Les recherches sur la conservation de la biodiversité ne peuvent se faire sans les sciences humaines et sociales, lit-on depuis plusieurs décennies dans la littérature scientifique et gestionnaire (Blandin, 2009). Or le statut de ces disciplines dans les programmes de conservation ou dans les champs des recherches sur la biodiversité n’est pas toujours clairement établi (Jollivet, 2012). La place des sciences humaines par rapport aux sciences de la vie et les attentes des gestionnaires et des scientifiques de divers horizons disciplinaires quant à ces travaux doivent être précisées. Nous avions postulé lors de la rédaction de l’appel à contributions de ce numéro que les recherches sur les questions de biodiversité ne pouvaient se faire sans une alliance entre disciplines. Nous attendions particulièrement à lire des récits d’expériences positives de ces collaborations [1]. La faible part d’articles reçus présentant un contexte interdisciplinaire et relatant des expériences « positives » a révélé que ces collaborations étaient loin d’être la norme ; cela malgré les volontés des politiques contemporaines de la recherche de favoriser l’interdisciplinarité. Nous avions également postulé que les travaux en SHS pouvaient apporter des perspectives intéressantes sur la compréhension des dynamiques sociales et biologiques et des valeurs accordées à la biodiversité. Le nombre important de propositions reçues témoigne d’une grande vitalité des études en ethnologie sur ces questions et évoque la poursuite des tentatives de recherches interdisciplinaires intégrées. Néanmoins, le rôle des SHS dans les programmes de recherche ou de conservation est effectivement souvent source de tensions dues le plus souvent à des décalages quant aux objectifs des disciplines et à une méconnaissance croisée des démarches en présence. Quel est, peut ou doit être le rôle de l’ethnologue dans le cadre de programmes de recherche, de protection et/ou de conservation de la biodiversité ? Que peuvent s’apporter les biologistes, les écologues et les ethnologues, pour ne citer qu’eux, sur la connaissance des milieux et des interactions entre les sociétés et leurs environnements ? Telles sont les questions que nous souhaitons poser dans le cadre de ce numéro de la revue ethnographiques.org.
La conservation de la biodiversité : vers une prise en compte des relations entre les sociétés locales et leurs natures
Depuis la Conférence de Rio de 1992, la communauté internationale cherche à freiner l’érosion de la biodiversité. Elle remet en question l’opposition conceptuelle entre nature et culture (cf. Descola, 1986 ; 1996 ; 2006) et reconnaît le rôle des sociétés et l’impact des activités humaines dans la destruction mais aussi la préservation de la biodiversité (Orlove et Brusch, 1996 ; Maris, 2010 ; Roué, 2006 ; Blandin, 2009). En 2002, lors du Sommet mondial du développement durable à Johannesburg, les acteurs de la conservation à l’échelle internationale ont mis à l’ordre du jour la nécessité de prendre en compte les savoirs des acteurs locaux et de les impliquer dans les programmes de conservation. L’objectif est de favoriser l’application concrète des mesures environnementales et de préserver la biodiversité tout en répondant aux attentes des communautés. Cependant, la mise en place de mesures de conservation et les projets participatifs ne permettent que rarement d’atteindre ces objectifs. Ils révèlent, voire renforcent, des décalages importants entre les visions globalisantes des problèmes environnementaux, où les savoirs gestionnaires et scientifiques dominent, et les connaissances locales largement sous-représentées et sous-estimées (Alphandéry, Fortier et Sourdril, 2012 ; Alphandéry et al., 2012). Pourtant de nombreuses recherches en ethnologie montrent combien les sociétés locales appréhendent de façon fine les dynamiques de leurs environnements (Roué et Nakashima, 2002 ; Roué, 2012). Elles sont réactives aux changements sociaux ou environnementaux et élaborent des stratégies d’adaptation durables de leurs usages des ressources naturelles qu’il est nécessaire de comprendre avant toute action de préservation (Crane et al., 2010 ; Walker et al., 2006 ; Welch-Devine, 2012). Les pratiques de conservation, les discours sur l’écologisme, quant à eux, sont socialement construits et ont des impacts non négligeables sur les relations des sociétés à leurs natures qui doivent également être documentés (Garine et Erikson, 2001 ; Manceron et Roué, 2009 et 2013).
Les articles regroupés ici abordent la manière dont les sociétés locales font face aux changements sociaux et environnementaux dans des contextes de préoccupations croissantes en matière de protection de la nature. Il y est question : de l’appréhension des conséquences sur les organisations sociale et politique locales des processus de conservation globaux des tortues au Sri Lanka ou des forêts au Suriname (voir Rosillon et Brightman) ; des perceptions contradictoires des invasions par la crépidule ou les marées vertes des côtes bretonnes, ou encore par la Canne de Pline dans le Sud de la France (voir Chlous, Levain ou Lefebvre, Lizet & Barthélémy) ; ou encore du statut problématique des espèces animales à conserver dans les « jungles de garage » nord-américaines ou des espaces à protéger dans les savanes de Guyane française (Voir Jaclin & Shine et Palisse). Les auteurs cherchent à comprendre les formes de compétition relatives aux savoirs, aux normes en jeu dans les pratiques de conservation. Ils s’intéressent aux rapports de pouvoir et formes de reconfiguration des organisations sociales locales induites par des actions de protection de l’environnement. Les articles confirment les nombreux décalages entre les objectifs globaux de conservation et les réalités locales des usages de l’environnement (Fortier, 2009 ; Roué, 2003 et 2006) ; ils réaffirment aussi les apports potentiels de l’ethnologue à la compréhension des enjeux qui y sont liés (Orlove et Brush, 1996).
Une ethnologie pour la conservation ou de la conservation : aider à la co-gestion ou identifier les phénomènes de coercition ?
Les travaux publiés dans ce numéro d’ethnographiques.org démontrent les difficultés d’application des mesures de conservation et des démarches participatives, liées aux décalages mentionnés plus haut et à des discordances entre les échelles de conservation, les échelles des processus écologiques et celles des usages des sociétés locales (Cumming, Cummin et Redman, 2006). Certaines contributions évoquent la nécessité, pour pallier à ces difficultés, de « co-gérer » la biodiversité et de « co-construire » les actions de conservation, l’ethnologue pouvant contribuer à faire dialoguer les différentes parties prenantes. Marianne Palisse explique, par exemple, comment sa recherche sur les différents usages des savanes en Guyane française, a permis un partage fructueux des connaissances entre acteurs locaux, scientifiques et conservationnistes. Le travail mené, associé à des restitutions auprès des informateurs, a conduit à une meilleure appréhension par les gestionnaires de pratiques locales controversées (brulis) et de leurs impacts positifs sur la biodiversité à valoriser. Il a également amené les acteurs locaux à mieux saisir les enjeux de protection de certains milieux, espèces et paysages. Jim Lefebvre, Bernadette Lizet et Carole Barthélémy détaillent, quant à eux, les différences de perceptions et de savoirs scientifiques et locaux autour d’une espèce de la biodiversité urbaine du Sud de la France, la Canne de Pline. Ils opposent l’extrême spécification et valorisation des scientifiques, soucieux de protéger l’espèce, à la dévalorisation et méconnaissance qu’en ont les habitants. Leurs démarches, mêlant sociologie et ethnobotanique, ont toutefois contribué à un réinvestissement de l’espèce par des habitants ; et elles ont permis de montrer que les changements sociaux ayant affecté l’espace urbain ont contribué à faire oublier aux acteurs locaux l’importance de l’espèce dans les usages traditionnels. L’ethnologie permet, dans le cadre de ces deux recherches, un partage des connaissances et la compréhension du désintérêt d’une population pour son patrimoine végétal. Reste maintenant à savoir comment ces partages d’expériences peuvent être traduits concrètement en actions de conservation concertées.
Si les démarches de Marianne Palisse, Jim Lefebvre, Bernadette Lizet et Carole Barthélémy sont présentées, par les auteurs, comme positives, la lecture des articles de ce numéro Biodiversité(S) nous montre aussi l’extrême difficulté de ces co-constructions ou co-gestions et l’impossibilité parfois pour les différents acteurs de s’accorder sur les espèces et/ou espaces à protéger. Les cadres formalisés des politiques globales de conservation, les impératifs de classification et de quantification des phénomènes observés ou les procédures-types pour la mise en place des actions ne trouvent que peu d’échos à l’échelle locale et donnent lieu à des phénomènes de coercition plus que de co-gestion sur le terrain. Dans son article, Marc Brightman nous montre comment des instances de conservation au Suriname cherchent à impliquer, et à bénéficier des savoirs forestiers des populations autochtones dans le cadre de la préparation à REDD+. Ces organismes ont initié des inventaires cartographiques de la biodiversité forestière et des territoires à protéger, auxquels des acteurs locaux participent activement. Néanmoins, les procédures mises en place ne rendent pas compte des modes d’appropriation autochtones des territoires induisant des tensions entre conservationnistes et populations mais aussi entre communautés locales. Ces méthodes et protocoles sont, en outre, vécus comme des formes d’aliénation de ressources naturelles « traditionnelles » par les gouvernements régionaux et nationaux. D’un idéal de co-gestion harmonieuse de la biodiversité partagée entre instances globales et communautés locales, on passe souvent, lors de la mise en pratique, à des situations de coercition. Cela peut se traduire par une domination des instances conservationnistes et gouvernementales sur les populations comme c’est le cas dans la démonstration de Marc Brightman. Mais cela peut également prendre la forme d’une réappropriation du pouvoir par des acteurs politiques locaux profitant des réorganisations sociale et territoriale qui découlent de l’application d’actions de conservation. Caroline Rosillon évoque, ainsi, les conséquences inattendues d’un projet de protection des tortues au Sri Lanka sur la vie politique et économique locale. L’instrumentalisation de l’espèce a permis à certains acteurs d’asseoir leurs positions de pouvoir et de renforcer les phénomènes de différenciation sociale à l’intérieur même de la communauté. Les groupes sociaux sont traversés par des rapports de force souvent inégaux qu’il est indispensable de bien comprendre avant de mettre en œuvre des dispositifs participatifs au risque de voir les savoirs et les objectifs des acteurs les plus puissants dominer le processus (Barnaud et al., 2010).
Les auteurs de ce numéro évoquent enfin le statut problématique de la biodiversité à conserver : espèces à éradiquer pour les uns ou à protéger pour les autres, évolution des procédures de classification par les scientifiques, stratégies de mises en place des mesures de protection qui révèlent de profondes tensions entre les acteurs et des contradictions même entre les conservationnistes. C’est ce que nous raconte, notamment, Frédérique Chlous-Ducharme au travers de sa description des perceptions de l’invasion de la Rade de Brest par la crépidule. L’auteure, alertée par les pêcheurs professionnels et des scientifiques de la nature sur l’urgence d’une régulation de ce gastéropode menaçant la pêche à la coquille Saint-Jacques dans la région, a intégré un programme de recherche interdisciplinaire sur la question. Elle a constaté, suite à son enquête de terrain, une méconnaissance du danger de cette invasion pour la grande majorité des acteurs locaux, une évolution des catégorisations scientifiques de la crépidule au fil des recherches (« mauvaise » mais aussi « bonne » espèce, à éradiquer ou à conserver ?) et l’impossibilité d’une inscription sur l’agenda politique de la régulation de ce gastéropode. Frédérique Chlous-Ducharme nous livre un intéressant témoignage du rôle, tout à tour assigné, puis endossé, enfin revendiqué de l’ethnologue au sein d’un programme interdisciplinaire et des controverses potentielles auxquelles donnent lieu ses résultats. Alix Levain, sur cette thématique des espèces invasives et toujours sur un terrain breton, montre que les ulves ou algues vertes, sont exclues des procédures d’identification des institutions de recherches en sciences de la nature alors même qu’elles sont au cœur d’une des crises environnementales présentées comme majeures, les marées vertes. Leur dangerosité, leur pouvoir invasif sont modélisés par les écologues et agronomes mais leurs caractéristiques classificatoires et génétiques ne sont pas abordées par les biologistes ou les généticiens. La priorité des recherches porte sur la mise au jour des causes et la gestion des conséquences de l’invasion. Les ulves n’apparaissent pas comme une forme de biodiversité à étudier mais bien comme une espèce à éradiquer, ce qui fait le jeu de l’opinion publique et des gouvernements locaux. David Jaclin et Laura Shine, enfin, dans leur article sur les jungles de garage (nouveaux animaux de compagnie ou « exotic pets ») en Amérique du Nord montrent à quel point il est important de penser la biodiversité en lien avec les actions de conservation afin d’identifier les logiques de caractérisation des espèces à protéger. L’existence des « nouveaux animaux de compagnie » dont il est question dans cet article — tigres, reptiles ou autres singes — et les enjeux de leurs gestions / protection brouillent les repères taxonomiques et l’identité de « ce(ux) » qu’il faut conserver.
L’ethnologue peut accompagner certaines actions de conservation mais son attention aux détails et aux interactions sociales complexes à des échelles multiples et sur le long terme lui permet aussi d’identifier, et de questionner les problèmes pouvant émerger de ces contextes (McSweeney, 2005 ; Sandbrook et al., 2013). Cette double posture n’est pas sans ambiguïté : des spécialistes en sciences de la vie ou des décideurs politiques considèreront que l’ethnologue remet en cause et menace les principes de la sauvegarde de la biodiversité en prenant pour objet d’étude les pratiques de conservation ou en questionnant les nouveaux discours sur l’écologisme (Brosius, 2006). On attendra plutôt, au sein de certaines recherches finalisées, qu’il gère et éduque les communautés locales (Machlis, 1995 ; Endter-Wada et al., 1998), qu’il agisse en facilitateur dans le cadre de la mise en place des mesures environnementales (Campbell, 2005 ; Welch-Devine & Campbell, 2010) et/ou qu’il induise des changements de comportements à l’échelle locale (Sievanen et al., 2012), ce qui n’est pas son rôle. L’ethnologue, au contraire, peut être amené à décrire les défauts de raisonnement et les modèles sur lesquels ces programmes de gestion de l’environnement se basent… pour en permettre une meilleure construction et application sur le terrain ? Rendre compte des contextes locaux, des systèmes de gouvernances, de valeur, comme les croyances, peut être d’une aide précieuse pour repenser les politiques globales de conservation et les rendre plus effectives. Peut-on envisager de prendre en compte les spécificités locales dans la construction des stratégies globales pour la biodiversité ou doit-on réfléchir à une façon de rendre ces stratégies plus flexibles à l’échelle locale (flexibilité qui constitue d’ailleurs une préoccupation pour l’IPBES [2]) ? Sandbrook et al. (2013) démontrent que ce type de recherche peut, à long terme, être bénéfique pour les actions de conservation ce qui pose également la question des échelles de temps : comment concilier les temps longs de la recherche et notamment de l’ethnographie avec les temps (plus) courts des programmes de gestion de la biodiversité ? Peut-on articuler les recherches fondamentales de l’ethnologue et les applications attendues de son travail ? Les programmes de recherche en sciences de la vie semblent gérer les échelles de temps de la recherche et de la gestion avec plus de facilité, quels enseignements en tirer ?
Vers une meilleure intégration des sciences humaines et des sciences de la vie dans les programmes de recherche pour / sur la conservation de la biodiversité ?
L’intégration des sciences sociales et notamment de l’ethnologie dans les programmes de ou sur la conservation n’est pas chose aisée (Brosius, 2006 ; Campbell, 2005 ; Fox et al., 2006 ; MacMynowski, 2007 ; Pickett, 1999). L’environnement, la biodiversité, la nature sont des domaines longtemps restés l’apanage des seules sciences de la vie (Welch-Devine et Campbell, 2010). Des recherches pluridisciplinaires existent, rendant compte de la complexité des systèmes socio-écologiques au travers d’approches holistes (Holling, 2001 ; Deconchat et al., 2007) [3], néanmoins, les sciences sociales, et notamment l’ethnologie, sont encore minoritaires, sont souvent considérées comme de simples appuis aux sciences écologiques (Billaud, 2003 ; Mathevet, 2010) ou encore comme un faire-valoir lors de réponses à des appels d’offre (Godard, 1992 ; Campbell, 2005). Les chercheurs sont impliqués de façon individuelle, une fois les questions, les hypothèses ou les protocoles identifiés (voir Chlous et Palisse, ce numéro ; Campbell, 2005 ; Welch-Devine et Campbell, 2010). Les disciplines travaillent ainsi plus en en parallèle les unes des autres que de façon réellement intégrée (Roy et al., 2013). Pourtant les problèmes de conservation les plus pressants doivent être appréhendés comme des questions complexes ne pouvant être divisées en composantes strictement sociales ou naturelles. Les problématiques des recherche devraient être construites dés le départ en partenariat pour ne pas être biaisées épistémologiquement.
Les scientifiques ne reconnaissent pas toujours leurs légitimités réciproques à aborder les relations entre natures et sociétés : les chercheurs en sciences sociales reprochent aux sciences de la vie de simplifier les problèmes abordés, et à l’inverse, on accuse les premières de complexifier le réel pour le rendre intelligible. La rigueur de la méthode ethnographique peut être remise en question en assimilant les résultats à de simples anecdotes du fait de la difficulté à les concevoir comme généralisables (Welch-Devine & Campbell, 2010) ; quand, du côté des sciences de la vie, les mesures quantitatives, les outils de mesure et les systèmes de classification seront considérés comme réducteurs et trop englobants. Cela peut amener à des désaccords sur les données essentielles aux travaux, ou à la production de données incompatibles. Le manque de familiarité avec les différentes cultures disciplinaires contribue aussi à dévaluer les contributions « concurrentes » (Lele et Norgaard, 2005), à produire du conflit et à marginaliser certains membres (Gartlan, 1998 ; Campbell, 2005 ; Miller et al., 2008 ; MacMynowski, 2007). Ces questions ne sont pas nouvelles et leur persistance conduit à douter de la capacité des scientifiques à mener des recherches réellement intégrées. Les dissensions et la méconnaissance profondes des approches des uns et des autres peuvent, pourtant, être dépassées par une explicitation des concepts, méthodes et objectifs (Deconchat et al, 2007 ; Sourdril et al, 2012) et grâce à une réflexion en amont sur les règles et les moyens de l’interdisciplinarité (Jollivet, 1992 ; Scoones, 1999 ; Brewer, 1999 ; Fox et al., 2006). Les collaborations construites sur le long terme, sur fond de compréhension, de respect mutuel et au sein d’équipes communiquant aussi souvent que possible, si ce n’est quotidiennement et dans des contextes tout à la fois formels et informels, ont plus de chance d’être auréolées de succès. Ce succès dépend souvent des capacités des uns et des autres à s’adapter, à jouer les arbitres ou les facilitateurs autant que leurs excellences scientifiques.
Aux Etats-Unis comme en France, les incitations à pratiquer l’interdisciplinarité ont émergé au cours du XXe siècle (via des pratiques d’enseignement et de recherche) (Repko, 2012). Dans les années 1960, des critiques concernant la rigidité des contours disciplinaires se sont intensifiées (Repko, 2008), et à la fin des années 1970, des organisations professionnelles et journaux ont été crées [4]. Les inquiétudes autour des crises environnementales, puis dans les années 1990 les tentatives de mise en place d’actions de protection de la nature, ont entraîné un accroissement important des appels pour des recherches interdisciplinaires (Newing, 2010 ; voir Jollivet, 2012 pour un historique de ces pratiques). Celles-ci restent toutefois semées d’embûches, comme le montrent les articles de notre numéro et la littérature en général ; les exemples de difficultés à surmonter (décalages des échelles, démarches, objets « communs ») montrent à quel point relever les défis de ces collaborations doivent être traité au cas par cas (Sievanen et al., 2012). Ce point fait écho au refrain familier sur la nécessaire prise en compte des contextes locaux dans la littérature scientifique autour de la mise en place des actions de conservation de la biodiversité (Agrawal et Gibson, 1999 ; Brosius, Tsing et Zerner, 2005). Les travaux interdisciplinaires sont également des travaux en constructions constantes et il faut garder à l’esprit que les problèmes ne peuvent être résolus avant même de débuter les recherches (Redford et Brosius, 2006). Les compétences pour mener à bien un travail interdisciplinaire s’acquièrent au cours de longues collaborations faites de réussites et d’échecs. Les chercheurs spécialistes des démarches interdisciplinaires peuvent / doivent les enseigner et faire bénéficier les étudiants et leurs pairs de leurs expériences. De plus en plus de programmes universitaires, notamment en Amérique du Nord, sont basés sur l’enseignement des sciences mais aussi sur la communication et le travail collaboratif (Welch-Devine et al., à paraître). En outre, de nombreux programmes de licence ou de master (conservation, études environnementales, écologie humaine) crées récemment (Clark et al., 2011 ; Vincent et Focht, 2011) cherchent à enseigner aux étudiants les rudiments du travail dans des équipes pluridisciplinaires, à former des étudiants multidisciplinaires, sans spécialisation forte et/ou à familiariser les étudiants aux savoirs et démarches des autres disciplines (Welch-Devine et al., à paraître). Cela reste toutefois un défi dans la mesure où les structures institutionnelles des universités sont relativement rigides et les frontières des diplômes difficiles à dépasser (Boden et al., 2011). Les opportunités d’embauches, les profils de postes interdisciplinaires dans la sphère académique sont également limités ce qui incite les étudiants à se spécialiser et à présenter leurs expériences collaboratives dans un second temps. L’identité professionnelle reste dans le monde académique largement basée sur une spécialisation reconnaissable et compréhensible par les pairs (Hackett et Rhoten, 2009).