Introduction
La question de la préservation de la biodiversité amazonienne est depuis quelques années au cœur des politiques publiques en Guyane française (Fleury et Poncy, 1998). Cela ne va pas, cependant, sans poser localement quelques problèmes (Grenand et al., 2006), d’autant que la multiculturalité qui caractérise la Guyane [1] donne lieu à la coexistence de modes de relations avec l’environnement divers, ce qui interdit toute interprétation univoque des souhaits des populations locales en matière de gestion des territoires [2]. Dans un tel contexte, associer des recherches ethnologiques à la conception de projets liés à la biodiversité présente un intérêt évident. Cet article décrit un exemple de collaboration autour d’un milieu relativement méconnu et qui ne fait, pour le moment, l’objet d’aucune protection particulière : les savanes de Guyane.
Le mot savane désigne couramment en Guyane quasiment tous les milieux caractérisés par l’absence de la forêt, y compris les inselbergs — « savanes-roches » — et les marais ou pripris — « savanes inondées ». Nous évoquerons ici les savanes sèches ou inondables, constituées d’étendues où la végétation herbacée est dominante. Ces milieux représentent 0,3% du territoire de la Guyane française [3].
Longtemps occultées par la forêt amazonienne dans l’imaginaire lié à cette région, les savanes connaissent ces dernières années un fort regain d’intérêt au sein des organisations institutionnelles et associatives liées à la protection de l’environnement [4]. Un consensus y émerge sur la nécessité de protéger ces milieux rares et fragiles, à partir de deux constats. D’une part, les savanes sont situées dans la plaine côtière, où se concentre la majeure partie de la population, à proximité immédiate du principal axe routier, et leur aménagement ne nécessite pas de défrichement, ce qui les rend vulnérables à divers projets de transformation (voir la carte des savanes). D’après l’expertise littoral réalisée en 2008 par l’ONF, « Les savanes et milieux à végétations basses ont perdu 1 626 hectares (soit 5,6% de leurs surfaces de 2001) dont 248 sont devenues de l’urbain et 1 301 de l’agriculture » (ONF, 2008 : 14). D’autre part, des études récentes ont montré que ces zones contribuent pour une part importante à la diversité floristique et faunistique de la Guyane et que certaines espèces leur sont inféodées. Ainsi, 788 espèces végétales ont été recensées sur les savanes, pour un total de 5 000 espèces environ en Guyane, ce qui constitue une proportion très importante de la flore (16%) compte-tenu de la faible part du territoire occupée par les savanes (Léotard, 2012). Au niveau faunistique, outre des animaux emblématiques comme le tamanoir (Myrmecophaga tridactyla), la savane héberge notamment des tatous, de nombreuses espèces d’oiseaux dont certaines rares et menacées comme le Tyranneau Barbu (Polystrictus pectoralis), ainsi qu’une très grande diversité de reptiles et d’amphibiens adaptés à la vie dans ce milieu (Chaix et al., 2001 ; De Pracontal et Entraygues, 2009).
Les acteurs des institutions de protection de l’environnement considèrent actuellement qu’il est nécessaire de développer les connaissances scientifiques sur l’état des savanes et leurs évolutions afin d’assurer au mieux leur préservation. C’est dans ce contexte que le Groupe d’Étude et de Protection des Oiseaux en Guyane (GEPOG) coordonne au niveau régional un projet sur les savanes dans le cadre du programme européen LIFE+ CapDOM — Conservation de l’avifaune prioritaire des Départements d’Outre Mer — piloté nationalement par la Ligue de Protection des Oiseaux (LPO) [5]. La plaquette de présentation du projet explique que celui-ci ambitionne de contribuer à préserver la « biodiversité en danger » dans les DOM grâce à la mise en place d’outils adaptés et en considérant les oiseaux comme des indicateurs de cette biodiversité. Différentes recherches ont ainsi été menées par le GEPOG depuis 2010 sur les savanes de Guyane, notamment en pédologie, en botanique et en ornithologie [6]. Or, celles-ci ont mis en évidence le fait que certaines activités humaines pratiquées sur les savanes ont des conséquences sur les sols, la flore et la faune, ce qui inquiète fortement les environnementalistes. Il s’agit en particulier du brûlis, de la transformation de savanes en pâtures pour bovins, et de l’introduction d’espèces invasives. De plus, les rencontres avec les acteurs locaux ont fait apparaître des divergences dans la perception de ces phénomènes entre, d’une part, les environnementalistes et, d’autre part, les habitants des régions de savanes. Les porteurs du projet LIFE+CapDOM ont exprimé à ce sujet leur impression de « ne pas parler le même langage » que ces derniers. L’intégration dans le projet d’une étude en sciences humaines et sociales est apparue nécessaire et une convention a été établie dans ce but entre le GEPOG et l’Université des Antilles et de la Guyane (UAG) [7].
La recherche anthropologique que j’ai conduite dans le cadre de cette convention a donc été en partie orientée par les interrogations formulées par les auteurs des études de botanique, de pédologie et d’ornithologie sur le sens donné par les acteurs locaux aux pratiques mises en cause. Il est ainsi précisé dans la convention que l’étude traitera des « usages et perceptions, problématiques des brûlis et des espèces invasives ». La convention stipule en outre que l’UAG participe aux réunions du comité de suivi de l’action savanes du programme LIFE+CapDOM « au cours desquelles les mesures conservatoires et de valorisation des savanes seront discutées, formulées et validées collectivement ». Ce comité de suivi regroupe différents acteurs liés aux savanes : représentants d’institutions ou d’associations liées à la protection de l’environnement, élus, agriculteurs. Dans ce cadre, j’ai apporté un point de vue anthropologique dans les débats sur les suites à donner au programme, en participant par exemple aux discussions sur la notion d’espèce invasive, et j’ai contribué à mon tour à orienter les recherches entreprises en sciences de la vie [8].
Mené dans la région de Sinnamary et d’Iracoubo, communes du littoral de la Guyane française, le travail de terrain s’est déroulé auprès d’une trentaine de personnes que l’on peut répartir en quatre groupes :
- Des environnementalistes, chargés d’étudier ou de protéger les savanes.
- Des agriculteurs de profession utilisant les savanes, principalement pour l’élevage.
- Des personnes âgées actrices et témoins des utilisations anciennes des savanes.
- Des Amérindiens kali’na [9] du village de Bellevue, situé dans la savane Yanou, sur la commune d’Iracoubo.
Il faut noter que le classement que j’opère ici est perméable : par exemple, certains environnementalistes et certains agriculteurs ont été, durant leur enfance, témoins des pratiques anciennes et en témoignent au cours des entretiens. Par ailleurs, tout en souhaitant éviter une catégorisation ethniciste fixiste qui serait absolument contre-productive pour comprendre les relations hommes-environnement en Guyane, il me paraît intéressant de relever que les agriculteurs sont majoritairement des Métropolitains, qui ont bénéficié de concessions sur la base de projets agricoles, et que les personnes âgées sont essentiellement des Créoles. La catégorie « environnementalistes » est plus transversale a priori, mais elle est elle-même clivée entre les personnes résidant à Cayenne qui sont en majorité des Métropolitains et les personnes résidant à Sinnamary qui sont en majorité des Créoles. Les apports de la recherche en anthropologie au sein du processus de réflexion sur la conservation des savanes peuvent se décliner en trois directions, que nous allons maintenant explorer.
D’abord, en mettant en évidence la multiplicité des pratiques touchant les savanes, les résultats vont dans le sens d’une compréhension des savanes comme un milieu anthropique, un « paysage culturel » (Roué, 2006) au sein duquel il est vain de vouloir distinguer strictement ce qui serait naturel de ce qui serait créé par l’homme. Si ce point peut paraître évident, il ne l’était pas pour bon nombre d’environnementalistes rencontrés au début de la recherche. Les restitutions de l’étude anthropologique, en exposant les actions humaines touchant les savanes, ont permis de parvenir à un relatif consensus sur le sujet. Ensuite, ce travail permet de dépasser les stéréotypes que les différents groupes s’appliquent mutuellement à propos de pratiques jugées dangereuses pour les savanes. Il contribue à mettre au jour la réalité des positions divergentes, notamment sur ce que signifie conserver la biodiversité, mais aussi les points de consensus sur lesquels un projet de préservation pourrait s’appuyer. Enfin, alors que l’on sait qu’il existe de multiples façons de penser les relations entre humains et non-humains (Descola, 2005), les savanes constituent un point de rencontre entre des groupes aux conceptions divergentes. L’anthropologue, à partir de sa discipline et de la reconnaissance scientifique dont elle bénéficie, participe à la mise en place d’un contexte favorable à l’émergence et à la légitimation de discours relatifs aux savoirs locaux. Il joue aussi un rôle de passeur en permettant la circulation de discours et de notions entre les différents groupes et contribue à l’apparition d’espaces de négociation.
Du vide à une multiplicité de pratiques : les savanes, paysages anthropiques
L’anthropologue qui entreprend une étude sur les pratiques dans et autour des savanes est dans un premier temps confronté à un discours tenu par l’ensemble des personnes interrogées sur la vacuité de ces milieux et leur hostilité à l’homme :
« On nous disait tout le temps que dans les savanes il y a des roches, des roches morts, des roches qui craquent. Enfin ça ne produit pas, ça ne grandit pas. C’est pourquoi les savanes sont toujours là. (…) Les savanes sont mortes. Il n’y a pas grand chose sur les savanes » (Éleveuse-cultivatrice [10], septuagénaire, Sinnamary).
Entre la chaleur du soleil que le couvert forestier ne vient pas atténuer et la pauvreté des sols, même les environnementalistes reconnaissent volontiers que ces milieux sont peu accueillants :
« Au milieu des savanes c’est des conditions climatiques extrêmes. (…) C’est un endroit de désolation. Je n’aimerais pas me trouver à midi au milieu d’une savane » (Chargé de mission dans une structure publique de protection de l’environnement, trentenaire, Cayenne).
A partir du constat de leur vacuité supposée et de leur hostilité à l’homme, les savanes font depuis longtemps l’objet de tentatives de « mise en valeur » [11] — ainsi que les présentent les porteurs de projets et les élus qui les soutiennent — comme d’immenses étendues de terres inutiles auxquelles il s’agirait de trouver une vocation. Pourtant, les savanes sont loin d’être des zones délaissées. Au contraire, l’emprise de l’homme sur ces milieux est ancienne. Les recherches archéologiques (Rostain, 2008) ont montré que les savanes ont été durant la période précolombienne le lieu d’une agriculture ayant façonné les paysages. Les Amérindiens utilisaient des champs surélevés pour cultiver, le principe consistant à édifier des buttes au-dessus du niveau d’inondation pour contrôler la très grande humidité du milieu. Cela permettait, en outre, d’améliorer la qualité de la terre, en entassant les sols de surface les plus riches et en profitant d’éléments fertiles amenés par l’eau des marais. Ces pratiques auraient été apportées en Guyane par des groupes arauquinoïdes originaires du moyen Orénoque [12] qui, à partir de 650 après J-C environ, occupèrent sur la côte des Guyanes un territoire allant de l’Ouest du Suriname à l’Ile de Cayenne. La technique des buttes a ensuite disparu à l’époque coloniale, sans doute à cause du déclin des populations amérindiennes à la suite des premiers contacts avec les Européens dès le début du XVIe siècle dans la région. Certains témoignages permettent toutefois de supposer que cette pratique a perduré en Guyane jusqu’au XVIIIe siècle. Elle a en tout cas, ainsi que le démontre Stephen Rostain (2008), profondément modelé les paysages de la bande côtière guyanaise.
La société créole qui se construit durant la période esclavagiste et après l’abolition de l’esclavage de 1848 investit fortement les savanes dans les communes « sous le vent » [13]. Dans cette zone, on observe une certaine continuité entre la période esclavagiste et la période post-abolition. La majeure partie de la population se répartissait avant 1848 dans un habitat dispersé, constitué de petites habitations [14] de deux à cinq personnes, où maîtres et esclaves vivaient dans une très grande proximité matérielle (Mam Lam Fouck et Anakesa, 2013 : 48-49). On y pratiquait essentiellement l’élevage et les cultures vivrières, activités poursuivies après l’abolition par les anciens esclaves qui s’installent alors sur des terres issues du morcellement de certaines propriétés ou occupent des terres domaniales. Marie-José Jolivet (1993) a pu observer la petite habitation créole avant sa disparition dans les années 1970 et la décrit comme un véritable « complexe d’activités ». Elle précise : « L’ancienne petite habitation créole de Guyane apparaît, de prime abord, comme un cadre d’activités productives complémentaires : agriculture, chasse et pêche dans la zone Sud-Est du littoral, agriculture, élevage et plus accessoirement chasse et pêche dans la zone Nord-Ouest » (Jolivet, 1993 : 145). Dans cette zone Nord-Ouest qui nous concerne, la proximité des savanes était appréciée et l’on choisissait bien souvent les îlots forestiers qui parsèment celles-ci pour installer les habitations :
« La savane, tu as une île, tu coupes l’île, tu fais planter, et puis peut-être tu vas t’installer à côté de la bordure de ce que tu as coupé, de ce que tu as fait planter, et puis avec un petit coup de savane, pour te donner de l’air. Parce que ça peut donner que de l’air, du vent, il n’y a rien qui casse le vent » (Éleveuse-cultivatrice, septuagénaire, Sinnamary).
En effet, tout en soulignant le caractère hostile des savanes, les personnes âgées les décrivent comme un milieu sain pour l’organisme, tant pour son air que pour l’eau des puits qu’on pouvait y creuser. La ventilation limitait aussi la présence d’insectes volants et notamment des moustiques.
Durant toute la période d’existence de la petite habitation créole, les savanes étaient le théâtre de diverses activités. Si la plupart des terres de savanes sont pauvres et impropres à la culture, les bordures peuvent receler des terres cultivables qu’il fallait savoir reconnaître, puis améliorer notamment par le drainage, savoir-faire dont se targuent les habitants âgés de Sinnamary. Mais pourquoi s’obstiner à cultiver en savane alors que tous s’accordent à dire que les abattis [15] en forêt étaient plus rentables ? Ulrich Sophie, natif de la région qui publie en 1958 un ouvrage intitulé Le cultivateur Guyanais, décrit dans celui-ci un système de culture constitué de trois lieux : l’« entourage », petit abattis qui entoure la maison, l’« abattis » situé en forêt, et l’« abattis de savane », qui est, selon lui, un « champ auxiliaire de manioc en cas de problème dans l’abattis des grands bois » (Sophie, 1958 : 125). Rappelons que le manioc constituait, après l’abolition et jusque dans les années 1970, « le véritable pivot de l’autosubsistance » (Jolivet, 1993 : 147) dans les communes rurales guyanaises. Transformé en couac [16], il pouvait se conserver longtemps et constituait toute l’année une base pour l’alimentation. Les témoignages ne vont pas dans le sens d’une répartition stricte des cultures entre les différents abattis. Le manioc était, semble-t-il, la plante la plus cultivée en savane car adaptée à l’acidité de la terre, mais on y faisait aussi du maïs et des melons. Dans l’abattis en forêt, outre du manioc, on plantait de nombreux « légumes » — dachines, bananes, ignames, patates —, ainsi que des arbres fruitiers. L’entourage apportait un complément de légumes, et ce dont on avait besoin au quotidien pour assaisonner la nourriture : piment, céleri pour le blaff [17]. En fait, il semble qu’avoir plusieurs abattis dans des endroits différents était un gage de sécurité. Si la savane donnait peu, l’entourage connaissait parfois des accidents avec les animaux domestiques et l’abattis en forêt pouvait quant à lui être saccagé par des animaux sauvages ou subir des attaques de fourmis-manioc. Il était donc prudent de multiplier les ressources potentielles, afin de s’assurer une récolte.
D’autre part, les savanes étaient considérées comme le lieu par excellence de l’élevage bovin et la région située entre Sinnamary et Iracoubo était réputée pour son bétail. Les bêtes étaient laissées en semi-liberté sur les savanes et pouvaient donc aller chercher leur nourriture aussi loin qu’elles le souhaitaient :
« [les bêtes] n’étaient pas sous cloche, elles n’étaient pas fermées, elles étaient libres. Elles avaient des hectares et des hectares. Alors les animaux ils partaient le matin, ils rentraient d’eux-mêmes le soir » (Éleveur-cultivateur, septuagénaire, Sinnamary).
Les anciens éleveurs expliquent que les bêtes savaient quelles étaient les plantes les plus nourrissantes et les recherchaient, ce qui leur faisait parfois faire de longs parcours. Ils insistent sur le fait que les bovins avaient assez de nourriture alors que, contrairement aux éleveurs d’aujourd’hui, ils ne plantaient pas d’herbes à pâturage. Les savanes étaient brûlées à la saison sèche, ce qui provoquait un regain et permettait aux bêtes de se nourrir en attendant le retour de la pluie.
Au delà des usages agricoles, les savanes étaient aussi fréquentées dans le cadre d’autres activités. Elles n’étaient pas, en tant que telles, considérées comme un lieu de chasse majeur car elles n’hébergeaient que des iguanes, des tortues et des tatous. Par contre, les zones limitrophes, entre savane et forêt, étaient assez prisées, parce que les animaux qui tentaient de traverser étaient visibles. De plus, si l’on ne partait pas chasser en savane, une chasse opportuniste y était pratiquée lorsqu’on y cheminait pour gagner les abattis, ou même depuis l’habitation située en bordure de savane. On pouvait ainsi avoir la chance de tuer une biche, un pac ou un cochon-bois [18].
Quand à la pêche, il est à noter que ce que l’on appelle en Guyane les « poissons de la savane » sont en fait des poissons que l’on trouve dans les « savanes inondées » ou « pripris ». Toutefois, les savanes sèches, mais inondables, étaient elles aussi le lieu d’une pêche particulière. En saison des pluies, vers janvier-février ou avril-mai, lorsque les criques [19] débordent, des poissons sont piégés hors de leurs cours d’eau. On peut alors les pêcher facilement. Ce moment était appelé « poisson monté ».
Enfin, on y cueillait quelques plantes médicinales ou comestibles. On signale notamment le morossif ou prunier des savanes (Byrsonima crassifolia), dont on suçait les fruits acides et dont l’écorce et les feuilles étaient utilisés dans les pharmacopées créoles et amérindiennes (Grenand et al., 1987 : 430), et de nombreux palmiers situés plutôt en lisières et produisant des fruits comestibles, en particulier l’awara (Astrocaryum vulgare) et le comou (Oenocarpus bacaba). Les habitants en favorisaient la reproduction en disséminant les graines ou en protégeant les petits palmiers, car ils fournissaient un complément alimentaire d’importance pour eux et pour les animaux [20].
La participation de l’homme à l’écosystème savane se faisait donc de diverses manières. Outre la chasse et la pêche, le fait de planter certaines espèces autour des habitations ou de favoriser la présence d’autres, semi-sauvages, pour la cueillette laisse bien évidemment des traces. Les botanistes constatent cette influence :
« Il y a des endroits où on perçoit bien qu’il y a eu des habitations. Il reste des espèces, des awaras, peut-être un manguier. Il y a une sorte de pattern [21]. C’est les zones les plus drainées » (Botaniste exerçant une expertise en libéral, trentenaire, Cayenne).
La présence des bovins avait des effets importants : ceux-ci broutaient une partie de la végétation et leurs défécations contribuaient à enrichir les sols. La végétation s’est aussi adaptée à la pratique du brûlis et ne comporte, dans les zones soumises chaque année aux incendies, que des espèces capables de se régénérer après le passage du feu.
L’exposé de ces différentes activités montre bien que les savanes de la bande côtière constituent un milieu fortement anthropisé pour lequel il n’est pas vraiment possible d’utiliser une grille de lecture séparant des milieux « naturels » de milieux anthropiques. Si certains environnementalistes évoquaient lors du démarrage du projet l’existence de savanes incluses, c’est-à-dire enclavées à l’intérieur de la forêt amazonienne et ne recevant quasiment aucune visite humaine, pour démontrer le caractère « naturel » des savanes, le travail ethnographique a permis de parvenir à un relatif consensus sur le fait que ces cas ne sauraient être généralisés. Il faut plutôt évoquer un continuum savanes allant de zones sur lesquelles l’influence humaine est absente ou imperceptible à d’autres pour lesquelles une disparition des activités humaines entraînerait des changements floristiques, faunistiques et paysagers profonds sans toutefois nécessairement effacer toute trace de l’Homme. Archéologues et écologues ont d’ailleurs démontré que ce sont aujourd’hui les insectes et notamment les fourmis qui contribuent à entretenir les buttes amérindiennes de la période précolombienne, préservant ainsi depuis des siècles ces monticules érigés par des humains (Rostain, 2008).
Les ambiguïtés de la conservation : entre divergences et consensus
Les modifications des modes de vie en cours depuis la fin du XXe siècle provoquent des transformations importantes des savanes. Dans le même temps, des divergences se font jour quant à la façon dont il convient de gérer ces milieux. Les porteurs de l’action savanes du programme LIFE+CapDOM évoquent dans leurs différents documents de travail la « conservation », voire la « restauration » de ces milieux, le but final étant la préservation de l’avifaune et au-delà, de la biodiversité. Mais ces objectifs sont loin d’être partagés par tous. Le travail ethnographique permet de mieux comprendre les conceptions de l’environnement sur lesquelles s’appuient les différentes parties en présence, mais aussi de discerner plus précisément les points d’achoppement et les points de consensus. A ce sujet, il est intéressant de remarquer que lors des entretiens, le mot biodiversité n’a été utilisé que par les environnementalistes et certains agriculteurs métropolitains. Les autres groupes parlent plutôt des différents types de milieux — « la savane », « la forêt » — et parfois mais plus rarement de « la nature » et d’« écologie » pour évoquer les pratiques qui leur paraissent respectueuses de leur environnement. Cela peut être mis en lien avec les remarques de Carole Barthélémy sur le fait que les savoirs locaux sont systémiques, et, par rapport à la pensée scientifique, prennent davantage en compte l’ensemble des influences humaines et non humaines sur les territoires (Barthélémy, 2005).
Pratiques controversées : pâturages et brûlis
Tout d’abord, de nouvelles pratiques agricoles sont apparues depuis les années 1980, initiées par des agriculteurs métropolitains installés dans le cadre du Plan Vert sur des défrichements forestiers (Vivier et Vissac, 1995) [22]. Ceux-ci ont fait, contre l’avis des scientifiques impliqués à l’époque [23], des essais d’élevage en savane qui se sont révélés fructueux. S’il s’agit toujours d’élevage bovin, les méthodes ont changé. Les bêtes, des zébus brahmans pour les savanes sèches et des buffles pour les savanes humides, sont désormais enfermées sur des terrains clôturés, transformés en pâturages par l’amendement des sols avec du calcaire et du phosphate et la plantation d’herbes permettant de nourrir plus efficacement les animaux. Les paysages d’herbes à pâturage sont beaucoup plus uniformes que ceux des savanes. La transformation de la flore amène une modification de la faune, avec en particulier la disparition d’espèces d’oiseaux rares, comme le tyranneau barbu.
Les agriculteurs mettent en avant le caractère « écologique » de leurs méthodes qu’ils décrivent comme une modification douce de l’environnement, opposée au défrichement forestier ou au brûlis. Une fois la transformation initiale effectuée, leur seule intervention consiste à remettre un peu d’amendement chaque année et à arracher les mauvaises herbes. La plupart de leurs produits bénéficient d’un label certifiant qu’ils sont issus de l’agriculture biologique [24]. Si la flore est, de fait, uniformisée, les transformations subies par la faune ne vont pas, d’après les agriculteurs, dans le sens d’un appauvrissement. Selon eux, si certaines espèces ont disparu, d’autres ont fait leur apparition, et leurs descriptions insistent, avec force détails, sur l’abondance et la diversité de la faune rencontrée dans les pâtures ainsi créées :
« Bien sûr on perd tout ce qui est les petites cypéracées qui ont leurs stratégies de développement par étage quand elles prennent le feu, on perd les droseras qui sont des espèces protégées, il y a des oiseaux tels que le colin qu’on retrouve maintenant très rarement dans les pâturages, la sturnelle des prés aussi qu’on voit quasiment plus à Saint Elie. Donc bien sûr il y a des espèces qui ont souffert de ça. A côté de ça, les tortues, il y en a encore vingt fois plus qu’avant. On retrouve les grands tamanoirs, tous les râles ont explosé. Puisque comme en fait, le fait d’attirer des gros animaux, enfin de faire venir des gros animaux dans ces milieux là, il y a plus d’insectes qui dépendent des bouses qui piquent, donc il y a toute une faune qui est venue par contre, les aigrettes garde-bœufs. Les tortues, les tamanoirs, on en voit, j’en ai encore vu cette semaine, toutes sortes de hérons, les caïmans que je disais, ils nidifient dans nos savanes, ils se reproduisent en plus, chose qu’il ne faisaient pas avant. Donc en termes de diversité, je ne dis pas qu’on est les dieux, mais on a quand même sur un milieu très dégradé, apporté de la diversité. Et cette diversité là est aussi rentable économiquement » (Agriculteur et salarié du service environnement de la mairie, trentenaire, fils d’agriculteurs installés dans les années 1970, Sinnamary).
Ce dernier argument, centré sur l’économie, rencontre un écho important en Guyane : la production alimentaire y est faible et n’alimente qu’une infime partie du marché local. Les tentatives pour développer une production agricole de masse ont été nombreuses depuis la colonisation mais ont toutes globalement échoué [25]. Le discours médiatique et politique guyanais pointe régulièrement pour s’en alarmer la très grande dépendance de l’économie locale vis-à-vis de la métropole. Produire de la viande sur les savanes pourrait permettre de réduire les importations et leur impact écologique, tout en évitant de défricher des parcelles de forêt, ce que certains continuent à faire aujourd’hui. En évoquant à la fois la mise en place d’une filière locale nécessitant peu d’énergie pour le transport et la préservation de la biodiversité de la forêt amazonienne, les agriculteurs s’inscrivent de plain pied dans les débats actuels sur l’écologie et revendiquent un rôle de pionniers dans l’instauration de relations apaisées entre l’Homme et son environnement :
« La Guyane pourrait être autonome au lieu d’importer mais ça c’est une politique. (…) A mon avis il n’y a pas une volonté vraiment de vouloir développer ça. Peut être que ça rapporte plus d’importer. (…) Oui mais bon on va rester toujours un pays sous perfusion si on reste comme ça (…) Je suis pas pour faire de l’éradication de quoi que ce soit, mais je suis pour l’aménagement des sites pour que l’homme puisse vivre là où il est. Et je pense qu’on peut vivre sans détruire. C’est ça l’objectif. On peut vivre dans un endroit en observant... Moi, on est venu me voir au départ parce que j’avais une certaine idée de l’aménagement d’un territoire au niveau bio. Le DAAF [Directeur de l’Alimentation, de l’Agriculture et de la Forêt] est venu. Quand j’ai fait des défrichements, j’ai laissé des couloirs de vie (…) qui permettent aux animaux de circuler (...). L’agriculture, si elle est bien faite, elle ne crée que de la vie, elle ne détruit pas, hein ? L’agriculture raisonnée, elle ne détruit pas, elle crée, elle crée la vie, elle favorise justement qu’il y ait des animaux qui puissent exister » (Agriculteur métropolitain, cinquantenaire, Sinnamary).
Mais ces nouvelles pratiques agricoles font aussi l’objet de critiques. D’abord, la mise en place d’une privatisation de la terre heurte de plein fouet les pratiques des Amérindiens et des Créoles qui se situent plutôt du côté d’un territoire de type communautaire [26], sur lequel chacun peut utiliser des parcelles pour cultiver temporairement et récolter le fruit de son travail (Jolivet, 1993 ; Grenand et Grenand, 1996 ; Collomb, 2007). L’itinérance des cultures permet de laisser les terres en jachère pour de très longues durées. Quant aux bêtes élevées par les Créoles, nous avons vu qu’elles étaient autrefois laissées libres et que les bovins des différents éleveurs se retrouvaient sur les mêmes savanes. Bien évidemment, ce type de système peut difficilement cohabiter avec un autre fondé sur un usage privatif de la terre. L’apparition des clôtures provoque des conflits d’usage avec des personnes âgées qui continuent de refuser de parquer leurs bêtes :
« C’est un peu d’ailleurs ce qui persiste encore à Corossony avec le principe de la vingtaine de bêtes qui sont dans l’enceinte de Corossony et l’agriculteur qui en a la propriété a du mal à parquer ses animaux parce que c’est un ancien et il a gardé cette tradition là. (...) Ils ont pas vraiment de pâturage, au contraire, le peu de gens qui arrivent à avoir des pâturages là-bas, ils se font casser leurs clôtures parce que du coup les bêtes veulent y aller, parce que l’herbe est meilleure » (Éleveur-cultivateur et salarié du service environnement de la mairie, quarantenaire, Sinnamary).
Les Amérindiens, quant à eux, voient avec inquiétude leur liberté de circulation vers leurs abattis et leurs terrains de chasse en forêt menacée par l’apparition de clôtures, et au-delà, redoutent la disparition de leur mode de vie (Collomb, 2007) :
« Entre temps derrière on nous prive de nos terres, on nous met en cité. (...) Nos adresses sont écrit « village », mais en réalité c’est une cité, c’est pas un village. Pourquoi est-ce que je dis ça ? Parce que normalement les villages n’ont pas de piquets. C’est vraiment dans la tête le respect du voisin, à quel endroit que sa parcelle s’arrête. Mais là, c’est vraiment des piquets » (Cheffe coutumière Kali’na, cinquantenaire, Bellevue).
Du côté des environnementalistes, on reproche aux agriculteurs d’uniformiser la végétation, de faire de la monoculture d’herbes à pâturage et par conséquent de menacer gravement la biodiversité locale en détruisant ce qui fait la spécificité des savanes :
« Alors que moi je dis que c’est une catastrophe écologique, eux ils disent qu’ils mettent en valeur la savane. Parce qu’il y a beaucoup plus d’oiseaux qui vont être présents. On voit beaucoup plus d’oiseaux qu’ici. Mais bon, c’est du garde-bœuf, c’est de l’aigrette, c’est du héron, c’est pas.... C’est-à-dire, c’est du tape à l’œil, on va avoir l’impression qu’il y a énormément de choses. Oui c’est sûr qu’il y a plein de choses à voir. Il y a plus de choses à voir dans leurs savanes que dans les savanes ici [sur une propriété du conservatoire du littoral]. C’est pour ça aussi qu’ils voudraient amener le buffle ici. Il y a des choses à montrer, on va dire, alors qu’ici y en a pas » (Salarié d’une association environnementaliste, trentenaire, Sinnamary).
Cette idée que la biodiversité la plus intéressante n’est pas la plus impressionnante pour un œil profane est aussi exprimée par un botaniste :
« C’est vrai que la biodiversité est plus riche là où l’homme est présent. Il n’y a pas de point plus riche que là où l’homme a commencé à retourner. Mais c’est que des espèces banales, extrêmement répandues, des espèces anthropophiles. De toute façon, c’est bien connu que les ornitho voient plus de choses en jardin qu’en forêt » (Botaniste exerçant une activité d’expertise en libéral, trentenaire, Cayenne).
Les environnementalistes font une distinction entre une biodiversité spectaculaire, visible et appréciée du grand public et une autre plus discrète mais reconnue par les connaisseurs. Ce qui semble les gêner le plus, c’est le fait que ces milieux soient en partie créés par l’intervention humaine. Dans la même veine, ils rappellent le caractère artificiel — au sens propre, celui d’artefact — des herbages utilisés par les agriculteurs :
« Ils mettent un tapis, un matelas de kikuyu [27]. C’est issu d’une technologie très moderne cette herbe, c’est ultra sélectionné par le CIRAD ou par l’USDA, l’équivalent de l’INRA aux Etats-Unis [28] » (Chargé de mission dans une structure publique de protection de l’environnement, trentenaire, Cayenne).
Deux conceptions concurrentes de la diversité floristique et faunistique à conserver apparaissent ici. Dans un cas, il s’agit d’une diversité à la fois agréable et utile à l’homme, et que ce dernier entretient, voire fait advenir. Dans l’autre cas, la principale caractéristique des espèces à protéger est de ne pas être artificielles dans le sens de fabriquées ou transformées par l’homme. On retrouve cette opposition dans de nombreuses controverses environnementales de par le monde. Isabelle Mauz (2002) a ainsi analysé comment, en Vanoise, la faune était classée selon deux logiques différentes par les agriculteurs, les chasseurs locaux et les anciens gardes du Parc national d’une part et par les nouveaux gardes et les néo-ruraux d’autre part. Pour les premiers, les animaux se répartissent sur un axe qui va du domestique au sauvage, les espèces domestiques vivant à proximité de l’homme, et ce dernier jouant un rôle positif en organisant la cohabitation et en maintenant le sauvage à distance. Pour les seconds, les animaux se répartissent plutôt sur un axe naturel-artificiel, et l’homme joue un rôle essentiellement négatif en faisant perdre leur naturalité aux espèces.
Un autre point d’achoppement porte sur la question du brûlis et de son impact positif ou négatif sur les zones de savanes, qui est une des rares pratiques au sujet desquelles il est possible d’évoquer un clivage de type “ethnique”. En effet, le brûlis de savane est une pratique très fortement liée aux usages créoles de ces espaces. Les objectifs recherchés par ceux qui utilisent cette technique sont multiples. Le premier est lié aux techniques d’élevage anciennes, et consiste à provoquer un regain d’herbe tendre permettant au bétail de se nourrir à la fin de la saison sèche. Ce regain peut en outre attirer un gibier intéressant pour la chasse. Le feu a aussi pour buts d’empêcher l’enfrichement des savanes et de faire disparaître divers insectes piqueurs comme les moustiques ou les papillons cendres [29].
Certains Kali’na affichent une forte réticence face à cette pratique. Elle est une des causes possibles de conflits de voisinage entre Créoles et Amérindiens, comme le rappelle une habitante de Bellevue :
« C’était gênant et dangereux. Ça venait tout près des carbets. On avait peur du feu, on préparait de l’eau » (Femme kali’na, cinquantenaire, Bellevue).
Ces Amérindiens affirment n’avoir jamais brûlé la savane, se contentant d’y prélever des branchages pour le feu :
« Non je vous dis, on a toujours protégé la savane. On met pas de produit chimique, comment je peux vous dire ça ? On fait pas n’importe quoi. On n’a jamais fait n’importe quoi avec la savane, même avec la terre, ni avec la forêt » (Cheffe coutumière Kali’na, cinquantenaire, Bellevue).
Le brûlis suscite aussi des réactions négatives très fortes de la part de la majorité des Métropolitains qui ont du mal à admettre l’idée de ce que subissent plantes et animaux pris dans les incendies et voient dans ce procédé une forme de violence inacceptable vis-à-vis de l’environnement :
« Moi il y a quelque chose qui m’énerve, c’est le brûlis. Je suis désolé, hein, j’ai pas ça dans ma culture, mais le brûlis des savanes, moi ça m’embête. J’aime pas ça, j’aime pas voir ces savanes en feu quand je sais là-dedans les milliers d’insectes, d’animaux qui subissent ce stress du feu et puis les plantes aussi elles subissent ce stress du feu » (Apiculteur quarantenaire, Sinnamary).
Les agriculteurs métropolitains affirment que le brûlis appauvrit les sols et tend à les rendre impropres à la culture et au pâturage. Les environnementalistes ajoutent qu’en ce qui concerne l’ouverture des paysages, le brûlis est contre-productif et contribue à leur fermeture via l’éclosion des graines d’Acacia mangium, espèce invasive dont il sera question plus bas.
Pourtant, depuis quelques années, certaines savanes qui ne sont plus brûlées, comme celles qui sont situées sur les terres du Centre Spatial Guyanais ou du Conservatoire du littoral, ont tendance à s’enfricher. Cet environnementaliste doit bien le reconnaître, même s’il évoque d’autres facteurs possibles de cette évolution :
« On ne sait pas gérer la savane. La savane ici ce n’est plus une savane. C’est une friche. Et pourquoi c’est une friche ? On ne sait pas, il y a eu du drainage pour la route, il y a le marais qui a perdu en hauteur, il y a des problèmes anthropiques, mais il y a aussi le fait qu’historiquement cette savane là était brûlée » (Salarié d’une association environnementaliste, trentenaire, Sinnamary).
Aussi certains acteurs de la protection de l’environnement commencent-ils à envisager le recours au brûlis. Par exemple, la réserve des Pripris de Yiyi, propriété du conservatoire du littoral, comprend une petite savane qui, après 20 ans sans brûlis, est recouverte de taillis impénétrables. Ce territoire est co-géré par la mairie de Sinnamary, l’association Sepanguy (Société d’Étude, de Protection et d’Aménagement de la Nature en Guyane) et le conservatoire du littoral. Les partenaires ont longuement débattu de l’opportunité d’y faire des essais de brûlis dans le but d’y préserver la biodiversité propre aux savanes [30] :
« Alors il y a une discussion sur cette démarche. Parce que si elle devait se refermer et disparaître, ce serait un appauvrissement de la biodiversité. Si le milieu se referme, les espèces qu’on trouve sur les savanes y seront plus » (Chargée de mission dans une structure publique de protection de l’environnement, quarantenaire, Cayenne).
L’objectif de la « conservation » de la biodiversité, mis en avant par les concepteurs du programme LIFE + CapDOM montre ici ses ambiguïtés. Dans le cas des savanes, que signifie conserver ? Interdire toute action humaine ? Mais certaines savanes se referment. Faut-il dès lors les brûler ? Les mettre en pâture permet de maintenir les paysages ouverts, mais c’est au prix d’une uniformisation de la végétation et d’une transformation de la faune. Quoi qu’il en soit, il s’avère que le maintien de certains des paysages de savanes passe davantage par une gestion active que par une stricte conservation. Or, le type d’entretien pratiqué dans le cadre de la petite exploitation créole traditionnelle ayant en grande partie disparu, la question qui se pose aujourd’hui est : que lui substituer ?
Les points de consensus : l’ouverture des paysages, les usages extensifs et l’importance d’expérimenter
La recherche permet de dégager un certain nombre de points de consensus entre les différents acteurs interrogés, et au-delà, entre les scientifiques et les populations locales. Le premier de ces points est une volonté quasi générale de conserver des paysages ouverts. Il faut d’ailleurs noter que les deux pratiques autour desquelles les controverses sont les plus vives, c’est-à-dire la mise en pâture et le brûlis, sont présentées par leurs défenseurs comme des moyens d’empêcher la fermeture des savanes.
Par contre, une menace sur l’ouverture des savanes qui recueille un large consensus est celle représentée par les espèces invasives et notamment l’Acacia mangium. Introduit à l’origine en Guyane pour réhabiliter les anciens sites miniers, cet arbre d’origine australienne tend à se répandre sur les savanes (Delnatte et Meyer, 2012). Les agriculteurs, encouragés par certains organismes de recherche, et notamment le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD), l’ont utilisé comme une espèce colonisatrice à cause de sa capacité à pousser sur des sols très pauvres. Une fois les sols enrichis par sa présence, il est possible de planter des espèces plus pérennes. En outre, il s’agit d’une légumineuse, appréciée par les bovins. C’est pourquoi les environnementalistes supposaient que cet arbre devait être plébiscité par les agriculteurs désireux d’enrichir leurs sols et de procurer de l’ombre à leurs bêtes [31]. En réalité, nul ne défend sérieusement l’acacia. Les habitants des zones de savane, y compris ceux qui ont utilisé cet arbre il y a quelques années constatent son caractère envahissant et s’en inquiètent. Ceux qui en ont actuellement sur leurs terrains affirment qu’ils accepteraient de les couper si cela pouvait permettre de préserver les savanes. Comme souvent, le consensus se fait autour du rejet d’une espèce exogène, contre laquelle des mesures radicales sont envisagées (Mauz, 2009 : 117-119) [32].
Une grande majorité des interlocuteurs se prononce en outre pour conserver au moins une partie des savanes sous leur forme ancienne, c’est-à-dire non plantées d’herbes à pâturage. Toutefois les conflits resurgissent lorsqu’il s’agit de préciser la surface qu’il convient de conserver, les critères de choix des zones à protéger, ou la manière de mettre en œuvre une protection.
L’idée que les savanes ne peuvent faire l’objet que d’une utilisation extensive est un autre point de consensus. Les différents usagers des savanes stigmatisent ceux qui sont supposés vouloir produire trop intensivement. Ainsi, une personne âgée créole confie sa méfiance vis-à-vis de l’élevage d’aujourd’hui :
« Mais l’élevage maintenant c’est un élevage comment je peux vous dire ? C’est un élevage forcé. Forcer les animaux, forcer les bêtes. Parce qu’avant les bêtes mangeaient directement sur leur compte, sur leur compte et sur leur goût. Mais lorsque les bêtes mangent dans des endroits où ils ont planté, où ils ont des herbes, de toute manière c’est des herbes empoisonnées parce qu’ils mettent de quoi ? De la chaux, des trucs (…) Ben tout ça c’est pas bon. Auparavant, lorsque les bêtes mangeaient directement dans la savane, elles savaient ce qu’elles mangeaient, elles savent très bien que c’est une herbe qui est plantée par la nature, et c’est pas une herbe qui est obligatoire, qu’on a forcée » (Éleveur-cultivateur, octogénaire, Sinnamary).
Son discours, insistant sur le fait que les herbes plantées par les agriculteurs ne sont pas « plantées par la nature » rejoint ici les propos de l’environnementaliste cité plus haut expliquant que ces herbes sont issues de travaux d’amélioration agronomique très poussés. Les agriculteurs concernés par cette critique n’ont quant à eux pas de mot assez durs pour évoquer ceux qui font du sur-pâturage sur les savanes : « il en a fait un désert », « il y a des Stakhanof en herbe ». Ils rappellent qu’ils font de l’agriculture biologique, et racontent comment ils ont lutté avec les associations écologistes contre des projets agricoles de grande ampleur comme le projet sucrier qui consistait en l’implantation d’un complexe agro-industriel de production de sucre de canne et de mélasse dans l’Ouest guyanais à la fin des années 1990 [33].
Malgré les oppositions, il se dégage des discours de l’ensemble des usagers des savanes une sorte d’éthique de la modération. A celle-ci s’ajoute l’idée que toute action menée en savane doit s’appuyer sur l’expérience. Ceux qui pratiquent la culture ou l’élevage en savane évoquent à un moment de leur récit les nombreux essais nécessaires pour acquérir le savoir-faire adéquat, comme c’est le cas de cet habitant créole de Sinnamary :
« Dans la savane, il y a des plantes, quand vous plantez ça pousse bien, mais il y a des plantes quand vous plantez ça pousse pas, ça vient pas. Alors c’est ça qu’il faut que vous cherchiez. Un pied de cocotier, vous pouvez le mettre, pour essayer la terre. Vous essayez avec un pied de coco, vous essayez avec un pied de parépou, vous essayez avec un pied d’awara, vous essayez avec un pied de maripa. Si vous voyez que ça vient, vous continuez [34] » (Éleveur-cultivateur, septuagénaire, Sinnamary).
Un des premiers agriculteurs métropolitains installés dans la région tient peu ou prou le même discours :
« Ça s’est pas fait d’un coup comme ça, c’est pas en 76 qu’on a dit : « tiens on va faire comme ça ». Petit à petit, on a peaufiné le système (…) Au début, c’était pas au point. Les dix premières années, on a piétiné un peu. Après ça a été. Maintenant c’est rodé » (Agriculteur installé au moment du Plan vert, sexagénaire, Sinnamary).
Les savoirs des habitants de zones de savane sont indissociables de l’expérience à laquelle ils sont liés (Levi-Strauss, 1962 ; Roué et Nakashima, 2002 ; Barthélémy, 2005 ; Roué, 2006). Or, dans le cas des savanes, les chercheurs en sciences de la vie expliquent que la caractérisation des différents types de milieux ne peut se faire qu’en parcourant à pied le territoire. En effet, même si le paysage peut sembler homogène, il s’agit d’une véritable mosaïque de milieux différents, déterminés entre autres par des types de sol et par l’humidité (Chaix et al., 2002 ; Leotard, 2012). Il faut donc aller sur le terrain pour vraiment se rendre compte de ce que recèle une savane, notamment en termes de végétation, et de ce qu’il est éventuellement possible d’y faire. Les savoirs locaux s’avèrent donc particulièrement efficients et pourraient être mobilisés comme cela se fait ailleurs, pour produire des connaissances sur les savanes.
Quel avenir pour les savanes ? L’anthropologue dans le débat.
Si l’on considère la question de la biodiversité des savanes de Guyane, on ne peut qu’être interpellé par la multiplicité des acteurs impliqués : Union Européenne au travers du financement du projet Life+ CapDOM, institutions françaises de gestion et de protection de l’environnement — Direction de l’environnement de l’aménagement et du logement, Conservatoire du littoral —, organismes de recherche agronomique, associations de protection de l’environnement, exploitants agricoles et habitants des zones de savane dans toute leur diversité. Au sein de cette complexité, l’anthropologue joue un rôle qui comporte de multiples dimensions. Comme l’écrit Gaetano Ciarcia à propos des discours mémoriels, « le chercheur en situation d’enquête doit assumer son implication (et celle de sa discipline) dans la fabrication de la conjoncture mémorielle dont il peut aussi être l’observateur écouté et lu » (2011 : 16).
D’abord, par sa présence et ses questions, l’anthropologue fait émerger des discours qu’il contribue ensuite à faire circuler entre différents types d’acteurs et notamment ici entre les différentes composantes de la population locale et les environnementalistes. En effet, les expériences des habitants ne font pas toujours l’objet de récits qui seraient pré-constitués et d’ores et déjà présents dans l’espace public, et qu’il suffirait au chercheur de recueillir. Par contre, le contexte créé par sa présence est partie prenante de la construction d’un discours par les populations locales sur leurs pratiques. Dans la mesure où je suis une universitaire bénéficiant d’une reconnaissance académique, mon intérêt pour des savoir-faire anciens ou contemporains contribue évidemment à leur donner une légitimité. C’est particulièrement vrai dans le cas du brûlis. Au début de mon travail, cette technique m’a été présenté de façon essentiellement négative par les environnementalistes métropolitains commanditaires de la recherche. Les premiers Créoles que j’ai interrogés sur le sujet étaient des salariés du service environnement de la mairie, qui participaient au comité de suivi du programme et avaient accès, par ce biais, au discours stigmatisant sur le brûlis. Tout en tentant d’expliquer l’attachement des habitants à cette pratique, ils n’allaient pas jusqu’à en assumer une défense explicite. Voici par exemple le discours tenu par l’un d’eux qui a, par la suite, admis brûler lui-même :
« C’est vrai que ces zones là sont réputées pour abriter les chenilles du papillon cendre etc., donc c’est vrai que nous on a été habitués, donc les savanes on les exerce comme ça, mais auparavant c’était brûlé pour pouvoir chasser, pour permettre qu’il y ait de nouvelles pousses, pour attirer un certain gibier, donc aujourd’hui, ils ne comprennent pas pourquoi il y a toutes ces restrictions de ne plus brûler ».
Un autre, tout en reconnaissant brûler tous les deux ans des terrains de savane lui appartenant ajoutait, quelque peu contrit :
« Voilà, moi je parle de gestion de mes voisins, mais moi je suis pas l’exemple ».
Après les premières restitutions de mon travail au cours desquelles j’ai décrit la pratique du brûlis en la replaçant dans son contexte lié à la petite habitation créole, ces personnes n’ont plus hésité à déclarer publiquement qu’elles-mêmes utilisaient cette technique sur leurs terrains et avaient l’intention de continuer à le faire.
D’autre part, j’ai contribué à diffuser vers les populations locales certaines connaissances ou notions issues des milieux environnementalistes ou de la recherche en sciences naturelles, ne serait-ce que par le biais des questions posées. Ainsi, lors des entretiens, même si dans un premier temps je faisais attention à ne pas citer de noms de plantes en interrogeant mes interlocuteurs sur les changements ayant affecté la végétation des savanes, je posais ensuite une question sur la présence d’Acacia mangium quand il n’avait pas été mentionné spontanément. J’ai ainsi attiré l’attention d’habitants des zones de savane sur cet arbre et sur le fait qu’il est considéré par les environnementalistes comme une espèce invasive. Certains m’ont posé des questions pour essayer d’identifier l’arbre dont je leur parlais et ont probablement par la suite cherché à le reconnaître dans les savanes. Nous pouvons noter une forme d’inégalité dans cet échange, puisque d’un côté l’anthropologue fait émerger et légitime un discours tandis que de l’autre, il se borne, en quelque sorte, à transmettre un discours qui a déjà sa propre légitimité.
Ensuite, la diffusion des travaux de l’anthropologue, qui se fait par le biais des restitutions ou parce que, dans le cas présent, de nombreux acteurs ont lu le rapport, contribue à rendre publiques les positions des uns et des autres, et entraîne une évolution du débat. D’abord, les opinions des individus sont transformées de façon plus ou moins importante : les environnementalistes sont par exemple amenés à considérer le brûlis de manière plus nuancée. Ensuite, en permettant de dépasser certains stéréotypes, les résultats de la recherche peuvent contribuer à modifier les jeux d’alliances entre les acteurs. Ainsi, dans le cas des savanes, les clivages les plus importants ne sont pas forcément ceux qui paraissent au premier abord et ne se superposent pas simplement aux limites ethniques. Par exemple, les Créoles, souvent stigmatisés pour leur supposé manque d’intérêt pour les questions environnementales par les adhérents, majoritairement métropolitains, des associations écologistes, s’avèrent finalement très conservateurs au sujet des savanes et proches en cela des protecteurs de l’environnement. Les savanes ont pour eux une valeur patrimoniale, parce qu’elles sont liées dans leur imaginaire au mode de vie de la petite habitation traditionnelle qu’ils aimeraient transmettre en partie à leurs enfants. Aussi souhaitent-ils la préservation des paysages existants et sont-ils très réservés sur les transformations effectuées par les agriculteurs. Ces derniers, quoique partageant avec les environnementalistes les réticences au sujet du brûlis, rejoignent les personnes âgées créoles dans leur conception de la diversité animale et végétale comme ayant toujours été et devant continuer à être travaillée par l’homme. Toutefois, les Créoles conçoivent plutôt cette influence comme un ensemble d’actions ponctuelles, comme celle de planter ou de favoriser la présence d’arbres utiles aux hommes. Mais la mise en place de pâturages sur de grandes étendues de savanes leur paraît guidée par la recherche d’un profit excessif. Une fois ces rapprochements rendus publics, j’ai pu assister à une évolution du discours de certains acteurs, les Créoles mobilisant par exemple davantage le vocabulaire de la conservation de la biodiversité ou les environnementalistes prêtant une attention plus grande à la question de la transmission et de la valorisation de savoir-faire anciens touchant les savanes.
Enfin, tout en mettant en évidence les possibilités de rapprochements, l’anthropologue révèle aussi les lignes de fractures les plus importantes qui séparent les acteurs. Et le principal clivage se situe finalement entre deux projets pour l’avenir des savanes. En effet, nous avons d’un côté ceux qui souhaitent éviter toute transformation de la biodiversité qui est actuellement observée en savanes et ceux qui estiment que la biodiversité des savanes peut et doit être adaptée par l’homme à ses besoins. Les premiers s’appuient sur une invocation du « naturel » dans le sens de ce qui échappe à l’homme, et que ce dernier n’a pas le droit de modifier, les seconds sur le rappel du caractère historique des savanes, décrites comme un milieu créé et entretenu par l’homme, qu’il est donc logique de continuer de faire évoluer. On peut aussi lire cette opposition en lien avec la question des régimes d’historicité (Hartog, 2003) : il est possible de penser le présent à l’aune d’un modèle situé dans le passé et qui est constitué en référence indépassable — les savanes d’autrefois —, ou il est au contraire possible de le comparer à un avenir radieux dont on souhaite l’avènement — des savanes mises en valeur et permettant par exemple une production alimentaire importante pour la Guyane.
Aux deux extrémités de cette dichotomie, l’anthropologue recueille des discours qui s’opposent radicalement. D’un côté, un botaniste affirme : « Moi je suis un conservationniste. Je vois les choses en termes de menaces sur le milieu savane. (...) Je crois en la naturalité de ces savanes, je les vois comme un paysage naturel et pas comme un produit homme-nature ». De l’autre, un agriculteur lui réplique : « Moi je suis toujours un peu fâché entre celui qui veut sauver sa drosera et celui qui veut sauver l’humanité. (...) Le milieu évolue. Je suis pas sûr que la Bretagne ressemblait à ce qu’elle est aujourd’hui il y a 200 ans ». Notons que ces deux points de vue sont exprimés par des Métropolitains.
Le point de vue amérindien, lui, ne peut être rattaché à ces deux termes. Le mode de gestion des Kali’na de Bellevue sur la savane peut être qualifié d’influence douce : ils ne pratiquent pas l’élevage, ont un usage très modéré du brûlis, se contentant de prélever quelques branchages, de ramasser tortues, iguanes et fourmis, et de chasser. Mais ils sont très inquiets à l’idée d’un éventuel projet de conservation dont ils redoutent qu’il ne contribue à réduire leurs droits de chasse et de pêche alors qu’ils ne disposent dans ce secteur d’aucune Zone de droits d’usage collectifs [35]. La savane représente pour eux la liberté de circulation et un mode de vie basé sur une multiplicité de ressources :
« La savane, ça fait partie de la vie de l’Amérindien. Parce que c’est son chemin. C’est la nature, il se sent pas entouré de murs, il sent la liberté quand il passe dans sa savane, il sait qu’il va à son abattis, à la chasse » (Homme, septuagénaire, Bellevue).
Au final, la recherche anthropologique mise en place dans le contexte particulier du volet savane du programme LIFE+CapDOM comporte trois grandes dimensions.
La première consiste en un état des lieux des pratiques et des savoirs locaux. Pour les commanditaires de l’étude, celui-ci doit faciliter la conception et de la mise en œuvre d’un futur projet de conservation. En effet, il est probable que les savanes de Guyane ne fassent pas l’objet d’une mesure de protection globale mais qu’il faille envisager une multitude de solutions différenciées. Pour cela, il importe dans un premier temps de savoir quelles sont les zones de savane qui accueillent actuellement des activités, et quelles sont celles qui, au contraire, ne sont que peu soumises à l’influence humaine. Par exemple, certaines savanes reculées et entourées de marécages font l’unanimité quant à leur conservation, dans la mesure où même les plus fervents partisans de l’exploitation agricole de ces espaces admettent qu’elles ne sont pas accessibles. La prise en compte des activités existantes et de leurs dynamiques actuelles est indispensable à toute réflexion sur la préservation, et l’approche microlocale développée par l’ethnographie se révèle adaptée pour cela. L’élaboration d’éventuelles mesures de conservation nécessite aussi de prendre en compte les savoirs locaux, aux côtés des savoirs académiques dont ils sont complémentaires. En effet, les scientifiques des institutions académiques produisent des connaissances permettant des comparaisons avec d’autres territoires de par le monde. Leur travail permet d’élargir la question posée à une échelle plus large, par exemple en s’efforçant de préciser le degré de rareté d’une espèce et les menaces qui pèsent sur elle à l’échelon local, régional et international. Mais l’utilisation des savoirs locaux se révèle aussi très efficace lorsqu’il s’agit d’obtenir des connaissances fines sur la présence de telle espèce dans tel lieu, sur l’augmentation ou la diminution de ses effectifs ou sur les conditions qui favorisent ou qui empêchent sa présence (Barthélémy, 2005).
La deuxième dimension dans laquelle se développe la recherche est le rôle de passeur que joue l’anthropologue en favorisant la construction et la diffusion de discours exposant des positions divergentes sur les savanes et leur avenir. Au sein du débat qui s’instaure autour de possibles mesures de conservation des savanes, tous les points de vue ne sont pas dotés de la même légitimité. Certains environnementalistes et chercheurs en sciences de la vie exprimaient au début de la recherche leur méfiance vis-à-vis d’une éventuelle prise en considération des savoirs locaux dans la réflexion sur les modes de gestion des savanes. S’ils jugeaient intéressant de mettre à jour les « représentations » des populations locales — c’est d’ailleurs eux-mêmes qui étaient demandeurs d’éclaircissements en la matière —, ils n’envisageaient leur prise en compte que dans le but trouver les meilleurs moyens de faire adopter à celles-ci de bonnes pratiques. Les restitutions de mon travail ont pu les conduire à considérer plus sérieusement des modes de gestion différents de ceux qu’ils préconisent, ainsi que j’ai pu le montrer pour le brûlis. Il ne s’agit évidemment pas de tomber dans l’excès inverse en faisant de certaines techniques la panacée en matière d’entretien du territoire, mais simplement de montrer que celles-ci s’appuient sur une logique, liée par exemple à l’élevage extensif pratiqué en savanes. D’un autre côté, j’ai contribué à diffuser vers les habitants des zones de savanes les inquiétudes des environnementalistes au sujet des espèces invasives. L’anthropologue, tout en produisant lui-même des connaissances, a ainsi la particularité de jouer un rôle dans la circulation des idées entre les acteurs en présence et de contribuer à la mise en place d’un espace de négociation, voire à la co-construction d’un savoir partagé sur un milieu complexe.
Enfin, la recherche anthropologique permet de porter un regard sur ce qui se joue entre différents acteurs réunis par un projet construit autour de l’objectif de la préservation de la biodiversité. Il a parfois été souligné que l’avènement du thème de la biodiversité dans les débats environnementaux pouvait conduire ceux-ci à ressembler à des batailles d’experts (Mauz, 2009 : 155-156), excluant certains groupes mal armés pour cet exercice. Toutefois, dans le cas des savanes, il apparaît que l’incertitude qui prédomine sur les objectifs à atteindre empêche le débat de devenir une affaire de spécialistes. Dès lors que l’on admet que les savanes du littoral de la Guyane sont le résultat d’un équilibre entre de nombreux facteurs parmi lesquels les pratiques humaines et que ces dernières sont en train de changer, se pose le problème de savoir comment les différents acteurs humains envisagent désormais leur avenir au contact de ces milieux. Il ne s’agit pas d’une question technique pouvant être résolue par des prescriptions basées sur les résultats d’études scientifiques, mais plutôt d’une question de type politique. Toutefois, l’adjectif politique paraît quelque peu étroit dans la mesure où, dans son sens classique, l’action politique est celle qui détermine les modalités du vivre ensemble à l’intérieur de la cité humaine (Arendt, 1983). Or ici, il s’agit plus largement de débattre des modalités du vivre ensemble dans ce qu’Isabelle Mauz appelle un « collectif » ou un « monde humain » (Mauz, 2009 : 62), et qui comprend des êtres humains et non humains et des objets.