« Penser les économies intimes qui irriguent les relations sexuelles et affectives dans le tourisme […] appelle à penser l’articulation du politique, du moral et du sexuel » (pp. 23-24), tel est le programme considérable de cette recherche menée par Sébastien Roux. La prostitution touristique est l’objet de nombreux débats, auxquels la communauté scientifique n’échappe pas. L’un des grands atouts de ce travail est l’effort constant de neutralité vers laquelle tend le chercheur, qui s’attache à saisir l’ensemble du phénomène en dehors de toute logique militante. En suivant cette démarche, il tente de comprendre quels facteurs et mécanismes préexistent à la prostitution touristique et lui permettent de se reproduire.
Tiré d’une thèse de doctorat, dirigée par Didier Fassin et soutenue en 2009, cet ouvrage s’appuie, d’une part, sur une ethnographie en terre inconnue pour le chercheur, avec toutes les difficultés et les atouts de cette situation d’enquête et d’autre part, sur une recherche socio-historique. Si une distance "naturelle" s’est établie entre l’auteur et son terrain (à l’inverse de la majorité de ses enquêtées, le sociologue est un homme, blanc, occidental et diplômé), il a fallu créer des passerelles permettant de construire des relations de confiance, défi que l’auteur a su relever. Privilégiant une approche méthodologique compréhensive, le chercheur a mobilisé une large palette d’outils mêlant observations à distance et participantes — par son engagement auprès de deux ONG, conversations informelles, entretiens approfondis. La qualité des liens créés avec ses informateurs lui a permis de mettre en place une collaboration avec une informatrice privilégiée tant dans la recherche que dans la traduction. Enfin, dans l’objectif de pouvoir plus précisément interroger ses enquêtés, S. Roux a appris le thaï, ce qui présente deux atouts essentiels qui lui permettent : d’une part, d’accéder à des subtilités dans la compréhension de ses interlocuteurs que ne lui permettrait pas un dialogue en français ou en anglais ; d’autre part, et surtout, cela lui a permis de se distinguer définitivement des clients à qui il était associé.
Sur le plan théorique, cette thèse part du constat suivant : « le tourisme sexuel (la catégorie) peine à caractériser la prostitution touristique (le phénomène) » (p. 12). Autrement dit, la catégorie du tourisme sexuel telle qu’elle est établie et définie par divers organismes ne permet pas d’étudier et d’analyser tous les phénomènes observables dans la prostitution touristique. S. Roux se propose d’étudier cet interstice dans une double perspective critique : ethnographique et historique. Il s’agit de comprendre le discours des acteurs et de le situer dans le temps, spatialement, socio-culturellement et de comprendre l’évolution du phénomène. Pour ce faire, l’auteur se réfère à différents courants sociologiques. Il prend appui sur les travaux traitant des échanges économico-sexuels en Thaïlande mais aussi sur des auteurs ayant théorisé la sexualité, entre autres M. Foucault (1976) et P. Tabet (2005). De plus, ce travail se nourrit des recherches faites sur le tourisme sexuel, le sida et sur les théories du stigmate développées notamment par H. Becker (1963). Enfin, cette thèse repose également sur l’histoire des mobilisations qui ont contribué à définir et ancrer la catégorie du tourisme comme une priorité internationale.
Sébastien Roux propose différents axes et angles d’analyse du tourisme sexuel qui en donnent une vision panoramique englobant différentes tendances et points de vue tout en livrant des clés qui permettent de saisir ce phénomène. L’ouvrage s’organise en deux grandes parties : (1) une étude sociologique du tourisme sexuel (« Ethnographie intime ») et (2) la dimension historique de ce phénomène. Ces deux parties se répondent et se subdivisent en huit chapitres thématiques.
La partie ethnographique se compose de quatre chapitres analysant « comment économies politique, morale et affective se conjuguent pour faciliter le développement et la reproduction d’une prostitution touristique mondiale » (p. 29). Le premier chapitre, comme l’indique son titre : « Cartographie des plaisirs », présente et contextualise Patpong, le plus ancien quartier de prostitution touristique de Bangkok ainsi que les différents commerces sexuels et leur organisation codifiée. Les chapitres suivants traitent des facteurs contribuant à l’existence et à la reproduction du tourisme sexuel. En premier lieu, dans « L’honorabilité des sentiments » (chapitre 2), l’auteur s’intéresse à l’invisibilisation des échanges économico-sexuels liée à deux phénomènes. D’une part, participant à la catégorisation du monde social, les euphémismes langagiers : en effet un client n’est pas désigné comme tel mais comme un farang [1]. D’autre part, « il existe une forme d’ethnocentrisme […] des catégories d’analyse porté[e]s sur les relations observables à Patpong qui réduit "la vraie prostitution" aux seules pratiques explicites, les plus prostitutionnelles étant celles les plus explicitement sexuelles et explicitement monnayées » (p. 52). La diversité des échanges qui s’observent répond plutôt à des logiques de dons/contre-dons et d’aide — contre une présence et des actes sexuels s’échangent cadeaux, invitations et aides monétaires — qu’à des relations prostitutionnelles comme elles sont traditionnellement conceptualisées. Ainsi, les femmes de Patpong « n’apparaiss[ent] pas totalement comme de "vraies prostituées" » (p. 79). Le troisième chapitre, « Au-delà du sexe », prend pour objet la prostitution masculine. On y observe les mêmes logiques que dans la prostitution féminine, à une différence près : la présence d’Occidentaux facilite l’émergence d’une identité gay. Le dernier chapitre, « L’industrie du malentendu », aborde la question de la reproduction du tourisme sexuel par le biais des clients et explicite ce phénomène par deux éléments principaux. En premier lieu, « l’organisation [même] de l’offre prostitutionnelle minimise les coûts moraux de cette expérimentation tout en conservant l’attrait de la culpabilité » (p. 140). En second lieu, les clients mettent en œuvre des logiques de distanciation basées sur la différence Thaïlande/Occident. Ces logiques « sont d’autant plus efficaces qu’elles s’appuient sur la matérialité d’une différence objective […] [qui] sert la hiérarchisation des jugements moraux » (p. 125).
Après avoir analysé quels facteurs contribuent au développement et à la reproduction du tourisme sexuel, S. Roux analyse les conditions préfigurant son existence.
La seconde partie, intitulée « Généalogie d’un interdit », contextualise la première et participe à la compréhension des dynamiques et phénomènes à l’origine de la conceptualisation progressive du tourisme sexuel. Elle se compose de quatre chapitres chronologico-thématiques. Le chapitre 5, « Au nom des femmes », traite de l’évolution de la place de la femme dans la société thaïlandaise depuis le XIXème siècle ainsi que de la naissance des luttes féministes dans les années 70, se constituant autour d’un consensus anti-prostitution et dénonçant le tourisme sexuel. Le chapitre suivant (« Gouverner la sexualité ») détaille les effets de l’épidémie du VIH ainsi que les solutions mises en place pour l’endiguer, notamment par "l’éducation" de la population et la mise en place de nouveaux standards sexuels occidentaux. Comme son nom l’indique — « (Se) Mobiliser pour l’enfance » — le septième chapitre prend pour objet le Tourisme Sexuel Impliquant des Enfants (TSIE [2]). S. Roux contextualise ce phénomène et montre comment, avant de faire consensus, cette indignation s’est développée et internationalisée. Véritable croisade commencée au début des années 90, elle s’achève en 1996 par un congrès international et la pénalisation du TSIE. « La dynamique des engagements » (chapitre 8) traite de l’évolution des actions et des organisations militantes. Le TSIE étant internationalement reconnu comme problème social, les objectifs de ces associations se reportent sur la traite des enfants ; s’y allient les mouvements féministes luttant contre la traite des femmes.
« La prise en charge du tourisme sexuel s’est progressivement réduite à ses formes les plus violentes [engendrant] une hiérarchisation du tolérable et de l’intolérable » (p. 24). « La criminalisation de pratiques marginales […] a eu pour effet d’extraire les relations prostitutionnelles les plus fréquentes des catégories réprouvées » (p. 248) permettant à la prostitution touristique d’augmenter, de se rationaliser et même de se normaliser.
S. Roux livre ici une recherche détaillée, très fouillée et d’une grande finesse. Sur le plan analytique, l’auteur réussit à saisir les principaux facteurs qui contribuent au développement et à la reproduction du tourisme sexuel. On peut d’ailleurs regretter qu’il n’ait pas proposé une définition plus générique et générale de ce qu’est le tourisme sexuel, en dehors du contexte thaïlandais.
Un des atouts principal de cette recherche est d’avoir inclus ce que l’auteur nomme « l’économie des sentiments » à l’objet de recherche. Longtemps l’apanage de l’analyse psychologique, des sociologues se réapproprient peu à peu cette thématique, tels que J-C Kaufmann ou M. Bozon. Cependant, la présence de sentiments dans les échanges économico-sexuels reste peu abordée et les auteurs en ayant traité restent rares. S. Roux fait partie de ces précurseurs, grâce à cet ouvrage.
Quelques détails peuvent tout de même être sujets à critique. D’une part, on peut regretter qu’il n’y ait pas plus d’informations quantitatives sur le déroulement de l’enquête (notamment, le nombre d’entretiens). D’autre part, bien que les deux parties de l’ouvrage se répondent, elles restent indépendantes l’une de l’autre et trop peu de liens sont établis entre elles. En effet, certains aspects historiques viennent a posteriori éclairer des aspects de l’étude ethnologique. Peut-être aurait-il été intéressant d’inverser l’ordre des deux parties ou de procéder de manière thématique.
Mais cet ouvrage, d’une grande qualité, est incontournable pour quiconque traite du tourisme sexuel et, dans une certaine mesure, de la sexualité tarifée.