Cet entretien avec Daniel Fabre a été réalisé par Thierry Wendling le 26 avril 2013 à Paris. La prise de vue était assurée par Jean-Christophe Monferran. La rédaction de la revue ethnographiques.org remercie Julie Rothenbuhler pour sa participation à la transcription de l’entretien.
Le conte de Milet
Thierry Wendling : Daniel Fabre, tu es anthropologue, directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, et nous allons grâce à l’entretien que tu nous accordes découvrir comment l’oralité, la tradition orale, le conte occupent une place essentielle dans ta réflexion. Avant que tu ne nous livres les grandes lignes de ta réflexion, j’aimerais te demander de nous replonger dans la magie du conte. Autrefois, au temps de la veillée, il faillait solliciter le conteur pour qu’il commence à raconter des histoires. Aujourd’hui, je te prie de nous évoquer un souvenir, une anecdote en lien avec les contes de ton enfance.
Daniel Fabre : Ce n’est pas très difficile, mais je me suis rendu compte qu’il s’agissait de contes plus tard. Le genre du conte faisait tellement partie de la communication entre parents et enfants qu’il n’apparaissait pas comme une performance particulière. J’ai un conte que ma mère a reçu de sa grand-mère catalane et que j’ai continué à raconter à mes filles.
C’est un très beau conte, très court, l’histoire d’un garçon tellement minuscule que sa mère l’appelle Milet, grain de mil. Elle l’envoie faire une course pour la première fois et lui confie une grosse pièce : « Tu vas me chercher pour un écu de beurre ou de viande ». Quand Milet arrive chez la commerçante, elle le salue : « Mon dieu ! Si petit, c’est extraordinaire ». Puis il repart et éclate un orage absolument épouvantable. Milet qui est tout petit a peur de se faire emporter par les eaux. Par chance, une feuille de salade est sur le chemin et il se réfugie sous la feuille. Mais à ce moment-là une vache arrive et les vaches adorent la salade. La vache ouvre sa grande bouche et avale la feuille de salade avec Milet dedans. Milet se retrouve dans le noir le plus absolu, c’est le ventre de la vache. Il réfléchit, « Il ne faut pas que je m’endorme », se dit-il, et pour ne pas s’endormir, il invente une chanson ; ma mère me la chantait en catalan et je l’ai traduit pour ma première fille en occitan et en français, et pour mes deux autres filles en italien, mais là je te donne la version originale :
A la pancha del bòu que ne plòu ne névé [Dans le ventre de la vache où il ne pleut ni ne neige]
A la pancha del bòu que ne neve ne plou [Dans le ventre de la vache où il ne neige ni ne pleut]
Et il répète cette chanson.
La maman de Milet ne le voit pas revenir et a évidemment très peur. Elle parcourt tout le village à la recherche de son grain de mil. « Milet, Milet, où es-tu ? ». Un peu à l’écart, des vaches sont en train de paître. « Milet, Milet, où es-tu ? ». Elle entend une voix minuscule :
A la pancha del bòu que ne plòu ne neve
A la pancha del bòu que ne neve ne plou
Et elle comprend. Elle se dit : « Mais mon Milet, il est là, dans le ventre de la vache. Que faire ? Ah, il faut que j’attende que la vache fasse une bouse ». La vache comprend, lève la queue et fait une bouse magnifique qui s’étale dans l’herbe. Milet s’agite : « Je suis là, je suis là ». Alors sa mère prend un mouchoir et délicatement va le chercher, le ramène à la maison, l’astique, le passe à la douche, le savonne, etc. Et le soir toute la famille fait une grande fête parce que Milet a été retrouvé.
Cric crac, mon conte es acabat [Cric crac, mon conte est achevé]
C’est une histoire dont les profondeurs psychanalytiques nous dépassent mais qui fascine les enfants ; en particulier dans cet âge dont Freud dit que c’est l’âge de latence où l’on n’ose pas aborder les mystères du corps. Dans Milet, ce circuit de l’enfant se fait dans le ventre d’une vache qui est en même temps masculine et féminine parce que « boù » dans la chanson c’est à la fois la vache et le bœuf. La renaissance au monde est gouvernée par la mère qui devient en quelque sorte la sage-femme de la vache. Il y aurait là tout un discours à faire que je suis en train d’improviser parce que c’est un conte sur lequel je n’ai jamais réfléchi, me contentant de le raconter. Mais c’est un très beau récit court qui nous ouvre sur une très vaste géographie internationale. Le grain de mil, l’enfant qui ne grandit pas, au fond c’est le Petit Poucet ou Peter Pan.
Nous sommes dans le conte, dans sa profondeur historique puisque dès le XVIe siècle on trouve des allusions à ce conte du tout petit bonhomme mais la dimension scatologique, très directe, qui enchante les enfants et amusait aussi les paysans s’efface dès que le conte passe dans la société de cour et bourgeoise. De même, comme Yvonne Verdier l’a montré, dans le Petit Chaperon Rouge (1978), toute la cuisine que le loup fait subir à la grand-mère, la transformant en saucisse, boudin et côtelettes, est absente de la très belle version de Charles Perrault. On touche là à une certaine liberté orale devant les fonctions du corps, devant les expériences étranges que notre corps est appelé à faire. La symbolisation à partir des fonctions naturelles est très présente dans le conte tel que les ruraux ou les artisans des villes, ce qu’on peut appeler le peuple dans un sens très général, se transmettait puisque c’est sa littérature.
L’attrait de la littérature orale
T.W. : Tu as directement observé dans les années 60 cette transmission des contes. Dans quel contexte intellectuel et personnel as-tu abordé l’étude de ces contes ? Comment cette attention pour la littérature orale a-t-elle aussi participé de ton intérêt pour la langue occitane ?
D.F. : C’est très lié. C’est à la fois une expérience, je dirais, existentielle, identitaire et intellectuelle. Je suis né en 1947 à Narbonne dans un quartier populaire. Je me souviens, dans ma maison, il y avait au rez-de-chaussée une épicière qui ne parlait pas un mot de français mais catalan. Au 1er étage, une languedocienne mélangeait l’occitan et le français et un couple d’italiens parlaient italien. A l’étage au-dessus où nous nous trouvions, ma mère employait beaucoup le catalan parce qu’elle avait été élevée par sa grand-mère, une catalane de Lérida, Lleida en catalan, et elle connaissait aussi l’occitan. Mes oreilles ont été habituées très jeunes à l’écoute de toutes ces langues et vers 18 ans l’envie m’était venue de vraiment apprendre à les parler. Surtout, je passais chaque année de très longues vacances dans un village de la Montagne noire où les adultes parlaient tous occitan.
Il n’y a pas de meilleur chemin pour apprendre profondément une langue que d’écouter des conteurs. Je me souviens d’avoir découvert, à l’époque, des récits en occitan que je lisais à haute voix. Je retrouvais une langue qui m’imprégnait depuis l’enfance mais qui n’avait jamais réussi à complètement éclore et je la retrouvais à travers les contes. C’était une expérience que j’ai ensuite revécue au cours des enquêtes ethnographiques puisque je ne connais enquête plus gratifiante que l’enquête de littérature orale. C’est le chemin du plaisir de la vie.
Et puis, il y a un autre chemin. C’était la deuxième moitié des années 60 et à l’époque la littérature orale narrative (le conte mais aussi le mythe) était la voie royale pour aborder l’anthropologie. Claude Lévi-Strauss était en train d’écrire ses Mythologiques (1964-1971). Denise Paulme qui s’intéressait à la sociologie des Dogons était fascinée par le conte ; la fille de Marcel Griaule, Geneviève Calame-Griaule, élaborait une œuvre très intéressante à ce sujet. Les littéraires, qui avaient découvert Vladimir Propp et l’analyse formelle du conte russe (1970 ; 1983), étaient en train de construire sous le nom du structuralisme (mais cela avait peu à voir avec l’anthropologie structurale) toute une pensée formelle. La littérature orale était un objet qui suscitait à ce moment-là les débats intellectuels les plus aigus et les plus tendus. Je pense à ce superbe et difficile article de Lévi-Strauss, La structure et la forme [1], à propos de La morphologie du conte de Vladimir Propp (1970), qu’il avait publié à deux reprises dans deux revues différentes et qui était un peu notre bible. On touchait à un débat qui était à l’époque tout à fait central. Cela a duré une dizaine d’années, et puis la littérature orale s’est estompée dans l’horizon théorique.
T.W. : Mais cet intérêt théorique pour la littérature orale, est-ce qu’il s’accompagnait aussi de recherches sur le terrain, de récoltes des contes et des traditions orales ?
D.F. : C’était très rare, le langage commun entre les sémiologues, les anthropologues, les linguistes, les historiens, était fondé essentiellement sur la discussion de matériaux anciens. Les mythes des Mythologiques sont pour la très large majorité des textes recueillis à la charnière du XIXe et du XXe siècle. La position officielle était que la tradition orale, vivante, avait disparu en Europe. Le grand Van Gennep a répété un nombre incalculable de fois que les diverses régions où il a enquêté de façon très systématique n’offraient plus la possibilité d’entendre la littérature orale.
T.W. : Du coup, la thèse que tu soutiens en 1971 et le livre, écrit avec Jacques Lacroix (1973-1974), ont dû constituer une révolution ?
D.F. : C’était un évènement, incontestablement. Nous avions réalisé l’ethnographie d’un monde restreint, trois cantons pyrénéens, qui avait révélé une quarantaine de conteurs dont quelques-uns exceptionnels. Cela a lancé une espèce de « revival » de la collecte. Revival qui a intéressé des ethnographes, mais aussi des militants associatifs. Aussi la période 1970-1990 constitue l’âge d’or des collectes de littérature orale en France.
La nouveauté, c’était le magnétophone. Nous avons été les premiers à enregistrer les conteurs et non plus seulement à noter, sous la dictée, ce qui était encore le cas de notre ami, malheureusement tôt disparu, Charles Joisten, un excellent folkloriste qui travaillait avec le carnet et le crayon. Pour la première fois, on disposait de magnétophones transportables et il était inutile d’avoir un technicien pour les faire fonctionner. Très vite, presque aussitôt, est apparu la vidéo, quatre pouces, portable, qui a aussi permis de filmer des conteurs.
Mais l’apport décisif, c’était de découvrir des conteurs. Découvrir les conteurs, c’était rompre avec le modèle alors dominant d’approche de la littérature orale. C’était un modèle philologique et typologique développé par des pionniers dont il faut saluer la mémoire, notamment ceux de l’école finlandaise. En France, un ancien instituteur, un militant de l’éducation populaire, Paul Delarue, était le grand érudit du domaine et il avait commencé à publier son catalogue. Marie-Louise Tenèze était sa collaboratrice ; cette femme délicieuse, de grande culture, m’impressionnait beaucoup parce qu’elle avait été la secrétaire de rédaction de Van Gennep à la revue Arts et Traditions Populaires. Elle a continué le catalogue de Delarue. Cette œuvre d’une très grande érudition participait d’une vision d’herboriste, chaque conte rentrait dans sa case, devenait une variante. C’est très utile pour l’analyse des matériaux, mais ce qui m’intéressait c’était l’enchaînement, le conte — le conteur — le contexte, que seule l’enquête ethnographique approfondie peut reconstituer.
Conteurs et conteuses
T.W. : Mais le système de transmission était tout autre que celui que nous connaissons aujourd’hui.
D.F. : Bien sûr, c’est une vraie rupture parce que le contage se faisait dans une proximité comme celle en ce moment entre toi et moi. Beaucoup de conteurs aujourd’hui sont des professionnels ou des quasi professionnels qui prétendent s’inscrire, avec sincérité d’ailleurs, dans un héritage alors qu’en réalité ce sont des acteurs qui ont mis au point une nouvelle forme de performance qui n’a rien à voir avec ce que pouvait être le conte oral ancien. C’est tout à fait légitime et c’est souvent très agréable.
T.W. : Quelles sont les grandes différences que tu vois entre ce que certains appellent le néo-contage et le contage traditionnel ?
D.F. : D’abord, le contage traditionnel est une activité interne à un groupe. Le conteur connaît à fond ceux qui l’écoutent et lui-même est connu de son public qui n’est pas là pour être surpris par la nouveauté d’un conte. Le conte que je t’ai raconté tout à l’heure, combien de fois, si la fantaisie me prenait, je me faisais rappeler à l’ordre par une de mes filles… Il y a là un très vieux contrat social de contage qui rassemble les gens et qui conditionne leurs relations d’existence.
Dans le contage contemporain, on est dans une situation de spectacle qu’on peut définir, en termes sociologiques précis, par un public, c’est à dire des inconnus, et par un conteur dont on ne sait rien. Ce sont ses contes qui servent à le présenter, il produit un portrait de lui-même. Ces néo-conteurs sont des compositeurs qui utilisent toutes les ressources de la performance théâtrale (le mime, la danse, les effets de musique, de lumière). C’est un nouveau mode de faire du théâtre. Le public est là pour être surpris, pour être charmé par une personnalité. C’est donc un autoportrait, une forme d’autobiographie théâtralisée qui a pris la place du conte.
T.W. : Ces conteurs traditionnels, qui étaient-ils ? Comment parlaient-ils ? Quelle était, pour reprendre ton expression, leur boîte à outils de conteurs ?
D.F. : Il n’y a pas un modèle unique pourtant j’ai travaillé dans une région relativement restreinte. C’est très divers. Beaucoup de femmes qui ont généralement un petit répertoire qu’elles ont beaucoup travaillé ; ce sont des conteuses, je dirais, intensives et elles restent très attachées au public des enfants. Certaines ont une carrure personnelle tout à fait exceptionnelle. La plus âgée que j’ai rencontrée était née en 1879. Elle racontait des choses qu’elle avait entendues de ces grands-parents qui étaient de la fin XVIIIe ou du début du XIXe siècle, eux-mêmes ayant recueilli des traditions antérieures.
Les hommes ont des publics plus mêlés, ce sont des conteurs souvent plus extensifs avec un répertoire beaucoup plus divers, en particulier un goût de la blague, des contes facétieux. C’est un genre que les femmes connaissent mais qu’elles ne content pas et dans lequel les hommes excellent. Ils ont peut-être plus d’occasion de conter.
Des conteurs plus mobiles avec un répertoire plus diversifié, des conteuses plus concentrées et plus liées sans doute au monde de l’enfance. Ce sont des traits tout à fait généraux parce que, dans le détail, chacun a sa personnalité. J’étais surtout frappé par le fait qu’il y a une tension entre deux pôles. D’un côté, des gestes très économiques, une conteuse qui frottait la boule des chenets de sa cheminée ; tout le conte consistait à polir cette boule de cuivre. De l’autre côté, des conteurs explosifs, très démonstratifs, ils se lèvent, ils enlèvent leur casquette, ils te prennent à témoin, ils t’attrapent, ils ont un rapport beaucoup plus physique et ostentatoire, ils agissent vraiment les contes.
J’ai vu beaucoup de conteurs, mais j’en ai fréquenté longuement deux. Une vieille femme qui était née en 1885, Louise Cassagneau, et un jeune homme qui était né en 1930, il avait à peine 40 ans quand je l’ai rencontré. Les deux appartenant à de longues lignées paysannes et avec cette chance d’avoir eu des grands-parents qui étaient eux-mêmes conteurs parce que la transmission saute une génération (malheureusement, la chaîne est aujourd’hui interrompue). C’étaient deux personnalités très différentes.
La conteuse était illettrée. C’était une femme d’un caractère très impérieux. Quand elle ne voulait pas me raconter, j’en tirais strictement rien, en même temps très fine, très intelligente. Une fois, elle me raconte — cas absolument unique — l’histoire d’Œdipe, mais Œdipe comme un type du coin. J’étais complètement ahuri et lui ai dit : « Mais vous savez, c’est une histoire très ancienne qui a plus de 2500 ans ». Ça l’avait beaucoup frappé, quand je suis revenu la voir, elle m’a fait cette remarque : « Tu sais, moi je connais des contes de plus de 2000 ans — et elle ajoute — du temps où les bêtes parlaient ». Elle avait télescopé mon information historique avec ce que l’on dit effectivement des contes. Je pense qu’elle était assez convaincue qu’il y avait un temps très ancien où les bêtes parlaient. Mais j’ai découvert assez vite que les contes qu’elle choisissait formaient en réalité une mosaïque qui était sa propre biographie. Elle avait été veuve très jeune, la guerre évidemment, et avait élevé seule ses deux fils. Elle est décédée en maison de retraite.
Le meilleur conteur que j’ai fréquenté pendant 20 ans, Pierre Pous, racontait à toutes les grandes occasions, au-delà du cercle de famille et de la veillée. Il est toujours vivant et a plus de 80 ans mais je l’ai connu très jeune alors que nous étions, dans un village, un groupe d’ethnographes à enquêter sur tous les sujets. J’ai posé la question :
- « Est-ce qu’il n’y a pas ici des gens qui racontent ?
- Mais oui, l’autre jour, Pierrot nous a fait mourir de rire pendant le dépouillement des élections ».
Ils l’avaient fait venir de son hameau pour animer la soirée et c’est comme ça que je l’ai connu. Il a un handicap, il est tout petit. Il a été élevé par ses grands-parents paternels et maternels qui lui ont tout transmis.
C’est une véritable encyclopédie du monde disparu, les contes en faisant partie. Il a une extraordinaire capacité d’actualiser ces contes immémoriaux, il les installe dans le présent. Il montre comment il a été éduqué avec ces contes. Il est capable de dire : « Je l’ai entendu tel jour de la part d’un tel » ou « Quand un tel le racontait, il disait… ». Il a développé une réflexivité sur sa propre tradition qui est fascinante. Je l’ai enregistré pendant des dizaines et des dizaines d’heures. Son art du commentaire et de la mise en situation est magnifique et si j’ai le temps, un jour, je voudrais rééditer ma thèse avec un troisième volume qui lui serait consacré en tant que conteur. J’aimerais le lui offrir en espérant qu’il soit toujours là. J’ajouterais que c’est le seul conteur qui soit chevalier des arts et lettres, parce que mon vieux copain, Jean-Pierre Piniès, a eu cette idée excellente de parler de Pierre Pous, le conteur du Pays de Sault, à un collègue du Ministère de la Culture. Il y a eu une très belle cérémonie dans son village l’an dernier. Ça l’amusait et il en est assez fier puisque il est à côté de Catherine Deneuve, de Sylvester Stallone, des gens qu’il connaît puisqu’il a la télévision chez lui.
Un de mes amis japonais, Tadayoshi Himeda, avait entrepris un film sur des grands conteurs en allant en Mongolie, en Afrique, en Amérique du Sud. Il avait aussi filmé Pierre Pous racontant Jean de l’Ours dans le Pays de Sault. Malheureusement, Tadayoshi Himeda est mort avant d’avoir pu monter le film ; les rushs sont sans doute dans son centre d’anthropologie visuelle à Tokyo. Pierrot Pous était très curieux de se voir confronté à des grandes voix de conteurs de par le monde, mais il le méritait parce que c’est un personnage exceptionnel. Ces grands conteurs manifestent une intelligence de leur propre société qui est reconnue. Ce ne sont pas des perroquets qui répètent une tradition. Le conte peut devenir, pour certains d’entre eux, l’occasion d’une méditation sur la situation de leur société. Le conte est un instrument d’illumination du monde et ils savent l’utiliser ainsi [2].
Le conteur était le grand oublié. Je me souviens d’avoir déchiffré dans mon allemand très élémentaire, le grand livre d’un ethnographe russe des années 1920 — grande époque de la vie intellectuelle en Russie soviétique, ça a changé tout de suite après —, Mark Konstantinovich Azadovskiĭ, Eine Sibirische Märchenerzählerin (Une conteuse sibérienne). Azadovskiĭ avait eu l’idée de consacrer un livre à une conteuse et de faire une monographie de son savoir, de ses manières, de sa fonction dans sa communauté, mais c’était le seul. Azadovskiĭ observait et notait, il avait aussi fait quelques photographies mais il n’avait pas la possibilité d’enregistrer le son.
Pouvoir enregistrer m’a passionné. J’ai même monté une expérience de laboratoire qui consistait à enregistrer la même conteuse dans diverses circonstances pour comparer ces performances, pour tenter de saisir ce qu’était, pour le dire simplement, sa boîte à outils de conteuse. De quels moyens disposait-elle quant au texte, c’est à dire son répertoire (c’est assez facile), mais aussi quant à ses modes de communication ou ses techniques pour accrocher le public. Personne ne le faisait à l’époque. Maintenant, cela s’est développé mais c’est très difficile parce que les gestes, les intonations,… peuvent donner lieu à des descriptions infinies dont il faut bien sûr trouver les niveaux signifiants.
C’était la leçon de Lévi-Strauss quand il explique qu’au fond un mythe ne dit rien si l’on n’est pas capable de le replonger dans le monde des savoirs, des croyances, des pratiques qui le traversent. La recherche du sens, qui était un thème commun à notre génération, a complètement disparu. Le mot sens est devenu une obscénité aujourd’hui ; c’est à la fois curieux et inquiétant. Comme si l’homme n’était pas d’abord producteur, lecteur de significations. La recherche du sens ne peut pas se passer d’une connaissance profonde. Dès qu’un animal ou une plante est évoqué, la langue charrie tout une expérience collective parfois de très longue durée. Quand on travaille sur les contes imprimés, voire dans une langue traduite (très peu d’ethnographes connaissaient vraiment la langue du lieu où ils enquêtaient), il y a une déperdition formidable. Le pari de la thèse à laquelle tu as fait allusion et qui a donné naissance à ces gros volumes sur la tradition orale du conte occitan était de restituer ce sens. Faire travailler le conte dans son contexte a été un événement, mais ensuite le champ s’est refermé. La littérature orale est devenue une micro spécialité. Ce genre d’intérêt suit une courbe très sinusoïdale et cela reviendra. En réalité, nous sommes constamment devant des performances de ce type avec la télévision, Internet, Youtube,…
L’individu-monde
T.W. : Est-ce que cette intelligence de leur société par les grands conteurs n’était pas rendue d’autant plus aiguë que c’était un monde en train de disparaître ?
D.F. : Ils se savent les derniers conteurs. Tous ces conteurs que j’ai rencontrés en ont la conviction. C’est pour ça d’ailleurs qu’ils sont très disponibles. Dans l’enquête de littérature orale, nous sommes un public inattendu, inespéré. Certains n’avaient parfois pas raconté leurs contes depuis fort longtemps. Louise Cassagneau par exemple, la conteuse dont je te parlais, il y avait peut-être 20 ou 30 ans qu’elle n’avait pas raconté. Pierrot Pous, c’est différent, il était vraiment en fonction, il était jeune. L’ethnographe est une aubaine pour eux.
Le contrat ethnographique a une dimension morale : tu témoigneras de ce que nous étions et le conte est un peu le véhicule d’un monde disparu. Pierre Pous par exemple, je l’accompagnais tous les jours, nous allions garder les vaches. Je me souviens, installés sur un promontoire avec le magnétophone (en fait, c’est les chiens qui gardent les vaches), nous causions de tout. Je le revois faire le tour du paysage et me livrer un cadastre invisible, en nommant les lieux, en parlant des propriétaires de chaque parcelle qui était maintenant recouverte par les genêts ou par les bois ; chaque propriétaire avait lui même son histoire, « Ah oui, ça c’était le champ du meunier, je revoie la vieille qui menait là les vaches », il avait cette capacité à faire revivre ce qui n’existe plus…
T.W. : Un paysage en déshérence comme l’était la culture…
D.F. : Absolument. On comprend pourquoi le conteur est dépositaire non seulement de cette mémoire, mais aussi de cette capacité à la verbaliser. Au fond, ces informateurs assez particuliers sont souvent des « re-formateurs », des gens capables de rappeler ce qui ne se fait plus. Il y a un rapport entre la parole et l’action qui est dans ce cas révélatrice de l’immense pouvoir du langage. C’est le pouvoir de faire exister ce qui n’est pas. Ce qui n’est pas là, ce n’était pas la fantaisie ou la fiction du conte, c’était la réalité d’une société dont ils avaient fait l’expérience et dont ils étaient les produits…
T.W. : Il y a une expression que tu aimes bien, celle d’ « individu-monde ».
D.F. : Oui, ce sont des individus qui, dans la rencontre ethnographique, assument le monde dont ils sont issus et ont plaisir à l’assumer. Ce plaisir se teinte vite d’une certaine gravité qui approfondit immédiatement la relation qu’on peut avoir avec ces témoins. Comme le conteur possède la parole et en maîtrise l’art, c’est vers lui qu’on peut se tourner lorsqu’il s’agit de restituer la réalité culturelle qui est trouée par de grands effondrements, de grands vides.
Il est capable de recréer des continuités, de la densité, dans la représentation d’une société. En même temps, c’est un jeu sérieux qui se réalise dans le présent. La disparition des sociétés agropastorales de montagne est par exemple un problème actuel avec l’abandon de ces immenses espaces qui avaient été domestiqués et qui ne sont pas tous convertibles en un espace de consommation touristique (pour skier). Que va devenir tout ça ? Je me souviens d’un vieux berger aveugle, le dernier d’ailleurs, qui amenait les vaches en transhumance sur la montagne qui domine le Pays de Sault. Il était extraordinaire, il disait, je te traduis : « Ah, ce monde est fini, ce sont les gros matadors qui vont parquer la montagne ». Il avait raison parce qu’aujourd’hui, tu as des clôtures électriques et des animaux, en particulier des chevaux, qui paissent en liberté. Il n’y a plus de troupeaux collectifs, il n’y a plus de vacher commun. Ils avaient vraiment conscience que tout était en train de disparaître.
La rencontre les institue comme individus-monde, comme foyers de connaissance de l’autre. De l’autre non comme exote [3], comme personnage éloigné dans l’espace géographique, mais comme témoin d’une coupure historique. Je crois que la vraie altérité qui nourrit l’anthropologie — où qu’elle se déroule — est une altérité temporelle. Même les Achuar en Amazonie témoignent de ce qui était. Ils accueillent l’ethnologue en disant : « Si vous étiez venu il y a 30 ans, vous auriez vu quelque chose, vous auriez rencontré un tel ; ça ne se fait plus, mais si vous aviez été là… ». La visite de l’ethnologue est aussi le moment pour une société de penser son changement.
Le thème de l’individu-monde surgit au XVIIIe siècle dans les marges des Lumières et depuis l’Occident vit avec. Aujourd’hui, une sorte de mondialisation et de banalisation de la thématique est en train de se passer avec les « trésors vivants ». Le patrimoine culturel immatériel est un avatar de ces expériences rares car marginales du point de vue de l’idéologie du progrès. J’ai travaillé au moment où la télévision arrivait et c’est formidable comme tous ces conteurs avaient conscience que la télévision allait les remplacer…
T.W. : C’était une concurrence terrible…
D.F. : Ils allaient mourir de la télé. Mais ils avaient des stratégies très intéressantes. Je me souviens d’un conteur disant :
« Il y en a aujourd’hui qui vont dans la lune. Moi, je vais vous raconter une histoire, c’est un qui était monté au ciel sur une tige de haricot ».
L’enregistrement date du 22 juillet 1969. Il avait regardé la marche d’Armstrong sur la lune à la télévision. Dès le lendemain, il met ça dans son conte en disant, « Oui, ils font ça mais… ». L’apprivoisement de la télévision était très important. J’ai vu la télévision s’introduire dans les villages. Quand il y a avait un deuil, on mettait une housse sur la télévision et, pendant 6 mois, plus de télé… La télévision était le comble du divertissement, au sens étymologique, elle allait les arracher à eux-mêmes. Au début, la télévision était collective, il n’y avait que le café qui l’avait, les gens se rassemblaient, ils reconstituaient les veillées qui s’étaient effacés depuis la Seconde Guerre Mondiale, ils faisaient du vin chaud, ils retrouvaient les gestes de la veillée. Quand la télévision s’est répandue dans toutes les familles, est devenue plus individualiste, les conteurs ont pris conscience qu’ils n’avaient plus la parole. Leur temps était fini.
T.W. : En t’entendant, je réalise à quel point il y a une continuité dans ta réflexion depuis ces enquêtes sur les conteurs jusqu’à tes travaux les plus récents [4] autour de la thématique des premiers ethnographes, derniers témoins d’une société qui s’effondre, qui disparait…
D.F. : Je dirais que ces conteurs m’ont fait prendre conscience de cette dimension ; mais cette dimension était aussi présente dans l’ethnographie du temps, parce que nos thèses communes avec Jacques Lacroix ont été financées par la Smithsonian Institution, dans le cadre d’un programme international d’ethnographie d’urgence. Le dossier consistait à dire : « Ils disparaissent », c’était une rhétorique facile qui justifiait beaucoup de recherches ethnographiques et linguistiques. Les années 1960-1970 étaient des années fastes (cela continue pour le recueil du dernier souffle des langues disparues). La notion d’urgence était absolument centrale.
T.W. : C’est une très vieille notion. Je me rappelle que Marie de France, une des premières à poser par écrit des contes au XIIe siècle, explique qu’elle le fait pour garder la mémoire des faits remarquables des barons de Bretagne.
D.F. : L’ethnologie est attentive à ce que transmet le conte, à ce discours sur les failles du temps… Il y a une historicité apocalyptique, tout à fait spécifique ; tu cites les lais de Marie (de Bretagne) qui sont un chef-d’œuvre de la littérature médiévale, et les Propos rustiques de Noël Du Fail, autre Breton, du XVIe siècle, sont aussi sur le temps ancien qui est en train de disparaître. On a traité cela comme d’un lieu commun sans intérêt mais nous, anthropologues, savons bien que les lieux communs sont fascinants, énigmatiques. Il y a là une sorte de conscience des temps, ce que François Hartog appelle l’historicité, non pas une historicité construite par des intellectuels, mais une historicité vécue et certainement très ancienne.
Culture et société
Au XVIIIe siècle, cette conscience donne naissance à un point de vue qui deviendra lui-même une discipline. Montesquieu, génie des sciences sociales, a en effet inventé, dans les Lettres Persanes, le personnage d’un individu-monde qui raconte à un sage Persan (un des amis de Rica et Usbek) sa propre biographie et en même temps la fin de l’histoire des zoroastriens de Perse. On voit très bien le mécanisme se mettre en place de l’individu capable de porter le passé d’une collectivité que l’histoire a complètement arasée (Fabre, 2008).
C’est fondamental et cela permet d’aborder un problème très difficile que nous, les anthropologues, esquivons : cette infime distance que nous percevons sans jamais l’expliciter entre ce que nous appelons une société et ce que nous nommons une culture. Nous utilisons ces mots l’un pour l’autre parce qu’effectivement une société et une culture constituent les deux faces d’une même feuille de papier.
Ce zoroastrien, le dernier, raconte sa vie comme un conte, comme une épopée ou un roman picaresque. Il vit dans un port cosmopolite, Smyrne, où coexistent toutes les confessions et où lui-même pratique sa religion avec une très grande discrétion. Il parle la vieille langue et a épousé sa sœur comme le faisaient ses ancêtres du temps de Zoroastre. En même temps, il fait du commerce et est complètement plongé dans la vie sociale. Il est dans la société mais porte avec lui une mémoire qu’on peut aujourd’hui qualifier de culture.
Montesquieu n’emploie pas le terme de culture mais son zoroastrien évoque avec « la religion de nos pères » à la fois un système de parenté, un légendaire, une langue, une série de rituels,… L’écart entre société et culture se caractérise par le fait que la société se vit au contemporain tandis que la culture est un rapport au temps, actualisé, bien sûr, dans le présent puisque ces gens sont bien vivants, mais ils ont dans leur langue, leur mémoire, leurs gestes, un rapport cumulatif ou interprétatif d’héritage que l’anthropologie appelle culture.
On s’est moqué des « survivances » de Tylor, mais c’était la manière — peut-être pauvre — dont il avait résolu le problème de cet écart entre société et culture. « L’individu-monde » permet de le penser mieux parce qu’il est notre contemporain. Le conteur fait des emprunts au Crédit Agricole, il fait inséminer sa vache et il raconte des histoires du temps où les bêtes parlaient. A mon avis, l’anthropologie est la seule discipline qui a ressenti la nécessité d’introduire dans son approche ce vécu de la temporalité, qui a pris conscience des décrochages ou des articulations difficiles entre ce qui est vécu et ce qui est reçu, puisque c’est un foyer de réflexivité. Comment ce qui est reçu est vécu et pensé en même temps. Comment sommes-nous dans l’histoire ? Comment sommes-nous présents à l’histoire ?
La biographie indigène
T.W. : Cet écart ou cette articulation entre société et culture justifie aussi ce qui a tenté nombre d’ethnologues, à savoir le recueil d’une biographie, ou d’une autobiographie indigène, démarche qui n’est pas si évidente.
D.F. : Non, ce n’est pas évident du tout, d’ailleurs il a fallu du temps, mais c’est un instrument, voire plus qu’un instrument, qui est rentré dans la panoplie de notre ethnographie. Cela naît en plusieurs lieux à la fois, par exemple, dans la Russie d’avant l’époque soviétique et aux États-Unis quand la conquête du territoire est achevée et que soudain se pose la question des premiers occupants, des Indiens. En Europe, ce sont des écrivains qui assument cette fonction.
Ces biographies sont très intéressantes parce qu’elles permettent de saisir l’écart. Dans les grands chefs-d’œuvre de l’autobiographie ethnologique (Fabre et al., 2010), je pense à Soleil Hopi, de Don Talayesva (1959) [5], on a affaire à une personne qui, avec l’expérience de l’exil, se crée elle-même comme individu-monde avant même la rencontre ethnographique. Talayesva est un temps exilé : jeune, il va à l’école américaine puis est ouvrier agricole itinérant en Californie. C’est quelqu’un qui a été détaché de son groupe et qui revient après l’expérience, tout à fait classique, d’une maladie. Dans sa fièvre, il voit des esprits qui lui disent : « Tu nous a délaissés, ton initiation n’est pas finie, etc. ». Il revient au village, constate que tout change, que les jeunes se détachent des coutumes… il finit son initiation et se met à réinstituer, il rétablit une fidélité aux grands rites.
Et puis, l’ethnologue arrive ; c’est un jeune ethnographe qui reconnaît en Don Talayesva un grand conteur. Car les grands conteurs quant tu les interroges, quant tu appliques un questionnaire ethnographique, ils t’échappent. Tu demandes : « Mais comment vous égrenez le maïs ? ». Le grand conteur ne peut pas répondre simplement : « Oui, le soir, on se met à cinq ou six voisins et on le fait ». Non, immédiatement, il se lance dans une histoire qui te dépasse et qui t’emporte. Leo Simmons a été envoyé dans ce village hopi pour remplir les files du grand fichier comparatif de George Murdock, mais il a le trait de génie de reconnaître que ce sont ces histoires qui l’intéressent. Comme Don Talayesva sait écrire en anglais, il le lance dans une opération littéraire qu’on a malheureusement perdue, on n’arrive pas à retrouver les 8000 pages rédigées par cet Indien. On n’a que la réduction qu’en a faite Simmons.
T.W. : C’est déjà un bel ouvrage !
D.F. : Merveilleux, merveilleux, c’est le Proust des autobiographies ethnologiques. C’est absolument génial, splendide.
Le rapport avec le conteur est évident comme lors de la rencontre d’Ogotemmeli avec Marcel Griaule. D’ailleurs, Griaule a beaucoup moins inventé que ce qu’on pense. Éric Jolly a consulté ses carnets de terrain. Ogotemmeli s’est bien présenté un jour à l’ethnologue en disant : « Tu n’y comprends rien… je vais te dire ». De là les journées qui se succèdent et où le vieil aveugle expose la cosmologie dogon à Griaule qui en fait non le dernier mais le premier, un renversement tout à fait classique.
Quand James Macpherson invente « Ossian » en 1760, il parle du dernier barde qui a chanté les royautés gaéliques du IIIe siècle et des poèmes qu’il est allé recueillir chez les derniers paysans, bergers, marins qui les chantent encore. Il y a eu une succession de fins : la fin de l’indépendance celte, la fin des bardes et la fin de la mémoire qui perd son souffle chez les plus vieux de ses contemporains. Mais en réalité Macpherson (1762) inaugure une figure de la modernité littéraire, esthétique, et je dirais même du goût commun pendant plus d’un demi-siècle. C’est une sorte de conversion puisque la révélation du dernier en fait le fondateur d’une image dont on n’arrête pas de débattre.
Aujourd’hui, il suffit de taper sur Internet « cosmologie dogon » pour faire apparaître tous les personnages du récit d’Ogotemmeli. Les gens les utilisent certainement à d’autres usages, ils ont été relancés dans le grand circuit qui n’a plus rien à voir avec leur origine mais qui maintient leur présence tout en les métamorphosant.
L’aventure littéraire
T.W. : En même temps, avec cette approche que tu développes sur les biographies, on voit le glissement d’une réflexion centrée sur l’oralité à une pensée qui intègre, dans une même analyse, tradition orale et littérature. C’est un moment décisif dans l’histoire de l’anthropologie. Pour tes propres recherches, est-ce aussi en rapport avec les travaux d’Yvonne Verdier ?
D.F. : Oui, c’est le compagnonnage avec Yvonne Verdier qui traitait des littératures orales et écrites. Coutume et destin (1995) son livre posthume en est le témoin. Après son long travail ethnographique à Minot avec ses amies ethnologues — leur travail est décisif et a marqué l’ethnologie européenne —, elle s’était lancée dans une double approche à la fois de la littérature orale et de la littérature écrite qui ouvre des perspectives tout à fait neuves. La littérature écrite se branche, à mon avis, dans certaines de ces expressions, directement sur la littérature orale. Enfin… plutôt que directement, je devrais dire indirectement ; je l’ai démontré à plusieurs occasions.
Par exemple, la fréquentation des oiseaux par les garçons était, dans l’ancienne société, un moment décisif de la formation de leur identité de garçon et de galant. D’un côté, on interdisait aux filles de siffler, d’un autre côté, les chansons populaires — pleines d’oiseaux — apprenaient aux garçons le langage amoureux (Fabre, 1986). Ce thème est devenu assez classique en ethnographie, mais nos prédécesseurs ne l’avaient pas vu et c’est dans la littérature que l’on peut découvrir son ancienneté. Certains vont en déduire que l’écrivain anticipe l’ethnographe, mais pas du tout. En réalité, le romancier ou le mémorialiste du XVIIIe ou du XIXe siècle n’est pas un observateur, il est acteur.
Quand Châteaubriand raconte comment il va dénicher des pies en échappant à la surveillance du pion qui le garde, il ne fait pas de l’ethnographie, il raconte simplement sa manière de vivre ce qui était une coutume générale. Il y a souvent une erreur d’appréciation. Les écrivains ne sont pas des ethnographes mais des foyers concentrés de moments de l’expérience commune qu’ils sont capables d’exprimer de façon singulière parce qu’ils les ont singulièrement vécus. Dans les mondes coutumiers, la singularité s’exprime aussi de façon spectaculaire ; au fond, entre littérature orale et littérature écrite, il y a une continuité…
Gardons cet exemple des garçons qui se formaient par l’exploration d’espaces naturels où ils prenaient des risques en grimpant aux arbres, en explorant des falaises, etc. Cela s’est fini lentement et a été remplacé d’abord par la littérature. Jules Verne, Alexandre Dumas, Alfred Assolant, Kipling… j’ai grandi avec eux. L’aventure y est imaginaire, mais elle est éprouvée très profondément. Aujourd’hui, les enfants ont des jeux vidéos où ils retrouvent cette exigence d’une formation au dépaysement, à l’affrontement de l’énigme et à l’épreuve du risque.
Il y a une sorte de confusion à faire des écrivains de simples observateurs ; ce ne sont pas des observateurs mais ils se donnent eux-mêmes une mission d’explicitation d’un vécu qui est à la fois personnel et collectif et dont ils ont, pour quelques-uns, la capacité de percevoir les inflexions, les nervures, les plus importantes.
Le problème, on en prend vraiment conscience à condition d’avoir fait soi-même le chemin, c’est que les plus grandes découvertes n’aboutissent pas à la formule canonique du mythe [6]. L’expérience ethnographique permet en réalité de produire des courts-circuits de la pensée, suscite des découvertes de dessillement : « Mais oui, bien sûr, c’est bien ça ! ».
Mythe — conte — roman
T.W. : Puisque tu viens d’évoquer Lévi-Strauss à travers la figure du dénicheur d’oiseaux [7], je trouverais intéressant que tu précises ta position par rapport à l’analyse structurale des mythes. J’ai l’impression d’un contraste entre ta démarche et celle de Lévi-Strauss qui a pu opposer strictement mythes et contes, alors qu’on voit qu’un conte comme Jean de l’Ours possède une dimension mythique indéniable. Il y a surtout chez Lévi-Strauss cette coupure radicale entre l’oralité et l’écriture et ce refus par exemple de prendre en compte la littérature méso-américaine dans son analyse des mythes amérindiens.
D.F. : J’ai la chance d’appartenir à la génération qui lisait avec avidité les livres de Lévi-Strauss au fur et à mesure qu’ils sortaient. Il y avait un émerveillement continuel ; c’était la période de grande créativité de Lévi-Strauss. Autant Propp schématisait, autant Lévi-Strauss récupérait, avec un filet à mailles très fines, tout ce que le récit contient, mais il ne remontait pas jusqu’à la source du récit, jusqu’au récitant. La première période de mon travail était en amont, Lévi-Strauss commençait où je m’arrêtais.
J’ai essayé de saisir une tradition orale dans sa complexité, dans son incarnation, dans les tensions qui la travaillent, en particulier les tensions entre les langues et cultures disons dominantes et la tradition qui dépérit du fait même de l’homogénéisation culturelle. Thème que Lévi-Strauss n’ignorait pas — Tristes Tropiques dénonçait la monoculture de l’Occident — mais dans les Mythologiques (1964-1971), il se focalise sur l’intrigue et les multiples détails qui l’illustrent. Il avait, je crois, une certaine admiration pour les gens qui faisaient l’ethnographie de la pratique narrative mais il ne la prenait pas en compte.
Ensuite, les coups de sonde analytiques que j’ai pu faire dans cet univers immense de la tradition orale européenne ne pouvaient échapper à la méthode de Lévi-Strauss. Sa pensée relationnelle est un événement considérable dans l’analyse anthropologique et je suis assez déconfit par la situation actuelle où certains jeunes anthropologues ne savent même pas de quoi il s’agit.
Je me souviens avoir rencontré, il n’y a pas très longtemps, mon ami Philippe Descola. Nous nous sommes croisés sur un passage clouté de la rue Monge. Le livre qu’il a dirigé et auquel j’ai participé d’hommage à Lévi-Strauss pour son centenaire venait de paraître (Descola, 2012) [8] et on s’est mis à discuter au milieu de la route de ce que Lévi-Strauss voulait faire dans les Mythologiques. Des voitures se sont mises à nous klaxonner, on est revenu vers un trottoir et nous avons eu quelques échanges très intéressants. Beaucoup de lectures de Lévi-Strauss restent totalement caricaturales parce que si tu n’es pas entré dans l’atelier, si tu n’as pas essayé toi même de faire un peu ce qu’il a voulu faire, c’est à peu près incompréhensible. Nos philosophes peuvent disserter sur Lévi-Strauss, nos littéraires remplir des pages, l’exercice de l’analyse structurale est une épreuve que très peu ont vécu ; ils définissent Lévi-Strauss à un niveau d’abstraction tout à fait extraordinaire.
Je suis, de ce point de vue, très structuraliste. Savoir saturer le contexte : en Europe, l’épaisseur d’histoire fait que la comparaison n’est pas seulement une comparaison à plat, elle est nécessairement une convocation des siècles. Bien sûr, les historiens hurlent : « Attention à l’anachronisme ». Si tu cites Pline pour comprendre un récit pyrénéen, tu risques de t’attirer les foudres des positivistes. Mais Lévi-Strauss aurait souhaité avoir des mythes du moment où certains groupes se sont installés en Amazonie ; en Europe, nous avons la chance d’avoir, dans certains cas, des récits qui remontent à cette époque.
Sur la différence entre mythe et conte, je crois que l’opposition que fait Lévi-Strauss se dilue au fil des Mythologiques parce que, dès l’Origine des manières de table, dès qu’il remonte dans le Nord de l’Amérique du Nord, au Canada par exemple, il trouve des interrelations, des imbrications. Les Indiens ont une capacité à récupérer les contes des trappeurs, des Européens. Il a écrit des pages très belles là-dessus. Et Nicole Belmont, qui fut son élève, analyse dans le fond des contes comme Lévi-Strauss analysait des mythes, il n’y a pas une grande différence. Cependant, Yvonne Verdier a très bien repensé cette opposition à partir de la fonction des personnages. Dans le mythe, les personnages sont des êtres collectifs qui parlent d’instauration. Même quand ce n’est pas une genèse, une origine absolue, cela reste un récit de l’instauration. Dans le conte, les personnages sont mieux identifiés, ils sont nommés par des prénoms (ils n’ont pas de nom de famille). Grâce au conte, l’individu entre dans le monde social et la leçon sous-jacente est celle de la bonne voie. Jusque dans la vision dérisoire des contes facétieux, le conte explique, à sa manière, ce qu’il faut faire pour appartenir au monde social, villageois en général. Et puis, le conte finit plutôt bien après de multiples aventures.
Au fond, c’est le même sujet avec le roman dans son éclosion la plus extraordinaire au XIXe siècle, sauf que ça grippe, ça casse. Ça se passe mal car le personnage du roman est dans un écart par rapport au rôle social qu’il devrait jouer. La jeune fille qui devrait se marier chez Thomas Hardy (cf. Verdier, 1995) — si possible légèrement au-dessus — a des rêveries tout autres. C’est une petite Madame Bovary, elle épouse celui qu’elle ne devrait pas épouser et c’est toujours catastrophique. Le grand roman finit mal et je trouve que c’est assez juste parce que le mystère n’est plus celui des voies à suivre pour s’installer socialement, mais celui de l’identité personnelle : se construire, s’accepter, s’aimer et aimer son destin. Ce n’est pas du tout la question que posent le mythe et le conte.
L’ethnologue comme conteur
T.W. : Tu as rappelé le plaisir que tu prenais à écouter ces grands conteurs. Toi-même, tu es un orateur, un conteur. Quel est ce plaisir du conteur ou du conférencier et quelle valeur scientifique cet art de conter peut-il apporter ?
D.F. : C’est étrange, je pense que je le dois à mon premier grand sujet de recherche qu’au fond je n’ai jamais abandonné et que je décline. J’ai toujours enseigné. A l’époque, on manquait de professeurs ; dès 19 ans, j’avais ma licence et ai été recruté comme auxiliaire pour enseigner le français et l’histoire à des garçons et des filles de 15 à 18 ans. C’est un métier très prenant ; j’ai fait mes enquêtes et rédigé ma thèse alors même que j’étais enseignant pendant six ans. Beaucoup de mes élèves qui venaient de la campagne ont été des médiateurs, des informateurs, des collaborateurs même, très attentifs.
Je suis convaincu qu’il y a, dans nos disciplines, différents styles d’exposés. Nous faisons un travail d’explicitation, la réalité est toujours condensée, parfois voilée, notre travail est de la déployer. Certains styles sont purement analytiques, ils fonctionnent sur le modèle hypothético-déductif. D’autres styles sont beaucoup plus narratifs. Je dis toujours à mes étudiants qu’« Une thèse, c’est un roman ». Vous devez intriguer votre lecteur, construire votre question, lancer une énigme, puis dérouler les moments, les étapes de votre enquête ; à la fin, il faut que votre lecteur soit éclairé. Il faut qu’une partie du monde que vous avez observée devienne plus claire, plus évidente, grâce à la puissance de la narration. Je pense que nos analyses ont tout intérêt à prendre la forme narrative.
Il y a une grande lutte qui traverse les sciences sociales et dont personne ne parle jamais. Ce serait intéressant d’y réfléchir. Je me souviens de jugements méprisants contre l’ethnologie narrative. Mais l’ethnologie narrative, c’est une construction très compliquée qui n’a rien de spontané, de facile. Certains critiquaient le premier livre d’Yvonne Verdier (1979) en le qualifiant d’« ethnologie narrative », sauf que, quand tu regardes de près, cette ethnologie narrative contient des sauts analytiques et des révélations qui font que tu ne vois plus le réel de la même manière. Donc c’est sûr que ce mode de communiquer, y compris à l’écrit, m’est cher et j’aime écrire des articles un peu comme des contes.