Que ce soit dans les champs journalistiques ou universitaires, la question de la Palestine est fréquemment abordée à travers la grille de lecture du conflit israélo-palestinien, dans des approches géopolitiques et sous l’angle des relations internationales, souvent dans une logique de « course à l’actualité » (p. 124). Les auteures de cet ouvrage font le pari de s’éloigner de ces approches pour rendre compte des dynamiques internes à la société palestinienne. Elles proposent de décrire le vécu et les ressentis des Palestiniens des Territoires face à l’occupation israélienne alors que la mise en place des accords d’Oslo a engendré une fragmentation territoriale et débouché sur un blocage des négociations politiques. Ce renversement de perspective les amène à s’intéresser à la manière dont l’occupation détermine différents aspects du quotidien palestinien qu’elles abordent à travers la notion de sumûd, une forme de résistance de la société palestinienne qui continue à se développer malgré les restrictions qui lui sont imposées. Elles se penchent également sur leurs terrains respectifs et interrogent les conditions d’enquête sur un « terrain miné » (p. 121) en livrant aux lecteurs des analyses personnelles et parfois engagées.
Les auteures sont familières des territoires palestiniens où elles ont mené leurs recherches de thèse. Celles de Véronique Bontemps ont porté sur une savonnerie de Naplouse et sur les processus de construction d’identités urbaines, révélant comment la situation d’occupation impacte sur l’industrie locale palestinienne. Aude Signoles a, quant à elle, étudié les transformations politiques et institutionnelles dans plusieurs municipalités des territoires palestiniens suite à la mise en place des accords d’Oslo, terrain qu’elle a d’abord considéré comme « un formidable laboratoire au sein duquel observer le processus de formation de l’État » (p. 26), pour constater que les politiques locales palestiniennes dépendaient encore en grande partie du pouvoir de l’État d’Israël.
Partant de ces expériences de terrain, le livre est structuré autour de deux axes thématiques qui déclinent différents aspects de l’impact de la situation d’occupation sur le quotidien des Palestiniens : l’un porte sur les mobilités et la fragmentation du territoire, l’autre concerne la situation économique des Palestiniens. L’introduction historique de la période couverte par l’ouvrage, de 1993 à 2006, aborde le contenu des accords d’Oslo. Ces accords ont ouvert des négociations devant aboutir à l’établissement d’une autorité palestinienne sur les territoires de la Cisjordanie et de Gaza, sous contrôle israélien depuis l’occupation de 1967. Dans un exposé clair et succinct, les auteures décrivent, cartes à l’appui, le contenu des accords et le contexte de l’échec des négociations de paix qui a culminé avec le déclenchement de la deuxième Intifada en 2000. Elles démontrent comment le désaccord entre les parties portait notamment sur la nature de l’autorité palestinienne et sur celle du retrait israélien des Territoires occupés. L’entrée dans la décennie suivante est donc marquée par un mécontentement populaire face à l’absence de perspective d’un État palestinien dans une situation d’occupation pérennisée et de fragmentation territoriale orchestrée par les accords. Les auteures décrivent comment les mesures mises en place sur le terrain après les accords d’Oslo ont fragmenté le territoire palestinien et accru le contrôle israélien sur la circulation des personnes à travers la mise en place de différentes zones, les bouclages (fermetures) et les postes de contrôle. Les difficultés de circulation des Palestiniens entre les villes et les villages se sont de surcroît aggravées après l’invasion israélienne des territoires autonomes palestiniens en 2002, alors qu’étaient renforcés les contrôles aux barrages et les bouclages.
Dans la suite de l’ouvrage, les auteures démontrent comment, dans ce contexte de blocage politique et de mobilité restreinte, les Palestiniens se sont adaptés aux difficultés du quotidien par le recours à diverses stratégies : la patience, le contournement des restrictions israéliennes [1] ainsi que l’usage de la wasta ou médiation, qui permet de faire jouer son réseau d’influence. Ces pratiques illustrent comment la notion palestinienne de sumûd (en arabe : « constance » ou « fermeté ») est une composante essentielle des pratiques sociales dans les Territoires occupés palestiniens. Le sumûd, une stratégie de résistance politique qui a émergé parmi les Palestiniens après la guerre de 1967 face à l’occupant israélien, s’exprime par la détermination à rester sur sa terre et à contourner l’occupation, et affirme l’enracinement des Palestiniens en Palestine (Nassar et Heacock, 1990). Les auteures montrent comment cette résistance prend forme dans le quotidien « jusque dans ses aspects les plus dérisoires ou les plus techniques », dans des « petits actes — ou petites ruses — de la vie quotidienne » (p. 73), qui témoignent de la détermination des acteurs à ne pas renoncer à leurs activités malgré les restrictions et contraintes causées par une situation d’occupation. Chaque partie de l’ouvrage est enrichie d’extraits d’entretiens avec des Palestiniens évoquant divers points de vue et situations vis-à-vis de l’occupation : employés municipaux, chauffeur de camions, directeur de société de taxis, directeur des programmes d’une ONG. Le livre se termine par une réflexion sur les conditions d’enquête en terrain difficile.
La force de cet ouvrage repose sur son originalité, sa concision et sa précision. L’originalité de la démarche réside dans cette capacité à rendre compte des vécus quotidiens et individuels, à décrire une situation politique généralement abordée sous un angle géopolitique ou stratégique qui ignore les ressentis des populations occupées. L’ouvrage contribue en cela à une littérature récente — notamment en ethnographie — s’intéressant aux pratiques quotidiennes des acteurs, à leurs routines sociales et à leurs subjectivités dans des contextes d’instabilité politique (Schröder et Schmidt, 2001 ; Greenhouse et al., 2002). Dans le contexte des camps de réfugiés au Liban, Rosemary Sayigh (1979) compte parmi les premiers chercheurs à reconnaitre la valeur sociologique et historique des témoignages palestiniens sur leur histoire et leur vécu. En amenant les préoccupations des Palestiniens, leurs perceptions et leur expérience au centre du récit, les auteures se situent dans la continuité de la démarche de certains historiens de la Palestine (Nazzal, 1978 ; Sayigh, 1979 ; Kanaana, 1985-87 ; Swedenburg, 1990 ; Masalha, 2008) qui, soucieux de donner la parole aux populations marginalisées dans les productions académiques et médiatiques, ont proposé depuis les années soixante-dix une « histoire sociale par en bas » (Masalha, 2008), notamment de l’exode et la dépossession de 1948. Cette démarche permet ici d’interroger comment, dans un contexte d’occupation politique, les acteurs donnent sens à leur vécu et adoptent des discours et des stratégies visant à s’accommoder ou résister à une situation d’oppression.
Les auteures ont également fait preuve d’originalité en restituant, sous forme d’extraits de notes de terrains, de chroniques et d’une analyse critique sur les conditions d’enquête, leurs ressentis, réflexions et émotions produites par la situation d’enquête. Ce choix rappelle que les matériaux ethnographiques portent les traces de la subjectivité de l’enquêteur, qui loin d’occuper une position utopique d’extériorité à son objet d’étude, participe en tant que sujet à la construction des données collectées (Crapanzano, 1980 ; Clifford, 1983 ; Rabinow, 1988). Cette posture interroge aussi l’engagement du chercheur en situation d’ethnographie « sous contrainte politique » (Pirinoli, 2004 : 166) où la réalisation même de la recherche ne peut faire l’économie d’un positionnement moral et politique vis-à-vis des enquêtés. Les auteures ont cependant abordé trop succinctement leurs difficultés de terrain et leurs questionnements. Elles soulèvent pourtant des points pertinents concernant l’utilité de leur recherche, la légitimité de leurs questions ou encore la possibilité de « séparer la recherche du militantisme ou, plus simplement, du témoignage citoyen » (p. 123). Une analyse critique de leur expérience de terrain et de son aspect intersubjectif aurait pu apporter un éclairage intéressant sur les conditions de restitution de cette dimension de leur recherche.
Cet ouvrage remplit toutefois sa vocation de s’adresser à un large lectorat. Il constitue une bonne introduction à la Palestine post-Oslo et aux conditions de vie dans les Territoires occupés depuis les accords, et une référence pour qui souhaite comprendre l’occupation israélienne du point de vue des populations occupées.