La rédaction de la revue ethnographiques.org remercie la famille Gabus et le Musée d’ethnographie de Neuchâtel (MEN) pour avoir autorisé la mise en ligne du film de Jean Gabus.
Jean Gabus et les jeux de ficelle inuit (Céline Petit)
Ethnologue et muséologue suisse, Jean Gabus (1908-1992) fut conservateur du Musée d’ethnographie de Neuchâtel de 1945 à 1978, et directeur de l’Institut d’ethnologie de l’Université de Neuchâtel — où il exerça en tant que professeur — de 1949 à 1974. Il effectua ses premières enquêtes ethnographiques dans des sociétés du « Grand Nord », chez les Sámi — « Lapons » — skolt et finlandais (1936) et chez les Inuit — « Esquimaux » — de l’ouest de la Baie d’Hudson au Canada (1938-1939), avant de mener de nombreuses missions de recherche en Afrique, principalement chez des peuples des régions sahariennes et sahéliennes (Touaregs, Maures, Némadi...) [1].
C’est au cours de la « mission ethnographique suisse à la baie d’Hudson » qu’il mena seul pendant un an (1938-1939) auprès des Inuit « Caribou », et qui constitua une expérience fondatrice pour sa carrière d’ethnographe, que Jean Gabus enregistra la séquence du film présentée ci-dessous. Bien équipé en matériel audiovisuel (en vue de la réalisation d’un « court film documentaire », Gabus, 1943 : 249), et particulièrement intéressé par les pratiques relatives à l’enfance, aux jeux « éducatifs », et à la formation de la « vie psychique » (Csonka, 1993 : 140, 142), il prêta notamment attention à l’activité consistant à exécuter des figures de ficelle, qu’il décrit comme un « jeu très à l’honneur » chez les Inuit Paallirmiut et Ahiarmiut de l’Arctique central canadien (1944 : 111). Dans son ouvrage — issu de sa thèse — Vie et coutumes des Esquimaux Caribous (1944), Gabus souligne en effet avoir observé ce jeu pendant des soirées entières, lorsque ses hôtes rivalisaient devant lui « d’ingéniosité et de mémoire, pour réaliser un grand nombre de figures, de représentations d’animaux tels : le chien, les deux chiens, les chiens qui tirent un traîneau, l’ours grizzly (akła), l’ours polaire (nanuk), le caribou (tuktu), le bœuf musqué (umigmak), le loup (amarok), le renard (tiregagniark), l’oie (tigmigark), la perdrix (erkrigerk) [2]... » (1944 : 111). Présentée dans un chapitre intitulé « l’éducation par les jeux », cette pratique est évoquée plus particulièrement dans une section sur les « jeux magiques », qui « amusent et en même temps répondent à un but magique » selon Gabus (1944 : 110). À l’appui de cette caractérisation des « jeux de ficelle », l’auteur n’invoque cependant pour seul argument que l’hypothèse selon laquelle « un fond de tradition folklorique doit probablement lier encore, dans l’esprit de l’indigène, la figure qu’il représente à l’inua [esprit maître] de l’animal » (1944 : 111).
Si cette hypothèse — non développée dans cet ouvrage — n’apparaît pas clairement étayée dans la littérature ethnographique consacrée aux Inuit depuis le XIXe siècle, il faut néanmoins remarquer que la pratique des jeux de ficelle (ajaraarniq en inuktitut) [3] était soumise, dans de nombreux groupes inuit (dont vraisemblablement ceux de l’aire « Caribou » [4]), à un ensemble de prescriptions et prohibitions en relation pour beaucoup avec les conditions de la chasse à venir (Boas, 1901 : 151, 161, Jenness, 1924 : 181, Rasmussen, 1929 : 177, 183 ; 1931 : 167...), et que le corpus inuit de ces jeux comprend une grande majorité de figures animales (Jenness, 1924, Mary-Rousselière, 1969 : 127). La tradition orale évoque par ailleurs les manifestations d’un esprit maître (inua) des jeux — ou figures — de ficelle dans certaines circonstances de jeu (Jenness, 1924 : 181-183, Rasmussen, 1931 : 248, 391...), et plusieurs Inuit nés au début du XXe siècle dans des régions de l’Arctique central et oriental canadien ont fait valoir que la pratique ajaraarniq constituait jadis bien plus qu’un simple divertissement, comme en témoignaient notamment certains longs voyages effectués, au moins dans ces régions, dans la perspective de retrouver une figure oubliée (Mary-Rousselière, 1965 : 14, Petit, 2009 : 254, 261-262). Si la dimension « magique » des jeux de ficelle — telle que suggérée par Gabus — demeure hypothétique, il ne fait pas de doute que la réalisation de figures de ficelle constituait, chez les Inuit semi-nomades, une pratique sociale importante, parfois créditée d’une certaine efficacité symbolique (Petit, 2009 : 251-255).
Réalisé par Gabus en 1938/1939, le fragment de film présenté ci-dessous constitue l’un des tout premiers témoignages filmiques de cette pratique inuit [5]. Ce fragment, récemment décrit en détail à la suite d’une demande présentée au Musée d’ethnographie de Neuchâtel par Stephan Claassen, rédacteur en chef adjoint de la revue BISFA (Bulletin of the International String Figure Association), fait partie des séquences rassemblées sur trois bobines totalisant 27 minutes de film.
Quatorze secondes d’un jeu de ficelle chez les « Esquimaux Caribou » (Jean Gabus)
Remarques sur le film de Jean Gabus (Stephan Claassen)
(traduction de l’anglais par Céline Petit)
Le Musée d’ethnographie de Neuchâtel, en Suisse, possède des matériaux collectés par Jean Gabus lors de son séjour effectué en 1938-1939 chez les Inuit Paallirmiut et Ahiarmiut, deux groupes relevant de l’ensemble culturel traditionnellement désigné sous le nom d’Inuit (du) Caribou.
Parmi ces matériaux figure un court extrait de film (en noir et blanc, muet, de 14 secondes) qui montre deux jeunes filles se livrant à un jeu de ficelle dans un paysage enneigé, avec un chien à leurs côtés. Le jeu est d’abord filmé depuis un côté des joueuses, puis de l’autre.
Ce jeu de ficelle implique la réalisation d’une figure connue dans la quasi-totalité des groupes inuit sous le nom de « l’anus », de « la bouche », du « piège » ou du « petit doigt » (cf. Mary-Rousselière, 1969 : 60-61 ; Averkieva & Sherman, 1992 : 7-9). Dans son ouvrage sur les jeux de ficelle des « Eskimos », Diamond Jenness décrit quatre méthodes de construction différentes pour l’obtention de cette figure (Jenness, 1924 : 26-27 ; Wirt et al. 2009 : 28-31). Chez les Inuit Paallirmiut (groupe Caribou), le Danois Kaj Birket-Smith la collecta sous le nom de « l’anus », lors de la Cinquième Expédition de Thulé de 1921-1924 (1929 : 279).
Cette figure apparaît également dans la série de photographies possédées par le Musée canadien de l’Histoire (anciennement Musée canadien des Civilisations), qui montre l’ethnologue français Jean Michéa réalisant des figures de fil apprises lors de son séjour auprès des Qairnirmiut, un autre groupe relevant des Inuit Caribou (Claassen et D’Antoni, 2013) [6]. La même figure est encore visible dans un film réalisé par l’ethnologue canadien Eugene Y. Arima à Baker Lake, en 1969, où elle est présentée par Tatanniq, un Inuk appartenant au groupe des Harvaqtuurmiut (Inuit Caribou) [7].
Le court extrait de film de Jean Gabus ne montre pas la méthode de construction de cette figure assez simple, et il n’est pas possible de déterminer, à partir de la figure seule, quelle a été la méthode employée ici. Le principe du jeu auquel se livrent les deux jeunes filles à partir de cette figure est cependant décrit par Jenness (1924 : 26 ; Wirt et al. 2009 : 31). Dans le film, c’est l’index qui est inséré dans la partie centrale — le triangle — de la figure plutôt que le petit doigt. Dès qu’une des joueuses a ainsi glissé son doigt dans la boucle de ficelle, sa partenaire opère un mouvement sur la ficelle de façon à enserrer ce doigt dans la figure. La joueuse dont le doigt est ainsi capturé dans la boucle cherche alors à déplacer son index de manière à le libérer du fil, ce qui nécessite d’opérer un mouvement — ou de suivre un chemin — particulier.
Construction et dissolution : transformation de figures et procédures cycliques (Céline Petit)
Ce mouvement de libération du doigt est décrit par Jenness (1924 : 26) comme constituant traditionnellement une pratique qui ponctue le jeu de ficelle menant à cette figure [8]. Il est encore bien connu dans plusieurs régions inuit, et notamment dans l’Arctique oriental canadien, où cette figure — désignée comme la « bouche », qanirjuk [9], — est l’une des plus communément réalisées de nos jours.
Dans la séquence vidéo suivante, Herve Paniaq, né dans la région d’Iglulik au début des années 1930, fait ainsi la démonstration du chemin à suivre pour libérer le doigt « pris dans une bouche qui mord », selon le commentaire de certains Inuit Iglulingmiut :
Parmi les différentes méthodes de construction de la figure évoquées par Jenness (1924 : 26-27), au moins deux sont utilisées par des Iglulingmiut contemporains, comme l’illustre la pratique suivante de Charlie Uttak (né dans la région d’Iglulik dans les années 1960) :
Les deux méthodes employées ici successivement par Uttak sont décrites par ce dernier comme étant complémentaires en ce qu’elles permettent d’engendrer un résultat similaire (la seconde façon de faire étant présentée comme piqataa, litt. « l’autre de même nature que la première »). Ces deux procédés correspondent respectivement aux méthodes 2 et 4 décrites par Jenness (1924 : 26-27, et en accès réservé sur http://www.isfa.org/arctic.htm), avec toutefois une petite variation pour cette dernière. Le premier procédé semble aujourd’hui le plus fréquemment employé à Iglulik (pour former la figure appelée ici qanirjuk, « la bouche »), tandis que le second passe par l’obtention d’une figure (intermédiaire donc), désignée dans cette région comme étant celle de « l’anus », itirjuk (soit un autre orifice corporel associé, dans la mythologie inuit, à l’émission d’un souffle au pouvoir curatif) [10].
Bien qu’il semble impossible de déterminer ici des rapports d’antériorité dans la création des procédures aboutissant à une même figure, il est vraisemblable que la configuration appelée itirjuk (l’anus) — au moins au début du XXe siècle, dans l’Arctique oriental canadien — ait été explorée, c’est-à-dire soumise à des opérations induisant des rapports de transformation, pour tenter d’aboutir à une (autre) configuration, aujourd’hui désignée dans cette même région comme étant « la bouche », dont d’autres méthodes de construction étaient connues (ou parallèlement explorées). Cela témoignerait en ce sens de la recherche d’une figure — déjà identifiée voire nommée à l’issue d’une procédure établie — par transformation d’une autre figure (elle-même instituée), soit l’expression d’un souci de trouver différents procédés pour une même figure (ou du moins un même dessin, avec des variations possibles dans les croisements du fil). Cette modalité exploratoire est attestée dans différents corpus de jeux de ficelle connus par ailleurs, notamment en Océanie (cf. Vandendriessche, 2014a et 2014b, sections 2.5.2 et 2.6).
On peut remarquer dans la même perspective qu’une caractéristique majeure de la figure — ou configuration du fil — identifiée à la « bouche » dans l’Arctique oriental (et à « l’anus », au « petit doigt », ou au « piège » chez les Inuit de l’Arctique occidental, cf. Paterson, 1949 : 20, 69 ; Mary-Rousselière, 1969 : 60) est sa grande productivité au sein du corpus inuit. Cette figure au motif triangulaire (visible dans le film de Gabus) constitue en effet une figure intermédiaire pour tout un ensemble de jeux de ficelle inuit qui débouchent sur l’obtention de différentes figures (que Jenness présente en ce sens comme relevant du « cycle » du « petit doigt », 1924 : 26-33, figures XVI à XXII) : ces figures sont chacune le résultat d’une succession d’opérations — allant de sept à une quinzaine — réalisées à partir de cette configuration intermédiaire (qualifiée par Jenness de « figure de départ », celle du « petit doigt ») [12]. Et pour la plupart d’entre elles (XVI, XVII, XVIII, XIX, XX), ces figures sont — ou étaient — inversement transformées en cette précédente figure intermédiaire, par la réalisation d’une seule opération (libération des boucles des index, ou libération simultanée de toutes les boucles sauf celles des petits doigts) en fin de jeu. Procédant par déconstruction de la figure précédemment obtenue (et nommée), cette dernière transformation donne à voir, de manière synthétique, les boucles matérialisant les opérations successivement appliquées au fil à partir de la configuration intermédiaire (dite de « la bouche », de « l’anus », ou du « petit doigt »).
Cette forme de retour à une configuration précédente, qui suggère que l’attention des créateurs de ces procédures s’est focalisée sur les insertions de boucles (dans d’autres boucles) engendrées par les suites d’opérations appliquées au fil, participe de l’illustration de différents procédés de construction d’une même figure. Elle constitue en outre l’expression d’une certaine circularité de la procédure mise en œuvre, et fait écho en ce sens à une pratique plus généralement caractéristique des jeux de ficelle du corpus inuit (et de bien d’autres), consistant à terminer tout jeu par la dissolution de la figure finale — et le retour à la grande boucle initiale — sans engendrer de nœud (ce qui implique souvent de connaître, pour chaque figure, les segments précis du fil sur lesquels il faut tirer) [13]. Sur un plan métaphorique, qu’il s’agisse de libérer son doigt de la figure-« piège » dans laquelle il est enserré, ou qu’il s’agisse d’opérer sur le fil afin de revenir à l’état initial de la ficelle de jeu, la personne qui joue est toujours invitée ici à acquérir ou démontrer une connaissance des gestes à exécuter pour éviter ce qui entrave ou ce qui empêche l’accomplissement d’un cycle.