Une rupture lente
Pour des millions d’Indiens contemporains la principale rupture qui marque leur existence est la perte de la relation privilégiée avec la campagne, le monde rural et souvent des propriétés foncières et immobilières situées dans ces univers. Si le phénomène concerne beaucoup de monde il est pourtant loin de se dérouler de façon massive et univoque. L’urbanisation des Indiens concerne des multitudes mais elle reste un phénomène relativement mesuré. Il y avait 24% d’Indiens urbains en 1980 (Dupont et Heuzé, 2007). Le pourcentage actuel dépasse seulement de peu les 30 % [1]. Les Indiens ne s’urbanisent pas selon les prévisions des modernisateurs des années 1950. Cependant l’expérience indienne avec la ville, et non une quelconque passion conservatrice, est à la source de cette progression limitée du fait urbain. La ville ne fournit pas suffisamment d’opportunités d’emplois. Les industries n’ont jamais été très nombreuses en Inde. A l’indépendance il n’y a que trois millions d’ouvriers d’usines dans un pays de 450 millions d’habitants. La proportion n’a pas cru depuis cette date (7 millions pour un gros milliard d’habitants en 2011) alors qu’une partie croissante des grandes implantations industrielles prennent place dans les campagnes ou dans des « domaines industriels » excentrés [2]. Il y a bien eu un développement massif des petites entreprises, responsables de la majeure partie de l’accroissement de l’emploi industriel depuis 1990, mais leurs bas salaires donnent rarement les moyens de s’installer dans la ville et de devenir des urbains, surtout dans les grandes métropoles. Car, en plus de persistants problèmes d’emplois, rien n’est fait pour accueillir des gens ordinaires, surtout des travailleurs manuels, dans les villes. Il existe des politiques de logement à destination des classes dites moyennes, voire moyennes inférieures [3] mais les programmes d’habitat destinés aux pauvres sont ridicules par rapport aux besoins, même en tenant compte du fait que nombre de gens se suffisent de peu. Les villes n’ont jamais été le fait social dominant en Inde mais il y a une longue tradition urbaine : villes ports, villes sacrées, villes forts, villes marchés, villes universitaires maillent le territoire de l’Asie du Sud depuis plus de deux millénaires. La colonisation semble avoir d’abord fait reculer l’urbanisation bien que les données ne soient pas très claires à ce propos. Ce qui est certain c’est qu’elle a fait émerger une nouvelle catégorie de villes (Bombay, Calcutta, Madras et Delhi essentiellement) centrées autour du pouvoir colonial. Ces villes segmentées et hiérarchisées, coupées de l’arrière-pays, rapidement affligées de maux tels que le mal logement et la violence communautaire, ont été inégalement industrialisées. On peut penser, bien que cela soit sans doute trop globalisant, que les “villes intégrantes” de la période précoloniale ont fait place à des villes-ports ou administratives “désintégrantes” ou “dissociatives” pour l’ensemble de la société indienne.
Le résultat de cette urbanisation malsaine et brutale est la constitution de bidonvilles qui, dans les grandes métropoles industrialisées, peuvent abriter (tant bien que mal) jusqu’à plus de la moitié de la population urbaine (52% à Mumbai). Je n’évoquerai pas ces derniers pour leurs problèmes tels que le mal logement, le manque d’hygiène ou la pollution, qui sont bien documentés par ailleurs, mais pour leur propension à faire revivre certains aspects du village en ville. Dans nombre de quartiers ouvriers anciens bâtis en dur, on retrouve la même tendance. Dans une ville qui n’accepte pas les travailleurs manuels et face à une industrie instable qui les rejette périodiquement au dehors, les manières de faire du village trouvent un terrain favorable pour s’épanouir ou tout au moins se maintenir sur certains plans : habitat monocommunautaire, construction et auto-entretien des logements, nourriture fabriquée « comme dans les campagnes » (ce qui implique un très dur travail des femmes à la maison et pour se procurer les denrées), rapports de sexe contrôlés comme dans les zones rurales et souvent par des membres des familles résidant au village, palabre sous les rares arbres. Le bidonville n’est pas un village en ville, il suffit de le regarder pour s’en convaincre, mais il apparaît comme une forme de transition et, pour beaucoup de ceux qui l’habitent, comme une réalité provisoire avant le retour vers les campagnes. Le caractère massif de cette situation et sa durabilité forment un aspect essentiel de l’urbanité indienne dès les années 1920, la plus grande expansion du bidonville (et de l’immigration vers la ville) prenant place entre 1950 et 1980.
Ce n’est pas tellement dans une urbanisation massive que s’inscrit la transformation majeure de la période actuelle que dans l’évolution des mentalités de ces très nombreux urbains qui sont arrivés dans les cités depuis le milieu du XXe siècle avec la ferme intention d’en repartir dès que cela leur aurait été possible. Depuis 1990 — mais beaucoup de gens ont entamé ce processus plusieurs décennies auparavant — la perception de la ville a changé. Pour nombre de familles le fait de demeurer en ville est peu à peu devenu quelque chose de naturel, puis de désirable ou l’inverse. Pour diverses raisons, sociales, écologiques ou associées à l’évolution des représentations, l’idée de retourner vers les villages est devenue moins pertinente avant de lentement tomber en désuétude. Au bout du compte c’est une véritable rupture qui s’opère malgré le caractère graduel et parfois réversible des processus. Ce sont ces phénomènes que je voudrais tenter d’analyser.
Les multiples transformations, d’abord graduelles, assez souvent peu ou mal conscientisées, accompagnées même de dénégations et d’affirmations par les acteurs de leur contraire, font peu à peu le terrain pour une rupture. On se retrouve un jour très loin d’un monde que l’on croyait sien et dont l’on parlera encore longtemps avec nostalgie : l’univers du village. Ce changement graduel ponctué de grands clivages et de multiples petites transformations, et même l’inquiétude qui réside au cœur de la dénégation de ce qui se passe s’assemblent pour constituer un jour, en général mais pas toujours parmi les jeunes, le sentiment que la rupture est effective et irréversible.
L’exemple de Mumbai et du Girangaon
Mumbai est une ville port (d’abord comptoir et port militaire) typique de l’urbanisation coloniale. Sur le plan des chiffres, cela lui a profité puisque c’est actuellement la première cité indienne avec près de 20 millions d’habitants. Elle est devenue une cité industrielle dans la seconde moitié du XIXe siècle, son expansion reposant d’abord sur la filature et le tissage du coton, une quantité importante d’autres industries (mécanique, métallurgie, chimie, etc.) s’implantant après l’indépendance du pays. En 1960, quand je ferai commencer l’histoire du détachement des urbains migrants vis-à-vis de leurs origines rurales (certains ont vécu ce processus avant), le textile faisait vivre presque un quart de la population métropolitaine et, par le biais des mandats, des régions entières dans la Plaine du Gange ou le pays Konkani, au Sud de Bombay (Mumbai depuis 1995 infra). Je me concentrerai sur ce milieu industriel parce qu’il était l’un des pôles de la relation ville-campagne à Mumbai, parce qu’il est relativement bien étudié depuis 30 ans (Chandavarkar, 1994 ; Masselos, 2007 ; Thorner et Patel, 1995) et enfin parce j’y ai mené des études de terrain entre 1981 et 2013. Les conditions de vie des quartiers populaires et de certains bidonvilles (Dharavi notamment mais il y avait en 1960 des cabanes dans tout le quartier ouvrier) qui abritaient des ouvriers cotonniers étaient très dures. Cela poussait une partie de la population à entretenir le lien avec les zones rurales d’où tous étaient venus. En revanche, vers 1960 l’emploi était à son plus haut niveau et aussi à son apex de stabilité : deux cent cinquante mille employés permanents et cent mille « supplétifs volants » [4]. Il est possible (mais non prouvé) que cette stabilisation de la condition ouvrière ait facilité le développement de consciences urbaines.
Dans les quartiers populaires du Girangaon, ou « village des usines » [5] tels que Parel, Chinchpokli, Prabhadevi ou Gorapdev le village était au centre de la vie à différents niveaux. Certes, la vie de quartier n’était pas la vie rurale mais on en avait importé des pans entiers. On vivait dans les kholis (sortes de logements d’une pièce par famille) comme dans les maisons de campagne, assis par terre et dormant le soir sur des nattes (un lit pouvant être réservé au mâle dominant). Les mariages étaient arrangés et réalisés à la campagne dans le cadre des familles communautaires [6]. Les familles appréciaient le dressage infligé aux jeunes filles de la campagne qui en faisaient des servantes obéissantes de leurs maris [7] et des autres hommes, des productrices de producteurs et des bonnes cuisinières garantes de la continuité des goûts ruraux, Bombay ajoutant toutefois du poisson et souvent de la viande aux plats éprouvés. La nourriture, considérée à la fois comme une activité sacrée (Quien, 2007) et comme le fondement de l’ordre social était réalisée selon les normes villageoises [8]. La plupart des chal (immeubles de logements ouvrier [9]) étaient homogènes selon la communauté. Des déesses locales [10] avaient été importées depuis les villages et implantées en ville, dans de petits temples ou simplement sous la forme de marques safran sur la roche qui affleure un peu partout dans Mumbai. Elles recevaient un culte que l’on s’efforçait de calquer sur ce qui se passait aux village. Cela n’empêchait pas de participer aux fêtes de la campagne, d’assez généreuses possibilités de congés non-payés étant complétées par l’absentéisme ou la mobilité ouvrière. De nombreux ouvriers (un tiers peut-être) ne vivaient pas en famille. Ils étaient seuls dans le quartier textile ou ils résidaient dans des chambrées de travailleurs. Pour ceux-là le village était encore plus rêvé que pour les autres. Dans toutes les familles, il passait constamment des membres de maisonnées rurales, en visite, en quête de produits divers, ou recherchant des opportunités d’emploi.
Ce tableau doit être complété par l’évocation de la vie sociale urbaine, qui avait des côtés extrêmement prégnants. Le travail en usine d’abord, puis la vie de quartier avec ses associations, ses clubs de sport, ses fêtes de rue, ses rythmes, n’avaient rien de commun avec le vécu des villages. Le développement d’une culture de masse, liée à la multiplication des conflits sociaux, l’existence de plusieurs formes de consciences de classe et le surgissement de formes typiques de religiosité (les grandes fêtes de rue annuelles) formaient des dimensions urbaines, bien qu’il s’agisse aussi d’expressions de milieux dominés, souvent rejetés dans la périphérie ou le faubourg. La participation massive des ouvriers d’origine maharashtrienne au mouvement pour l’unité du Maharashtra (entre 1953 et 1960) a eu un impact particulièrement important. A Bombay il fut centré sur un problème urbain : le statut de la ville dans l’Etat en devenir. Il est peut-être possible d’en faire la matrice d’une nouvelle conscience urbaine dans une partie des milieux ouvriers.
Pour procéder à mon analyse je me suis focalisé sur une petite population de Marathas (la caste dominante au Maharashtra, qui compte d’important milieux paupérisés) de langue marathi habitant dans six rangées de kholis, soit trois galis, ruelles, à Dattaram, sur le terrain des usines VL à Chinchpokli. J’ai fréquenté ce groupe d’une soixantaine de familles entre 1983 et 2013, date à laquelle j’ai clos ma recherche. J’avais trois informateurs privilégiés sur le site, un jeune cadre de la Shiv Sena (infra), un ancien instituteur et un journaliste aujourd’hui âgé de 79 ans qui s’est un peu institué comme la mémoire du lieu et plus globalement la conscience du Girangaon (Savant, 2007). J’ai aussi approché de nombreuses autres localités, dans des chals et des bidonvilles, qui avaient toutes la particularité d’être liées à cette triple histoire de l’industrie urbaine, de la migration vers la grande cité et de la relation intime et persistante avec le monde rural. J’ai préféré une approche globavle que des entretiens mais j’userai de ces derniers dans un autre cadre.
Doutes et fissures
Je daterai du milieu des années 1980 la première vague de transformations des relations entre les “malurbanisés” de Mumbai et le monde rural. C’est une manière très simplificatrice de parler car, je le répète, certains milieux et certaines personnalités ont commencé ce parcours dix, vingt ou trente années plus tôt. Par ailleurs certains tournants dans l’urbanisation, comme la popularisation d’un cinéma basé sur la valorisation de la métropole ou la création de la Shiv Sena, mouvement localiste et nationaliste, maharashtrien et hindou, enfin urbain et moderniste, fondé en 1966, sont antérieurs à cette date de 1985. Je la garde cependant comme un repère parce que c’est à ce moment que se sont mis en place deux éléments essentiels de la nouvelle scène qui allait déboucher sur la rupture avec le monde rural : la destruction de l’emploi dans le secteur cotonnier et la poussée politico-religieuse de la Vague safran (infra) dont j’expliquerai un peu plus loin le rapport intime à l’urbanité.
La ville ouvrière du milieu des années 1980 se remet mal du traumatisme de la grande grève des ouvriers cotonniers (Heuzé, 1987). Un tiers des employés ont été licenciés juste après le conflit et un nouveau tiers l’est entre 1983 et 1985, d’autres encore dans les années suivantes. Le dirigeant historique de la grève (Samant, qui sera assassiné en 1997) a promu le repli des ouvriers vers les campagnes durant l’année et demie d’affrontement. Ce fut l’occasion pour les ouvriers de se rendre compte du fait qu’ils n’étaient plus si bien acceptés dans leurs villages. A côté de cela il réalisent la désintégration économique de l’économie agraire pauvre et enfin le fait qu’ils se sentent de plus en plus différents des gens de la campagne.
La fin de la “grève du siècle” est un désastre d’ampleur phénoménale mais le désarroi ne trouve pas de canaux pour s’exprimer (D’Monte, 2002). Au sommet de son importance sociale, la presse est emplie d’incitations à consommer, de filles demi-nues et de ragots. Les salles de ciné, puis la télé tournent en boucle l’histoire du Jeune homme en colère : c’est un représentant de cette Inde nombreuse et juvénile, révolté par les conditions de son époque, particulièrement le chômage (on fait alors des films sociaux), la corruption ou l’inflation. Il se bat pour la justice. Le Jeune homme en colère, incarné dans des centaines de productions filmées, compte pour notre compréhension de la scène. C’est un urbain, aux perspectives métropolitaines (le plus souvent Bombay est toile de fond) et aux problèmes de type de la ville (violence, logement, amour). Il sert de matrice d’identification à la génération qui arrive à l’âge de voter et de participer à des conflits de rue.
Dans les familles de mon exemple le mariage reste souvent rural mais on commence à voir dans les chals des mariages entre conjoints n’ayant pratiquement jamais quitté la grande métropole. Toutes les familles moins deux “Agris” (caste intermédiaire proche des Marathas) et trois nettoyeurs de latrines “Dhors” appartiennent à la grande jati [11] des Marathas. Sur la période considérée il n’y aura pas d’intermariage entre des Marathas et d’autres groupes. L’union entre une “Kunbi” (une section inférieure des marathas) et un Maratha du clan Savant fera l’évènement mais ce genre de choses arrivait auparavant. Il n’est pas impossible que l’endogamie de groupe se soit au contraire accentuée au cours de la période. L’idéologie du mariage d’amour, l’idée que l’on se marie en se choisissant sans faire attention aux désidérata familiaux, progresse. Elle est au centre du spectacle cinématographique et de l’idée que l’on se fait d’un Occident soi-disant libéré mais elle est en outre portée par une partie des jeunes qui ont acquis une autorité nouvelle en suivant l’école primaire, puis secondaire [12]. Les jeunes filles éduquées (certes c’est une nouvelle forme de dressage mais elle n’est plus centrée sur le pativrat) deviennent recherchées pendant que le charme des fiancées rurales (dehati, qui commence à devenir péjoratif) bien dressées décline. Le savoir culinaire des campagnes est passé dans les habitudes féminines, en cinq ou six générations d’interrelation intense, alors que les hommes, dès qu’ils sortent du quartier et du réseau d’amis, commencent à trouver des charmes au restaurant, lieu de perdition s’il en est dans l’idéologie qui valorise le village. On commence à penser que les préparations au djovar (sorgho) appréciées des villageois sont vulgaires et que ces derniers mettent trop d’épices dans leur nourriture (Saglio-Yatzimirsky, 2003).
La Shiv Sena n’est pas seule au centre de ces évolutions — je n’aborde pas les autres courants parce qu’ils ne sont pas représentés dans les rangées de chals de l’étude — mais il faut souligner son influence dans le cadre des quartiers ouvriers (Eckert, 2003). C’est qu’il s’agit d’un mouvement socioculturel qui, outre son obsession de la justice et ses penchants hétérophobes [13], est extrêmement polarisé par les questions de moeurs. Il est implanté partout dans les quartiers populaires (chez les non musulmans) et y pratique une association de services sociaux, de propagande par le fait (et la violence) et de convivialité de proximité. A première vue il est traditionaliste sur des questions comme la famille et le mariage parce qu’il se réfère à des normes monogames de fidélité entre époux et de valorisation de la cellule familiale qui ont été implantées dans les milieux ouvriers à partir des années 1950 en même temps que la lutte contre un alcoolisme épouvantable. Ces normes, qui visent la stabilisation et la respectabilité des familles mais aussi leur “invention” en tant que maisonnées, viennent de la réforme hindoue du XIXe siècle (de haute caste originellement) et, à certains égards, de modèles empruntés à l’Angleterre victorienne. Elles ne sont conservatrices que pour des Européens actuels et certains intellectuels indiens de ces années là. Dans le Bombay populaire des années 1980 ce sont encore des nouveautés. Leurs deux particularités sont de faire émerger le couple au centre de la cellule familiale (la Shiv Sena, très branchée sur le cinéma populaire est connue comme le parti du mariage d’amour) et d’en développer une vision urbaine. Certes le parti promeut un grand nombre de fêtes pseudorurales et de sketches mettant en scène l’âge classique de Shivaji Bhonslé [14] (qui lui donne son nom). Il met en outre en avant des modèles héroïques de femmes maharashtriennes qui n’ont pas grand chose à voir avec le Bombay-Mumbai contemporain. Je considère cependant globalement que la pression de la Shiv Sena va du côté de l’urbanité et de la “modernité”. Ce trait ne fera que s’affirmer. L’apparition de grands mariages en ville, d’abord dans les milieux de cadres de la Shiv Sena puis dans les familles moins aisées, est symptomatique de cette évolution.
Pour les milieux populaires traumatisés (il y a perte d’au moins un emploi dans 70% des foyers) des ruelles Dattaram, les années 1980 sont celles d’une reconversion dramatique. L’un des niveaux essentiels de l’urbanité des années passées, celui qui touche à la culture ouvrière et aux rythmes de l’usine en plus que des intérêts partagés, se trouve mis en miettes mais les résidents du quartier (et de ceux qui sont à l’entour) ne croient pas aux possibilités de retour vers les villages. Paradoxalement c’était l’industrie textile, avec ses longs congés, qui permettait de conserver la relation avec la campagne. Quand elle disparaît il faut se battre pour trouver du travail et rester en permanence dans la ville. Seuls des individus âgés qui bénéficient d’un “fonds de prévoyance” repartent soit vers la côte Konkane, soit vers Satara où ils font construire des maisons car le style des résidences rurales ne leur convient plus. Leurs enfants ne suivent pas. Vers cette époque il continue d’arriver des migrants depuis les campagnes. Ils se présentent dans leurs familles installées en ville comme cela s’est fait depuis trois quarts de siècle. Ils sont de moins en moins bien accueillis. Comme l’ensemble de cette évolution vers la rupture d’avec le monde rural, le phénomène est complexe. Les familles urbaines ont certainement moins de facilités pour accueillir leurs membres ruraux, avec le chômage et les licenciements. Il semble aussi que l’on commence à ne plus supporter l’entassement dans les kholis (il y a de quatre à onze personnes dans les logements, en général 7 à 8, on ajoute souvent des lits dehors) qui a été si longtemps la règle. Les familles de Bombay, plus stables qu’autrefois, ont grandi mais il est de plus en plus difficile de trouver un logement, même provisoire et illégal. La chasse aux bidonvilles s’est ouverte en 1980 avec le retour d’Indira Gandhi au pouvoir. Les autorités ne veulent plus de logements bricolés illégaux — bidonvilles autoconstruits et autres — et elles s’attaquent d’abord à ceux qui débordent sur la rue et les terrains du chemin de fer. Il apparaît par ailleurs que les ruraux commencent à être vus de manière péjorative. Ils « ne sont pas vifs », « ils sont grotesques », « ils ne parlent pas le marathi » urbain standard diffusé depuis les années 1960 sont quelques-unes des remarques que j’ai pu entendre. Le monde rural était jusqu’alors pourvu d’un grand prestige. C’était « le foyer et la lignée » (kul ani mul). C’était l’endroit de la bonne vie, de la bonne nourriture et du bon logement. Ces sentiments deviennent de plus en plus mitigés. La conscience de former un ensemble avec les parents et les enfants n’émerge pas de façon univoque et rapide mais il fait des progrès et l’on voit pour la première fois, dans plusieurs familles, le séjour de ruraux écourté pour des motifs divers. Souvent les résidents n’osent pas dire qu’ils en ont assez du surpeuplement ou qu’ils ne veulent plus voir les ruraux venir chez eux mais ils usent de prétextes comme des travaux.
Ces travaux sont une histoire nouvelle dans le Girangaon. Jusqu’alors les logements étaient (très mal) entretenus par les propriétaires [15], les locataires n’intervenant que pour parer à des situations d’urgence telles que des trous dans la toiture. Vers 1980 on a commencé à voir des locataires repeindre les intérieurs. La peinture était jusqu’alors chère, rare et de mauvaise qualité. Les kholis, après quelques décennies de grasse cuisine maharashtrienne sur des braseros ou des réchauds à pétrole (introduits après 1970) étaient presque tous d’une uniforme teinte brun foncé. Les premiers meubles font leur apparition, après les lits de métal introduits dans les années 1970 et les malles, plus anciennes encore. Ce sont des armoires métalliques, parfois une petite table et une chaise lourde et laide, pour les invités. Ce mouvement, qui reste encore modéré (plusieurs kholis ont gardé les couleurs et le dénuement des années 1970) est bien une appropriation de l’espace urbain et une invention de l’espace du couple bien qu’il réside de nombreuses belle-filles dans les maisonnées (la crise du logement est terrible) ainsi qu’une importante minorité de frères cadets et de sœurs non mariées qui travaillent.
Le nouveau discours sur la campagne est d’abord porté par les jeunes et les voyous. Ces derniers sont de plusieurs types. Les plus nombreux sont de simples caïds de coin de rue qui vivent de petite extorsion auprès des vendeurs qu’ils prétendent protéger ou rendent des services tels que surveiller les magasins. On les appelle dadas (grands frères) depuis les années 1920 au moins et ils se font aussi une spécialité de surveiller les filles à commencer par leurs sœurs dont ils sont fréquemment amoureux (la liaison frère-sœur est très importante au Maharashtra). Au delà de ce premier cercle de petits “teneurs de murs” masculins (en Inde on dit des « tourneurs ») on trouve un milieu de trafiquants d’alcool et de billets de cinéma, qui enfle durant ces années avec la perte massive d’emploi. Les racketteurs professionnels, les expulseurs de locataires et les trafiquants de drogues plus fortes forment une couche de délinquants beaucoup plus dure. Tous sont des gundas — voyous — et des badmash — sales types — mais la presse parle en outre depuis deux décennies de « mafias ». Dans le quartier l’étoile montante est Amar Naick, un Mali (une petite jati proche des Marathas). Ce qui est certain c’est que ces gens sont acculturés à la ville. Pour eux la campagne est hostile parce qu’ils ne pourraient pas y exercer leurs activités et parce qu’ils n’y recevraient aucune reconnaissance. Ils portent au plus haut l’imaginaire urbain du cinéma. Ces groupes, dadas et gundas, en simplifiant un peu leurs appellations, deviennent durant ces années de déshérence une forme d’élite, tout au moins de référent, représentant un nombre croissant de jeunes gens. Leurs idées définitives sur les villages trouvent alors des auditoires favorables. Ils y voient un lieu nul (bekar) où les gens sont ridicules avec leurs calots gandhiens et mâchent « bestialement » du tabac et du bétel (des assuétudes dont la ville paraît s’émanciper alors qu’elle s’adonne de plus en plus à la terrible cigarette). Ce discours épidermique n’annule pas les expériences du monde rural que peuvent avoir les résidents de Dataram Gali mais elles le relativisent parce qu’il est puissant et séducteur. Les gundas sont introduits dans la Shiv Sena ainsi que dans toutes les organisations politiques sauf peut-être chez les communistes. Ils donnent des emplois. Ils ont du prestige. Les forces « morales », surtout les syndicats ouvriers sont sur le déclin ou agonisantes.
Le quartier s’améliore pourtant, devenant d’une certaine manière plus attachant et plus apte à fonder des identifications positives. Les militants de la shakha 42 de la Shiv Sena, dont dépend la zone, ont nettoyé, en 1978 puis 1982, le terrain commun aux rangées de chals qui fait quelque 600 m2. C’était jusqu’alors un dépôt d’ordures. Pour la première fois de mémoire humaine, l’usine à gaz de Kalachowki (à courte distance) s’est arrêtée. Elle fabriquait du combustible pour les usines. Avec elle les fabriques ferment mais cet établissement couvrait les abords de poussière noire. Dans l’esprit des gens il y aura « avant » et « après » l’usine à gaz. Un an plus tard c’est l’eau qui est amenée dans les chals. Elle n’est disponible que 4 heures par jour mais ce développement met fin à quatre décennies (le chal date des années 1940) de conflits féminins, parfois masculins, autour des robinets d’eau. On crédite le conseiller municipal Shiv Sena, Rane, d’être à l’origine de ce changement apprécié. Il est vrai qu’il a mené plusieurs manifestations de résidents devant les locaux de la municipalité et organisé en 1982 une séquestration de quelques heures d’un responsable administratif. Trois ans plus tard, et pour la première fois aussi, les habitants des trois galis (ruelles) s’associent pour deux projets communs. Le premier consiste à bâtir un temple dédié à Durga [16] sur le terrain dégagé. Le second implique de carreler l’espace public. La municipalité apportera un appui, la Shiv Sena des bras et le résultat d’une collecte musclée parmi les commerçants de l’avenue Ambedkar. Ce carrelage sera refait plusieurs fois ensuite lorsque la Shiv Sena contrôlera la municipalité. Elle la dirigera de 1985 à 1992 puis de 1997 à aujourd’hui. Ce qui était une transformation formidable du milieu de vie est devenu une manière de faire faire de l’argent aux firmes de bâtiment proches de la Shiv Sena.
Mais revenons en 1985. C’est à cette époque ou un peu avant que se multiplient les petits sanctuaires dans les rues de Mumbai. Contrairement aux signes du religieux qui existaient auparavant près des arbres et des entrées de chals, il s’agit de constructions en dur. Ils sont promus par des comités des fêtes ou des clubs de quartier. Les comités de fêtes (puja samiti) existent depuis longtemps dans le Girangaon mais ils étaient quelques dizaines et non des centaines (voire plus de 2000) jusqu’aux années 1970-1980. Cette explosion est liée à l’investissement des jeunes scolarisés dans cette activité ainsi que dans les clubs de jeunes, clubs de sports et autres comités de quartiers. Les notables semi-ruraux qui contrôlaient auparavant ces associations ont été peu à peu mis sur la touche, les seuls notables qui restent appartenant à des milieux marchands et semi-mafieux qui ont perdu ou quasiment perdu leur implantation rurale. Là encore le milieu social s’urbanise. Certes, les pèlerinages à la campagne n’ont pas disparu. Au contraire, il y en a une vague dans les années 1980. En revanche, les pèlerins se dirigent de plus en plus vers certains lieux célèbres (Sirdhi près de Nasik, Pandharpur dans le Sud de la province), abandonnant nombre de pratiques religieuses locales, qui étaient autant d’occasions de maintenir les liens avec la population des villages.
Enfin je reviens sur mon affirmation relative à la Vague safran, la poussée puissante de l’hindouisme politique et nationaliste qui prend place entre 1984 et 2004. C’est bien une passion urbaine, bien qu’elle soit centrée sur le sort d’une petite mosquée de la Plaine du Gange, à Ayodhya, jusqu’en 1992. Les ruraux ne se mobilisent pas tellement. Au Maharashtra (autour de Mumbai), ils se fichent un peu d’Ayodhya et ils restent sous la coupe du Parti du Congrès (centre droit) ou de partis de gauche. Dans la métropole la Vague safran connait au contraire une destinée flamboyante. Ce ne sont pas le RSS (organisation socio-culturelle, axe du nationalisme hindou), la VHP (Forum mondial hindou, organisation religieuse liée au RSS) ou même le BJP (parti politique nationaliste hindou) qui sont au premier rang bien qu’ils soient présents et localement puissants. C’est la Shiv Sena. Depuis juillet 1984 elle a adopté un tournant hindutvavadi (axé vers la promotion du nationalisme hindou). Ses branches (221 en ville), ses syndicats, ses comités locaux (elle est présente dans des milliers d’associations et de clubs de jeunes) impulsent la propagande du mouvement en promouvant des slogans centrés sur la « fierté hindoue ». Son syndicat étudiant connait une promotion fulgurante. C’est tout un arsenal urbain et imbibé de réflexes de la grande ville qui se met au service de la cause de « l’hindouité ». A cette occasion la Shiv Sena va pour la première fois sortir de la métropole et essaimer dans les campagnes mais il ne faut pas s’y tromper. Ce n’est pas la Shiv Sena qui se ruralise. C’est la campagne qui se retrouve au diapason de la cité, les jeunes à la tête farcie d’imaginaire filmique et urbain sont la force motrice des branches dans les villages.
Une guerre urbaine ?
Les grands affrontements intercommunautaires et les pogromes de 1992-1993, qui seront aussi l’histoire d’une répression étatique, ferment en quelque sorte la période. Le gouvernement congressiste de N. Rao a adopté un train de mesures néolibérales un an plus tôt, pour tenter de résoudre une crise financière et pour satisfaire le désir de consommer des classes urbaines émergentes. C’est le moment où ces dernières, très minoritaires dans le pays et par ailleurs largement abstentionnistes, deviennent le centre de l’attention de la classe politique. Les effets ne sont pas si sensibles à Bombay, libéralisée bien avant, parce que l’emploi public y est restreint. Les néolibéraux centrent leurs attaques sur deux lois foncières et immobilières qui protègent (un peu) les locataires de la ville : la loi de 1948, très souvent amendée, qui bloque les loyers des logements anciens et la loi de 1976 sur le contrôle du secteur foncier (elle n’a jamais été appliquée). Il faudra plus de dix ans d’efforts pour les sortir de la scène. On voit surgir les premières tours de logements de luxe dans le quartier des usines. A Dattaram Lad, les inquiétudes enflent car les immeubles sont sur un terrain d’usine textile et les patrons de la branche sont désireux de faire des affaires foncières et de liquider leurs chals, dont les loyers sont aussi bas que rarement payés. Kordé, ancien instituteur lié à la Shiv Sena, crée un comité de lutte (sangarsh samiti) qui reçoit la signature de toutes les familles au bas d’une pétition pour conserver les choses en l’état et la fait parvenir à la direction des usines par le biais du Girni Kamgar Sena [17], le syndicat de la Shiv Sena dans le secteur cotonnier. Pour leur chance c’est une des rares entreprises qui fonctionne encore et le sort du terrain des chals n’est pas la priorité des propriétaires, des Gujaratis [18] qui ont des intérêts dans d’autres secteurs. La tension relative au logement est pourtant partout présente en ville en ce début des années 1990. Les habitants du trottoir sont évacués par dizaines de milliers sous l’impulsion de la municipalité Shiv Sena acquise à la cause de « l’embellissement urbain », des administrations telles que le rail ou des intérêts privés qui utilisent les services de nervis. Des bidonvilles plus stabilisés sont aussi évacués. Les déplacés se retrouvent loin des emplois, dans des zones horribles dépourvues d’équipements. La chasse aux vendeurs de rue (la vente de rue a explosé sous l’effet du chômage des jeunes et du licenciement des adultes) s’intensifie de manière parallèle quoique la Shiv Sena fasse des efforts pour assigner quelques zones aux vendeurs qui sont souvent ses militants. Cette déstabilisation d’une partie de la population urbaine, la plus faible, prend place dans une situation particulière : les urbains des bidonvilles, à l’instar de ceux des chals, ne veulent ou ne peuvent plus retourner dans les villages (où les crises écologique [19] et démographique s’aggravent) et la crise de l’emploi est à son maximum. L’administration des agences pour l’emploi recense 600 000 personnes en souffrance au milieu des années 1990. Il y en avait dix fois moins en 1966 quand la Shiv Sena fut fondée pour résoudre « l’insupportable problème de la jeunesse sans travail ».
L’affrontement intercommunautaire ne peut jamais être réduit à des problèmes économiques ou à des manipulations politiques en Inde [20] mais la double crise du logement et de l’emploi a aiguisé les rancoeurs dans les quartiers populaires comme le Girangaon (Heuzé, 2000). Les deux cycles de violence (6 décembre 1992 — 20 décembre 1992 et 8 janvier 1993 — 18 janvier 1993) ont bouleversé le quartier, surtout le second. Durant le premier épisode, les jeunes musulmans ont affronté la police et tué des hindous isolés. Durant le second c’est la Shiv Sena, la police étant moins en pointe, qui a attaqué les musulmans. Des militants de la Shiv Sena ont été blessés, matraqués ou tués. Les ruelles de Dattaram ont servi de lieu de refuge (l’entrée était barricadée) ainsi que d’endroits pour confectionner des armes improvisées. Sans rentrer dans le détail (Heuzé, 2000) il faut remarquer à quel point l’espace urbain est devenu l’enjeu des pratiques des insurgés et des promoteurs du nettoyage ethnique (de musulmans dans les quartiers hindous et l’inverse). Les pratiques de rue de l’émeute ont succédé presque naturellement à deux décennies de marquage intense de l’espace au profit de chaque communauté, les Dalits (ex Intouchables Mahars) ajoutant une nuance au tableau [21]. Drapeaux, plantations, haut-parleurs de mosquée, cartes du Maharashtra, pancartes, panneaux informatifs, petits temples de rue, points d’eau fraîche ont participé à ce quadrillage spatial qui s’est intensifié jusqu’aux années 1995-2000. Au delà de l’atrocité du conflit, tout se passe comme si les protagonistes affirmaient leur conscience urbaine et, pour certains d’entre eux, leur peur d’être délogés.
Dans la ville mondialisée
Suite à ces évènements et sans doute aussi en vertu de mouvements d’opinion plus larges, la Shiv Sena, alliée au BJP s’est retrouvée au pouvoir régional en 1995. Elle a immédiatement changé le nom de Bombay en Mumbai, une revendication « indigéniste » [22] qui datait des années 1920 mais n’est devenue un mot d’ordre prioritaire que vers 1985. Ensuite, de nombreux noms de lieux ont été aussi bouleversés au profit d’une vision « maharashtrienne » et « hindoue » des choses. A Dattaram on se servait depuis longtemps du terme Mumbai en marathi mais aussi de « Bombai » en marathi et en hindi mais la mesure a plutôt fait plaisir. C’était, pour ces urbains d’encore fraîche date, comme si la ville leur était symboliquement donnée. Il y avait là une forme de revanche prise sur les véritables urbains, ou du moins ceux qui se considèrent ouvertement comme tels, en se voulant porteurs du civisme et de la modernité, les Gujaratis, les Tamouls et les parsis aisés de la métropole. En revanche, les autres transformations de la toponymie urbaine ont plutôt provoqué de la perplexité ou de l’indifférence. Au bout de près de 20 ans le nouveau nom de la gare Victoria (viti devenue Shivaji Terminal, esseti) s’est fait une place mais il ne s’est pas encore imposé.
La condition des habitants des gallis Dattaram n’a pas tourné au tragique malgré les tendances dures que l’on percevait durant la fin des années 1980. Les bandits ont continué de mobiliser les imaginaires des jeunes et la réalité du quartier, le député Shiv Sena (1997), et Amar Naick (2004) étant assassinés. Certes les emplois industriels ne sont pas revenus mais le quartier a vu s’implanter de nombreux grands commerces et des entrepôts pour lesquels il faut des gardes. Durant la période du gouvernement Shiv Sena, de 1995 à 2000, il y eut un nouveau développement de la vente de rue, le gouvernement subventionnant même la création de stands de nourriture locale à des prix subventionnés. Deux jeunes du quartier ont ainsi tenu une boutique de rue. Par ailleurs des jeunes gens ont réussi à trouver de l’embauche dans des cliniques, à la municipalité ou encore dans des banques. Cette promotion sociale a spécialement profité à de jeunes femmes. C’est un des traits marquants de la période. Quand je suis arrivé dans le quartier (1982), le travail des femmes était condamné de manière quasi unanime par les hommes et une grande partie des femmes. En fait, de nombreuses femmes pauvres, plus souvent de basse caste, faisaient déjà des ménages. La ’famille réformée hindoue’ était en pleine voie d’affirmation et on se rappelait le temps où les femmes avaient travaillé dans les usines, aux tâches les moins prestigieuses, délaissant forcément leurs familles. La recomposition familiale s’était construite à la fois contre le salariat féminin et l’alcoolisme masculin, qui mit beaucoup plus de temps à reculer et connut une recrudescence avec le chômage de masse. Toujours est-il qu’au milieu des années 1990, la tendance n’ayant fait que s’accentuer depuis, le travail des femmes à l’extérieur des femmes s’est vu reconsidérer sous l’impulsion de trois évolutions : la nécessité économique, les femmes trouvant plus facilement des emplois ; la valorisation des jeunes candidates au mariage ayant un travail et l’affirmation sociale des jeunes femmes. Cette affirmation prit aussi place dans la Shiv Sena où le Front des femmes, créé en 1985, assuma une importance croissante et organisa toutes sortes d’activités, y compris des stages de formation à la recherche d’emplois. Cette féminisation de l’emploi (les femmes plus âgées faisant souvent des ménages chez les familles aisées) a transformé l’ambiance au sein des familles. Si une partie des hommes, notamment les chômeurs (15% de l’ensemble vers 1995 ?), s’est sentie dévalorisée, l’évolution a aussi bouleversé le regard que portait la société sur l’activité et la famille. A une famille semi-rurale qui importait ses femmes ou les envoyait au village pour leur apprendre l’obéissance et le pativrat a succédé une famille urbaine dont les membres dépendent des opportunités de la ville pour leur revenu et leur socialisation.
Dans les cuisines, ces années sont marquées par un flot d’innovations. D’abord, en retrait d’une télé toujours en marche, on a installé des réfrigérateurs, transformant de nombreuses habitudes alimentaires et même la notion de nourriture. La « bonne cuisine du village » reste l’idéal mais de nouveaux produits et de nouvelles préparations sont introduits. Cela se passe par deux canaux. Le premier, le plus efficace jusque vers 2000 où la tendance va s’inverser, est l’influence de clubs de femmes et du Front des femmes de la Shiv Sena. Ils organisent des concours de préparations culinaires où s’illustrent les jeunes femmes, celles qui travaillent et celles qui terminent des études de plus en plus longues (il est devenu courant d’aller jusqu’au SSLC, un peu moins que le bac en France). Les pâtisseries jusqu’alors quasi inconnues, sont le principal champ d’innovation mais on organise aussi des concours de nourriture « de Pune », « de Sholapur » (dans l’intérieur) ou même du Gujarat. Après 2000, alors que la Shiv Sena perd son implantation locale, les sources d’inspiration deviennent les magazines féminins. Les jeunes femmes de ce coin de ce qui n’est plus le Girangaon deviennent des urbaines consommées. La norme du mariage a poursuivi son évolution. On invite toujours les sections rurales des familles mais leur voix ne compte plus, ou guère, dans la réalisation des unions. Le mode le plus apprécié est le « mariage d’amour arrangé », qui implique un certain choix du conjoint, dans la caste et généralement le quartier, les parents et le reste de la famille bénissant les unions. En fait beaucoup de prétendants choisissent sur photos et se fréquentent quelques mois sous la surveillance des fratries avant de convoler lors de cérémonies de plus en plus somptueuses et dispendieuses mais aussi de plus en plus urbaines, avec de la musique et des plats de la ville. En revanche la diffusion du prix du marié (improprement appelé dot) s’est accentuée, avec le niveau des exigences, ce qui correspond à une mise en conformité des mœurs, jusqu’alors assez complexes et comprenant effectivement des dots, avec les pratiques des hautes castes. La tendance à louer des locaux dans le quartier pour les cérémonies s’affirme.
Les jeunes urbains sont maintenant tous scolarisés en marathi standard. Ils comprennent leurs parents mais ont parfois des difficultés de communication avec leurs cousins et autres parents éloignés demeurés à la campagne. Ils utilisent des termes comme nagarik (citoyen, habitant de la ville) pour se désigner et ont en outre appris l’argot de Mumbai influencé par l’hindi et le gujarati. Ils sont tous bilingues (hindi-marathi). Un sentiment d’étrangeté vis-à-vis du monde rural les gagne peu à peu, monde où les dialectes linguistiques sont légion. Sur le plan religieux, les passions de la Vague safran retombent mais les nouveaux temples de quartier sont très fréquentés. Sur les trottoirs les mini-sanctuaires édifiés entre 1980 et 1995 sont en revanche mis en danger par l’offensive de la municipalité (Shiv Sena) alliée aux bourgeois « cosmopolites » (selon leurs dires) qui considèrent que ces édicules mettent en danger « l’image de la ville » et, pire encore, la circulation et le stationnement des véhicules. Aucun habitant de Dattaram n’a d’auto mais il y a quelques motocyclettes. Les gens prennent l’habitude d’aller vers les grands sanctuaires (Prabhadevi, etc.) surtout au temple neuf de Siddhi Vinayak à Vorli où tout est modernisé et « massifié ». Il s’agit là encore d’une habitude urbaine.
En 1997, j’ai entendu pour la première fois la phrase « nous n’irons plus au village ». On me parlait depuis un moment de terres à l’abandon, de maisons abîmées, de village en voie d’éloignement (il n’a pourtant jamais été aussi facile de s’y rendre). Tout s’est concrétisé dans ces propos de Kordé que j’ai entendus à plusieurs reprises ensuite dans d’autres bouches. Savant évoqua les « pierres perdues », déités, maisons et montagnes des Sayadri. Rane constata que ses cousins étaient tous venus en ville : la campagne, c’était maintenant la banlieue de Mumbai. « Nous avons oublié nos déités » (devta) me précisa-t-on aussi à plusieurs reprises, certains soutenant que c’étaient leurs déités qui les avaient oubliés quand ils avaient délaissé les pierres orange consacrées, dans la ville, aux déesses des villages. Je suis allé trois fois avec des habitants de la zone voir les villages perdus et les déités oubliées. Tout n’était pas si simple. Il restait des liens importants et des nostalgies poignantes mais les jeunes n’étaient pas de ces voyages (j’allais sur mes 50 ans et pouvait participer à des balades du souvenir). Dans Mumbai en revanche, si la ruralité concrète était de plus en plus oubliée, avec son labeur et ses règles pesantes, il s’est développé après 2000 une idéalisation de la campagne comme nature, terre d’abondance non polluée, à opposer à la vie infernale et à l’artificialité de la vie dans la métropole. A une campagne surabondamment habitée de connaissances et hantée de liens se surimposait une nature que l’on préférait vide. C’est aussi vers cette époque que des jeunes ont commencé à sortir de la ville pour faire de courts séjours dans la nature, sur la côte ou encore autour des forts construits par Shivaji dans l’intérieur du pays.
« Ici on vit comme au village » et surtout « on mange comme au village » peut encore s’entendre. Il me semble que j’ai surestimé cette voix dans des écrits passés (2000, 2007), peut-être par sympathie pour les auteurs de ces propos et aussi parce que je me suis laissé séduire par l’idée d’une Inde métropolitaine qui ne rompait pas avec ses racines. Ces situations restent plus courantes dans les bidonvilles. Il y a autant de refus de savoir que d’expérience vécue dans cette position et la part du refus ne fait que croître. Quand les mariages se font en ville avec des urbaines, que la nourriture est réfrigérée, que les déités familiales sont perdues, que les cousins sont devenus voisins mais aussi presque étrangers et que la campagne se transforme en nature, le monde connaît une évolution majeure, dont la conscience vient plus ou moins rapidement.
Une situation irréversible ?
Le changement des mentalités par rapport au monde rural fait partie des réalités urbaines actuelles. Depuis le milieu des années 1990 la croissance urbaine ne vient plus de migrations mais d’un solde positif interne. Le basculement des consciences s’est opéré sur une trentaine d’années, malgré le traumatisme, qui aurait pu rendre la campagne précieuse et attirante, du chômage et d’une certaine perte de statut, les nouveaux emplois étant souvent pires que les précédents. La fabrique du genre et l’évolution de la situation interne des familles ont été des agents primordiaux de la transformation. L’affirmation des femmes au travail, l’émergence du couple, la scolarisation accrue des enfants ont joué des rôles considérables. Aujourd’hui, des masses de jeunes n’ont jamais vu la campagne, bien qu’ils aient presque tous rencontré des cousins ou des oncles dehatis (ruraux). Ils leur arrivent de découvrir la nature pour la nature. Par ailleurs les transformations du religieux et du culturel ont aussi accompagné et fortement influencé le processus d’urbanisation. La création du Maharashtra avec Mumbai pour capitale a eu une importance certaine dans le processus. Le surgissement d’une religiosité urbaine et les transformations de la gestion du religieux (notamment par les comités de fêtes) ont facilité l’évolution des mentalités. Il faut enfin rappeler l’importance majeure de l’imaginaire, et particulièrement de la scène du cinéma, qui s’est saisi de la ville comme décor mais aussi comme sujet, dans l’évolution des mentalités. Durant les années 1990 le thème du Jeune homme en colère s’est peu à peu effacé (sans disparaître) pour laisser la place aux gens riches et aux mafias mais c’est toujours et encore la métropole qui sert de cadre et de faire valoir.
Au final qu’y a-t-il de particulier à ces processus et au sentiment de la rupture finissant par se faire jour qui ont de nombreux équivalents dans le monde ? Le maintien, voire le revivalisme de la caste, appelée à de nouvelles dimensions communautaristes ? L’appropriation religieuse (hindoue ou musulmane) de l’espace de la ville qui met aussi en scène les relations conflictuelles entre les élites et les pauvres et la compétition entre les élites ? L’irruption du mariage d’amour avec prix du marié ? Les dernières tendances qui voient les hommes au chômage éternel pendant que les femmes travaillent de plus en plus au dehors ? Le transfert de l’idée de pollution sociale vers celle d’une ville sale mais seul horizon social et humain ? Un peu de tout cela mais entrer dans le détail serait une autre histoire.