Introduction
Les pèlerinages ont été abondamment étudiés en sociologie, en anthropologie et en histoire des religions [1]. Une des raisons de ce succès réside dans la définition, largement partagée, du pèlerinage comme forme universelle de rituel. Nombre de recherches mettent en avant les similitudes entre ses différentes manifestations locales, comme Morinis : « à chaque époque et dans chaque société des gens ont pris la route et franchi les frontières de leur territoire familier à la recherche de la demeure terrestre de leur dieu » (1992 : 1) [2]. La notion de pèlerinage est construite de manière peu critique car son sens et sa forme sont postulés comme évidents et a-historiques. Coleman et Elsner soulignent ainsi « les similarités structurelles considérables des pratiques pèlerines à l’intérieur et entre les traditions. On trouve en effet des parallèles dans le comportement à travers le temps et la culture, même si les implications et les significations d’un tel comportement varient énormément » (1995 : 202 ; voir aussi Preston, 1992). Cet article propose de prendre le contrepied de ces approches en abordant un pèlerinage suisse romand, le Pèlerinage aux Saintes et Saints d’Afrique (ci-après : PSSA) à St-Maurice (Valais) [3], sans postuler a priori son sens et sa forme mais en interrogeant la manière dont il est produit et reproduit à travers des pratiques discursives.
J’ai mené entre 2009 et 2012 un travail ethnographique auprès des organisateurs du PSSA, créé en 2002 par quelques missionnaires catholiques à destination des « Africains » [4] chrétiens de Suisse romande et qui se déroule depuis lors un dimanche par année. Je propose de l’aborder par le biais des discours [5] de ses organisateurs, comme une construction sociale (Berger et Luckman, 1996 ; Searle, 1998 ; Gergen, 2001), en interrogeant les constructions de sens qui fondent le pèlerinage. Je propose de dépasser les études classiques sur les pèlerinages pour aborder le PSSA comme une activité de problématisation (Foucault, 2001 ; 1984), c’est-à-dire d’interroger comment le pèlerinage est conçu comme la réponse à une situation qui fait problème pour les organisateurs : l’avenir de l’Eglise. Après une présentation de la genèse et du déroulement du Pèlerinage aux Saintes et Saints d’Afrique, j’argumenterai que son sens repose sur la catégorie des Africains. Les rituels sont l’occasion de la mise en scène d’une africanité définie par les organisateurs. Ensuite, j’aborderai la manière dont les discours des organisateurs problématisent les relations entre Africains et Eglise, interprétant le PSSA comme une « tradition inventée » (Hobsbawm, 1983) dans un but missionnaire [6].
Pour une approche du pèlerinage comme problématisation
Outre leur tendance à postuler comme évidents le sens et la forme des pèlerinages, les approches classiques en sociologie ou en anthropologie des religions privilégient pour la majorité d’une part le vécu subjectif des pèlerins au détriment d’autres actrices et acteurs et d’autre part l’événement du pèlerinage (déplacement, séjour sur le lieu et retour) plutôt que les discours qui donnent sens à cet événement avant, pendant ou après son occurrence.
Premièrement, la plupart s’intéressent au pèlerinage comme expérience vécue par les pèlerins. Turner (1974) propose ainsi une analyse comparative des pèlerinages en se basant sur des récits des participantes et participants. Morinis (1992) dresse une typologie des motivations des pèlerins. Gothóni (1993), s’inspirant de ces deux derniers, fait même de la transformation spirituelle individuelle le trait essentiel de tout pèlerinage. De manière générale, la recherche tend à donner de plus en plus d’importance au vécu subjectif des pèlerins. Une telle approche ignore largement les actrices et acteurs qui ne sont pas des pèlerins mais qui sont en quelque sorte leurs hôtes : prêtres, bénévoles, personnel administratif ou technique, etc. Je propose ici de porter le regard sur les organisateurs d’un pèlerinage. Le PSSA présente la particularité d’avoir été récemment créé de toutes pièces par une petite poignée de personnes, qui sont pour la majorité encore en fonction à ce jour. Il se distingue des pèlerinages abondamment décrits dans la littérature comme des mouvements populaires, nés à la suite d’apparitions ou de miracles et s’institutionnalisant progressivement. Turner et Turner présentent ainsi la naissance d’un pèlerinage comme la routinisation progressive d’un mouvement spontané et hasardeux (1978 : 25). Les travaux de Claverie (1990 ; 2002 ; 2009) sur les pèlerinages de Lourdes et de Medjugorje s’intéressent également au processus de mise en sens institutionnel et politique d’un mouvement populaire. Face à ces exemples, le PSSA se différencie par son émergence planifiée et d’emblée portée par l’institution ecclésiale. Il se rapproche en cela du pèlerinage islamo-chrétien des Sept Dormants en Bretagne décrit par Pénicaud (2011), qui a été inventé par un orientaliste de renom. Mais alors que Pénicaud ne peut retracer la création des Sept Dormants que par un travail d’archives, le PSSA a pu être appréhendé également par le dialogue avec ses fondateurs.
J’ai concentré mon travail ethnographique sur le groupe des organisateurs du PSSA. L’enquête de terrain menée entre 2009 et 2012 a consisté en des entretiens et des phases d’observation participante dans le but d’accéder à l’organisation du pèlerinage « en train de se faire » (Piette, 1999). La préparation de l’édition de 2010 a été suivie au plus près en assistant aux réunions du comité organisateur et en effectuant des entretiens avec chacune des personnes impliquées. Trois éditions du PSSA (2010, 2011, 2012) ont été documentées par l’enregistrement des discours officiels, des notes de terrain et des photographies. Ces données ont été complétées par l’étude approfondie des archives du PSSA mises à disposition par les organisateurs et qui comprennent pêle-mêle des procès-verbaux de réunions du comité d’organisation depuis 2000, des factures, des courriers adressés à ou par le comité et des coupures de presse. De manière générale, l’analyse des données a permis de faire le constat que les organisateurs partagent une narration commune, qui a peu évolué au fil des ans, sur le sens du pèlerinage, sa légitimité et le public visé ; les discours se recoupent très largement d’un interlocuteur à l’autre.
Deuxièmement, le pèlerinage est le plus souvent compris dans la littérature comme un événement composé par un déplacement et un séjour dans un lieu sacré. Frégosi confirme qu’il s’agit de la définition courante.
« Il est d’usage de considérer que tout pèlerinage en tant que fait religieux se caractérise par au moins trois traits principaux. Il suppose d’abord la présence d’un lieu réputé saint vers lequel les pèlerins sont censés se rendre. Il induit ensuite le fait de se déplacer […]. Il est enfin un but recherché, la finalité d’une quête qui consiste en l’obtention de bienfaits spirituels, d’une grâce particulière » (2011 : 103).
La convergence de plus en plus importante des études sur le pèlerinage et sur le tourisme ne fait que renforcer cette tendance (Collins-Kreiner, 2010). La temporalité examinée se limite ainsi au déplacement et au séjour dans le lieu visé. Ce qui se déroule autour de ce que j’appellerais le pèlerinage-événement, avant et après la venue des pèlerins, reste hors du champ de recherche. Je propose au contraire ici de me concentrer non pas tant sur le pèlerinage-événement que sur le pèlerinage comme objet de discours et de discussions. Eade et Sallnow ont proposé d’analyser les pèlerinages comme des arènes de discours en compétition, en investiguant « la manière dont la pratique du pèlerinage et les pouvoirs sacrés d’un lieu saint sont construits comme des représentations variées et possiblement conflictuelles par différents secteurs de l’assemblée cultuelle » (1991 : 5). Tout au long de l’année, et pendant les rituels même, les organisateurs discutent des choix organisationnels à faire : déroulement de la messe, prises de parole, organisation du repas de midi, etc. Ce faisant, ils construisent et donnent du sens au PSSA.
Plus précisément, je propose d’analyser le pèlerinage comme une « problématisation » dans un sens foucaldien. Pour Foucault, la problématisation est à la fois une méthode (« penser problématiquement », 1970) et un objet d’étude, un « ensemble de pratiques discursives ou non discursives qui fait entrer quelque chose dans le jeu du vrai et du faux et le constitue comme objet pour la pensée » (2001 : 1489). Il s’agit de s’intéresser à la manière dont un phénomène est défini, analysé et traité comme un domaine de connaissance et donne lieu à des pratiques, des politiques, des institutions. Foucault lui-même relit ses œuvres comme une « histoire des problématisations » de la folie, de la sexualité ou de la délinquance et du châtiment (2001 : 1488). De manière similaire, Mottier (1995) utilise la notion de problématisation pour explorer la manière dont le discours féministe thématise la sexualité. Bacchi (1999 ; 2009 ; 2012), elle, a proposé d’utiliser le concept foucaldien de problématisation pour l’analyse des politiques publiques. Elle examine comment les politiques (policies) définissent un problème social et un plan d’action pour y remédier. De manière similaire, je conçois le PSSA (en tant qu’objet de discours) comme une activité de problématisation. Les discours des organisateurs créent et recréent des catégories identitaires (« Africains », « Suisses ») et problématisent la relation entre elles. Le sens du pèlerinage repose sur la narration du présent et du passé de l’Eglise locale. Cette approche du pèlerinage à travers les constructions de sens permet de le comprendre en contexte et d’éviter d’essentialiser et de réifier l’objet en lui supposant un sens a priori.
Le Pèlerinage aux Saintes et Saints d’Afrique
L’enquête ethnographique, notamment l’analyse des archives et des entretiens, m’a permis de retracer la genèse du Pèlerinage aux Saintes et Saints d’Afrique à St-Maurice (Ballif, 2010). Il a pris place pour la première fois en 2002, créé par une poignée de missionnaires catholiques suisses romands désirant attirer une population migrante. L’organisation reposait alors essentiellement sur le Père Blanc Fridolin Zimmermann [7], soutenu par le Groupe de coopération missionnaire de Suisse romande (GCMSR) [8]. Le pèlerinage était conçu comme l’un des temps forts d’une série d’événements missionnaires qui se sont succédé à St-Maurice cette année-là : étaient prévues une exposition, des conférences et quatre liturgies animées par des « migrants ». Seule la « journée africaine » sera pérennisée, forte de son succès et de l’affluence de plusieurs chorales « africaines » romandes spécialement invitées par F. Zimmermann [9]. D’emblée, les organisateurs ont mis en avant le lien particulier qui existerait entre St-Maurice et l’Afrique. D’abord, la légende attribue à saint Maurice une origine égyptienne. C’est à ce saint, soldat romain martyrisé avec sa légion au IIIe siècle, que la ville et l’abbaye doivent leur nom [10]. Ensuite, le premier PSSA a été l’occasion de transférer de Fribourg à St-Maurice des reliques de « martyrs ougandais », tués au XIXe siècles et dont les reliques ont probablement été ramenées en Suisse par les Pères Blancs qui les avaient convertis [11]. Le nom du pèlerinage « aux Saintes et Saints d’Afrique » se réfèrent à ces martyrs antiques et plus récents reposant dans l’abbaye ainsi qu’à d’autres personnages exemplaires choisis chaque année comme emblèmes du PSSA (notamment sainte Joséphine Bakhita, saintes Perpétue et Félicité, Baba Simon et Bienheureuse Anuarité Nengapeta). Au fil des années, d’autres Pères Blancs ont remplacé le fondateur et de nouveaux organisateurs sont arrivés. En 2012, le PSSA était organisé par six hommes liés au GCMSR, à l’abbaye de St-Maurice ou à différentes paroisses catholiques romandes. La moitié d’entre eux s’auto-définissent comme Suisses, les autres comme Africains [12].
Le PSSA a lieu chaque premier dimanche de juin depuis 2002. Lors des éditions auxquelles j’ai participé, le rendez-vous était fixé à 9h30 à Vérolliez, lieu supposé du martyre de saint Maurice. Après le regroupement des enfants et leur prise en charge par une animatrice, la cérémonie du matin débute par un discours d’ouverture du président du GCMSR puis par l’intervention d’un prêtre (l’abbé Roduit ou M.-A. Rey). Ensuite, un orateur raconte l’histoire de différents saints africains (en 2010 et 2011, un conteur togolais avait été invité pour l’occasion) : saint Maurice et ses compagnons, les martyrs ougandais ainsi que d’autres saints ou bienheureux africains.
Les discours sont longuement entrecoupés de chants. A midi, l’assemblée se disperse pour pique-niquer. Vers 13h30, le président du GCMSR, muni de son porte-voix, invite la foule à se rassembler. Après une prière, la procession menée par l’abbé Roduit s’ébranle en direction du centre-ville. Il faut environ une heure pour que l’entier du cortège, chantant et dansant sur le parcours, arrive à l’abbaye.
La messe débute vers 15h et dure deux heures. Après la litanie des saints africains, la cérémonie suit le schéma d’une messe classique, interrompue par de nombreux chants des diverses chorales. Après la messe, l’assemblée se disperse. Le déroulement de la journée n’a que peu évolué dans le temps, même si les toutes premières éditions se déroulaient entièrement dans l’abbaye. Depuis 2012, il est proposé aux pèlerins de participer à des célébrations le samedi soir déjà.
Lors des éditions auxquelles j’ai participé, le PSSA a rassemblé quelques 400 personnes, même si les organisateurs en annoncent chaque année plus de 1000. Il s’agissait principalement de membres des chorales « africaines » invitées ; les personnes définies comme blanches ou suisses (missionnaires, journalistes ou pèlerins) formaient une toute petite minorité de l’assistance.
D’autres pèlerinages de migrants – les « pèlerinages des émigrés » italiens dans le sud-ouest de la France décrits par Teulières (2004) ou le pèlerinage effectué à Skaro (Alberta, Canada) par des immigrés polonais catholiques étudié par Kelker et Goa (1996) – ont été décrits comme des initiatives par le bas : il préexistait au pèlerinage un sentiment d’appartenance, une communauté constituée (de migrants italiens ou polonais catholiques) sur laquelle repose le projet pèlerin. Ce n’est pas le cas du PSSA : ici les organisateurs travaillent à créer un événement pour une communauté, les Africains, qui n’est ni structurée ni homogène, et de plus les organisateurs eux-mêmes ne se considèrent pour la moitié pas comme appartenant aux Africains. La construction de cette catégorie est fondamentale dans le PSSA. Pour aborder le pèlerinage, il faut donc commencer par en comprendre le sens.
Une catégorie fondatrice, ou comment le pèlerinage est rendu africain
Chaque année, le pèlerinage débute sur la pelouse de Vérolliez. Les pèlerins se rassemblent en arc de cercle autour d’une petite estrade en bois sur laquelle C. Didierlaurent, président du GCMSR, prononce un discours. En 2010 et 2011, c’est le même texte qui a été lu :
« Chers amis, chers sœurs et frères, c’est avec joie qu’au nom du Groupe de coopération missionnaire de Suisse romande je vous accueille sur cette terre sainte remplie d’histoire, trait d’union, à travers ses martyrs, entre l’Europe et l’Afrique ».
Pascal continue par une mise en contexte qui rappelle les phénomènes de la mondialisation et des migrations, qui constitueraient pour l’Eglise « une invitation à être plus missionnaire, à aller au-devant du frère étranger, à le respecter, à témoigner dans ce contexte de sa foi et de sa solidarité ». Il poursuit par un appel :
« Entendons-nous bien : la pastorale des migrants n’est pas seulement l’œuvre de quelques-uns. C’est l’œuvre de toute l’Eglise, qu’elle soit de là-bas mais surtout d’ici, au plan local, prêtres, religieuses et laïcs, c’est toute l’Eglise locale qui doit être en état d’accueil et d’ouverture afin que tous, amis africains de Suisse et autochtones, puissions grandir dans notre foi par ces échanges réciproques. Ce pèlerinage nous en donne l’occasion » (Notes de terrain 06.06.2010).
D’emblée, le pèlerinage est placé sous le signe d’une opposition : sont mis en présence dans le discours du président l’« ici » suisse et le « là-bas » africain, le « migrant » et l’« autochtone » (Ballif, 2010). Barth (1969) a montré sur l’intérêt d’étudier la construction sociale de la différence, le processus qui dichotomise un groupe d’un autre. Si Barth a préféré se concentrer sur la construction des frontières et non sur le matériau culturel (cultural stuff) utilisé pour différencier les groupes (1969 : 15), je pense avec Bastenier (2004 : 136) que les arguments utilisés pour donner consistance à la différence ne sont pas dénués d’intérêt. Le discours officiel oppose « Suisse/local/autochtone » à « Africain/migrant/étranger », ces mots fonctionnant comme des synonymes en ce qu’ils désignent les mêmes groupes de personnes. Cette dichotomie basée sur l’origine géographique (supposée) est fondatrice dans l’histoire du PSSA et structure tous les discours analysés (entretiens, archives et discours tenus lors des cérémonies).
Par ailleurs, ce ne sont pas seulement des personnes qui sont désignées comme africaines mais le pèlerinage lui-même. Son organisation et son déroulement reposent sur la logique de la différence et sur l’idée d’une « africanité ». Dans un tout autre contexte, Achermann et Hostettler (2007) ont montré comment les prisons sont des institutions genrées, en ce que leur organisation spatiale et temporelle ainsi que les activités qu’elles proposent sont modulées en fonction de caractéristiques attribuées au sexe des détenues ou détenus. De manière similaire, le pèlerinage repose sur des représentations liées aux Africains et à leurs supposées coutumes.
Le premier exemple emblématique de l’africanisation du pèlerinage est le pique-nique prévu en milieu de journée. Ce moment se veut pour les organisateurs un emblème de partage et d’exotisme, qualités qui sont qualifiées d’africaines. Au cours des entretiens que j’ai menés, deux d’entre eux ont spontanément abordé le thème du pique-nique :
« Pendant le repas à midi, ce qui est génial, ces groupes se mettent évidemment ensemble, et puis on invite les gens à fraterniser. […] Alors les mamans congolaises offrent leurs morceaux de serpent grillé, d’autres offrent des poulpes cap-verdiens, alors voyez ils mettent des petits trucs à déguster, puis on passe de table en table, on peut déguster un petit peu les produits culinaires, on voit les mamans là qui discutent entre elles, qui se passent les recettes, et puis alors c’est extrêmement intéressant, hein, de passer d’un groupe à l’autre, découvrir cette richesse » (Entretien avec C., 30.03.2010) [13].
« Ne serait-ce qu’au repas à midi, parce que les Africains quand on leur dit, comme c’est marqué là, “Pique-nique tiré du sac et mets partagés”, les Africains ils viennent pas avec un sandwich, hein, ils viennent avec leur grosse casserole, avec des plats et puis voilà, et puis ils te servent dans une assiette, ils vont te porter à toi, “Viens manger avec nous”, c’est- Voilà, c’est à l’africaine, hein, et nous, celui qui vient avec son petit sandwich, il a l’air un peu con mais bon, voilà ça c’est... Alors c’est le partage » (Entretien avec P., 26.03.2010).
Le pique-nique est souhaité et relaté par les organisateurs comme un moment régi par des comportements « typiquement africains ». Les organisateurs en font même un point du programme officiel du pèlerinage : les pèlerins sont explicitement invités à partager leur repas. La prétendue spontanéité est donc nettement orientée. A cet égard, il a été très frappant de constater que les organisateurs, eux, commandaient et consommaient un frugal sandwich, ne participant pas à ce partage « à l’africaine ».
On peut proposer une analyse similaire d’autres éléments de l’organisation du pèlerinage qui sont censés marquer son caractère africain. Chaque année, une dizaine de chorales dites africaines sont invitées pour animer la cérémonie du matin et la messe. De fait, le temps consacré aux chants est plus important que celui consacré aux discours. G. exprime bien l’importance de la musique dans l’ambiance de la journée :
«
[
La présence des chorales,]
tout de suite ça créait l’animation et ça donnait le ton, hein. Donc quand on est ici dans nos églises on ose à peine ouvrir la bouche, puis tout d’un coup y a le tam-tam qui arrive, et c’est vrai que c’est une autre ambiance, et on est comme en Afrique là tout d’un coup » (Entretien avec G., 24.03.2010).
D’autre part, les membres de ces chorales sont encouragés chaque année à venir munis de costumes et d’instruments dits traditionnels. L’un des organisateurs m’a parlé en entretien d’un groupe de pèlerins qu’il accompagne :
« Et puis quand vous voyez les images du pèlerinage, ce groupe […] a toujours été très important parce qu’il a amené des tam-tams, des balafons, des choses qui étaient caractéristiques pour l’Afrique, et j’ai vu que ça a toujours attiré les journalistes, les cameramen [rires]. J’ai dû acheter aussi, j’ai fait un don de boubous africains pour montrer quand même un peu, hein, l’image de l’Afrique » (Entretien avec A., 08.04.2010).
C’est bien l’image de l’Afrique que doit transmettre le pèlerinage mais, on l’aura compris, l’image de l’Afrique selon le regard des organisateurs. Ils font appel à des stéréotypes largement ancrés et partagés depuis l’époque coloniale qui attribuent aux Africains des dons pour l’amusement. Comme le relève Nederveen Pieterse (1992), « dans l’imagerie des Blancs sur les Noirs c’est un thème récurrent : les dons musicaux spéciaux, le don de l’expression émotionnelle attribués aux Noirs. Même dans la vision la plus farouchement raciste il existe toujours une place particulière pour l’aptitude musicale noire. […] Cet opinion était et est partagée en Afrique et par de nombreux Noirs eux-mêmes » (1992 : 136). C’est une Afrique exotique et folklorique qui est mise en avant par les organisateurs, appelée à mettre de l’« ambiance » dans l’Eglise.
Mission à l’endroit ou à l’envers ? Les représentations du Pèlerinage aux Saintes et Saints d’Afrique
Le pèlerinage prend son sens dans l’idée que deux entités – les Africains et l’Eglise locale – sont en co-présence et en co-dépendance. C’est la problématisation de cette relation qui est au cœur des discours sur le PSSA. La problématisation d’une thématique n’entraîne pas un discours univoque sur les causes et les conséquences du problème ; au contraire, il s’agit bien souvent de montrer la co-existence de plusieurs représentations (Bacchi, 1999). Les organisateurs transmettent dans leur discours deux représentations différentes du problème des relations Eglise-Africains. D’une part, l’Eglise fournirait aux Africains l’espace de liberté et d’expression dont ils auraient besoin ; d’autre part, les apports des Africains à l’Eglise locale sont mis en avant. Les uns ont besoin de l’autre, et vice-versa. Nous verrons que l’opposition entre ces deux représentations n’est qu’apparente.
L’Eglise pourvoyeuse et missionnaire
Les organisateurs présentent régulièrement le pèlerinage comme la réponse à un besoin des Africains, celui de se réunir. A la question « à quoi sert le Pèlerinage africain aujourd’hui ? », P. m’a répondu :
« Ah ben il sert essentiellement aux Africains, c’est leur moment et leur lieu de rencontre, les Africains de toute la Suisse » (Entretien avec P., 26.03.2010).
Cette représentation s’appuie sur ce qui a été dit plus haut de l’africanité souhaitée et fantasmée du PSSA. La mise en scène d’une Afrique folklorique à travers le pique-nique, les costumes et la musique prend tout son sens dans cette représentation du pèlerinage : celui-ci serait l’occasion pour les Africains d’exprimer leur identité collective. Le motif d’un « espace de liberté » qui serait offert revient fréquemment, comme en entretien avec A. :
« Le pèlerinage, moi je trouve qu’il a beaucoup d’avantages, et tout d’abord le premier c’est euh - Je trouve que c’est quand même un espace de liberté qui a été offert aux Africains. Justement là, ce jour-là, c’est leur jour, parce qu’ils viennent, ils chantent, ils jouent du tam-tam, ils prient. […] Au moins c’est un jour où ils sont dans cet espace, où ils s’expriment, où ils expriment aussi leur espérance » (Entretien avec A., 08.04.2010).
Les organisateurs articulent cette offre autour de l’idée que les Africains rencontreraient des difficultés à se rencontrer, du fait de leur condition d’immigrés.
« Si on est dans un village où toute l’année on ne voit que dix personnes ou même moins, ou quinze, qui viennent d’Afrique, et qu’on se retrouve avec trois cents ou quatre cents, c’est - On se sent - ‘Ah bon, y a des autres qui habitent là-bas, y a les autres’. Parce que d’habitude on a toujours tendance à penser que ça se limite là où on est, et ça, le fait que ça s’élargisse et qu’on arrive à le voir aussi, c’est quelque chose » (Entretien avec B., 12.08.2010).
Les positions de sujet (Edley, 2001 ; Bacchi, 2009) qui ressortent de cette représentation ne sont pas très surprenantes : l’Eglise est la pourvoyeuse d’un service dont les Africains bénéficient. On comprend bien dans cette optique que les organisateurs valorisent tant le caractère africain du PSSA : il s’agit là d’autant de signes que cette relation de service fonctionne et que l’Eglise joue bien son rôle d’accueil. Car c’est la relation qui est cruciale : le pèlerinage est représenté comme l’occasion de créer des attaches, entre Africains certes (comme l’exprime B.) mais surtout avec l’Eglise. Le fait qu’il trouve ses origines dans un collectif missionnaire prend tout son sens : c’est bien de mission dont il s’agit ici. L’un des organisateurs s’est explicitement exprimé sur l’enjeu missionnaire du PSSA : selon lui, les Africains de Suisse seraient massivement attirés loin de l’Eglise catholique par ce qu’il nomme des sectes.
« Une des remarques qui sont faites justement à l’Eglise catholique ici c’est que ces Africains débarquent ici, ils vont dans nos grandes paroisses organisées, ils quittent un jour après parce qu’ils disent ‘On est allés, c’est froid, personne ne nous a accueilli, le curé a prêché, puis on est rentrés’, ils ne retrouvent pas l’ambiance, le climat qu’ils ont connu dans les pays d’où ils viennent. D’où une grande perte des catholiques africains, ils vont maintenant dans des sectes, dans des groupes évangéliques, puisque ça c’est plus chaleureux, il y a cette dimension d’accueil, et tout ça » (Entretien avec A., 08.04.2010).
L’Eglise s’attache donc à gagner ou regagner des Africains déçus en leur offrant ce dont ils auraient besoin : chaleur et accueil. Il s’agit de renforcer l’Eglise locale par le pèlerinage.
La dette de l’Eglise envers les Africains, ou la mission à l’envers
Cette vision missionnaire côtoie une autre représentation du pèlerinage. Ces mêmes organisateurs qui présentent l’Eglise comme pourvoyeuse d’un service ont dès la création du PSSA souligné que ce dernier avait aussi pour but de faire bénéficier l’Eglise suisse des qualités et des richesses supposées intrinsèques des Africains. Inversant les positions de sujet de la première représentation du problème, l’homélie de la première édition mentionnait :
« Aujourd’hui, ce sont les Africains qui viennent dans notre pays et qui peuvent, alors que la foi se refroidit chez nous, réchauffer notre croyance, nous réveiller par leurs chants et leur enthousiasme, par leurs célébrations joyeuses et animées pour nous redonner goût à la vie spirituelle » (Fridolin Zimmerman, « Homélie pour le dimanche 16 juin 2002 à l’occasion de la célébration eucharistique de “Parole et Mission” à l’Abbaye de St-Maurice », document issu des archives du pèlerinage) [14].
Et l’un des organisateurs a publié en 2008 dans une revue missionnaire :
« A cette époque où se propagent des anti-valeurs qui nient certains repères essentiels pour l’homme et la société, la diaspora chrétienne africaine a la possibilité de proposer aux Eglises de la Suisse et du monde des valeurs précieuses comme : la joie de vivre, l’amour de la vie, le sens de l’accueil et de l’hospitalité, le sens de la famille et la communauté, le sens du sacré et l’enthousiasme de la foi… C’est autant de richesses qui peuvent offrir un supplément d’âme et d’humanité au monde » (Hyacinthe Yakuiza Nguezi, 2008, « L’Afrique ne vient pas les mains vides ! », revue Eglises solidaires, document issu des archives du pèlerinage).
Alors qu’aux Africains sont attribués des traits de caractères positifs (chaleur, enthousiasme, joie, ferveur…), « notre pays » et les « Eglises de la Suisse » sont vues comme en déficit de ces qualités. La situation est décrite comme une « mission inversée ». Le mouvement missionnaire connaîtrait en effet au XXIe siècle un retournement, se déployant de plus en plus du Sud vers le Nord (Lerat et Rigal-Cellard, 2000 ; Adogame, 2003 ; Mary, 2008). Les organisateurs du PSSA appellent de leurs vœux une telle mission inversée, comme un programme pour l’avenir de l’Eglise.
Cette image d’une Eglise ayant besoin d’apports africains est soutenue par une relecture du passé. La figure de Maurice, par ailleurs saint patron du Valais et de la garde suisse pontificale au Vatican, est africanisée. La légende le présente certes comme originaire d’Egypte (Wermelinger et al., 2005), mais son identité africaine n’est habituellement pas mise en avant par les autorités ecclésiastiques (Ballif, 2010 : 60 ; Salzbrunn et von Weichs, 2013). Dans le contexte du PSSA, saint Maurice est pourtant avant tout un saint africain.
« Alors effectivement, saint Maurice dans l’histoire il est vénéré comme un saint noir, et parfois comme un saint blanc, de fait il est entre deux, il est comme les Egyptiens d’aujourd’hui, quoi, ils sont basanés, quoi. Alors de fait, on a insisté sur l’aspect africain, l’Egypte étant en Afrique. Et puis c’est vrai que si on monte en Haute Egypte, les gens sont noirs comme au Soudan » (Entretien avec G., 24.03.2010).
La mise en avant de ce trait permet de justifier la localisation d’un pèlerinage africain à l’abbaye de St-Maurice.
« Pour les lieux […] l’idée de base, c’était de faire à St-Maurice plutôt qu’à Fribourg, parce que St-Maurice a un lien avec l’Afrique, donc la légion thébaine, hein, […] donc venue de la Haute Egypte, donc en direction du Soudan, n’est-ce pas. […] Alors cette légion était par là, donc c’était quand même des Africains même si c’était d’Afrique du Nord, c’était quand même des Africains » (Entretien avec C., 30.03.2010).
Saint Maurice est ainsi présenté comme un trait d’union entre les deux publics du pèlerinage, les Africains et les Suisses.
« Maurice était l’un des vôtres, il est aussi un des nôtres depuis plus de 1700 ans » (Discours d’accueil de l’abbé Roduit, notes de terrain 06.06.2010).
Les organisateurs poussent l’interprétation encore plus loin en faisant de « saint Maurice l’Africain » le père du christianisme valaisan et suisse. Cette version de l’histoire chrétienne locale inédite m’a notamment été racontée par A. :
« Et quand moi j’entends des paroissiens me dire ‘Ah maintenant on a des prêtres africains qui viennent nous évangéliser’, je dis ‘Non non non, arrêtez arrêtez’, déjà au Ier siècle ce sont les Africains qui sont venus ici par le martyre de saint Maurice, ils ont fertilisé le bassin, le Valais, le sol chrétien en Suisse, hein, on dit aussi que l’expansion du christianisme [suisse] est partie un peu de ce bassin-là. Donc vous voyez que l’Africain est déjà à la source de l’essor du christianisme helvétique, hein, alors ça c’est bien » (Entretien avec A., 08.04.2010).
Saint Maurice et ses compagnons auraient donc amené le christianisme en Suisse ; les pèlerins africains du PSSA sont présentés comme leurs successeurs.
« Si nous sommes ici, c’est parce que nous le devons à vous, chers frères et sœurs d’Afrique. C’est un dû : nous vous rendons ce que nous avons reçu. Dans cette plaine de Vérolliez, c’est ici qu’aux alentours de l’an 290, un Egyptien avec sa cohorte, par amour pour le Christ, pour sauver d’autres chrétiens, a donné sa vie » (M.-A. Rey, vidéo du pèlerinage 2008, document issu des archives du pèlerinage).
L’Eglise catholique suisse est positionnée en débitrice des Africains. La mission inversée est donc aussi une lecture du passé, puisque c’est une légion égyptienne qui aurait apporté le christianisme en Suisse.
L’avenir de l’Eglise suisse, ou comment relire le passé pour préparer l’avenir
Cette distribution des rôles paraît pour le moins inhabituelle. En effet, le pèlerinage semble au premier abord plutôt reproduire des rapports de pouvoir globalement établis dans le contexte suisse : le pouvoir organisationnel est détenu en majorité par des hommes ayant une situation légale et professionnelle stable, un revenu confortable, bref appartenant à une classe plus dominante que les migrantes et migrants qu’ils invitent en pèlerinage. Au cours du pèlerinage, le différentiel de pouvoir est flagrant puisque les prises de parole et l’autorité ne sont en rien partagées avec les pèlerins. Pourtant, ces mêmes organisateurs se présentent comme en déficit et en besoin face aux pèlerins africains. En terme de race, de classe mais aussi de genre, on peut voir ces déclarations comme subversives.
J’avancerais cependant que ce que vise le PSSA, ce n’est pas une révolution, c’est assurer l’avenir de l’Eglise. Même si Salzbrunn et von Weichs voient dans le PSSA une occasion de « renversement des relations hégémoniques » (2013), le discours des organisateurs ne donne pas forme à un projet progressiste visant à valoriser l’héritage africain du christianisme suisse. En fait, il me semble que ce discours concerne plutôt l’Eglise suisse que les Africains, et plutôt son avenir que son passé. Le PSSA répond bien à la description que fait Hobsbawm (1983) de l’« invention de traditions » comme « réponses à des situations nouvelles qui prennent la forme de références à des situations anciennes » (1983 : 2) [15]. Le processus qu’il décrit semble pertinent pour comprendre le PSSA : l’ancrage dans le passé pour faire face au présent ou, ici, à l’avenir. Le pèlerinage est inscrit dès sa création dans une continuité longue. D’une part, la forme de dévotion qu’est le PSSA est insérée dans l’histoire de l’abbaye de St-Maurice qui revendique 1500 ans de vie monastique ininterrompue. Le PSSA est présenté comme le renouvellement d’une pratique pèlerine ancienne. D’autre part, et c’est le point le plus surprenant, le lien entre l’Abbaye et les Africains est présenté comme ayant toujours existé, du fait de l’origine africaine de saint Maurice, faisant paraître le PSSA comme un événement somme toute logique.
Les « traditions inventées » d’Hobsbawm sont censées apparaître dans des contextes de rapide changement social : « on devrait s’attendre à ce que [
l’invention de traditions]
se produise plus fréquemment lorsqu’une transformation rapide de la société affaiblit ou détruit les schémas sociaux » (1983 : 4). La création de ce pèlerinage peut être interprétée comme une réponse à une situation de l’Eglise catholique suisse perçue comme nouvelle et menaçante par les organisateurs. Tous les indicateurs le montrent : l’Eglise catholique, en Suisse comme ailleurs en Europe, perd des membres et voit la fréquentation de ses célébrations diminuer. Au niveau mondial la démographie catholique penche de plus en plus vers les pays de l’hémisphère sud (Jenkins, 2002). Cette situation n’est pas particulièrement nouvelle au début des années 2000 lorsque le pèlerinage est créé, mais elle est thématisée comme en étant l’origine : l’idée du PSSA émerge d’une vaste réflexion entamée en 2000 par le milieu missionnaire local sur les évènements qu’il a pour habitude d’organiser. Les rencontres n’attirent guère que les membres des instituts missionnaires de Suisse romande, mais pas le grand public. Les organisateurs se perçoivent donc comme dans une situation nouvelle contre laquelle ils souhaitent agir ; et cette action prend la forme d’un pèlerinage destiné aux Africains. La réflexion d’Hobsbawm nous permet donc d’interpréter le PSSA comme « l’usage d’anciens matériaux [ici : la légende de saint Maurice comme africain] pour construire des traditions inventées d’un genre nouveau [
ici : un pèlerinage pour les Africains]
pour des buts tout à fait nouveaux » (1983 : 6).
Un autre élément tend à renforcer l’idée que le pèlerinage ne vise pas un renversement des rapports de pouvoir. Le PSSA ne propose pas de changer l’Eglise suisse et ses hiérarchies. A travers cet événement, les organisateurs ne font que renforcer le rapport de pouvoir existant entre l’institution et les fidèles africains : le pouvoir décisionnel et organisationnel ne change pas de mains. Il existe donc une cohérence entre les deux représentations du problème : l’Eglise offre un espace aux Africains, mais un espace cadré, prédéfini et circonscrit par les rapports de pouvoir existants et par une imagerie africaine fantasmée.
Remarques conclusives : l’afrocentrisme exotique
Analyser les discours du Pèlerinage aux Saintes et Saints d’Afrique permet de comprendre comment un tel projet s’insère dans des logiques institutionnelles locales. Les organisateurs du PSSA problématisent l’avenir de l’Eglise au prisme de la place à accorder aux Africains. Ce faisant, ils font recours à deux représentations du problème qui se renforcent pour proposer une pratique pèlerine propre à créer un collectif, à la manière d’entrepreneurs du religieux. L’invention d’une tradition africaine à St-Maurice, l’achat de boubous ou la valorisation de la musique africaine s’inscrivent dans un projet missionnaire pour l’Eglise suisse.
Les organisateurs du PSSA partagent l’idée que l’Afrique serait le lieu d’origine de l’humanité ou du christianisme avec des milieux aussi divers que le rastafarisme et le mouvement Black Power (Moses, 1998 ; Fauvelle-Aymar et al., 2000). Au sein de cet ensemble de traditions inventées, l’afrocentrisme des organisateurs du PSSA porte une teinte un peu particulière. Bien que la Suisse n’ait jamais été un état colonial, individus et entreprises ont participé activement à la traite négrière (David et al., 2005 ; Zangger, 2011 ; Purtschert et al., 2012) et de nombreux missionnaires suisses ont été envoyés en Afrique dès le XIXe siècle (Pères Blancs, Mission de Bâle). On peut donc légitimement supposer que les représentations exotiques et racistes qui ont fleuri dans l’Europe coloniale se soient également répandues en Suisse. Car il s’agit bien à mon sens d’un afrocentrisme tout exotique. Tel que Todorov (1989) le décrit, l’exotisme consiste à préférer l’autre au même, à la nuance qu’« il s’agit moins d’une valorisation de l’autre que d’une critique de soi, et moins de la description d’un réel que de la formulation d’un idéal » (1989 : 355) [16]. Le recours symbolique à la noircification de saint Maurice et des origines du christianisme suisse permet avant tout de renforcer une institution ecclésiastique vacillante. En offrant un lieu de rencontre et d’attache pour les Africains, les organisateurs peuvent espérer créer un lien durable entre ces pèlerins et l’Eglise catholique. La mission inversée se révèle finalement une mission classique, l’Eglise devant gagner pour elle les Africains, mais cette fois sans avoir à se déplacer vers le « continent noir », et sans remettre en question ses hiérarchies et son identité. Ce sont les pèlerins du PSSA qui, au sens propre comme au sens figuré, viennent à l’Eglise.