Introduction
J.R.R. Tolkien compte parmi les écrivains dont le statut est complexe tant notre perception de leurs textes est conditionnée par l’histoire même de leur réception. L’importance de la diffusion, qui se compte en millions d’exemplaires, de Bilbo le Hobbit publié en 1937, du Seigneur des Anneaux sorti en 1954-1955 et des fragments inachevés du Silmarillion édités par Christopher Tolkien en 1977, l’influence considérable de cet univers sur les jeux de rôles ou l’industrie cinématographique, ont tendance à détourner l’attention du public du processus créatif propre à Tolkien. Les catégories qui régissent le tri de ses œuvres opèrent à rebours sur l’identité littéraire de Tolkien : il est considéré confusément comme un auteur hybride, pris entre littérature de jeunesse et littérature pour adultes, alors que précisément, une de ses spécificités est d’interroger et parfois de condamner la notion de littérature de jeunesse, de façon à la fois dure, tranchante et inaudible. D’emblée, Tolkien semble en décalage, de son pays d’origine à l’ensemble de l’Europe et de l’Amérique du Nord : pour le public anglais et américain, contrairement au public français, il est connu selon l’ordre de parution de ses livres, à commencer par son récit du voyage de Bilbo, en quête d’un trésor caché par un dragon, dans un monde imaginaire, en compagnie de nains et d’un magicien. Il apparaît dans ce texte une figure paternelle, voire paternaliste, qui multiplie les effets d’oralité pour s’adresser à un auditoire composé d’enfants : l’on sait qu’en 1937, Tolkien a effectivement éprouvé son écriture à l’aune de la réception de ses propres enfants. Pendant les années 1930, Tolkien produit d’autres textes pour la jeunesse, Roverandom, M. Bliss ou Les Lettres du Père Noël, histoires dont les destinataires immédiats et prioritaires sont encore ses propres fils. Et le succès est tel que les éditeurs londoniens de Bilbo le Hobbit pressent Tolkien d’écrire une suite ; il est tel surtout que l’image de Tolkien se façonne pour longtemps : celle d’un "auteur pour enfants". L’antériorité et l’identité générique de Bilbo le Hobbit sont alors énoncées comme des évidences en Grande-Bretagne au point qu’elles affectent durablement les catégorisations littéraire et éditoriale de l’ensemble de l’œuvre, y compris d’écrits beaucoup plus tardifs. Pour le public français, les perceptions sont plus confuses. Mais faute d’information fiable, il se rend au jugement de l’histoire littéraire qui s’accorde à celui des éditeurs, d’autant plus aisément qu’on rapproche à des fins commerciales certains livres de fantasy d’une œuvre résumée à Bilbo le Hobbit et au Seigneur des Anneaux. Cette conviction générique est d’ailleurs confirmée par les adaptations cinématographiques qui renforcent cette image. Il ne s’agit pas de nier l’appartenance d’une partie de l’œuvre de Tolkien à la littérature de jeunesse. Pour autant, il est nécessaire de se défier des illusions d’optique qu’entraîne la quasi simultanéité des publications de ses œuvres en France, simultanéité qui alimente la reconstruction générique fictive des œuvres. Nous sommes bien ici devant un processus de manipulations éditoriales, autant de violences faites aux textes mêmes : elles ont pour effet de provoquer une réception française qui dénie toute historicité à ces récits, issus pourtant de périodes créatives dissemblables, pour des publics différents et selon des engagements idéologiques évolutifs. D’une manière générale, tout est fait pour que le public adolescent aborde sans discernement historique les reconstructions narratives que sont les adaptations cinématographiques et leurs produits dérivés, jeux sur consoles, figurines, poupées..., et par lesquelles il appréhende Tolkien le plus souvent pour la première fois.
Le médiévalisme du Seigneur des anneaux
Ce dont témoigne la genèse du Seigneur des Anneaux est bien différent des productions d’avant-guerre. Le point de départ semble cependant comparable : « S’il est vrai que Bilbo le Hobbit plaît et que l’on m’en a demandé plus », écrit Tolkien en 1937, « je commencerai le processus de réflexion et essaierai de trouver quelque idée d’un thème issu de ce matériau que je traiterai dans un style similaire et pour un public similaire » (Tolkien et Carpenter, 1995 : 42). Mais moins d’un an plus tard, il constate que la nouvelle histoire « oublie les enfants, est plus adulte ». Cette mise en garde va se répéter au fil des années, de plus en plus pressante : « Je dois vous prévenir que c’est très long, par endroits plus effrayant que Bilbo le Hobbit et qu’en fait, ce n’est vraiment pas un livre pour enfants », écrit-il en décembre 1942. « L’histoire a pris des proportions trop importantes et n’est plus pour les enfants », confirme-t-il définitivement en juin 1944 (Tolkien et Carpenter, 1995 : 42) [1]. Or, entre les deux productions les plus importantes de Tolkien, il y eut une réflexion à la fois âpre et réfléchie : celle qui donna lieu à une conférence en 1939 puis à une publication en 1947, On Fairy-Stories, publiée en français pour la première fois en 2003 sous le titre Du conte de fées [2].
En juillet 1944, Tolkien s’inquiète du monde survivant qui va souffrir non seulement de l’héritage du nazisme, mais aussi d’autres fléaux qu’il produira lui-même : la guerre finie, restera-t-il « aux gens ordinaires quelque liberté ( ou quelque droit ) » et ne seront-ils pas « trop fatigués pour résister » ? Ce monde « trop vide d’enfants, régi par des notables qui voient la guerre du point de vue de leurs grosses voitures », écrit-il à son fils, faisant allusion à Churchill qu’il n’aime pas, ce monde, « abruti par l’hypnotisme de guerre », ne sera-t-il pas menacé par la « culture de masse triomphante aux Etats-Unis » ? [3] A la lecture de ses lettres et de ses articles, l’on décèle sans difficulté que Tolkien n’adhère pas à l’espoir suscité par le débarquement des Alliés en Normandie, y compris en cet été 1944, alors que la moitié de l’Europe n’est pas encore totalement libérée. Non qu’il soit sensible à l’idéologie nazie, comme on l’en a souvent injustement accusé ; bien au contraire, la perversion par le nazisme de la mythologie nordique, à laquelle il est si passionnément attaché, le trouble d’autant plus profondément qu’elle peut sembler entacher certains aspects de son projet littéraire et éducatif. Pourtant ce terrible soupçon n’est pas nouveau : la conférence sur Beowulf : les Monstres et les Critiques, prononcée par Tolkien en novembre 1936 et publiée l’année suivante dans les Proceedings of the British Academy, évoque le destin d’une humanité toute entière livrée à sa propre sauvagerie et justifie le rôle des monstres dans notre inconscient collectif. Et dès 1936, le scandale n’est pas seulement intellectuel, il est politique : doit-on alors expliquer Hitler, pire encore le justifier ? Ces critiques font preuve d’une telle pérennité et d’une telle force qu’elles traversent encore de nos jours tous les blogs consacrés à l’œuvre de Tolkien. Pourtant, le problème, me semble-t-il, n’est pas là : car, pour Tolkien, la Libération et la victoire sur le nazisme et le fascisme s’accompagnent d’une regrettable laïcisation de la pensée.
Le Seigneur des Anneaux ne ressemble pas à l’idée que l’on se fait de la littérature inspirée par la Grande Guerre : celle qui témoigne de l’enfer vécu par les soldats mutilés, gazés ou traumatisés, ou celle qui a pris acte de la dislocation définitive de l’ancien monde d’avant 1914. A la lecture du roman, on ne peut qu’être gêné par une sorte d’archaïsme, aussi bien dans les valeurs éthiques que dans la forme, qui ferait « célébrer la jubilation de la guerre plus que déplorer ses massacres » (Friedman, 1982 : 118). Par ailleurs, un médiévalisme victorien idéalisant court tout au long du récit : Le Seigneur des Anneaux assume les valeurs de la chevalerie arthurienne, à l’aune des Idylles du Roi de Tennyson. Les lettres de Tolkien à ses fils attestent un cheminement religieux qui s’inscrit dans un mouvement d’ensemble, caractéristique de la période 1940-1950 : la crise issue de la Guerre et de ses atrocités le conduit, comme beaucoup d’autres, à désespérer du monde présent et à se retourner, par désenchantement, vers l’attente d’un avènement ou d’une chute eschatologique. Dès 1945, les critiques littéraires, sensibles à son abattement devant la conflagration mondiale, ont établi une relation entre l’esthétisme du Seigneur des Anneaux et le renouveau eschatologique européen. D’autres réserves idéologiques, plus factuelles, et antérieures à la déclaration de guerre, peuvent exister : la Ligue Distributiste, mouvement catholique créée par G.K. Chesterton et Hilaire Belloc, hostile au nazisme mais fascinée par le fascisme de Mussolini, promeut Le Seigneur des Anneaux, y compris lorsqu’à partir de 1936, le mouvement évolue vers un soutien plus affirmé à la politique allemande. La Chesterton Review, issue de ce mouvement, milite pour une lecture catholique allégorisante du roman.
Un écrivain catholique à Oxford
Tolkien, converti au catholicisme dès sa jeunesse à l’initiative de sa mère, a d’abord fréquenté un catholicisme qui doit plus au cardinal Newman, initiateur du « mouvement d’Oxford », un idéal universitaire œcuménique, qu’à la romanisation promue par les cardinaux de Westminster. Il intègre Oxford pour mieux participer à ce mouvement, alors que les catholiques se sont abstenus de fréquenter les collèges oxoniens jusqu’en 1895 ; lorsque Rome concède qu’il est possible de s’y inscrire, afin d’éviter la clôture intégrale du catholicisme anglais sur lui-même et d’assurer une certaine permanence de sa présence dans les élites, Tolkien, déjà convaincu de la nécessité œcuménique, est conscient et heureux de sa particularité.
Or il faut à Tolkien un lieu propice à l’écriture. Ce fut d’abord la Bodleian Library, puis ses bureaux à Pembroke College et à Merton College. Mais lorsqu’il crée le club des Inklings et qu’il convertit C.S. Lewis au catholicisme, il élit domicile dans un pub. The Eagle and child est communément appelé par les habitués The Bird and baby ou encore plus simplement The bird. Sur St Giles Street, il se présente sous l’abord d’une façade étroite au crépi crème et aux fenêtres à meneau, de deux étages, et d’une enseigne où l’on peut reconnaître l’histoire de Ganymède. On y entre par la porte basse, on traverse le couloir exigu au parquet instable et grinçant jusqu’à la salle du fond, the Rabbit Room, avec son plafond bas et pentu, ses boiseries lustrées, ses épais tapis rouges, et là, au coin de la cheminée, on découvre la table de merisier, surmontée de l’Epée de Vérité, l’épée inspiratrice de C.S. Lewis, la table autour de laquelle ils se sont tous assis, J.R.R. Tolkien, "Tollers", et son fils Christopher, C.S. Lewis, "Jack", et son frère Warren, "Warnie", Charles Williams, Owen Barfield, et bien d’autres. Là, du début des années 1930 à 1949, ces universitaires qui s’affublent de diminutifs puérils boivent des pintes de bière et fument la pipe, ils lisent en silence et à voix haute, ils discutent, ils écrivent, ils se relisent et ils se disputent. C’est un atelier littéraire, et un lieu d’échange et de compagnonnage.
Si la maison et ses dépendances (les « maisonnettes » dit-on à Oxford) datent du XVIe siècle, le pub existe, quant à lui, depuis 1650. Du XVIe siècle à 2003, il fut la propriété d’University College, le collège universitaire le plus ancien de la ville. Racheté récemment par St John’s College, les profits du pub continuent d’alimenter les bourses d’études, selon la plus ancienne tradition, en fait depuis l’achat en 1684 de la licence qui permit d’accrocher l’enseigne de l’aigle et de l’enfant. Le choix de cette enseigne peut paraître fortuit : il n’en est rien. Les chroniqueurs du XVIIe siècle signalent que le cimier des armoiries de la famille Stanley lui a servi de modèle : selon une tradition tenace, la légitimité fondatrice de la maison comtale des Derby s’est élaborée d’après un conte merveilleux bien connu encore de nos jours — et fréquemment raconté comme une histoire véridique —, l’histoire d’un bébé, le tout premier comte Stanley, sur le point de se noyer dans la crue d’une rivière, et sauvé par un aigle qui l’emporte entre ses serres, le nourrit, et l’élève dans son nid avec ses autres aiglons [4]. Mais pourquoi ce pub se mettrait-il sous la protection des comtes de Derby, originaires d’un comté bien plus au nord qu’Oxford ? Tout ceci trouve son origine dans la guerre civile qui a débuté en 1642 : bien avant d’obtenir une licence officielle de débit de boisson, notre pub était déjà une ale-house, toute proche de la Porte Nord d’Oxford, non loin de la barrière de péage où s’exigeaient les droits d’entrée. C’est là que, de 1642 à 1649, s’installa le Chancelier de l’Echiquier, accompagné de ses "cavaliers", parmi lesquels se trouvait notre comte de Derby. En ce temps-là, Oxford avait fait son choix : face aux tenants des droits du Parlement, la ville serait une « capitale royaliste et catholique ». Ainsi, en prenant leurs quartiers dans une auberge de campagne, les troupes d’un Charles Ier bientôt décapité firent la longue fortune d’un pub qui, depuis, se met sous les auspices de l’enfance chrétienne.
A Oxford, la jeunesse est pour toujours reine et triomphante. Dès 1780, l’enfant est roi pour les organisateurs de la fête de saint Gilles, cette toy fair qui se tient début septembre sur St Giles Street pendant trois jours entiers. Et logiquement, à la fin du XIXe siècle, Oxford accompagne la passion victorienne pour la culture de l’enfance promue par le couple royal. Des collectionneurs de livres, de jouets, de toy theatre, de puppets shows, des libraires spécialisés, des bibliothèques telles que la Bodleian Library constituent des fonds massifs et inédits. La vie courante aussi est dévolue à l’enfance plus encore qu’ailleurs en Grande Bretagne. Et c’est ainsi que la fête de Saint Gilles devient une fête foraine pour les enfants, une funfair : manèges de plus en plus sophistiqués, confiseurs et marchands de glaces, fabricants de poupées et de peluches, spectacles de marionnettes où Punch et Judy ont la primeur… il n’y en a plus que pour les babies, public braillard, capricieux et exigeant, issu de la cité et de tout le comté. Evidemment, les tenanciers des pubs y trouvent leur compte. Mais du coup, on ne vend plus seulement de la bière. The Eagle and child était un pub, il va aussi offrir du thé et du café, des pâtisseries et des cookies : il se transforme donc dans la journée en coffee-house. Anodin ? Pas tant que cela : car en Grande Bretagne, depuis le règne de Charles II, c’est dans les coffee-houses — et non dans les pubs — qu’on écrit et qu’on lit les libelles interdits, c’est dans les coffee-houses que se réunissent les opposants, les rebelles, les réprouvés politiques, c’est dans les coffee-houses que les écrivains se rencontrent, c’est sur leurs murs que s’affichent les broadside ballads les plus populaires et les pamphlets les plus extrémistes. En 1652, Oxford offrit à un juif nommé Jacob la liberté d’ouvrir la première coffee-house britannique où la création littéraire et la liberté d’expression devinrent fameuses. Des décennies plus tard, en accueillant à bras ouverts des enfants épuisés par la foire, The Eagle and child permit aussi aux étudiants catholiques de se constituer un territoire à la fois libre et préservé où le jeu le dispute à l’engagement religieux.
Territoire : le mot n’est pas trop fort. Car on ne vient pas à l’Eagle and child par hasard. Et une fois assis, le lieu investit le client de son histoire, de ses significations multiples, de son identité à la fois conservatrice et marginale. Une fois assis, on fait partie d’une communauté. C’est le pub d’une frontière, situé à la « barrière », selon le terme français, entre la ville et la campagne, entre l’enfant et l’adulte, entre les catholiques et le reste de l’Angleterre. C’est aussi un sanctuaire masculin : car, ici comme ailleurs en Angleterre et en France, les femmes n’ont pas droit de cité dans les pubs, et encore moins dans les coffee-houses. C’est là que Tolkien et Lewis ont créé les Inklings.
Tolkien a l’habitude des sociétés littéraires. Étudiant à Birmingham, il fut même le fondateur en 1911, à 19 ans, de la Tea Club Barrovian Society dont les membres se réunissaient pour prendre le thé, lire, écrire dans une coffee-house située non loin de leur école où toute réunion de ce type était interdite. Il y prit le goût des joutes littéraires, des amitiés intellectuelles, de la complicité qui cimente les confréries masculines. En 1925, il est nommé professeur de vieil anglais et fellow de Pembroke College à Oxford. C’est là qu’il écrit Bilbo le Hobbit et les deux premiers volumes du Seigneur des anneaux. En 1945, il quitte Pembroke pour Merton, pour y enseigner la langue et la littérature anglaises jusqu’à sa retraite en 1959. Il achève Le Seigneur des anneaux en 1948.
Tolkien rencontre C.S. Lewis à Oxford en 1926. Entre eux, ne tarde pas à naître une amitié profonde et durable. Ils partagent un goût pour le dialogue et la bière, et Tolkien invite bientôt Lewis aux réunions des Coalbiters, le club dédié à la lecture des sagas islandaises en vieux norrois qu’il n’a pas manqué de créer dès son arrivée à Pembroke. Lewis est enseignant à University College, et c’est donc tout naturellement qu’il convie Tolkien à l’Eagle and Child ; Tolkien découvre l’identité religieuse du pub et accepte de s’y rendre tous les mardis. C’est ainsi qu’est créé le club des Inklings, où d’autres universitaires, des bibliothécaires, des étudiants les rejoignent alors. Inklings : littéralement « soupçons », terme construit sur un jeu de mots avec ink, « encre », « les Inklings n’étaient à proprement parler ni un cercle ni une société littéraire, mais quelque chose qui tenait de l’un et de l’autre, témoigne Warren Lewis. Il n’y avait ni règles, ni responsables, pas plus que de programme ou d’élections formellement organisées ». Se réunir à l’Eagle and child implique-t-il une adéquation consciente à l’identité du pub ? Oui, car c’est un fait : c’est au fond de la Rabbit Room que sont menées les réflexions les plus approfondies et les débats les plus véhéments sur la foi catholique ; surtout, c’est là que Lewis, catéchisé par Tolkien et cependant critique, décide de devenir membre de l’Eglise anglicane en 1931 [5].
Contes eschatologiques
C’est au moment de la conversion de Lewis que Tolkien exprime clairement son positionnement catholique : un eschatologisme qui insiste sur la situation déchue du monde dominé par Satan, mais racheté par le Christ. Jusque là, sa dévotion et ses pratiques religieuses étaient celles du catholicisme anglais des années 30 : adoration du Saint-Sacrement, culte marial, confession avant la communion. Mais il se confronte au développement de l’exégèse historico-critique qui remet en cause l’historicité convenue de l’Ancien et du Nouveau Testament : historiquement identifiée, la Bible ne devient plus qu’une collection d’histoires comparables aux multiples autres histoires d’autres traditions religieuses expliquant elles aussi l’origine du monde et du mal, établissant des rapports entre les dieux et les hommes. Dans une lettre à son fils Christopher, Tolkien explique qu’ « avec la main ferme d’Alma Mater Ecclesiae comme guide » [6], il préfère alors changer la définition du mythe plutôt qu’aborder la question de l’historicité des Evangiles. Il exprime ses positions dans Mythopoeia en 1931, et surtout lors d’une conférence prononcée dans le cadre des Conférences Andrew Lang en mars 1939 à Edinbourg, On Fairy-stories, qui fut publiée en 1947 (Tolkien, 2006).
Un des plus stupéfiants qui soit donné à lire à un folkloriste ou à un ethnologue, cet essai pose à la fois la question de l’évasion et celle du sens allégorique des contes. Dans un premier temps, Tolkien approuve les recherches sur les contes dans la mesure où l’on peut trouver dans ces corpus narratifs cette évasion imaginaire que nous procure l’archaïsme : puisque ces récits nous délivrent des hideurs de la civilisation industrielle et nous permettent de croire à un triomphe imaginaire sur la mort, pourquoi pas ? Mais à rebours, il ironise sur les folkloristes, ennemis des passe-temps futiles, en perpétuelle quête d’une origine indo-européenne des contes collectés au cours de leurs lectures ou lors de leurs enquêtes sur le terrain : pour Tolkien, ils se privent du plaisir de l’histoire elle-même. Ce qui importe à ses yeux, c’est tout d’abord le sentiment d’évasion immédiate que procure le conte, cette recovery par laquelle le sujet se réapproprie le monde en le redécouvrant comme nouveau ; vient ensuite la consolation, catharsis propre aux heureux dénouements. On le voit, Tolkien méprise délibérément les essais de ses collègues anthropologues, tout comme les catalogues bibliographiques et muséologiques de la Bodleian Library et du Musée Pitt Rivers qui se trouvent à deux pas de chez lui. A ses yeux, l’invention des contes n’appartient nullement au passé. Car on peut toujours « dessiner une nouvelle feuille pour l’Arbre des Contes », « replanter la graine de l’arbre dans n’importe quel sol, même un sol aussi dévasté par la fumée (selon Lang) que celui de l’Angleterre » (Tolkien, 2006 : 180-181). Face aux tenants de l’Ecole historique-géographique, il refuse d’admettre qu’un petit nombre de scénarios, surgis du substrat indo-européen, puis réaménagés en Europe occidentale, suffisent à restituer la singularité de nos expériences contemporaines [7].
Constatant que « l’association de l’enfant et du conte de fées est un accident de notre histoire domestique », il récuse violemment l’usage pédagogique des contes. « Les enfants pris comme catégorie (qu’ils ne forment pas, si ce n’est par un commun manque d’expérience) n’aiment pas les contes de fées, ni ne les comprennent mieux que les adultes », continue-t-il. Se mémorisant son enfance triste, agitée et maladive, Tolkien témoigne : « Enfant, je n’avais aucun "désir de croire" aux contes de fées. Je voulais savoir ». L’acquisition et la capitalisation des savoirs, la connaissance de soi, l’apprentissage et la maîtrise de son autonomie matérielle et intellectuelle, voilà ce dont a besoin l’enfant, démuni, affaibli par sa santé instable, sa dépendance à l’égard des adultes, et l’insécurité permanente dans laquelle il vit. Tolkien livre ici une vision sombre mais bienveillante et compatissante de l’enfance. Du coup, il ne contient pas sa révolte devant l’erreur pédagogique qui consiste à induire parents et nourrices à édulcorer ces "contes pour enfants" qui deviennent un genre à part entière, bref, à associer automatiquement conte et enfance tout en dissociant savoir et enfance. Dans le même temps, cette révolte s’accompagne d’une charge véhémente contre les classifications qui décident du partage entre le bon et le mauvais goût, entre la grande et la petite littérature, démarche condescendante dont le conte est victime : « Ces derniers temps, en Europe, les contes de fées constituent une grande partie du bric-à-brac littéraire fourré au grenier ». Il défend la « portée littéraire » du conte, « branche naturelle de la littérature », enjeu dont les conteurs seraient si conscients qu’ils l’éprouveraient délibérément à chacune de leurs performances, véritables créations, uniques et singulières, qui ne doivent rien aux catalogues internationaux. Car ces conteurs font partie d’un tout anthropologique : l’anthropologie tolkienienne définit l’homme comme un être imaginant. Sa conclusion "anthropologique" laisse pantois : c’est parce que l’homme détient le pouvoir de l’imagination que l’on ne peut traiter du conte sans le soumettre à la théologie.
Car en effet, assure-t-il en 1939 à Edimbourg, devant un auditoire d’universitaires anglicans stupéfaits, il existe un conteur suprême : un Dieu artiste, auteur d’une histoire, celle de l’homme et du monde, dont il est en même temps l’acteur principal. Tolkien va jusqu’à estimer qu’il n’y a qu’un seul vrai conte de fées — et un seul conte de fées vrai —, c’est l’histoire de Jésus et de sa résurrection. S’il est l’unique et seul conte de fées qui vaille la peine d’être conté, c’est que ce conte est historique : l’histoire d’un monde primaire (le réel) assume tout ce que le conte apporte au monde secondaire (l’imaginaire). Valorisant le développement historique du christianisme, il récuse l’idée que le catholicisme ne soit qu’un corps de doctrines et de pratiques : car le catholicisme, c’est avant tout l’histoire des relations entre Dieu et les hommes. Tolkien réhabilite alors le conte dans sa portée initiale, celle où, à l’aune du rêve, il offre au lecteur et à l’auditeur l’opportunité de reconstruire ce que Jean Daniélou a appelé « la véritable histoire du monde, au sens chrétien du mot, l’Histoire Sainte, celle des grandes œuvres de Dieu » [8]. Endiguer la déchéance du monde est d’autant plus urgent qu’elle pèse sur les contes en ce qu’ils sont, au même titre que les mythes, des essais organiques d’explication du cosmos.
La pensée mythique et Dieu
La consonance de Tolkien avec le mouvement militant pour un christianisme eschatologique des années 1940 (Fouilloux, 1971 : 47-72) m’incline à penser qu’il s’inscrit ici dans une réflexion plus large, celle des universitaires catholiques qui tiennent à lier exégèse, théologie et anthropologie : la pensée mythique ressaisie par Dieu se doit d’être disponible pour une catéchisation propédeutique de l’enfant contemporain. Les auteurs de féerie et les conteurs, cherchant un éden perdu, ont donc un rôle prépondérant à jouer. Ce projet, qui excède la pédagogie pour atteindre les niveaux de la propagande, est aux yeux de Tolkien, la lecture la plus aboutie de l’allégorie de l’aigle sauveur et nourricier d’un enfant, laissé sans soin, sans surveillance, au bord d’un torrent en crue. Il est donc habité par ce projet lorsqu’il commence la rédaction du Seigneur des Anneaux. Les personnages du jeune Frodon et de Gandalf le Blanc semblent incarner à eux seuls une dimension évangélique : l’homme-enfant Frodon porte aussi bien sa croix, l’anneau de Sauron dont il lui faut se libérer, que les aspirations de tout un peuple ; son histoire est celle de toute rédemption. Quant à Gandalf, il est, nous dit Tolkien :
« un "ange" incarné, un messager, c’est-à-dire, tout comme les autres sorciers Istari, "ceux qui possèdent la connaissance", émissaires des Seigneurs de l’Ouest, envoyés en Terre du Milieu alors que la grande crise déclenchée par Sauron commençait à apparaître à l’horizon. Par "incarné", je veux dire qu’ils étaient matérialisés dans des corps physiques soumis à la douleur, la fatigue et que leur esprit pouvait être affligé par la peur, et qu’ils pouvaient également être tués bien qu’ils soient capables de beaucoup d’endurance grâce au soutien de leur esprit angélique, et ne montraient que très lentement le poids de leurs attentions et de leurs labeurs. (...) Pourquoi adopte-t-il cette forme-là ? Cela tient à la mythologie des Puissances angéliques dans le monde de ma fable. (...) La mission de ces êtres est essentiellement de former, de conseiller, d’instruire, d’éveiller le cœur et l’intelligence de ceux que menace Sauron, pour qu’ils entrent en résistance et mobilisent leurs propres forces. Gandalf s’est sacrifié. Il a été agréé, il a été exalté, et il est revenu ». Il ajoute : « Gandalf est réellement "mort", et il a subi une transformation : "je suis Gandalf le Blanc, revenu de la mort" » [9].
Tolkien a donc voulu que les Istari — et Gandalf parmi eux — soient perçus comme des Maiar qui tiennent leur puissance de leur rang dans l’ordre angélique de l’univers. Ce type d’ange incarné peut-il être assimilé aux anges bibliques ? Même si la véritable mission de Gandalf le Blanc est d’encourager les cœurs en proie au désespoir, et de les relever sans qu’ils sachent comment ils avaient été libérés des ténèbres, rien n’est moins sûr : en fait, Gandalf aurait plutôt sa place dans la hiérarchie des « devas », maîtres de la sagesse du système théosophique. Mais le lecteur se laisse facilement abuser car, Gandalf l’affirme : « Le chemin de l’Anneau vers mon cœur passe par la pitié, la pitié pour la faiblesse et le désir de la force pour faire le bien ». Pour le public européen, ces personnages passent alors pour des figures christiques aux destins sacrificiels. Or Tolkien a joué sur plusieurs registres, orchestrant habilement une confusion entre un merveilleux mythologique, en particulier celui des sagas scandinaves et de récits chamaniques indo-européens, et un merveilleux chrétien expurgé, délivré des récits hagiographiques et des exempla folkloriques : celui du seul conte qui vaille la peine d’être proféré, la grande histoire du dialogue divin avec les hommes.
Cet apparent enchevêtrement théologique aux intentions eschatologiques n’est pas resté sans postérité : car il a existé un propagateur de la pensée tolkienienne, Louis Bouyer, Père de l’Oratoire, membre actif du renouveau eschatologique des années 1940, décédé en 2004. Inspiré par le cardinal Newman, sensible au « mouvement d’Oxford », ce théologien se lia d’amitié avec Tolkien et partagea avec lui la conviction que le seul humanisme véritable était eschatologique, en somme un humanisme de la Résurrection [10]. Après avoir participé au concile Vatican II, il en a violemment dénoncé les déviations, la perte du sens des origines, le sens du sacré, le mépris des clercs pour les fidèles. En 1986, il publie Les lieux magiques du Graal (Bouyer, 1986) où il se réfère à Tolkien : le seul vrai conte qui soit, c’est celui issu du merveilleux chrétien. Reprenant à son compte la démonstration de la conférence d’Edinbourg de 1939, il assure que seule la dimension eschatologique justifie l’adhésion à ce type de merveilleux : certes, l’interprétation théologique du conte justifie, bien sûr, l’utilisation littéraire et féerique du merveilleux médiéval, mais aussi de tout autre merveilleux ; car le matériau mythologique européen, marqué ou non par le christianisme, est un réservoir inépuisable. L’utilisation de ce matériau est, d’emblée, intrinsèquement chrétienne, car elle est réalisée par un homme racheté (souvent par les autres), habité par la tension eschatologique. Mais, ajoute-t-il, pratiquer l’immersion dans ce conte de fées vrai qu’est l’Evangile peut se révéler encore plus fructueux : le conteur croyant œuvre alors à son tour à un vrai conte de fées ; il lui suffit de déployer dans sa propre féerie les fruits de la féerie vraie. Le père Bouyer est inconnu des lecteurs du Seigneur des Anneaux et plus encore du grand public : c’est regrettable car le père Bouyer est un des formateurs de Joseph Ratzinger, qui fut le pape Benoît XVI.