On conçoit qu’un animal, dans un milieu complexe et accidenté, aurait peu de chance de survivre s’il ne pouvait se livrer qu’à des mouvements stéréotypés, même plus ou moins corrigés par des stimuli orientateurs. Bien plus importantes sont les réponses improvisées directement sur le stimulus (…) agissant comme une sorte d’irritant, non comme un signal » (Ruyer, 1958 : 147).
Amorces
Il existe aujourd’hui en Amérique du Nord des dizaines de milliers d’organismes vivants qui, bien que réputés « sauvages », évoluent désormais dans des environnements hautement artificialisés. Après la drogue et les armes, certains observateurs parlent du troisième marché noir mondial (Green, 1999 ; Laufer, 2010 ; Liebman, 2004). D’une importance considérable pour l’évolution individuelle et collective des organismes ainsi trafiqués (baptisés Exotic Pets ou « Nouveaux Animaux de Compagnie »), un tel commerce s’avère tout aussi déterminant pour la vie des sociétés impliquées le long de ces échanges (Herzog, 2010). Au cœur de cette économie animale souterraine circulent donc des sommes d’argent considérables, mais aussi une multitude d’existences en perpétuel devenir. Plus tout à fait sauvages, ni pour autant véritablement domestiqués, ces organismes peuplent aujourd’hui d’étranges territoires zoologiques et hantent un espace problématique de nos savoirs naturalistes traditionnels (Webber, 2010). Héritières refoulées d’une filiation taxonomique débordée, ces existences génèrent et entretiennent ainsi d’importants réseaux de contrebande internationaux, en même temps qu’elles engendrent un bestiaire inédit.
En effet, qu’observe-t-on lorsque se transforment de manière radicale les ressorts habituels de la vie animale (i.e. territoire, prédation, nutrition, reproduction) ? Que se passe-t-il lorsque des organismes vivants se voient contraints d’explorer les ressorts d’une plasticité vitale que l’on comprend adaptative, mais que l’on (re)découvre, du moins dans le cas des jungles de garage, tout aussi créative ? Car, loin d’obéir à de simples réactions stéréotypées qui répondraient à des stimuli extérieurs isolables, l’existence remaniée de ces nombreux organismes « déplacés » implique en réalité (comme le rappelle notre épigraphe) d’authentiques réponses improvisées, et ce, directement sur ces mêmes stimuli. Ce sont précisément de ces « improvisations » vitales que discute notre article.
L’histoire de la domestication animale nous rappelle constamment l’importance de ces improvisations et le potentiel créatif rendu manifeste par toute entreprise de sélection artificielle (Clutton-Brock, 2012). Pour « passer » du loup au chien, il aura fallu nombre d’événements, contingents et nécessaires, ainsi que des responsabilités et des mystères. Mais ce dont on peut être certain, c’est qu’il existe, au cœur de toute entreprise domestique, un potentiel de transformation inhérent à la vie elle-même. Or, si ce potentiel et cette plasticité (qui est une manière de concevoir ce potentiel) s’avèrent cruciaux pour l’évolution individuelle et collective des organismes (ce dont témoigne justement l’histoire de la domestication animale), nous nous interrogeons sur la place aujourd’hui accordée à un tel potentiel de transformations humanimales dans un contexte de conservation et de biodiversité.
En effet, produit et production d’opérations croisées, toute diversité biologique implique une série de rapports entre organismes vivants et ce que l’on désigne communément sous le terme d’environnement (bien que ce terme soit en soi problématique — où commence, ou finit l’environnement ?). Mais que dire des pratiques à la fois culturellement orientées et institutionnellement validées, qui font d’une caractérisation au départ essentiellement scientifique et organique (la biodiversité), une réalité dorénavant bio/zoo/techno/éco/politique complexe (les biodiversités) ? Que penser alors des modélisations scientifiques et des concepts philosophiques qui en fondent et accompagnent l’appréciation ? Et qu’implique, particulièrement en matière de conservation animale, cette confusion latente entre certaines représentations culturelles de la diversité biologique et la réalité complexe des rapports entre différents niveaux d’organisation du vivant ?
Dans cet article, nous nous demandons ainsi ce qu’il se passe lorsque l’appréciation d’une expression qualitative se voit reléguée à la mesure, toute quantitative, d’une simple définition.
Instanciation
Née dans une caravane échouée aux abords d’une interstate peu fréquentée, Honey a d’abord senti les relents d’essence d’une station-service américaine plutôt que l’air humide et sucré d’une jungle asiatique. Vendue pour quelques centaines de dollars à des motards de passage, la bête a rapidement troqué les griffes de sa mère pour l’emprise d’un marché noir à la férocité désormais coutumière. À chaque fois, ce même scénario qui semble se répéter : un bébé plébiscité et choyé, un adolescent rejeté et désavoué... Jeune, l’animal s’achète facilement, se cajole et se transporte sans encombre. À dos de moto ou sur la banquette arrière d’un pick-up, petits tigres, chimpanzés, lions ou panthères noires vont ainsi au supermarché, se promènent en laisse, passent leur temps à se faire caresser au son strident d’onomatopées toujours admiratives. Puis vient la puberté, monte la poussée d’hormones et grandissent les appétits sexuels. Petit à petit, l’ouvert se referme, les affects s’emmêlent. Un jour, bébé-tigre rugit un peu trop fort et (re)devient Sher Kahn. On l’enferme. Au mieux, dans une cage artisanale, bricolée avec les moyens du bord et l’aide de quelques bons amis, ou encore dans une caravane un peu plus grande, un peu plus loin de la maison, des enfants. Au pire, dans les limbes, après lui avoir tiré un coup de chevrotine entre les deux oreilles, ces mêmes oreilles qui faisaient pourtant l’admiration des copains. Fini, donc, les ballades, les malls, les onomatopées et les caresses. Pour les survivants débute l’enfermement. Honey, elle, aura la « chance » de l’exil, de changer de mains, d’atterrir dans un sanctuaire, de croiser le chemin de Pat Craig et de son équipe. Eux se déplacent avec une autre caravane, aux proportions tout à fait américaines, sillonnant la partie nord du continent à la rescousse de ces propriétaires un peu désabusés qui, bien que profondément attachés à leur animal, se voient contraints de s’en débarrasser. Un animal qui aura « grandi » avec des humains, fait partie de la famille pendant quelques années, dorées pourrait-on dire, mais qui, précisément parce qu’il a grandi, s’en voit délogé.
Ce mouvement transpécifique d’inclusion et d’exclusion communautaire, qui est aussi passage initiatique de l’adolescence à l’âge adulte, le monde animal le pratique depuis longtemps. Rien de nouveau, donc, dans cette obligation de quitter la mère pour la femelle, le nid pour d’autres territoires. Ce qui est nouveau, en revanche, c’est l’obligation d’avoir à le faire sans la possibilité de le réaliser (par) soi-même. Entre la loi de la jungle et les jurisprudences de garage, il faut ainsi un peu d’aide et beaucoup de prise en charge, côté animal comme familial, pour éviter le pire d’une vie partagée somme toute dangereusement expérimentale.
Un beau matin, sous l’effet du pistolet tranquillisant, Honey s’est ainsi endormie dans sa cage d’enfant pour se réveiller, une douzaine d’heures plus tard et quelques milliers de kilomètres plus loin, dans un champ d’herbe fraîche, en compagnie d’autres tigres, comme elle « déplacés ». Dans cet espace barricadé, qui est encore une chambre, qui est encore une cage, mais qui est définitivement plus spacieux, Honey croisera des congénères originaires du Wyoming, de l’Ohio, du Texas ou de la Californie. Certains ont tâté du fouet et savent sauter dans des cerceaux en feu. D’autres savent donner la patte et connaissent le goût du Nutella. Tous mangent de la viande de supermarché et coulent des jours paisibles au pied des montagnes du Colorado où ils participent désormais à un programme éducatif visant à sensibiliser le public aux dangers de représentations éthologiques trompeuses. Et tandis que l’on se demande comment caractériser ces vies animales troublées, tant leur existence singulière dépasse la simple appellation taxonomique, tournent encore, dans le reste du pays et à plein régime, foyers de reproduction clandestins, foires aux animaux exotiques et séries télé. À la croisée de ces différents centres (de production, de distribution, de représentation et de « recyclage »), résonnent toujours les mêmes onomatopées béates. Quant aux interstates, elles continuent de voir passer motards, caravanes et trafics animaliers en tout genre.
Potentialisation
Partant de ces fragments biographiques, nous voulons réfléchir à une conservation qui serait celle de mouvements interspécifiques distribués, inhérents à chaque situation d’interaction (par exemple, exprimés le long d’un mouvement affectif partagé [1]) et non plus celle de traits génériques décidés a priori et validés a posteriori (en fonction, par exemple, d’une définition normative de l’animal). En effet, si nous connaissons bien l’appartenance phylogénétique classique d’individus comme Honey et que nous avons aujourd’hui une idée consistante des ressorts éthologiques « naturels » du tigre, nous ne savons en fait que très peu de chose de l’existence postnaturalisée [2] des tigres, comme d’ailleurs de leurs diverses appartenances a-cladistiques.
En effet, que savons-nous des modalités d’interaction entre ces animaux (autrefois) exotiques et ces humains (désormais) en voie d’« exotisation » ? Que comprenons-nous réellement de ces modalités d’interaction lorsqu’elles se trouvent transposées dans ces nouveaux territoires que sont les jungles de garage ? Car, tous ces « engaragés » [3], nos savoirs scientifiques les ont jusqu’ici étudiés dans leurs habitats naturels, catalogués dans des dictionnaires, répertoriés dans des bases de données (y compris génétiques). Ces animaux, nous les avons aussi dessinés sur des toiles, projetés dans des romans ou des films, au point d’en avoir érigé certains au rang de symboles, peut-être même de totems. Pour autant, nos savoirs ne restent-ils pas trop vagues dès lors qu’il s’agit d’expliciter les leviers de leurs existences contemporaines ? Par exemple, on sait l’espèce tigre menacée, on conçoit la fragilité de ses anciens habitats ainsi que les raisons écologiques, criminelles et économiques, de sa perte, mais que sait-on exactement de ses représentants actuels, majoritairement captifs et aux éthogrammes sérieusement remaniés ? Que comprenons-nous de leurs nouveaux habitats, de leurs conditions de vie comme de leurs modes d’existence actuels et que retenons-nous alors de leurs singularités comme de leurs expressions particulières ? Et comment, dans ces conditions, appréhendons-nous ces destinées soumises à un tel degré d’artificialisation ?
Car, si conservation nous voulons défendre, alors les engagements, comme les conséquences qui en découlent, peuvent-ils être dissociés d’une entreprise qui ne concerne jamais exclusivement le seul animal et qui, dès lors, ne saurait être réduite à de simples problématiques de caractères à préserver ?
Dans une telle perspective, à la fois transpécifique et communicationnelle, l’idée d’une « conservation » animale serait alors à rapprocher d’une expressivité potentielle (une animalité ?) où la distinction entre signal et irritant s’avère cruciale. En rappelant la part d’indétermination inhérente à tout processus communicationnel, nous tâchons de mieux saisir le potentiel de transformation (re)mis en jeu à chaque événement de sélection. Ici, tensions écosystémiques, équilibre métastable et pressions de sélection contraignent quantité de primates, de félins et autres reptiles à une série d’adaptations tout sauf graduelles.
Bricoler la nature — y compris animale, et ce, à des fins plus ou moins instrumentales, plus ou moins définies — n’est pas un phénomène nouveau. C’est ainsi que les manipulations zoologiques contemporaines qui nous intéressent ici (dans le cas des jungles de garage comme dans celui des entreprises de conservation) ne sont pas sans rapport avec un mouvement plus large et plus ancien de modifications non seulement agricoles, mais « anicoles ». Génériquement désignés sous le terme de « domestication », de tels rapports abritent (et entretiennent) un agencement complexe de métamorphoses plus ou moins graduelles et raisonnées du vivant. Depuis la sélection par croisement reproductif de traits désirables jusqu’à la manipulation du code génétique, nous savons cette histoire des relations humains/animaux aussi longue que vitale et mesurons mieux l’importance de cette aniculture pour les civilisations humaines ainsi que le caractère déterminant de son évolution et des transformations ainsi encouragées. Cependant, par-delà la simple justification utilitaire, il nous apparaît nécessaire d’appréhender ces associations du vivant non plus seulement sous l’angle de leurs productions (économiques, politiques et sociales) ou sous celui de leurs conditions de possibilité (biologiques et culturelles), mais bien aussi selon leurs propres potentiels évolutifs.
Non immédiatement données, produites, mais aussi productrices, des existences comme celle de Honey figurent la complexité de nos réalités humanimales contemporaines. Ici, les marchés d’un tel commerce (ou beastness) s’avèrent nombreux (centres de reproduction, animaleries clandestines, foires itinérantes, cours arrière spectacle) et diversifiés (production, distribution, vente, « récupération »). Quant aux acteurs qui les animent, ils sont non seulement pluriels mais multiples. Ils s’intègrent alors verticalement — autour d’un axe de production, d’une filiation — et horizontalement — selon un réseau de distribution, une génération. C’est pourquoi il nous paraît important de rappeler que cette autre tendance diversificatrice, qui est celle d’un bios sous tutelle, s’articule en réalité selon un ensemble baroque de médiations (synchrones et asynchrones), de facteurs prévisibles ou contingents, d’interactions entre processus aléatoires et processus déterministes, de propriétés émergeant (ou non) à des niveaux supérieurs, mais aussi d’effets propagés vers le haut ou vers le bas et finalement de causes opérant à plusieurs niveaux et simultanément. Dans ces conditions, l’appréhension de tels rapports, à la fois moléculaires et symboliques, reste complexe et exige nécessairement, notamment de la part de ceux qui souhaiteraient en rendre compte, la mise en place d’un dispositif théorique et méthodologique particulier (précisément aussi transpécifique que les modalités relationnelles qu’il entend justement explorer).
Précisément parce que la biologie de certains êtres s’artificialise constamment tandis que se naturalise leur culture, notre recherche se situe au carrefour de l’anthropologie culturelle (Helmreich, 2009) et des sciences de l’information et de la communication (Simondon, 2010), à la croisée d’une ethnographie transpécifique (Kohn, 2007) de nos mondes contemporains (Couldry, 2003) et d’une analyse écologico-médiatique (Strate, 2006). Nous présentons ici un jeu de données ethnographiques originales et livrons ainsi à la discussion plusieurs éléments cartographiques [4]. De la sorte, nous nous attachons aux transformations silencieuses (Jullien, 2009) de certains modes d’existence contemporains, à la fois humains et non humains, mutagènes et souterrains.
Disparation vs disparition
Les études sociologiques de la traduction (Akrich, Latour et Callon, 2006) ont bien montré l’intérêt heuristique, à la fois théorique et pratique, d’une analyse non plus seulement catégorielle mais processuelle des interactions. En replaçant le social au cœur d’effets causés par la communication superposée d’actants hétérogènes, la théorie de l’acteur-réseau confère à ces derniers, particulièrement au(x) non-humain(s), un pouvoir d’agentivité important : non plus seulement objets ou sujets, mais actants, non plus simplement humains, machines ou animaux, mais acteurs. Ainsi, pour être réel (et donc exercer sur la réalité un certain pouvoir), consister ou insister suffisent. Le tigre de Kung-Fu Panda n’est peut-être pas un « vrai » tigre. Mais, s’il n’est pas, il ne va pas pour autant sans une certaine existence..., sans consistance, ni persistance. Dans cette même perspective, qui consiste précisément à redistribuer pouvoirs et responsabilités, les travaux de D. Haraway fournissent aussi d’importants outils, notamment lorsqu’il s’agit de (re)penser l’étendue d’une telle consi/insi/persi-stance. Sa figure (totémisée ?) de « companion species » contribue ainsi à (re)penser le devenir « domestique » sur une base non seulement bilatérale, mais interactive et co-productive. Pour elle, comme pour nous, « to be one is always to become with many » (Haraway, 2007 : 4). Rapporté à notre ménagerie postnaturalisée, un tel attirail transdisciplinaire offre un relais théorique solide à nos analyses, en même temps qu’il (nous) ouvre sur une intéressante « zoologie de la traduction ».
Pour autant, l’agentivité, telle que traditionnellement pensée [5], se voit ici déplacée vers d’autres modalités d’existence (qui sont aussi d’autres modalités de puissance), modalités que nous dirons ici d’animativité plutôt que d’agentivité. En effet, penser en termes de mouvement animatif (plutôt qu’en termes de formes agencées) permet de dépasser la question, souvent automatique et paralysante, de l’intentionnalité. Il ne s’agit donc plus, pour nous, d’attribuer aux uns et aux autres, (par exemple, aux humains ou aux animaux), pouvoirs et soumissions, torts et mérites, intentions et résignations [6], mais plutôt de penser différemment la vie partagée. Par exemple, autrement qu’en des termes comptables ou moraux, et à la lueur précisément de ces humanimalités baroques qui existent de facto. Non plus nécessairement objets/sujets de représentations ou bien encore sujets/objets de manipulations, humains et animaux participent d’un réseau composite (Rémy, 2009).
Or, là où les concepts mêmes d’espèce, d’animal ou d’humanité peinent parfois à circuler, tant ils se voient indéfiniment associés à un double principe matériel et formel, le concept d’animativité (précisément parce qu’il est associé à un mouvement informationnel, mouvement qui donne forme à la matière et matière à la forme) se révèle des plus opératoire. Nous proposons ainsi de repenser certaines situations d’interaction en termes non plus seulement d’agence ou d’agentivité, mais aussi d’animation et d’animativité. Ce qui a le mérite, entre autres choses, de rendre compte non seulement des formes en présence et de leurs différentes conditions de possibilité, mais bien aussi des forces en présence comme des potentialités croisées qu’elles charrient alors dans leur sillage. Véritables échanges informationnels et communicationnels, de telles opérations, à la fois constituées et constituantes, traversent ainsi les corps animaux — en les intensifiant ou en les diminuant, en en conservant ou en affaiblissant les capacités.
Laissant alors deviner la plasticité importante d’une surface d’inscription organique (bien qu’intrinsèquement irréductible à la simple biologie des êtres), ce mélange incertain d’animalités participe moins d’une dénaturation que d’une enculturation (Mead, 1963). En même temps qu’elle permet formes de vie et complexes de vitalité (Massumi, 2011), l’animalité partagée du monde suggère ici un réel potentiel de transformations zoologiques. Ce qui ne va pas sans troubler une certaine conception classique du vivant, en ce sens où ce potentiel de transformations zoologiques suggère un déplacement profond (et continu) des catégories ontogénétiques et taxonomiques traditionnellement rattachées aux espèces elles-mêmes.
Sur la route
C’est dans cette perspective, et en suivant les principes méthodologiques récemment développés par une branche de l’anthropologie culturelle américaine, que nous avons réalisé, au cours de l’année 2011, une succession d’ethnographies à travers tout le continent nord-américain. Sur plus de 25 000 kilomètres, nous sommes partis à la rencontre de ces fameux garages et de ces animaux transformés qui peuplent depuis peu une version biotechnologisée de l’arche de Noé. Au contact de chimpanzés astronautes, de chèvres araignées, de saumons transgéniques et autres ménageries hollywoodiennes, nous espérions alors ouvrir certains savoirs éthologiques à une complexité relationnelle à la fois multi-sites (Marcus, 1995) et multispécifique (Kirksey et Helmreich, 2010).
Rappelons que l’ethnographie multi-sites est une ethnographie mobile qui examine la circulation des sujets, des objets et des significations. On y (pour)suit les choses, les personnes, les métaphores ou encore les récits à travers une série articulée de spatialités et de temporalités (Marcus, 2000). Ainsi s’efforce-t-on de répondre à la question suivante, aussi urgente que brûlante : « How do we conceive of the order, or system, at work in today’s world, and where do we need to be to grasp it better ? » (Couldry, 2003 : 42). Quant à l’ethnographie multispécifique, elle s’attache aux environnements organiques et inorganiques qui permettent (et que permettent) les relations humanimales : « Multispecies ethnography centers on how a multitude of organisms’ livelihoods shape and are shaped by political, economic, and cultural forces » (Kirksey et Helmreich, 2010 : 545). Il ne s’agit donc plus, ici, de comparer ce que seraient les conditions d’existence de certains animaux vivant dans des jungles de garage à celles, plus conventionnelles, d’autres animaux, de la même espèce ou d’espèces distinctes, évoluant dans des jungles [7] au grand air (fût-ce en liberté, en semi-liberté ou en captivité). Il s’agit plutôt de rendre compte d’une dynamique transindividuelle (Simondon, 2005) où la vie partagée d’humains et d’animaux produirait non seulement des situations nouvelles, mais bien aussi des conditions de possibilité et d’individuation inédites.
L’ethnographie multi-sites et transpécifique permet ainsi, à la faveur des déplacements et des rencontres qui l’élaborent, un assemblage a priori non hiérarchisé des bribes de réalité recueillies — dire accueillies serait plus juste (Ong et Collier, 2005). L’enjeu consiste alors à démultiplier ces postures en espérant couvrir plus largement des champs par ailleurs complexes de rapports humains/animaux (Callon et Rabeharisoa, 2003). Modulables et modulées, ces postures portent, transportent et supportent la charge de mondes animaux en devenir. Car, pour ces gestes qui nous intéressent ici et qui sont ceux de la conservation, qu’entend-on précisément par « conserver » ? Et ces éléments, ceux que nous entendons justement conserver, peuvent-ils effectivement l’être ? Que fait-on alors des mouvements et des changements inhérents à la vie animale (mouvements qui se prolongent et courent sans relâche sur des générations entières) ? Pas de chiens sans loups, ni de domestiques sans apprivoisés. Pas d’apparition sans disparition, pas de vie, donc, sans je(u) entre les formes, sans individuations, sans mouvement d’information et de communication… C’est ainsi qu’humains et animaux ne partagent plus seulement un dehors, un environnement et une écologie, mais bien aussi, et peut-être surtout, un dedans, une intériorité et une ontologie (le tout en équilibre métastable). Entre ce dedans et ce dehors, une frontière médiatique s’ébauche tandis que s’y déploie un véritable potentiel de transformations plus ou moins graduelles (Bateson, 1972 ; Bergson, 1941), plus ou moins violentes (Wolfe, 2013).
Plutôt que de chercher la comparaison automatique (humain/animal, avant/après, naturel/artificiel) et ainsi glisser incidemment du côté prescriptif (mieux/moins bien), l’ethnographie transpécifique se constitue donc en terme de devenirs et entend ainsi déconstruire une normativité générique bien souvent débordée par les potentialités démultipliées qu’offrent le jeu des singularités. Ici, l’observateur est d’ores et déjà participant. C’est pourquoi le nœud d’une telle démarche ne réside plus en une subtile auto-extraction de la réalité, mais habite plutôt résolument l’expérience elle-même. La démarche réside alors dans l’ouverture réfléchie du chercheur à des mondes animaux continuellement visités. Expérience qui se révèle dès lors indissociable d’une certaine posture, d’une série de postures — plastiques, retorses et comparables à celles qu’épouse n’importe quel corps (animal) en mouvement. C’est-à-dire, des postures à la fois anthropocentrées : nous sommes toujours (é)pris d’humanité, et anthropodécentrables : nous pouvons (devons) réfléchir à ce que cette dite humanité implique — dans sa définition même, mais aussi dans sa projection, dans son inclusion comme dans ses exclusions (Derrida, 2006), dans ses partages comme dans ses otages (Rémy et Winance, 2010).
Trans–
Ce ne sont donc pas les résultats d’une éthologie de « mutants » qui intéresse notre travail, mais bien plutôt la production d’éléments ethnographiques et transpécifiques (Kohn, 2013) impliquant, dans un milieu donné et à un moment donné, la réunion d’humains et d’animaux, le tout mêlé de représentations, d’outils, d’habitudes ou encore de gestes. Dans ces conditions, appréhender ce commerce à partir d’une entreprise ethnographique multi-sites et multispécifique offre plusieurs avantages. D’abord, plutôt que de fixer d’emblée les animaux rencontrés dans une série de cases (« animal sauvage », « victime du marché noir », « nouveau domestique », ou encore « panthère noire », « éthologiquement mutante », « menacée d’extinction », « à protéger et à conserver absolument »), cette approche croisée permet d’épouser le mouvement des corps et leurs pouvoirs respectifs (limité, augmenté, ralenti, accéléré — pensons aux cages, au régime alimentaire, à la médication et à tous ces dispositifs biopolitiques qui encadrent les conduites et engagent les individus qui y sont exposés).
Au lieu de considérer a priori le statut ontologique (génétique ou taxonomique) de l’animal, cette autre approche que nous adoptons ici (et qui est à la fois relationnelle et processuelle) est donc basée sur du mouvement plutôt que sur des formes ou des essences. Elle propose une perspective renouvelée sur ces animalités que nous partageons de facto, perspective à la fois affective et processuelle. Ainsi, il ne s’agit plus seulement de débattre de ce qu’est, n’est pas ou n’est plus, une forme animale. Ou bien encore, de déterminer à l’avance ce que doit être ou ne pas être l’essentiel de la biodiversité de demain, comme d’ailleurs les entreprises de conservation qui s’y rattachent. Au contraire, notre travail s’intéresse d’abord à la diversité actuelle des modes de vie observables chez certains organismes faisant face à des pressions sélectives jusqu’ici inédites et, ce faisant, (dé)livre une série d’enseignements précieux quant aux facultés non seulement adaptatives, mais créatives du vivant [8].
Par delà le simple constat, il s’agit pour nous de mieux comprendre le ressort de ces improvisations, qui sont précisément celles d’organismes sous pressions. C’est pourquoi notre compréhension de la conservation ne se réduit pas à un simple amas de caractères, par exemple génétiques, de l’ordre du seul signal, et qui serait à sauvegarder coûte que coûte. Pour nous, une conservation effective devra plutôt intégrer, dans la préservation même d’une durée adaptative, tout le mouvement d’une expression possible. Autrement dit, maintenir sous perfusion un bassin génétique siphonné dans l’espoir d’une réintroduction fantasmée ne devrait pas nous faire oublier l’existence retorse que mènent, en dehors des cercles autorisés, quantité d’animaux singuliers qui n’ont pas attendu le Déluge pour continuer leur chemin. A priori « contre nature », certains modes d’existence en jungles de garage s’avèrent non seulement viables, mais réalistes compte tenu des changements écologiques qui sont aujourd’hui les nôtres. Ici, avorter et préserver nous paraissent être deux modalités processuelles très différentes.
Par exemple : nous disons qu’un regroupement de parcs zoologiques qui s’obstinerait à préserver la diversité génétique d’une population animale (par ailleurs menacée d’extinction), au prix notamment d’euthanasies répétées (nous y revenons plus loin) et d’un encadrement strict des conduites éthologiques (nutrition, reproduction, socialisation), un telle entreprise, donc, plutôt que de « sauver » l’espèce en question, transforme en fait l’animal en simple porteur d’ADN. Et, ce faisant, risque bien de fracturer tout ce qui, dans l’existence même du monde animal, constitue pourtant le ressort des activités vitales.
Attention, cependant : nous ne disons pas que les efforts de conservation actuels (dans les zoos, les réserves, les portefeuilles institutionnels et les campagnes publicitaires) sont vains. Nous estimons simplement qu’il vaut la peine de mieux regarder ce qui se passe dans le cas d’organismes renégats, c’est-à-dire du côté de ces animaux non répertoriés, sans filiations claires ni appartenances déclarées, et qui ne sont donc pas soumis aux mêmes logiques de contrôle et de pureté eugéniques. Car, à force de vouloir sauvegarder ce qui, peut-être, ne peut plus l’être véritablement (combien de territoires « naturels » sont encore praticables pour les chimpanzés astronautes et leurs descendances, pour Honey et les autres ?), tout en s’enfermant dans des conceptions souvent dogmatiques (qui considèrent par exemple qu’un tigre est, quoiqu’il arrive, un tigre, qu’une panthère reste une panthère et qu’un humain sera toujours humain), ne risquons-nous pas de nous couper de la vie même et de ses intensifications créatives ? Que reste-t-il alors à l’encagé de marge de manœuvre pour déployer ses propres tendances lorsque ses faits et gestes font a priori l’objet d’un encadrement véritablement disciplinaire ? En d’autres mots : que reste-t-il du tigre dans un programme de conservation ? Ou, pour être plus précis, quel tigre définit-on dans un programme de conservation ?
Au cours de notre ethnographie, nous avons ainsi croisé beaucoup de tigres. Cependant, chacun d’entre eux était déjà autre chose qu’un « simple » tigre. Attraction publique, acteur de cinéma, jouet d’adulte, meilleur ami, futur viagra, investissement, ennemi menaçant, rêve pour enfant, bref, autant d’animations faisant en réalité de l’animal une surface d’inscription organique doublée d’un milieu individualisant puissant (De Boever, 2012). C’est pourquoi il nous paraît crucial, dans une logique valable de conservation, de prendre en compte tout ce qui dépasse, traverse, transforme et finalement permet le corps animal, plutôt que de fixer ce même corps dans une identité qui n’est déjà plus complètement sienne. Plutôt que de ciseler une énième définition catégorique et générique de l’animal, nous nous efforçons donc de caractériser ici un phénomène en devenir, impliquant en ce moment même humains et animaux.
Dans le prolongement de pratiques anthropologiques émergentes, nous entendons donc (r)ouvrir certaines réalités éthologiques (Lestel, Brunois et Gaunet, 2006) à une nouvelle complexité relationnelle, en l’occurrence transpécifiée et redistribuée. Vitale pour le commerce des sociétés humaines et les populations animales que de tels échanges engagent (Anderson, 2006), cette même complexité s’avère tout aussi déterminante du point de vue des trajectoires évolutionnaires, individuelles et collectives, humaines et non-humaines. Expérientielle, elle redessine les modalités d’un vivre ensemble à la fois archaïque (nous avons vu que le bricolage et le harnachement des forces de la nature n’avaient rien d’un phénomène nouveau [2010)." id="nh2-9">9]) et avant-gardiste (puisque les outils dont l’humanité dispose aujourd’hui pour ce faire changent considérablement la donne, tant au niveau des pratiques que des imaginaires [10]). En nous attachant de la sorte aux devenirs transpécifiques de communautés fragiles, nous renvoyons certaines de nos considérations actuelles en matière de conservation et de biodiversité à ce que sont effectivement ces existences animales contemporaines, mais aussi à ce que ces existences font et défont d’animalités. C’est-à-dire, à ce qu’elles engendrent réellement de capital, de gènes et d’écosystèmes, mais aussi d’affects, de sélection et de mutations.
Territoires (Destins)
Nouvelle instanciation : Chantek est un orang-outan mâle. Il vit à Atlanta et fait partie de ce cercle très fermé de grands singes maîtrisant en partie le langage des signes américain (ASL) [11]. Primatologue et nouvellement chaperon de l’animal, Marietta Dindo raconte à son sujet l’anecdote suivante [12]. Habitué à des expériences plutôt complexes au Yerkes Primate Center où il est né, a grandi, travaillé et où il a, en quelque sorte, appris le métier, Chantek arrive au zoo d’Atlanta pour une nouvelle « carrière ». Chantek et Marietta font donc œuvre commune et participent à ce qu’elle appelle des « expériences cognitives » [2010)." id="nh2-13">13] et à ce que lui désigne comme étant du « travail/vie/jeu ». Marietta raconte ainsi que, lors de ses premiers protocoles, Chantek était manifestement très sceptique (abaisser une porte de verre pour obtenir de la nourriture semblait simple après des opérations mathématiques réalisées sur écran tactile). L’animal resta donc quelque temps prudent, en retrait, guettant le piège. Une fois apaisé vis-à-vis du travail qu’on attendait de lui, Chantek se plia au jeu. Cela n’était pas un piège, l’expérience était bel et bien facile, il suffisait d’abaisser une porte pour obtenir une récompense… Pendant quelques jours, il abaissa et remonta donc des portes. Jusqu’à ce qu’il décide de ne plus vouloir « travailler/vivre/jouer ». Il usa alors de ce fameux langage des signes pour faire savoir son mécontentement et justifier son refus d’obtempérer : il exigeait une revalorisation de ses conditions de travail. Chantek n’aimait pas les brocolis qu’on lui donnait (par souci à la fois économique et diététique) en guise de récompense pour toutes ces portes bien abaissées et bien remontées. Il réclamait désormais des… cheeseburgers, souvenirs délicieux de ces dimanches où, plus jeune, il accompagnait son ancienne maman/compagne/maîtresse/patronne, l’anthropologue Lyn Miles, au McDonald’s. Par delà l’anecdote, la (petite) histoire dit beaucoup, nous semble-t-il, de nos interactions humanimales contemporaines.
Entre un orang-outan vivant dans la jungle indonésienne, parmi ses semblables, pour qui l’homme blanc pourrait bien se résumer à un explorateur plus ou moins habile à se déplacer en forêt, portant habits kakis et appareils photo, et cet autre orang-outan qu’est Chantek, singe parlant, à qui l’on a enseigné pendant plusieurs années un autre langage que le sien, quelle(s) différence(s), quel(s) point(s) commun(s), quelle(s) animalité(s) ? Comment décrire ces transformations non seulement des habitudes sociales, mais des capacités et des compétences générales ? Ce système de récompenses, auquel beaucoup d’animaux en voie d’humanisation sont aujourd’hui soumis (assis, debout, couché), pose directement la question des pressions sélectives artificielles et du jeu domestique des transformations animales plus ou moins graduelles. En effet, selon le canon biologique traditionnel, nos deux primates, l’indonésien et l’américain, appartiennent à la même espèce. Mais l’un est capable de communiquer avec les membres de son laboratoire grâce à une convention normalement réservée aux sourds-muets d’une autre espèce que la sienne. L’autre pas. Tout au moins pas encore. En d’autres termes, et pour emprunter au vocabulaire de Spinoza, nos deux corps animaux ne sont pas capables des mêmes affects. Probablement notre singe de garage aurait-il quelques difficultés à recouvrer l’état sauvage, c’est-à-dire à s’intégrer au sein d’un groupe où les relations sont essentiellement simiesques et non exclusivement humaines. Pour autant, peut-être que Chantek réussirait à transmettre une partie de son étrange langage à d’autres de ses congénères (comme cela fut observé dans le cas de Washoe et de son enfant adoptif Loulis [14]). Peut-être même en élaboreraient-ils ensemble un troisième…
Bien entendu, la mutation génétique nécessaire à une véritable spéciation est encore loin, mais les « cultures » animales ainsi créées n’ont-elles pas d’emblée un statut d’incontournables pour le chercheur qu’intéressent les rapports humains/animaux ? Contagieux, les organismes s’enchevêtrent sans cesse, d’où les difficultés à concevoir de manière générale et globalisante les interactions entre individus d’espèces différentes. Ainsi, plutôt que de penser la vie animale, ne peut-on pas aussi penser ses modes d’existences (Burgat, 2011) ? Par exemple, un tigre, né et élevé en captivité, nourri de viande périmée et sous pilule contraceptive, est-il toujours un tigre ? Et si oui, ne suppose-t-on pas alors l’immuabilité des corps et des appartenances ? Qu’importeraient donc les véritables conditions de vie de l’animal, ses activités et ses relations, son histoire ou sa biographie ; un tigre resterait un tigre, et ce, qu’il vive à Sumatra en pleine forêt ou dans le Bronx en plein béton ? Autrement dit, où commence et où s’arrête la tigréité ? Répondre à ces questions permet ainsi d’asseoir (ou de déchoir) de nombreuses justifications, comme d’ailleurs les actions multiples qui en découlent. Nous voulons dire ici que toute entreprise de conservation va nécessairement de pair avec une autre entreprise, de définition cette fois, à même de situer, sur le plan des idées comme sur celui des gestes, filiations, droits et devoirs, statuts et responsabilités des uns et des autres, des uns envers les autres.
Il devient alors d’autant plus facile de justifier la captivité de certains animaux réputés sauvages par le fait même que ces animaux sont, par ailleurs, menacés d’extinction. C’est ainsi que certains zoos se voient transformés en autant d’abris salutaires, tandis que leurs cages, au lieu d’enfermer et de participer aux logiques de destruction qui enserrent bien souvent l’animal, désormais le protègent [15]. Peut-être mesure-t-on un peu mieux ici l’importance grandissante de ces poches de sauvegarde et de résistance que prétendent être certaines jungles modernes face à la menace d’un monde extérieur destructeur et menaçant pour l’avenir même d’espèces tout entières. Pour autant, l’appartenance phylogénétique ne précède-t-elle pas (et ce faisant, détermine) l’existence même des organismes dont on omet alors la singularité et les capacités, le potentiel de transformations et les qualités mutagènes qui lui sont pourtant intrinsèques ?
C’est pourquoi il nous faut ici réfléchir autrement la force des rapports inter- et intra-spécifiques, rapports qui font et défont précisément les existences mêmes d’organismes vivants, humains y compris. Ainsi, nous développons l’idée qu’un organisme vivant, au même titre que n’importe quel medium, participe de logiques croisées d’information et de communication (Jaclin, 2012a). Ce faisant, il devient possible et même nécessaire d’interroger le véritable caractère « exotique » de ces existences pionnières, tout en réfléchissant à l’expressivité inexplorée qu’elles contiennent. Puisque ces dernières invitent à penser l’émergence indéterminée d’une potentialité nouvelle à partir d’un reliquat organique préalablement défini, il s’agit ici de réfléchir l’appréhension actualisée non seulement de la généalogie et de la filiation des êtres, mais bien aussi de la génération et de la contagion des substances.
Envisagée sous l’angle d’une individuation, la prise en compte biographique de ces existences animales contemporaines nous aide à discuter un ensemble d’arguments ayant trait à la conservation des espèces — particulièrement lorsque celles-ci sont déclarées menacées. Ces arguments sont déterminants puisqu’ils débouchent souvent sur une série de mesures légales aux répercussions politiques, économiques, scientifiques et techniques considérables. Lorsqu’une espèce est menacée, que cette espèce est considérée significative (par exemple, essentielle à l’équilibre des écosystèmes, ou encore hautement symbolique pour les représentations collectives), de l’argent, du temps, des passions et des hommes sont consacrés à sa protection, pour sa sauvegarde. Qu’il s’agisse de décimer ou de sauver, l’humanité ne semble ni vouloir, ni pouvoir s’empêcher d’intervenir. Cette ère géologique dans laquelle nous vivons, et que les paléontologues ont finalement décidé d’appeler Anthropocène, est profondément marquée par cette idée — non seulement écologique, mais idéologique — qu’il faut sauver cette « nature » [16] que nous condamnons (Lorius, 2010). En ce sens, le cas du Condor californien nous paraît emblématique. Rare sauvetage écologique réussi, l’espèce doit sa survie miraculeuse à une conjonction complexe d’intérêts croisés, économiques, politiques, culturels et scientifiques (Snyder, 2000). Ici, le succès reproductif (fitness) du charognard ne se mesure plus à l’aune de certaines capacités biologiques ou éthologiques, mais bien au capital symbolique que l’animal possède auprès d’une autre espèce, prédatrice et salvatrice. L’humain porte en lui des germes de mort et de salut, deux faces d’une même médaille écologiste, sorte de zoo/star académie affective.
À chaque centre commercial humanimal, son trafic. Qu’il s’agisse d’un zoo, d’un laboratoire ou encore d’un sanctuaire, les impératifs (économiques et politiques, individuels et collectifs) diffèrent évidemment. Mais il s’agit d’une différence de degré et non de nature (bien qu’existent et se constituent constamment des seuils de changements qualitatifs), puisque l’existence animale semble continuer de s’ébaucher au gré de pressions sélectives complexes. Savane sud-africaine ou plaine étatsunienne, parc national ou zoo privé, tous ces centres commerciaux animaux contraignent absolument au mouvement et abritent nécessairement les germes d’un changement plus ou moins radical, plus ou moins vital. Et si ces changements obligent à l’adaptation, ils offrent aussi des possibilités d’expression singulières. Ainsi, humains et animaux (se) partagent temps, milieux, ressources, activités et créativités. Mais attention, il ne s’agit surtout pas ici d’abonder dans le sens d’un relativisme en vogue, aussi faible que dangereux, en soutenant par exemple que tout se vaut et que ce qui disparaît aujourd’hui laisse finalement place à autre chose, etc. Ce serait oublier un peu trop vite les durées géologico/organo/technico/sociales considérables qui permirent à telle ou telle forme de vie de (se) forger une certaine stabilité.
Car la seule chose qui ne cesse, semblerait-il, de se perpétuer (et il faut ici bien distinguer l’impulsion de l’élan), c’est bien ce mouvement qui donne formes à la vie et vie aux formes. Mais pour qu’une forme prenne vie (et soit viable) les durées temporelles engagées sont souvent considérables, alors que pour faire disparaître cette forme de vie particulière, quelques dizaines d’années suffisent (trop) souvent. Si donc le mouvement s’avère continu (bien qu’on le sache parfois explosif et pas obligatoirement constant), la prise de forme qui s’en nourrit ne l’est, quant à elle, pas forcément (tout au moins pas nécessairement aux mêmes vitesses). Et c’est précisément dans ce jeu de vie et de mort avec le temps qu’il nous semble pertinent de resituer la notion de biodiversité. Car, si mouvement continuel il y a, construction et destruction ne jouent pas sur les mêmes tableaux temporels… À chaque milieu donc, ses propres rythmes et ses propres rapports. Rapports spatialement inscrits (et que l’ethnographie multi-sites tâche de transcrire au mieux), évoluant dans une temporalité déployée (dont chaque organisme se trouve dépositaire et que l’écologie médiatique s’efforce à son tour d’explorer) et où se joue en continu une série complexe de mouvements transductifs.
Cartes (Dessins)
Autre milieu, autres rapports. En 2008, la revue scientifique Current Biology publiait une étude démontrant le rôle décisif que joueraient à l’avenir certaines populations animales vivant en captivité dans la conservation de patrimoines génétiques fragiles (Luo et al., 2008). Une équipe internationale de biologistes a ainsi démontré comment et pourquoi l’avenir tout entier de Panthera tigris dépendrait désormais de spécimens vivant derrière les barreaux. En effet, alors que la population mondiale évoluant en liberté ne cesse d’être décimée, la population captive continue d’augmenter [17]. Non seulement cette dernière représente-t-elle une part non négligeable de la population totale (plus de 75% dans le cas des tigres, rappelons-le [2013 (dont nous (…)" id="nh2-18">18]), mais son lignage est tel qu’elle abrite dorénavant quantité d’informations génétiques à la fois accessibles (studbooks, séquençages génomiques, réseaux zoologiques) et inédites (fruit d’une reproduction artificielle poussée et d’hybridations réussies). Dans une véritable logique de conservation scientifique, il serait donc nécessaire d’étendre le réservoir des données génétiques sensibles aux habitants de zoos et de centres de reproduction, ou aux individus appartenant à des propriétaires privés. Du point de vue de la génétique des populations, la captivité ne serait donc pas si mauvaise chose…
Dans certains cas, elle permettrait même d’assurer l’avenir, pourtant sombre, de l’espèce tout entière. Pour préserver une espèce sauvage (que nous avons, directement ou indirectement, décimée), la communauté scientifique compte désormais aussi sur les descendants encagés [19]. Même si l’argument est discutable (jusqu’où peut-on soutenir qu’en préservant sa simple diversité génétique, on conserve une espèce ?), il n’en reste pas moins performatif. Appliqué, il fait de la différence une sujétion. Non plus portée mais supportée, la diversité génétique évacue la question des conditions de vie de l’animal et fait de l’individu un porteur d’information, bien plus qu’un acteur. Tant que ce dernier se révèle capable de se reproduire (ce qui veut dire produire du sperme pour les mâles, être fertile et pouvoir mettre bas pour les femelles) on maintiendrait le réservoir intact. Mais qu’est-ce qu’un réservoir sans expressivité ? Nous savons que la reproduction est un des piliers de la théorie moderne de l’évolution (Gould, 2002). Elle constitue ce passage obligé de la génération, de la transmission et de la sélection. Une reproduction qui peut être identique d’une génération à l’autre (mitose) ou différente (méiose), qui toujours continue la vie, décidant de ses formes, oscillant entre conformisme et nouveauté, conservation et intensification. Elle est, pour les animaux, un moteur puissant de leurs actions, le fondement, pense-t-on, de leurs organes, mais assurément, l’empêcheur de tourner en rond. Or, voilà que dans le cas de nombreux animaux, cette reproduction est non seulement assistée, mais planifiée, et ce, dans les moindres détails.
À l’instar de ce qui se passe dans les élevages industriels du monde entier, nous avons appris, en visitant, sur la côte pacifique, le West Coast Game Park Safari (anciennement le Wild Game Park Safari), ce que pouvait être la cour moderne du félidé. Répondant à une panoplie sophistiquée de techniques reproductives, le savoir zootechnique, loin d’être réservé à la seule ferme, s’étend désormais aux zoos, aux sanctuaires et, a fortiori, aux centres de reproduction d’animaux « exotiques ». Et il existe en la matière tout un registre plus ou moins empirique visant précisément à empêcher un accouplement non désiré ou à en provoquer un lorsque l’un ou l’autre des partenaires se montre réfractaire. Comment aiguiser le désir du vieil animal reproducteur ? Comment stimuler la fertilité de futures mères porteuses tout en contenant les élans de jeunes prétendants ? Tout cela participe d’un savoir en devenir, d’une histoire non plus naturelle, mais post-naturelle. Ici, la contraception n’est plus chasse gardée humaine et la biotechnie sexuelle devient, zoologiquement comme technologiquement, contagieuse. Le détournement des vitalités animales, désormais partagées et interspécifiées, sublimerait véritablement les instincts les plus sauvages. Dans la plupart des cas, pour la plupart des cages, la reproduction est donc affaire de planification (économique, mais aussi sociale et politique). Elle est le jouet d’une démiurgie humaine. Car, en matière de chasse, de cour ou de maternité, l’animal post-naturalisé n’a plus son mot à dire, il n’a qu’à obéir (Norton, 1995).
Nous avons pu observer, lors de cette même visite dans le parc animalier de l’Oregon, la manière dont étaient « élevés » les petits tigres. Retirés le plus rapidement possible des griffes de leur mère, ils grandissent dans un environnement exclusivement humain. Ce qui permet, nous explique la soigneuse [20], non seulement d’offrir au public un atelier payant de caresses (la publicité dit : « The Unique Petting Park of Exotic Animals in the US »), mais aussi d’assurer aux futurs propriétaires (institutionnels ou privés) la livraison d’un animal habitué à la présence humaine (Christy, 2008 ; Green, 1999). Attristée par la perspective de « perdre » ses bébés tigres lorsque ces derniers seront vendus, Shelley se console en nous disant qu’« il y en aura d’autres » et qu’elle aura « tout de même bien profité d’eux ». Elle raconte alors son dernier week-end pascal, où famille et amis lui ont rendu visite. Ses proches voulaient absolument voir les « kids » s’ébattre dans la cuisine, jouer avec eux dans le jardin, leur donner le biberon. Les photos sont vraiment « nice », insiste Shelley. Lorsqu’elle aura un peu de temps, elle les mettra en ligne, sur le profil Facebook qu’elle a créé pour ses « babies ». C’est ainsi que les petits tigres vivent une enfance « humaine », tandis que Shelley vit une maternité « tigre ». La maman tigre, elle, ne vit rien du tout.
Voilà donc l’actualité de certains tigres contemporains. Ces derniers sont désormais pris au cœur d’une série de révolutions : géographique (diminution, pour ne pas écrire disparition, de leurs anciens habitats — désormais cages plutôt que forêts), physiologique (réorganisation des processus de nutrition — désormais viande hachée plutôt que gibier traqué ; remaniement des logiques reproductives — désormais policées plutôt que débridées), mais aussi éthologique (comportements différents en captivité, transformation des relations inter- et intraspécifiques). Biologie modifiée et culture reconstituée... C’est à ce prix que se préserve une diversité génétique, c’est ainsi que se téléguide l’avenir d’une espèce tout entière, que s’écrit désormais la cohabitation avec nos anciens prédateurs.
En matière de reproduction artificielle, les jungles de garage que forment les centres de reproduction souterrains, les collections privées d’animaux exotiques ou encore les sanctuaires peuvent alors être considérés comme des ménageries « voyous ». En ce sens où l’élevage tient plus ou moins du hasard et que les préoccupations de sauvegarde génétiques répondent plutôt à des impératifs esthétiques qu’à des projections biotechnologiques de conservation. À l’autre bout du spectre reproductif, au contraire, les zoos les plus modernes utilisent les outils les plus modernes de biologie moléculaire pour assurer l’efficacité d’une reproduction assistée et programmée dans les moindres détails. Des studbooks détaillés dressent l’inventaire précis des lignées tandis que les Plans de Survie des Espèces (SSP) dictent les grandes lignes de qui est autorisé à se reproduire et avec qui. Dans de nombreux cas, bien avant la naissance, le destin de l’animal est donc déjà écrit, une situation qui place de nombreux animaux sous la coupe de subjectivités à la fois taxonomiques et politiques.
Parce que certaines sous-espèces doivent être protégées et non pas d’autres (d’abord de l’extinction, donc, ensuite du parasitage génétique), nombreux sont les habitants de zoos vivants sous contrôle eugénique étroit (Asa et Porton, 2005). Ici, lionnes, tigresses ou encore girafes et chimpanzés femelles prennent la pilule contraceptive. Pour autant, dans le cas où les politiques internes interdisent le recours à la chimie, les nouveau-nés non désirables pour l’avenir de la lignée seront alors euthanasiés, mais ce, pas avant d’avoir atteint l’âge adulte (ce qui répond à la fois aux normes de parentalité surveillée des zoos, mais aussi au goût prononcé du public pour les portraits de famille) (Kaufman, 2012). Le changement de statut des zoos contemporains, qui, de lieux d’exposition d’animaux « autrefois-sauvages », se présentent désormais comme des espaces de conservation d’animaux « bientôt-en-voie-de-disparition », semble ici légitimer un eugénisme non seulement toléré, mais revendiqué ; régime qui serait juridiquement, éthiquement et politiquement inacceptable, s’il n’était justifié par des impératifs politiques urgents de conservation [21]. De ce point de vue, penser la biodiversité sans véritablement penser les entreprises de conservation qui s’y attachent s’avère donc de plus en plus difficile. Mais penser ces entreprises de conservation sans une dimension anthropologique sérieuse semble tout aussi difficile, voire périlleux.
Entre conservation et intensification (I) : déluge & boîte noire
Cette mainmise des hommes sur le monde animal est une vieille idée. Fixe, qui plus est. Chargé par Dieu d’appareiller Arche et troupeau, Noé se voit confier (et avec lui la descendance humaine tout entière) la responsabilité de sélectionner, de conduire et de sauver les animaux du grand Déluge (cataclysme et Apocalypse à l’origine desquels on retrouve déjà la volonté divine de punir une humanité coupable) [22]. Dès lors, embarqués sur le flot d’une destinée commune, désormais inséparables, humains et animaux se doivent de cohabiter. Moment fondateur pour la culture judéo-chrétienne, l’épisode biblique servirait aussi de parabole écologique (Pastoureau, 2001). Mais qui est alors aujourd’hui responsable des animaux ? Ou plutôt : comment se compose et se dilue cette responsabilité « humaine », mais partagée, du troupeau ? Les poètes nomment-ils encore les bêtes [23] ? Qui se charge de les nourrir et de les marier ? Vétérinaires, gardiens de zoos, éleveurs, visiteurs, spectateurs, activistes, maîtres, propriétaires, scientifiques, chercheurs, commerçants, mangeurs, nous participons tous de cette responsabilité, plus souvent héritée qu’assumée. Cependant, ce qui nous paraît plus important, et plus intéressant encore, par-delà la simple attribution des rôles et des pouvoirs, c’est la vie partagée des uns et des autres. À l’image de l’épisode biblique, la responsabilité humaine semble continuer de se concentrer sur les causes (activités humaines déplorables et destructrices, sauvetage nécessaire de la part de certains « écologistes ») et sur les conséquences pour l’avenir (préserver nos chances de retrouver le monde tel qu’il était avant les bêtises, une fois le Déluge et la colère de la Terre passés). Notre responsabilité ainsi engagée s’inquiète du pourquoi (input) et prospecte du côté des conséquences (output). Mais elle ne dit pas grand-chose de l’entre-deux, des entrailles, de la boîte noire. Que sait-on réellement de la cohabitation humanimale ?
En tant que tel, l’épisode biblique parle peu du voyage ou de la traversée proprement dite, si ce n’est d’une colombe. Mais il s’attarde longuement à l’avant et à l’après. À la menace et au dénouement. Ce qui se passe sur le bateau, le quotidien effectivement partagé des humains et des bêtes, le récit biblique ne s’en émeut guère (Aster, 2005). La manière dont humains et animaux cohabitent, partagent leur temps, leur énergie, en d’autres mots s’échangent et se transforment, tous ces mouvements de la vie partagée semblent du même coup passé sous silence…
Or, l’étrange cas des jungles de garage nous rappelle ici que les identités comme les appartenances sont en fait continuellement renégociées, et ce, au gré de variations plus ou moins déterminantes et d’environnements toujours changeants, comme d’ailleurs de la rencontre et des cohabitations croisées entre espèces animales différentes. Plutôt qu’une entité fermée qu’il faudrait alors s’efforcer de sauvegarder d’une extériorité cataclysmique, nous avons donc proposé de (re)considérer le corps animal, comme d’ailleurs les entreprises qui s’y rattachent, à la manière d’une ouverture constante déployée au contact de ce même corps. C’est-à-dire, un corps en permanence pris, fait, refait et défait et qui, dès lors, devient indissociable des différents milieux qui non seulement l’abritent, mais le cultivent. Ce sont justement ces va-et-vient, entre le centre vital et la périphérie habitable, qui constituent pour nous les conditions de possibilité (et de viabilité) d’organismes ni complètement isolés, ni complètement téléguidés (Jaclin, 2012b).
Entre conservation et intensification (II) : signal vs irritant
En réexaminant de la sorte les transformations animales qui, depuis les premières tentatives de domestication jusqu’aux pratiques récentes de sélection génétique, n’ont cessé de travailler la ductilité du vivant, notre travail déplace la question animale depuis la perspective de ses manifestations (adaptabilité, souplesse) jusqu’à l’étude de ses mouvements (inventivité, plasticité). C’est ainsi qu’il nous paraissait essentiel, pour rendre compte de cette relation complexe d’inscription et d’information organique, d’élaborer une alternative intelligible au dualisme essoufflé des destins/dessins. Entre le déterminisme sclérosé (et sclérosant) d’une existence tracée d’avance (destinée) et la toute-puissance d’une liberté possédée en propre et par chacun (dessinée), nous cherchons une alternative sérieuse capable de nous aider à penser la vie et ses organismes autrement que comme étant préalablement décidés ou a posteriori homologués. En soupesant un peu mieux l’importance et les différentes puissances, pour le devenir humain, de cette vie animale à la fois propre, constitutive et impérative, mais aussi partagée, médiatique et indécidable, nous avons proposé une série d’éléments cartographiques et ethnographiques, à la fois multi-sites et transpécifique, s’attachant précisément à ces émergences humanimales, sérieusement problématiques lorsqu’il s’agit de réfléchir sérieusement à la biodiversité et aux entreprises de conservation qui lui sont aujourd’hui associées.
Continuer de penser de telles associations à partir d’une métaphysique qui distinguerait fermement entre le Naturel et le Culturel paraît de plus en plus difficile, pour ne pas dire stérile. En effet, dans de nombreux cas, l’organique se fait de plus en plus artificiel (reproduction assistée, usage de contraceptifs, gestion de la population à partir d’outils statistiques, informatiques et génétiques, etc.), tandis que le « naturel » s’exhibe et se construit selon une logique marchande et théâtrale de spectacle. L’enjeu consistait donc à reconsidérer sérieusement la formation du vivant en ne se limitant ni à la simple reproduction des êtres, ni à l’étude exhaustive des éléments qui, de proche en proche, élaboreraient les individus. En tâchant de construire, pour en combler le manque, une autre dimension (non séparée des constituants en présence, bien que différente), capable de décrire le changement d’état ainsi que le potentiel inhérent à tout changement, nous espérons interpeller le conditionnement relationnel que comporte le potentiel rattaché à chaque situation.
Plutôt qu’un retour éternel à l’histoire naturelle, cet article a donc proposé, aux débats actuels sur la biodiversité et aux entreprises de conservation qui s’y rattachent, un détour par une série d’histoires post-naturelles, suggérant qu’un phénomène comme celui des jungles de garage, souvent jugé contre nature, pouvait en réalité offrir un précédent éthologique utile face à un phénomène plus large de bouleversements écologiques. Nous avons ainsi souhaité rendre compte d’une réalité composite où s’articulent désormais gènes et représentations, codes et manipulations. Prises dans une infinité de rapports (fonctionnels et productifs, affectifs et évolutifs), les relations humains/animaux vivent actuellement une série de transformations considérables (manipulations biotechnologiques, programmes internationaux de conservation, législations en mouvement, mobilisations citoyennes, recherches scientifiques, etc.). Par-delà la simple justification utilitariste, il s’agissait alors de réfléchir autrement toute une série de rapports mutagènes, exprimés ou potentiels, qui mettent précisément en relation des champs affectifs complexes au creux desquels s’opérationnalisent, dans un mouvement de va-et-vient permanent, des processus transformationnels (à la fois individuants et désindividuants) d’information et de communication.
En proposant d’appréhender ces friches animales, telles que nos jungles de garage les figurent, comme autant de processus en continuelle transformation, nous rappelons que les modalités inédites auxquelles nous nous trouvons aujourd’hui confrontés n’impliquent pas nécessairement le recours à des pratiques passées et pourraient aussi bien nous inciter à développer de nouveaux modes d’interaction. C’est ainsi que nous nous sommes efforcés de replacer le curseur conservationniste, non pas sur une ligne idéologique dure, qui déterminerait a priori ce que devraient ou ne devraient pas être nos rapports interspécifiques, mais bien plutôt sur un plan ouvert (qui n’est dès lors plus une ligne, mais un champ) où seraient relayées et ainsi potentiellement réfléchies certaines des réponses évolutives, à la fois adaptatives et créatives, improvisées par des humains et des animaux vivant collectivement et partageant d’ores et déjà la transpécificité d’associations inédites. Il s’agit alors de repenser la puissance créatrice des rapports qui nous lient, encore et toujours, aux autres membres du Royaume. Ici, les termes en présence (humains et animaux) non seulement produisent (de la vie, de la nourriture, du capital, du pouvoir et des histoires), mais co-produisent (du vivant, une société, des responsabilités, des statuts, des rôles). De ces (nouveaux) modes d’existence émergent ainsi sillage et embarcation, conditions de possibilité et inventivité.