détour des ruelles pour retenir les “façons de dire” ou anecdotes qui font la saveur des conversations quotidiennes et, comme de nombreux artistes de la parole, ils ne cessent de s’interroger sur leur propre pratique. Ce sont, en outre, des “personnages” du documentaire Les Bateaux meurent aussi (Drouet et Mulot, 2009), film qui constitue en quelque sorte la première étape de l’enquête ethnographique qui sera retracée ici. Leur démarche s’apparentant parfois tellement à celle d’un chercheur, il semblait incontournable de s’interroger sur la posture qu’un anthropologue pouvait tenir auprès d’eux. En adoptant cette approche réflexive qui caractérise un grand nombre de travaux en anthropologie, les méthodes d’enquête sont également mises au centre de la réflexion. Comment, en s’intéressant à la pratique des conteurs, trouver des approches méthodologiques adéquates ? Comment constituer des méthodes “sur-mesure” qui s’adaptent tout autant à l’objet et aux interlocuteurs de la recherche ?

L’enjeu de cet article s’inscrit également dans la continuité de réflexions portées par les spécialistes de la littérature orale. Parmi les chercheurs qui se sont penchés sur le « renouveau du conte » à la fin des années 80 (Calame-Griaule, 1999), certains ont proposé de centrer leurs travaux non plus sur l’énoncé (le “texte” du conte) mais sur l’énonciation (la situation de contage). Ils ont donc pris en compte dans leurs études le contexte dans lequel le conte était narré tout en cherchant des pistes théoriques et des méthodes pour l’appréhender. Les problèmes posés alors sont encore susceptibles d’être interrogés : comment situer le contage dans l’ensemble des pratiques socio-culturelles d’un groupe social ? Comment témoigner des allers-retours qui se tissent entre le conteur et son environnement social et culturel ?

Nous reviendrons ici sur trois processus d’élaboration méthodologiques qui ont permis d’envisager des situations de contage en contexte douarneniste : la réalisation d’un documentaire, la passation d’entretiens et la mise en place d’un événement culturel. Autant d’expériences qui montrent que questionnement sur la méthode et questionnement autour de l’objet de recherche peuvent être envisagés de concert, comme les deux faces d’un même problème. Dans cette optique, il convient également de replonger le lecteur dans les “brouillons” et les méandres de la recherche, au plus proche des notes de terrain. Dans les lignes qui suivent, le chercheur se retrouve ainsi situé en tant qu’auteur, s’exprimant à “la première personne du singulier” (ou du pluriel quand la recherche a été menée collectivement).

Un documentaire qui ouvre la porte du terrain.

En 2009, tout juste titulaires d’un diplôme de Master en anthropologie, Mathilde Mulot et moi-même décidons de nous faire la main autour des techniques de réalisation documentaire en nous intéressant aux travailleurs de la mer dans deux ports finistériens, Brest et Douarnenez. Notre manière d’envisager les lieux de tournage et les rapports avec ceux que nous rencontrons relève de la démarche ethnographique. C’est pourquoi nous considérons, lors des phases de repérages, qu’il s’agit d’une toute première entrée dans un terrain de recherche. L’objectif, à cette époque, n’est pourtant pas d’entamer une “vraie” recherche mais plutôt d’effectuer un exercice de réalisation filmique. Pour ce faire, nous tenons à respecter à la fois les codes de la discipline anthropologique et ceux du milieu cinématographique.

L’écriture du film : Les Bateaux meurent aussi

La première phase du travail de réalisation est l’écriture d’une « note d’intention ». Cet exercice, recommandé par tous les manuels destinés aux “apprentis-réalisateurs”, est également un passage obligé pour présenter une ébauche à des structures d’aide aux projets audiovisuels. Dans la note d’intention, il s’agit de définir une approche, mais aussi de proposer un séquencier et un synopsis du film. Méthodologies scientifique et cinématographique se ressemblent en partie à ce niveau. Plusieurs théoriciens du cinéma rappellent en effet qu’un film, tout comme un écrit ethnologique, est toujours le fruit d’un dispositif, c’est un regard construit sur un vécu (Comolli, 2004 ; Niney, 2002 ; Piault, 2000). Mais le résultat, in fine, sera décevant, sûrement du fait de notre inexpérience en la matière : nous ne ferons pas assez ressortir le propos donnant sa pertinence au film. Nous mesurerons alors à quel point problématisation en images et en sons n’est pas synonyme de problématisation théorique. Le documentaire que nous réaliserons ne présentera pas les résultats d’une enquête, il témoignera plutôt du chemin qui aboutit à celle-ci (le trajet relatif à la construction de l’objet d’étude). L’expérience a néanmoins beaucoup d’intérêt car le film nous “ouvre la porte du terrain”, c’est un bon “embrayeur de relations”.

Entre janvier et juin 2009, la note d’intention fait l’objet de cinq réécritures. Les différentes versions sont les premières traces de l’évolution de notre réflexion. Ces écrits sont en quelque sorte des “carnets de terrain”. En effet, y sont consignées les impressions relatives à nos différentes rencontres avec les travailleurs de la mer de Brest et Douarnenez. En outre, nous faisons l’effort, à chaque étape du travail de repérage, d’imaginer le résultat final que nous pourrons avoir à l’image. Cela est particulièrement visible dans les modifications apportées au synopsis.

Note d’intention n° 1 / Extrait du synopsis :
Le film commence par une petite lueur floue [...]. Une musique intrigante et lancinante nous accompagne au travers d’un cimetière à bateaux [...]. Une voix chaude prend progressivement la place de la musique. Elle nous raconte une histoire qui se passe à Douarnenez [...]. L’histoire se poursuit et nous voyons les mains du conteur, achevant son récit. Nous découvrons ensuite son visage.

Notes d’intention n°5 / Extrait du synopsis :
Le film commence par une petite lueur floue [...]. Une musique intrigante et lancinante nous accompagne au travers d’un cimetière à bateaux [...]. Puis nous arrivons devant un entrepôt dans lequel des ouvriers bénévoles construisent un langoustier. Tout en s’affairant à des travaux manuels d’une grande complexité, ils nous racontent l’histoire de ce projet un peu fou. Quand ce langoustier naviguera, il les embarquera peut-être sur l’île Irlandaise qui porte le nom du bateau, l’île Skellig.



L’idée transcrite dans le premier synopsis ne nous vient pas du terrain mais du travail de documentation. Suite au visionnage d’un film d’Agnès Varda, Daguerréotype (1975), et d’un film de Jean Epstein, Finis terrae (1929), nous envisageons de dépeindre l’environnement maritime de Douarnenez et de Brest en établissant un lien entre imaginaire et quotidien. Pour la partie du film qui concerne la ville de Douarnenez, nous souhaitons articuler la narration filmique autour de la légende de la Cité d’Ys [1]. Mais la légende ne semble pas avoir l’écho que nous espérions sur le terrain. Elle n’est pas un récit phare dans le répertoire des conteurs douarnenistes (qui la connaissent malgré tout sur le bout des doigts) et retracer le travail des pêcheurs ou charpentiers de marine à travers elle nous paraît inadéquat.
Progressivement, un autre dispositif filmique et une véritable question de départ se dégagent. Il s’agit toujours de filmer des travailleurs de la mer mais en nous intéressant plus particulièrement à leurs témoignages, comme l’indique la dernière mouture du synopsis. Nous décidons d’adopter un dispositif qui permet de collecter des récits, anecdotes, ou tout autre procédé de mise en fiction d’un vécu ou d’un quotidien. Plutôt que d’imposer à nos interlocuteurs de s’entretenir avec nous autour d’un récit légendaire choisi par nos soins (la Cité d’Ys), nous préférons nous pencher sur les récits qui émergent de leurs propres paroles. Nous interrogerons donc les rapports vécus et imaginés des travailleurs de la mer à leur métier et à leur environnement de vie. En compagnie d’une cadreuse et d’un technicien son, nous cherchons à traduire ces questionnements en choix techniques. Les premiers repérages nous ont appris qu’une anecdote ne se collecte pas lors d’une première rencontre mais aussi qu’il était plus aisé de filmer nos interlocuteurs en dehors du temps de travail si l’on souhaite qu’ils “mettent leur vie en récit”. Pour délier les langues et documenter des métiers, deux types de procédés sont retenus : des entretiens menés en dehors du temps de travail et des discussions moins formelles avec les travailleurs en activité. Nous conservons également notre idée de départ : faire un film qui montre les espaces portuaires et la manière dont ceux-ci sont travaillés par l’imaginaire de ses occupants.

Les qualités heuristiques du tournage et du montage

C’est lors du tournage, qui dure trois semaines, que nous comprenons plus finement les ressorts de ce terrain de recherche. Chemin faisant, les paroles des uns semblent faire écho aux paroles des autres : tous se disent fortement attachés à leurs métiers et s’inquiètent de la disparition de leurs savoir-faire. C’est un sujet très sensible à Douarnenez où nous rencontrons un pêcheur et une équipe d’ouvriers de chantier naval qui œuvrent pour que certaines “façons de faire” ne se réduisent pas, comme une peau de chagrin, à un maigre souvenir. Les sentiments d’appartenance de ces personnes vis-à-vis de leur ville transparaissent dans leurs paroles. Douarnenez est présenté, sur place ou dans les villages alentours, comme une localité « hors du commun ». L’univers maritime est omniprésent : toutes les activités de nos interlocuteurs s’articulent autour de lui. Dans les discours, ce sont les bateaux, autrement dit les instruments de travail de ceux que nous rencontrons, qui sont prétextes à évoquer la mer mais également la disparition de certains savoirs et connaissances. Il faut préciser que le port de pêche de Douarnenez, dont l’activité était très importante, connaît un net déclin depuis la fin des années 60. Les marins interrogés pour le documentaire ont tous été témoins et parfois victimes de cette baisse sévère d’activité. L’évocation de l’espace maritime et des métiers qui l’entourent les renvoie inévitablement à ces événements. Pourtant, loin d’être désespérés, ces derniers se plaisent à raconter leurs souvenirs ou à rêver de nouvelles expériences qui rendent hommage à un passé récent. Les Douarnenistes semblent faire face à ce que Michel Rautenberg appelle une « rupture patrimoniale » (Rautenberg, 2003) : ils sont plongés dans un « travail de deuil ». Deux conteurs amateurs rencontrés lors des repérages, Jean Pencalet et Patrice Goyat, sont particulièrement présents à nos côtés. Ils connaissent presque tous nos interlocuteurs et nous permettent de faire le lien entre eux. Comme ils sont “experts” en matière de mise en récit, nous décidons de leur attribuer un rôle important dans le film, à l’image de la place qu’ils occupent sur le terrain. Ainsi, le tournage nous permet d’avancer de quelques pas vers la compréhension de ce terrain de recherche. Le montage ne fera que prolonger le chemin parcouru en mettant à l’épreuve la cohérence et les liens entre les divers éléments enregistrés auparavant.

Le choix d’un titre pour le documentaire nous pose de sérieux problèmes. Après trois mois de remue-méninges et de manipulation des rushes, il nous paraît judicieux, bien qu’un peu maladroit, de l’intituler : Les Bateaux meurent aussi. Nous faisons ici référence (sans toutefois prétendre l’égaler) au film d’Alain Resnais et Chris Marker sur le Musée de l’Homme (1953) dans lequel les deux cinéastes dénoncent ouvertement la violence des pillages coloniaux. Le traitement réservé à ce qui est alors nommé « l’art nègre » relève selon eux d’une « botanique de la mort » : les objets artistiques, coupés de leur contexte, déracinés, ont perdu force symbolique et vitalité. Les témoignages des habitants de cette ville ne renvoient pas à un pillage mais à la désertion de l’espace maritime. C’est la vitalité de certaines pratiques qu’il s’agit pour eux d’entretenir afin d’éviter que les bateaux ne finissent, comme les statues de Resnais et Marker, dans quelques mausolées.


Une parole qui résiste à la projection

Début 2010, la diffusion du documentaire dans l’enceinte du chantier de construction navale du langoustier Skellig et sur une chaîne de télévision locale (Tébéo) nous permet de mettre notre regard à l’épreuve du terrain [2]. Si le film est globalement bien reçu par ceux que nous avons filmés, presque un an après le tournage, il fait malgré tout l’objet de quelques critiques qui nous sont adressées avec beaucoup de pudeur et de respect. Douarnenez y est dépeint, d’après plusieurs de ses habitants, d’une manière un peu trop morbide. L’effet du titre, que nous avions eu tant de mal à trouver, n’arrange rien à l’affaire. N’ayant saisi qu’à la fin du tournage à quel point nos interlocuteurs tiennent à valoriser les aspects vivants de l’activité portuaire, nous nous apercevons que nous n’avons pas réussi à le mettre suffisamment en valeur à l’image.

Par ailleurs, les spectateurs qui découvrent le film à l’occasion de diffusions à Lyon ou à Brest se montrent surpris par la séquence tournée avec les conteurs. Ils nous demandent qui sont ces deux personnages, habillés à l’identique. Lors du tournage, Jean Pencalet et Patrice Goyat s’étaient vêtus de leurs costumes de scène (deux pantalons de marins et deux chemises de couleurs similaires) et nous avaient entraînés, en compagnie d’un petit public, dans une « balade contée ». Il nous semblait alors que la parole conteuse pouvait être traitée cinématographiquement de la même manière que d’autres types de paroles. Au montage, nous avons donc inséré la séquence en plein cœur du film sans prendre de précautions particulières pour “prévenir” le spectateur que ces deux protagonistes se mettaient volontairement et littéralement en scène. Ce sont les changements de registres (du témoignage filmé à la mise en scène filmée, du sérieux au second degré) qui surprennent les spectateurs.


À deux reprises, lors des projections du film, les conteurs racontent des histoires, in vivo, pour introduire la séance. Leur présence s’accorde parfaitement à la soirée et permet même une meilleure réception du film. Pourquoi n’avons-nous pas su transcrire cinématographiquement cette parole alors qu’elle introduit si bien les projections ? Ces expériences de diffusion permettent de faire l’hypothèse que le contage occupe une place singulière par rapport aux autres types de paroles, et ce, peut-être en raison des particularités du contexte socio-culturel douarneniste. Mon objet de thèse étant la pratique du contage, cela m’offre une piste pour prolonger la recherche sur ce terrain.

Des entretiens qui établissent un partenariat

En 2010, m’engageant dans la deuxième année de mon doctorat, je poursuis seule l’enquête. S’entame alors une période durant laquelle je me rends sur le terrain pour y mener des entretiens et garder le contact avec Jean Pencalet, Patrice Goyat et d’autres personnes rencontrées à Douarnenez.

Retour à Douarnenez

Je prends connaissance des grandes lignes du travail des deux conteurs. Jean Pencalet est un instituteur à la retraite, il a commencé à conter devant des enfants en classe. Patrice Goyat, directeur d’une maison de retraite, est passé du théâtre au conte. C’est leur rencontre qui les incitera à se constituer un répertoire et à monter sur scène. La ville de Douarnenez m’apparaît aussi progressivement de plus en plus familière [3]. En leur compagnie, il est impossible de traverser une rue du centre-ville sans s’arrêter au moins une fois pour saluer un passant. Les balades sont émaillées d’une kyrielle de conversations. Rapidement, il est aisé de comprendre que c’est dans ce type d’échanges qu’est puisée la “matière” de leurs contes. Un conte de Patrice est par exemple introduit par cet échange en douarneniste (fruit d’un croisement linguistique entre français et breton) :

« - Han, c’est vous que c’est, qui êtes à vous agiter par là ?

- Voui, comme de juste, je suis à essayer de trouver Titine, ma marchande de beurre, et comme elle n’était pas trop dans son assiette la semaine dernière, méchance qu’elle n’a pas été hospitalisée avec son cœur dans la nuit » (Goyat, 1999 : 17).



Par ailleurs, s’ils se disent amateurs, je m’aperçois qu’ils ont assez fréquemment l’occasion de se produire en spectacle et qu’ils font très souvent salle comble, surtout à Douarnenez. Parfois, quand la structure d’accueil fait des recettes, ils sont rémunérés. Ces revenus leurs servent uniquement en réinvestissement pour pouvoir publier, ou communiquer sur d’autres spectacles. Ayant beaucoup de succès, ils racontent le plus souvent parce qu’il leur en a été fait la demande [4] : des écoles, bibliothèques ou autres structures font régulièrement appel à eux. Inséparables, ils évitent d’apparaître sur scène l’un sans l’autre. Quand il s’agit de publier, l’un des deux noms est parfois isolé sur la première de couverture, mais le compère manquant est souvent cité dans les autres pages. Presque tous leurs livres appartiennent à la collection « Nouvelles histoires douarnenistes », ils sont édités à compte d’auteur et disponibles dans les librairies de la ville et des villes alentours (sur l’île de Sein, à Quimper,...). Le choix de cette appellation pour la collection traduit leur volonté d’insister sur la contemporanéité de leurs contes et sur la « langue » employée pour les écrire ou les dire : le douarneniste. Jean me donne à lire la postface d’un de ses ouvrages (1998 : 137-141) qui me permet de saisir l’importance, pour le conteur, de valoriser cette langue [5] à travers sa pratique. Voilà en effet comment Jean-Michel Le Boulanger, spécialiste de l’histoire de Douarnenez et professeur de géographie à l’Université Bretagne Sud, décrit, à la fin du livre, la démarche du conteur :

« Les histoires de Jean Pencalet nous montrent ces vies qui se mêlent, avec leurs travers, petitesse et grandeur. Mots de tous les jours et mots du dimanche, mots de la moquerie et mots d’orgueil, ils nous viennent en sarabande joyeuse, volés, ici et là, par un auteur qui se nourrit des échos de la rue, du marché ou du café, avant de tremper sa plume dans l’encre du sourire. Et c’est là, justement, le mérite principal de Jean Pen [abréviation fréquemment utilisée], qui sait pratiquer l’humilité et laisser libre cours au langage de Douarnenez » (Le Boulanger in Pencalet, 1998 : 138).



Geneviève Calame-Griaule rappelle dans ses écrits que l’étude de la littérature orale concerne tout autant les anthropologues que les linguistes (1982 ; 1990). Jean-Michel le Boulanger nous permet de découvrir ici que du côté des praticiens de cette littérature, la question des langues est également un sujet de préoccupation. Les contes sont pour Jean et Patrice de véritables outils pour défendre et faire exister le douarneniste, d’où l’importance pour eux de les présenter comme des histoires ancrées dans une localité. Mais ils m’ont aussi précisé que c’est au travers du conte qu’ils ont pu, à l’occasion de plusieurs voyages, faire de belles rencontres loin de Douarnenez. D’une localité à l’autre, leurs histoires et leur langue entrent en résonnance avec d’autres tout en s’enrichissant au passage. Pour définir la pratique de ces conteurs, les deux aspects de la « figure » du narrateur proposés par Walter Benjamin (1936 : 116-117) doivent être requis, ils sont à la fois proches du « navigateur-commerçant » et du « laboureur sédentaire ». S’ils revendiquent l’emploi d’un ancrage linguistique, celui-ci n’est pas synonyme d’enfermement. C’est probablement pour cette raison qu’ils font parfois référence au penseur de la créolisation, Edouard Glissant, en disant : « le douarneniste, c’est notre créole à nous ».

Pour dresser ce portrait de Patrice et Jean, il a été nécessaire d’ouvrir leurs livres, de les accompagner lorsqu’ils arpentent les rues de Douarnenez, de lister les structures locales qui font appel à eux. Je comprends alors à quel point leur contage est empreint de l’ambiance de la ville et soupçonne qu’il doit en retour y produire des effets.

La madeleine de Proust “à la mode douarneniste”

Un long entretien avec les deux conteurs me permet d’affiner ces premières observations mais aussi de comprendre les raisons de nos difficultés à intégrer leurs paroles dans le documentaire. À cette occasion, Jean et Patrice reviennent en premier lieu sur ce qui les pousse à raconter. Il s’agit pour eux d’opérer « deux types de transmission ». Tout d’abord, « une transmission de la langue », le douarneniste étant de moins en moins employé aujourd’hui, et ensuite « une transmission de modes de vies », parce qu’ils disparaissent, eux aussi. Jean donne l’exemple des rituels qui entouraient la mort et d’autres pratiques qui ne subsistent que dans les mémoires des uns et des autres. De telles transmissions peuvent, selon les deux conteurs, s’opérer au travers des contes parce qu’ils réveillent des souvenirs chez les auditeurs. Jean Pencalet compare cette expérience à la fameuse « madeleine de Proust » et ajoute : « Un jour, une femme dans le public a dit à son mari, en me voyant conter : « Regarde, c’est ta mère ! ». Il faut préciser que Jean et Patrice racontent souvent des histoires « de femmes », allant parfois jusqu’à se déguiser pour monter sur scène [6].

Cette anecdote nous renvoie au rapport particulier que peut entretenir la transmission orale d’un conte avec la mémoire des auditeurs. Les conteurs provoquent de véritables réminiscences parce qu’ils ont l’art de faire revivre, le temps du contage, une scène du quotidien. C’est probablement pour cette raison que notre documentaire, perçu par certains spectateurs comme une représentation un peu « morbide » de Douarnenez, avait été mieux reçu en leur présence. Les témoignages, tels que nous les avions filmés et présentés, mettaient l’accent sur ce qui avait disparu à Douarnenez. Les paroles de Patrice et Jean faisaient au contraire revivre au public, avant la projection, ce qui était encore présent dans les mémoires et dans les conversations. Paul Zumthor, historien, envisage la transmission orale sous l’angle de la performance (1983 ; 1987) [7]. Si l’on utilise sa terminologie, on peut dire que l’œuvre des conteurs est véritablement publiée, hic et nunc, lors du contage. Cette œuvre ne peut donc se référer au passé qu’au travers de procédés d’actualisation. Ainsi, la notion de transmission, évoquée lors de l’entretien, est peut-être l’un des mots-problèmes ou mots-charnières permettant d’analyser ce terrain de recherche. David Berliner (2010) montre qu’il s’agit aussi d’un terme qui traverse toute l’histoire de l’anthropologie. Tous les courants théoriques interrogent ce passage entre l’ici et l’ailleurs, entre le passé et le présent, mais une particularité reviendrait aux anthropologues qui s’y intéressent au travers de l’étude de l’oralité :

« Qu’il suffise aussi de penser aux textes cruciaux de Jack Goody (1977) et de Ruth Finnegan (1977), relatifs aux arts de la récitation (oral arts), qui montrent combien les processus de transmission ne fonctionnent jamais de façon identique, mais impliquent toujours une invention et une réappropriation de la part des orateurs » [8] (Berliner, 2010 : 8).



La parole de Patrice et Jean réveille les mémoires tout en mettant en scène des créations : leurs « Nouvelles histoires douarnenistes ». En outre, chaque spectacle est l’occasion de redire autrement le récit, en fonction des circonstances (les réactions du public, la configuration de l’espace de contage, la météo...). Pour assurer ce lien entre passé et présent, la “matière linguistique” utilisée par Patrice et Jean est celle du quotidien. Ils se basent sur leur expérience, leur vécu, pour nourrir leurs histoires. Accents, débit, attitude et gestuelle du locuteur sont autant de paramètres qui leur permettent de donner à leurs contes le goût (Calame-Griaule, 1982) et la saveur de Douarnenez [9]. Leurs fictions, ressemblant aux conversations que l’on peut entendre dans les rues, paraissent plausibles à l’écoute. C’est pourquoi les membres du public peuvent s’y projeter et parfois y retrouver des souvenirs. Le « continuum » qui existe entre le récit conversationnel et les formes littéraires orales (Kerbrat-Orecchioni, 2003) permet aux auditeurs d’établir un lien entre les fictions qu’ils entendent et les expériences qu’ils ont pu vivre par le passé. L’idée de rapprocher dans le film la parole conteuse des témoignages des travailleurs de la mer n’était pas inadéquate. L’erreur a probablement été de les traiter cinématographiquement de la même manière. Il aurait plutôt fallu faire apparaître que l’une des paroles (le conte) met en scène l’autre (les récits conversationnels).

Récit et mise en scène, questions de méthode

Les techniques utilisées lors de la seconde phase de l’enquête étaient plutôt “classiques” en matière d’ethnographie : observations, documentation et entretiens. Parmi celles-ci, l’entretien a présenté de grandes qualités heuristiques. En étant attentifs aux mots employés par Patrice et Jean pour présenter leur démarche, il a été possible de dégager deux notions (« transmission orale » et « performance ») qui semblent opérantes pour comprendre comment les conteurs mettent la ville en récit. Une autre question reste en suspens et fait l’objet de simples hypothèses : comment expliquer le succès de ces récits à Douarnenez ?

Un autre interlocuteur de recherche, rencontré lors du tournage du film et recontacté en 2010, m’avait signalé sa participation à un travail de collectage de récits de vie à Douarnenez. Gildas Drouilleau, professeur de musique, a réalisé deux disques audio avec l’ingénieur du son Pascal Rueff (Association Port-Rhu, 1998 ; 1999). Ces disques sont désignés par le titre générique : « Mémoire dite, mémoire entendue, mémoire vivante ». Le choix de ces adjectifs qualifiant la mémoire renvoie à la volonté des réalisateurs de mettre en évidence les liens entre le passé et le présent. Là aussi, comme pour les deux conteurs, les auditeurs douarnenistes étaient au rendez-vous et s’étaient montrés réceptifs. Cela n’est-il pas lié à la spécificité du “climat” régnant dans cette ville (une certaine nostalgie, dénuée de sentiment mortifère) ?

Il me semble évident, fin 2010, que la poursuite de la recherche doit relever d’une « anthropologie partagée » (au sens que Jean Rouch pouvait donner à ces termes). La proposition de partenariat ne viendra pourtant pas de moi mais de Gildas Drouilleau qui m’invite à initier un projet autour du patrimoine maritime à Douarnenez. En 2011, un nouveau dispositif, conçu collectivement, va prolonger et relancer les questionnements méthodologiques et théoriques qui ont déjà surgi.

Un événement culturel qui met à l’épreuve la recherche

Gildas Drouilleau me propose d’imaginer avec lui et les deux conteurs un événement culturel mettant en scène la « mémoire vivante » à Douarnenez. Il me dit sa volonté d’inciter les Douarnenistes à « prendre la parole » sur leur propre ville et décrit sa démarche comme une forme de « militance ». S’il connaît bien les deux conteurs, il n’a monté aucun projet avec eux jusqu’à présent. Le fait que je compare la démarche de l’un (Gildas) aux pratiques des autres (les conteurs) nous permet d’ébaucher ensemble cette aventure. Gildas me demande d’être la coordinatrice du projet, rôle que j’accepte d’assumer. Début 2011, nous créons l’association Opinion sur Rhu et décidons de soumettre nos premières idées au Port-Musée de Douarnenez [1990) retrace la (…)" id="nh2-10">10]. L’équipe du Musée reçoit notre projet avec enthousiasme et nous suggère d’organiser un événement lors des Journées du Patrimoine en septembre 2011. Le Musée nous invite également à établir un lien avec le parcours d’exposition temporaire Douarnenez, à l’aube de la Grande Guerre qui présente une collection de photographies prises au siècle dernier par un amateur talentueux, Georges Bertré. Le conservateur, Kelig-Yann Cotto, et la programmatrice culturelle, Françoise Youinou, nous laissent une grande latitude au niveau organisationnel tout en restant très attentifs à notre “manière” d’investir leurs espaces. Tenant compte de ces propositions, nous imaginons, de juin à septembre, une “énigme grandeur nature” intitulée Rumeur au Port-Rhu.

Contrairement aux expériences précédentes (notamment l’élaboration du film documentaire), la mise à l’épreuve des hypothèses se fera cette fois avec les interlocuteurs de recherche. Le fait qu’une institution muséale soit partie prenante du projet me permettra de prolonger et élargir les questionnements de recherche : quel rapport cette institution entretient-elle avec le passé de Douarnenez ? Comment y conçoit-on l’historiographie ? Cet événement me donnera également l’opportunité d’accompagner la création d’une balade contée.

Le conte sous la forme d’un parcours

Nous souhaitons embarquer des Douarnenistes dans une enquête policière qui met en scène le patrimoine maritime (en particulier les bateaux exposés au Port-Musée) et l’un des espaces portuaires de leur ville, le Port-Rhu. Les conteurs commencent alors par imaginer le fil rouge de l’enquête (une sorte de récit-cadre). Le premier élément de l’intrigue est un constat de disparition : Jules Glazen, le gardien du phare de l’île Tristan, n’est plus à son poste. Les futurs visiteurs devront ainsi découvrir où est passé le gardien et les raisons de son départ, chaque étape de l’histoire les invitant à formuler une hypothèse. Le fait de pouvoir suivre et accompagner les conteurs tout au long de la création de ce récit me permet de découvrir le procédé de fabrication de leurs histoires, j’accède en quelque sorte à leur atelier. Le récit en question met en scène Jules Glazen, un gardien de phare qui veille sur les pêcheurs de la baie. La deuxième hypothèse que le public devra formuler suite à la narration du conte est la suivante : le gardien aurait eu envie de « tout larguer », même les amarres, pour partir pêcher la langouste sur les côtes mauritaniennes. Voilà comment Patrice m’explique, au travers d’un mail, pourquoi cette hypothèse ne sera pas confirmée dans la suite de l’enquête policière :

« L’hypothèse ne tient pas la route : on est mauritanien [11] de père en fils. Le père du gardien n’avait qu’une petite chaloupe sardinière alors pas question de partir à la rose (langouste) ou à la verte (langouste aussi) ! »



On voit ici que pour Patrice et Jean, l’histoire de Jules Glazen doit avant tout être “douarnenistement” plausible. En coulisses, j’en apprends donc beaucoup sur les grandes étapes de l’histoire de la pêche à Douarnenez mais aussi sur la manière dont on raconte ou évoque celle-ci, dans les conversations de tous les jours. En imaginant les aventures de Jules Glazen, les conteurs composent finalement avec les “possibles culturels”, ils jouent avec les codes, les normes et les fameuses “façons de dire” douarnenistes. Les visiteurs que nous accueillerons pour mener l’enquête pourront ainsi accéder à une certaine intimité de la ville, à l’instar de la spécialiste du conte kabyle, Camille Lacoste-Dujardin, introduite « dans l’intimité d’une culture » (2003) par le biais de la littérature orale.

En parallèle, nous déterminons avec précision la forme que va prendre cette investigation ludique. En voici les grandes lignes : le parcours d’enquête commencera face à l’île Tristan (île située dans la baie de Douarnenez, en face du Port-Rhu) puis entraînera les visiteurs dans quatre autres lieux parmi lesquels se trouvent une salle et un bateau (visitable sur un bassin à flot, en plein air) faisant partie du Port-Musée. Jean et Patrice serviront de guide le long du parcours et dévoileront progressivement les étapes du récit de Jules Glazen. Dans chaque lieu, des indices seront fournis. Ces indices prendront la forme d’images photographiques et cinématographiques, de témoignages sonores mais aussi de récits (majoritairement des contes). Ainsi, d’autres contes auront le statut d’indice sur le parcours, ils apparaissent en tant que piste (ou fausse piste) d’enquête et sont de ce fait soumis au récit-cadre (l’histoire de Jules Glazen). Gildas et les conteurs, lors de nos discussions à ce sujet, se montrent très attachés au fait de proposer aux visiteurs un parcours reliant le passé, le présent et le futur de Douarnenez, mais aussi reliant la localité à d’autres horizons. L’équipe du Musée est engagée dans une démarche comparable, en témoigne par exemple certains intitulés de leurs expositions temporaires (Le pays d’entre les eaux sur le Bangladesh en 2010, Le voyage de F. Hennequin au Japon en 2012) ou encore le fait que les récits collectés en 1999 par Gildas aient été diffusés à l’époque par l’institution. Par ailleurs, la bonne fréquentation du Musée par les visiteurs locaux indique que cette manière de présenter, de raconter Douarnenez, interpelle aussi certains habitants de la ville. Pour répondre au désir de relier l’ici à l’ailleurs, je propose de faire appel à deux conteuses professionnelles que j’ai eu l’occasion de suivre dans mes travaux de recherche : Lila Khaled et Anne Deval. Elles acceptent l’invitation et proposent d’apporter leurs contes pour enrichir le parcours d’enquête. La réussite du projet est donc cette fois soumise à la capacité du récit-cadre, imaginé par les conteurs, à accueillir des paroles venant d’ailleurs. Ces contes sont en effet issus d’un univers culturel bien éloigné du port finistérien : Lila Khaled tient ses histoires de ses parents, originaires d’Algérie, et Anne Deval est passionnée de récits de piraterie. Pourtant, ils se glissent sans problème dans le cadre imposé par l’enquête et surgissent alors des rapprochements inédits entre les langues (arabe/français/douarneniste) et les « motifs » (Thompson, 1955-1958). Peut-être est-ce en partie dû aux propriétés du genre littéraire, particulièrement sujet au nomadisme et aux emprunts de toutes parts (Decourt et Raynaud, 1999 ; Decourt et Martin, 2003) ?

En créant ce parcours dans la ville, la pratique des deux conteurs douarnenistes a été littéralement mise à l’épreuve par la création de l’enquête. Grâce à cette expérience, il est possible de définir plus précisément les liens qui s’établissent entre leurs récits et le contexte douarneniste. En contant, Jean Pencalet et Patrice Goyat renvoient leurs auditeurs aux dimensions les plus intimes d’un “chez soi” tout en laissant suffisamment d’espace pour accueillir, dans cet environnement familier, d’autres univers.

En quête de mémoire

Pour la mise en place de l’enquête, nous mobilisons d’autres types d’indices d’ordre plus matériel. Nous utilisons certains espaces du Port-Musée comme des décors, et certains éléments composant la muséographie (notamment les photographies de Georges Bertré) comme pièces à conviction. Le 18 septembre 2011, le puzzle de l’enquête est découvert par 70 visiteurs, parmi lesquels se trouvent de nombreux Douarnenistes. Tous se mettent à la recherche du gardien de phare de l’île Tristan. Leur trajectoire dans le Musée se distingue du parcours habituel des visiteurs. Ces détectives d’un jour ne respectent pas les règles de circulation dans les espaces d’exposition car la logique qui ordonne leur cheminement n’est pas celle du parcours muséographique. Tout en se déplaçant, ils ne suivent pas, étape par étape, l’histoire de la pêche à Douarnenez, mais un tout autre type de récit. Deux logiques narratives se distinguent en effet ici. L’une relève de la compétence du Musée et consiste à raconter certains pans de l’histoire du port. L’autre relève de la compétence des conteurs et consiste à raconter une fiction aux allures réalistes. Or cette fiction ne respecte pas les règles de cohérence historique. Les contes de Jean et Patrice interrogent les Douarnenistes au sujet de leur passé mais avec un procédé bien différent de celui du Musée. S’ils réveillent parfois les mémoires, peut-on dire alors qu’ils s’intéressent à l’histoire ?

Maurice Halbwachs (1950) ou Pierre Nora (1984) opposent ces deux notions (mémoire et histoire) [12]. Sur le terrain, les deux démarches ne se distinguent pourtant pas si radicalement. Le conservateur du Musée a lancé plusieurs appels à témoin afin d’étoffer le parcours d’exposition temporaire Douarnenez, à l’aube de la Grande Guerre. Et c’est en suivant la même ligne de conduite qu’il s’est intéressé à notre projet d’énigme policière. L’équipe du Musée est donc soucieuse de faire appel aux mémoires des uns et des autres. De plus, les conteurs, en exerçant dans l’espace du Musée, n’ont pas eu de difficulté à articuler un récit autour d’un parcours relevant de l’historiographie. À Douarnenez, la transmission orale de contes a permis, le temps d’un événement, d’imaginer une écriture de l’histoire de la ville tout en faisant écho aux mémoires et au quotidien de ses habitants. Et si ces échanges ont pu s’opérer, n’est-ce pas dû au fait que les habitants de Douarnenez sont particulièrement réactifs quand on leur propose d’écrire eux-mêmes, à partir de leurs souvenirs, l’histoire de leur ville ?

Quand le public prend la parole

À l’issue de ce parcours, les visiteurs — métamorphosés en véritables détectives — ont livré leur “version des faits” dans un « sonomathon » (dispositif de prise de son en cabine) mis à leur disposition à cet effet. Une quarantaine de fichiers audio ont été collectés. Ce sont des témoignages précieux car ils nous informent de la réception du récit par le public, si difficile à appréhender dans une ethnographie de la performance orale. Les deux conteurs tenaient à soumettre cette « solution » à leur public : le gardien de phare de Douarnenez, un peu comme celui de Prévert, aimait trop les sardines, il a donc éteint les lumières pour que les marins ne puissent plus les pêcher. Certains des visiteurs ont apparemment pris la liberté de ne pas suivre la voie indiquée par Jean et Patrice en imaginant par exemple le gardien exilé à la Nouvelle-Orléans. D’autres ont souhaité ajouter une note morale à l’histoire. Apparemment, les conteurs ont suffisamment “ouvert” leur conte pour que d’autres puissent en livrer une toute autre version. La transmission orale a ici permis au public d’assumer la part d’invention et d’imagination qui régit la relation qu’ils entretiennent avec un passé, une communauté (Anderson, 1983) ou encore une tradition (Hobsbawm et Ranger, 1983).

Extraits sonomathon 1


Quatre extraits audio des témoignages livrés dans le sonomathon (anonymes).
Enregistrés le 18 septembre 2011 au Port-Musée de Douarnenez par l’association Opinion sur Rhu.

Dans d’autres fichiers audio, on entend le souci des “détectives” de conserver une cohérence sans faille avec les éléments du parcours. Les indices trouvés leur indiquaient que le gardien s’était débarrassé de tous ses vêtements, mais dans le récit des conteurs, aucun élément n’expliquait cette nudité. Ainsi, si les « horizons d’attente » (Jauss, 1972) de certains sont probablement déçus, d’autres comblent le manque, par exemple en cherchant à définir le lieu précis dans lequel Jules Glazen se serait réfugié. Toutes ces données, qu’il serait intéressant d’exploiter plus en détail, indiquent à quel point les contes peuvent être des éléments déclencheurs pour écrire, inventer ou réinventer une histoire. Peut-être d’ailleurs trouveront-ils leur place au sein du Port-Musée ?

Extraits sonomathon 2


Deux extraits audio des témoignages livrés dans le sonomathon (anonymes).
Enregistrés le 18 septembre 2011 au Port-Musée de Douarnenez par l’association Opinion sur Rhu.

Conclusion

Les trois dispositifs décrits dans cet article renvoient à différentes modalités de découverte concourant à appréhender le contage en contexte.

La réalisation du film a permis de se plonger dans l’ambiance de la ville de Douarnenez, en prêtant une grande attention aux paroles de ses habitants. Au montage est venue l’idée de présenter le contage comme une “parole parmi d’autres”, située dans la continuité d’autres témoignages oraux. Cette idée a été mise à l’épreuve lors des projections : des retours sur la recherche ont pu être accueillis dès le début de l’enquête ethnographique. Grâce à ceux-ci, nous avons compris à quel point il était important pour les Douarnenistes rencontrés de ré-actualiser certaines “façons de faire” et “façons de dire”. La réalisation du film a donc été une modalité d’entrée en contexte particulièrement féconde.

Le second dispositif, mobilisant des techniques d’enquête plus “classiques” comme les entretiens et les observations, a permis de s’approcher un peu plus près des deux conteurs. Leur pratique, telle qu’ils nous l’ont décrite, consistait à mettre en scène des conversations quotidiennes entendues dans les rues de Douarnenez. Nous nous sommes alors demandés si ce n’était pas la raison pour laquelle ces récits avaient du succès pour évoquer le passé de la ville.

Cette hypothèse a été testée et vérifiée avec le troisième dispositif : l’événement Rumeur au Port-Rhu. La recherche a alors pris des tournures plus expérimentales grâce à la mise en place d’une collaboration avec les interlocuteurs de terrain. L’observation du procédé de fabrication d’une balade contée a permis de mieux comprendre comment les conteurs “racontaient la ville” et comment leur manière de raconter pouvait dialoguer avec celle du Port-Musée. Outre l’institution muséale, ce sont aussi les habitants de la ville qui ont pris part à la mise en récit. Nous avons de ce fait pu constater que le contage dans ce contexte pouvait répondre à un désir de “prise de parole” au sujet d’un passé encore très présent dans les mémoires.

En présentant cette recherche, c’est encore d’un autre récit dont nous avons fait part : celui que le chercheur peut faire de son itinéraire sur un terrain. Ce travail met ainsi en avant les relations étroites, l’indissociabilité, entre le positionnement du chercheur, les questionnements théoriques qu’il formule, et les méthodes qu’il élabore.

add_to_photos Notes

[1Cette légende issue de la tradition orale relate les aventures du roi Gradlon et de sa fille. Elle s’achève sur l’engloutissement d’une ville, la cité d’Ys. D’après de nombreuses versions, notamment celles recueillies par Anatole le Braz (1893), les ruines de la ville se situeraient dans la baie de Douarnenez.

[2Il s’agit de la quatrième projection de ce film, mais c’est la première fois qu’il est montré à Douarnenez.

[3Si je n’étais pas familière de tous les recoins de la ville, je la connaissais néanmoins depuis fort longtemps, étant originaire d’une commune située à quelques kilomètres de là, en pays bigouden.

[4Il faut préciser qu’une telle situation dans laquelle le public est demandeur est plutôt rare dans le milieu du conte amateur en France.

[5Les linguistes parleraient plutôt de « français régional » pour qualifier le douarneniste, je respecte ici la “façon de dire” des conteurs.

[6Cela s’explique par une particularité propre aux villes portuaires. Avant que ne s’entame le déclin des activités de pêche à Douarnenez, la majorité des hommes s’absentaient durant de longues périodes pour partir en mer, les contes locaux sont donc bien souvent des histoires portées par les femmes.

[7D’autres chercheurs se sont aussi intéressés à cette notion parce qu’elle replace au cœur de l’ethnographie la question de l’énonciation. On peut citer, parmi les travaux américains, Richard Bauman et Joel Sherzer (1974).

[8Les travaux de Nicole Belmont (1999) et de Walter Ong (1982) pourraient également être cités ici.

[9Toujours dans le cadre de ce travail de thèse, mais loin de Douarnenez, j’ai étudié la gestuelle de deux conteuses bilingues en compagnie du photographe David Desaleux (Drouet, à paraître). Cette autre investigation a permis de cerner l’importance de l’implication physique du conteur dans le cadre d’une performance orale.

[10Un article d’Isabelle Longuet (1990) retrace la naissance de ce Musée dont le parcours muséographique fait la part belle à de véritables “monuments patrimoniaux” : des bateaux.

[11Le terme « mauritanien » désigne ici les pêcheurs s’en allant pêcher la langouste au large des côtes mauritaniennes.

[12Nora les définit ainsi : « La mémoire s’enracine dans le concret, dans l’espace, le geste, l’image et l’objet. L’histoire ne s’attache qu’aux continuités temporelles, aux évolutions et aux rapports des choses » (1984 : XIX).

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Pour citer cet article :

Jeanne Drouet, 2013. « Récits de Douarnenez. Un itinéraire de recherche ». ethnographiques.org, Numéro 26 - juillet 2013
Sur les chemins du conte [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2013/Drouet - consulté le 24.04.2024)
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