Quelle est la situation des peuples autochtones après la proclamation par l’ONU de deux décennies consécutives leur étant consacrées (1995-2005 ; 2005-2015) ? Quels sont les enjeux de la mise en pratique des instruments juridiques de reconnaissance suite à l’adoption de la Déclaration des Nations Unies sur leurs droits (2007) ? Comment rendre ces droits effectifs ? Telles sont les questions abordées dans les dix-sept contributions rassemblées par Irène Bellier, dont une préface par Rodolfo Stavenhagen, l’ancien rapporteur pour les peuples autochtones auprès des Nations unies.
Les articles de cet ouvrage collectif sont organisés selon deux axes. La première partie d’entre eux s’intéresse aux enjeux politiques des processus de catégorisation ; la seconde moitié de l’ouvrage est consacrée aux interactions entre le droit, et notamment les dispositifs légaux internationaux, et le politique. La dimension juridique se trouve de fait au cœur de la thématique autochtone. Il n’est donc pas surprenant que les contributions jettent un éclairage sur les états-nations, en interrogeant leurs contours, leurs diverses territorialisations et, enfin, les limites à l’intérieur desquelles s’exerce leur pouvoir (délégation, reconnaissance de souveraineté).
Si l’ouvrage a l’ambition de couvrir l’autochtonie dans sa dimension mondiale, une majorité des textes concerne les Amériques, dans lesquelles cette thématique connaît un écho particulièrement retentissant, et trouve d’ailleurs son origine. Les divers ancrages institutionnels et disciplinaires des auteur-e-s illustrent aussi l’ampleur de la problématique : anthropologues, sociologues, juristes, avocat.e.s et acteurs/actrices autochtones offrent des perspectives variées qui rendent compte de la complexité de la question autochtone, et des formes qu’elle prend au gré des contextes nationaux, politiques et économiques.
Au-delà des deux parties qui structurent l’ouvrage, trois domaines d’intérêts semblent se dessiner, qui peuvent contribuer à approfondir tant les études sur le champ de l’autochtonie qu’à nourrir une réflexion plus large en sciences sociales : les questions de nomenclature ; la question du juridique ; et finalement le « statocentrisme », un néologisme emprunté à la contribution de Jean Leclair dans le présent ouvrage.
Nommer, normer et comparer
La question des enjeux autour de l’action de nommer les « autres », ou soi-même, n’est pas une thématique nouvelle en anthropologie. Cependant, sa prépondérance dans le champ de l’autochtonie vient rappeler la constante actualité de ces enjeux épistémiques, et ce à deux niveaux au moins.
D’une part, le choix des termes génériques et des ethnonymes continue de soulever des polémiques. Tout d’abord, bien sûr, cela implique de réfléchir à qui définit qui, comment, et en parlant d’où, comme le rappelle Lopez da Silva Macedo dans un des chapitres de l’ouvrage : au Brésil, le terme d’adresse négatif « Indien », qui convoque le stéréotype du sauvage dénué de raison et de connaissances, associé à l’idée de gardien écologique naturel, a permis la constitution d’une unité politique et symbolique à même de défendre des intérêts communs. Elle rappelle un dilemme quotidien auquel se voient confronté-e-s la plupart des anthropologues travaillant dans les pays latino-américains, généralement sommé-e-s d’attribuer des identités collectives et de définir normativement les frontières de ces groupes, alors qu’ils et elles devraient, selon Lopez da Silva Macedo, permettre à « l’indianité » de s’exprimer en dehors des catégories de pensée préconçues (p. 83).
D’autre part, la question des dénominations nationales suscite des réflexions qui dépassent les contributions de cet ouvrage. L’autochtonie est un excellent exemple de « concept voyageur » (Bal, 2002) : un terme omniprésent, donnant une impression d’homogénéité alors que les réalités qu’il recouvre sont mouvantes, variées, éminemment complexes et paradoxales. L’analyse de ses multiples formes et enjeux jette un éclairage sur la mondialisation comme processus inégal, contradictoire, et, j’ajouterais, polysémique. Si les difficultés de traduction des termes généraux (autochtonie, native people, indígenas, Indios…) en constituent un exemple paradigmatique, les enjeux se complexifient encore au niveau « local » (en général étatique) : la controverse autour des dénominations Bantou/San (Lesle Jansen) en est une bonne illustration. Il en va de même des réflexions autour de la formation d’une « conscience adivasi » (Virginius Xaxa), regroupant, en Inde, diverses entités tribales aux ethnonymes et langues distincts, qui se constituent une identité revendicative commune.
Les questions de traduction vont au-delà de la sémantique. L’autochtonie se déploie dans une dynamique spécifique entre un cadre juridique international et des reconnaissances étatiques qui incitent à repenser, voire créer, des outils comparatifs à même de rendre compte de la complexité des situations « des peuples autochtones » et de la plasticité du terme. De fait, et même si cela n’est pas explicitement thématisé de cette manière, la variété des chapitres de cet ouvrage collectif illustre ce défi. Il conviendrait de développer une réflexion plus systématique à ce sujet, ce qui constituerait sans nul doute un apport appréciable pour les sciences sociales en général, et l’anthropologie en particulier.
Le juridique : objet d’étude et outil de revendication
L’autochtonie est, de par son histoire et sa constitution, un champ d’investigation lié au domaine juridique. Y participent tant cette fameuse articulation entre droits nationaux et droit international (cf. les chapitres d’Irène Bellier, de Leslie Cloud et de Verónica González et Laurent Lacroix) que ce que Clive Baldwin et Cynthia Morel appellent la juridicité de la déclaration.
Dans une perspective d’anthropologie juridique, le chapitre rédigé par Jean Leclair est particulièrement stimulant. En analysant les institutions autochtones et leurs articulations et contradictions avec la législation nationale canadienne, ce juriste met en évidence l’authenticité et ses pièges (les « traditions Hollywood ») ainsi que la dimension ethnocentrique du pouvoir étatique et les limites normatives du droit.
L’autochtonie questionne le droit et son exercice car elle touche des questions centrales de la constitution des états-nations : la dimension territoriale (non seulement en regard des demandes d’autonomie, mais aussi en lien avec la gestion des populations nomades, comme c’est le cas des San) ; les différentes facettes de l’autodétermination des peuples autochtones (qu’elle passe par une autonomie politico-territoriale de fait, comme la décrit Marco Aparicio Wilhelmi, ou par la participation aux décisions qui les concernent, comme le dépeint Raquel Yrigoyen Fajardo) ; les modalités variables de participation politique et de définition de la citoyenneté (comme la comparaison que font Guyon et Trépied entre les situations kanake, tahitienne et amérindienne, chacune illustrant des facettes spécifiques de la colonisation française contemporaine).
Trois chapitres éclairent des aspects particuliers de ces problématiques. Celui de Scott Simon et Awi Mona relate la constitution du cadre juridique sur l’autochtonie à Taiwan. Les deux auteurs montrent comment cette histoire est le reflet de l’expérience de colonisation de cette île : n’ayant pas le statut d’État, Taiwan est soumis à la législation chinoise, mais n’en conserve pas moins des spécificités institutionnelles et juridiques qui en font un cas à part par rapport au reste de la Chine. Cette forme de pluralisme légal originale entremêle les multiples niveaux de cette histoire politique et juridique particulière.
Quant au chapitre de Martin Préaud, il dissèque « l’opportunisme fidjien ». Il analyse la manière dont l’autochtonie est invoquée pour entériner la domination des « véritables Fidjiens » sur les descendant-e-s des populations indiennes et africaines arrivées dans le cadre de la colonisation britannique. Dans ce contexte, les catégories de « natives » et « non-natives » sont à la base de modalités de traitement différentiel en fonction de la race. Martin Préaud décortique ainsi l’idée reçue, souvent implicite, qu’une des constantes de l’autochtonie serait de garantir une plus grande justice sociale, au contraire des régimes coloniaux dont elle est l’héritière. En ce sens, les processus de décolonisation sont toujours en cours dans le Pacifique.
Enfin, la problématique de la citoyenneté telle qu’analysée par Stéphanie Guyon et Benoît Trépied, qui pose la question de savoir si les ancien-ne-s indigènes de la République sont des citoyen-ne-s, offre aussi un point de vue original. En soulignant la place marginale des colonisé-e-s actuel-le-s (au Surinam, à Tahiti et en Kanakie) dans le débat postcolonial français, ainsi que leur invisibilisation tant sociale que médiatique, ils montrent que les indigènes de hier ne sont pas automatiquement les autochtones d’aujourd’hui. Qui plus est, leur analyse de « l’autochtonie sans autonomie » de la Guyane et son opposition à « l’autonomie sans autochtonie » en Nouvelle Calédonie contribue aussi à rendre compte de la complexité et de l’actualité de « la question autochtone ».
Penser le statocentrisme
Les considérations sur le pouvoir de nommer et sur le statut du juridique amènent assez aisément au troisième domaine d’intérêt que j’ai mentionné, à savoir celui que Jean Leclair appelle le « statocentrisme » des recherches sur le pouvoir et les institutions étatiques (p. 250 et suivantes). En filigrane, j’y lis la question de savoir s’il est possible d’analyser le politique en sortant du paradigme normatif d’un monde exclusivement composé d’états, de territoires étatiques et de leurs citoyen-ne-s.
A cet égard, il est judicieux de questionner la place particulière de l’Europe dans l’autochtonie, pourtant présentée comme un phénomène mondial. Une cartographie en annexe de l’ouvrage, qui représente les différents territoires autochtones, pourrait laisser croire que les phénomènes autochtones auxquels les états européens sont confrontés se limiteraient aux populations de Sibérie et aux Sami vivant dans le nord de la Norvège, de la Suède et de la Finlande (par ailleurs absents des analyses). Cette manière représenter les autochtones selon leur répartition géographique plutôt que politique rend invisibles les colonies européennes actuelles, telles que les Guyanes française et néerlandaise ou les Chagos britanniques. Cela contribue à renforcer les représentations selon lesquelles l’autochtonie resterait, dans les faits, une problématique extra-européenne, si ce n’est de pays perçus comme insuffisamment développés.
En questionnant les représentations du territoire comme espace géographique exclusivement étatique, la propriété des ressources maritimes ou minières, ou encore les fonctionnements bureaucratiques, l’autochtonie peut offrir un angle d’approche original pour renouveler l’analyse de l’état et de son fonctionnement. C’est la piste suivie notamment par Olivier Allard (2012), qui repense la bureaucratie, et plus spécifiquement les documents produits par les administrations étatiques, en fonction de leurs contextes d’utilisation chez les Warao au Vénézuela.
Il est dommage que pareilles perspectives ne soient que peu explicitées dans cet ouvrage (à l’exception notable du chapitre de Leclair), au profit d’approches plus classiques des différentes facettes de l’autochtonie. Essentiellement descriptive, l’introduction d’Irène Bellier pourrait elle aussi déboucher sur une analyse allant dans ce sens, notamment lorsqu’elle mentionne que les autochtones sont les premiers acteurs sociaux non étatiques à intervenir au sein de l’ONU. D’autres actions autochtones pourraient être analysées, comme celles des Mapuche refusant d’entériner le choix de l’état chilien d’intégrer, par exemple, la figure du lonko (autorité mapuche) dans la liste du patrimoine immatériel présentée à l’UNESCO. Pareilles initiatives visent à dénoncer les instrumentalisations des folklores autochtones par des états qui continuent de rejeter les revendications politiques autochtones.