Introduction
La capacité des nombres à organiser le réel en instaurant des systèmes d’équivalences entre des ordres de faits distincts a souvent été étudiée. Grâce à des opérations cognitives, les humains disposent d’instruments efficaces pour exploiter et gérer les ressources d’un environnement, assurer des circulations de matières ou de capitaux, répartir la force de travail et les charges, ou encore effectuer une redistribution des richesses, parfois à de très grandes échelles. À l’instar des grands empires d’Asie, d’Afrique ou d’Occident, le développement de l’empire aztèque, peu avant la Conquête des Espagnols, doit beaucoup à l’usage d’un système mathématique sophistiqué qui favorisait notamment la levée de tributs sur un vaste territoire. C’est dans ce contexte général qu’il semble pertinent de réfléchir à l’usage de la comptabilité rituelle en Mésoamérique, qu’elle soit associée à des calendriers divinatoires ou à la confection de dépôts cérémoniels. Au lieu d’envisager le rite uniquement au travers de la rupture qu’il instaure avec les interactions quotidiennes, peut-être est-il préférable de réfléchir à la manière dont il les prolonge, en enrôlant des agents non-humains dans des entreprises humaines. Dans cette perspective, quel est l’usage rituel des nombres ? Quels systèmes d’équivalences et de relations instaurent-ils au sein de collectifs qui ne sont pas seulement composés par des humains ?
Depuis la période préhispanique, les populations amérindiennes de Mésoamérique ont recours à des dépôts cérémoniels – souvent désignés par le terme mesas en Amérique Latine –, accompagnés de sacrifices d’animaux, réalisés pour solliciter l’aide d’entités associées à des éléments ou à des puissances de l’environnement naturel, par exemple le Soleil, le Vent, la Montagne, la Terre. Ainsi, les Mixe, un groupe amérindien vivant dans le Nord-Est de l’État d’Oaxaca, au Mexique, ont-ils coutume de réaliser des parcours rituels pour se rendre au sommet du Mont Zempoaltepec afin de s’adresser à une entité appelée « Celui qui fait vivre », dans des contextes agricoles, thérapeutiques ou politiques. Pour appuyer leurs prières, ils procèdent à la répartition ordonnée sur un espace délimité – ou dans un récipient – de produits alimentaires (alcool, maïs, tortilla, etc.) et d’artefacts miniaturisés (figurines, instruments) renvoyant à un registre élargi d’actions sur la matière. Cette double dimension, alimentaire et pragmatique, a conduit les commentateurs à interpréter ces dispositifs à la fois comme des repas servis à des entités non-humaines et comme un programme d’actions réalisées au niveau du microcosme afin de déclencher des actions à une échelle macroscopique (Pitrou, 2012b).
Le rôle central conféré à la numération fixant les quantités des éléments du dépôt a retenu l’attention des anthropologues. L’explication standard des « offrandes comptées » (Dehouve, 2001) conduit à s’interroger sur la symbolique des nombres contenus dans les prescriptions qui stipulent la composition des dépôts. En complément de ces analyses se concentrant sur la valeur sémantique attribuée aux nombres, il est pertinent d’examiner, pour lui-même, le déroulement des opérations de comptage. Bien que cela n’ait guère été remarqué, ces opérations cognitives ne consistent jamais en un calcul abstrait ; elles sont indissociables des manipulations de matières à l’intérieur desquelles elles sont engagées : par exemple, on compte 33 poignées de poudre de maïs tout en les versant ou 113 roulés de pâtes de maïs à mesure qu’on les façonne et les assemble. Les nombres font donc plus qu’indiquer des quantités : ils fixent implicitement ou explicitement des séquences d’actions à effectuer. Un dépôt peut s’envisager comme un dispositif miniaturisé avec lequel des humains exécutent des actions de transformation de matière s’appuyant sur des opérations de comptage pour rendre actifs des agents non-humains à qui des services sont demandés.
La mise en évidence du rôle rempli par les nombres pour instaurer une telle configuration agentive offre une perspective originale pour comprendre comment s’établit une co-présence, voire une co-activité, entre des agents appartenant à des registres distincts. Pour étudier ce genre de phénomène, j’analyserai comment, chez les Mixe, les opérations cognitives sont engagées dans des actions matérielles concomitantes avec le moment du dépôt, comme lors du versement des poignées de poudre de maïs, ou effectuées en amont, avec la préparation des roulés de pâte de maïs. Quelle que soit la forme de ces dépôts, leur fonction alimentaire est indubitable, comme en attestent les énoncés présents dans les prières : « mange-le », « prends-le dans tes mains ». Il reste pourtant à expliquer pourquoi ce transfert d’aliments s’accompagne d’une comptabilité complexe. En expliquant comment la codification numérique se réfère à la fois aux humains engagés dans l’entreprise rituelle et aux non-humains qui en bénéficient, je souhaite démontrer que, grâce à l’abstraction arithmétique et géométrique, les dépôts constituent des dispositifs de distribution bidirectionnels. Afin d’éviter tout malentendu, je précise que je ne suis pas un spécialiste de l’ethnomathématique qui s’intéresserait au rite : c’est au contraire pour décrire une dynamique rituelle que j’en suis venu à me pencher sur certaines opérations comptables. Après avoir présenté les observations réalisées dans deux villages de la région mixe, je suggèrerai quelques pistes dans lesquelles une enquête comparatiste pourrait s’engager pour étudier le rôle des nombres dans la ritualité mésoaméricaine.
La confection des roulés de pâte de maïs
Dépôts cérémoniels et parcours rituels dans la Sierra Mixe
Avant de se plonger dans l’abstraction numérique, il convient de donner quelques éléments de contextualisation concernant la région mixe dans laquelle j’ai effectué une enquête ethnographique de deux ans, lors de séjours répartis entre 2005 et 2010. Une partie des 130 000 locuteurs de la langue mixe, appartenant au groupe Mixe-Zoque, vivent dans cette zone montagneuse de la Sierra Madre Orientale dans des communautés villageoises paysannes de plusieurs centaines ou plusieurs milliers d’habitants. Dans les bourgs centraux, surtout lorsqu’ils sont situés à proximité de la route fédérale, un processus de modernisation accélérée est à l’œuvre et les habitants ont accès aux services sociaux, éducatifs et médicaux ainsi qu’à l’eau et à l’électricité, voire à internet ; dès qu’on s’éloigne de ces centres, les conditions de vie des hameaux demeurent plus traditionnelles, dépendant principalement de la culture du maïs. Dans la commune (municipio) où mon investigation s’est concentrée [1], l’écart entre le niveau de vie des 3000 habitants du bourg central et celui des 6000 habitants résidant en périphérie ne cesse ainsi de s’accroitre – ce qui est aussi le cas du village voisin où j’ai résidé plus brièvement. Malgré ce contraste, et bien que l’immense majorité de la population se déclare catholique, presque tous les foyers organisent des parcours rituels dès qu’une entreprise humaine est jugée incertaine.
Les sacrifices et les dépôts constituent des séquences centrales, mais ils ne peuvent être dissociés d’un enchaînement global au sein duquel ils s’insèrent et qui, parmi les étapes les plus importantes, comporte : des prières dans l’église, un dépôt et des sacrifices réalisés dans l’espace domestique puis au sommet de la montagne ainsi que des repas rituels partagés, dans ces deux derniers espaces. Avant de commencer ces parcours, les Mixe consultent un spécialiste rituel qui prodigue des conseils après un acte divinatoire consistant en une lecture de jets de grains de maïs. Dans la communauté où j’ai séjourné, une dizaine d’hommes et de femmes remplissent ainsi une fonction de guide, tout comme le font les « anciens » (majä’äy) qui conseillent les plus jeunes lorsqu’ils veulent apprendre les manières de faire traditionnelles. Ces spécialistes orientent ceux qui ressentent une « préoccupation » (jotmay) sans savoir comment la faire disparaître. Comme ils sont réputés pouvoir établir une communication avec les entités de la nature, ils accompagnent au sommet de la montagne mentionnée précédemment ceux qui s’adressent à eux, afin d’assurer une fonction d’intercesseurs. Le plus souvent, ce soutien est apporté par le biais d’une prescription qui stipule des actions à exécuter. Le nom donné au spécialiste, xëmaapy (« celui qui sait compter »), souligne l’importance du comptage dans l’élaboration de la prescription, ce qui se manifeste au moins de deux manières. Pour une part, le comptage sert à détecter une information cachée dans les grains de maïs. Pour une autre part, le comptage sert à orienter ceux qui participent à un parcours, notamment en déterminant la succession temporelle des séquences – mais aussi la durée de certaines abstinences alimentaires et sexuelles à respecter. Dans les deux cas, le spécialiste réalise mentalement un compte à l’aide des grains de maïs ou, dans certaines communautés mixe, en se servant d’un calendrier (Pitrou, 2012a) [2].
La prescription fait cependant davantage qu’indiquer un enchaînement rituel : elle fixe des quantités de matériaux à manipuler lors du dépôt. Dans les cas que j’ai observés, cette prescription est copiée sur une feuille de papier ou sur un cahier : les participants s’y réfèrent dès qu’ils ont un doute concernant l’organisation rituelle. Souvent, ces traces écrites sont laissées au sommet de la montagne, sur l’autel où se réalisent les sacrifices. Étant données les réticences rencontrées en m’enquérant du contenu de ces prescriptions, je préfère ne pas en montrer de photographies, d’autant plus que mon intention n’est pas de les étudier dans leur intégralité, mais d’examiner certaines suites numériques qu’elles contiennent. Je commencerai par mettre en évidence la logique sous-jacente à la confection et à l’assemblage de paquets de roulés de pâtes de maïs, les xaxty, qui se font selon les instructions que les participants retranscrivent sous la forme d’un alignement vertical :
93 36 fois
73 36 fois
53 36 fois
33 36 fois
23 36 fois
18 36 fois
13 36 fois
Ce fragment s’insère dans une prescription établie pour un homme de 60 ans à qui il avait été conseillé de faire un dépôt cérémoniel pour aider à la guérison de sa mère. Bien qu’il s’agisse d’un exemple singulier, il illustre un schéma général qui combine toujours une suite décroissante et la répétition de paliers numériques. Même si les suites peuvent commencer par les nombres 153 ou 133, elles sont relativement stéréotypées et ressemblent à celle présentée ici, quels que soient les contextes. Lorsque les dépôts sont adressés aux morts dans le cimetière, le nombre 4 est privilégié : 114, 94, 74, etc. selon un schéma de décroissance similaire. Les nombres organisant la répétition de certains paliers renvoient, quant à eux, à l’idée générale d’un accroissement quantitatif qui, dans certains cas, est corrélé aux nombres de personnes participant à un parcours, comme je le montre plus loin.
Avant d’engager l’analyse de cette configuration numérique, il faut préciser que la réalisation de ces paquets n’est pas seulement un moment préparatoire ; le fait que des prières demandent à « Celui qui fait vivre » d’aider à ne pas se tromper dans les calculs suggère que le régime rituel s’initie en amont du moment sacrificiel. Alors que la distribution de la poudre de maïs mobilise des opérations de comptabilisation concomitantes avec le sacrifice, les paquets peuvent être conçus comme la forme réifiée de ces actions rituelles.
L’assemblage des roulés de pâte de maïs : les opérations d’addition
Les quantités de xaxty à préparer sont parfois si considérables qu’il faut plusieurs jours pour réaliser la prescription. Dans la plupart des cas, les femmes effectuent cette tâche dans la cuisine, les hommes ne venant aider que lorsque les quantités sont très élevées, par exemple dans des rites associés à l’exercice du pouvoir politique : leur participation demeure toutefois intermittente et c’est aux femmes qu’incombe la responsabilité de « compléter » (esp : completar) correctement les paquets, c’est-à-dire de réaliser l’intégralité de la préparation. Les observations présentées plus loin concernant la répartition de la poudre de maïs soulignent qu’il importe que chaque participant réalise lui-même un nombre d’actions lui correspondant. Cela n’empêche toutefois pas que cette règle se combine avec des procédures de délégation grâce auxquelles une personne effectue cette action rituelle à la place d’une autre, comme c’est le cas lors de la préparation des xaxty.
La fabrication des roulés se fait à partir d’une grosse boule de pâte de maïs nixtamalisé (c’est-à-dire composée de grains de maïs secs trempés et cuits dans une solution alcaline telle que de la chaux), d’où chacune des femmes extrait une boulette pour la placer dans la paume de sa main. Par un frottement effectué avec l’index de l’autre main, puis avec la paume entière, elle donne progressivement à cette boulette la forme d’un petit boudin, de moins d’un demi- centimètre de hauteur pour environ huit centimètres de longueur, dont les deux extrémités prennent une forme légèrement conique. Ces gestes donnent au xaxty son nom, forme substantivée du verbe xaxt, qui désigne une action de frottement notamment celui d’une rotation alternative avec les deux mains, observable lors de la préparation de boissons à base de cacao à l’aide d’un molinillo, terme espagnol traduit par « mousseur » ou « agitateur ». Pour la confection des xaxty, ce mouvement prend parfois appui sur une table ou une planche en bois.
Les unités modelées sont ensuite assemblées en fonction d’un agencement numérique spécifique : il n’est nullement question d’empiler les éléments les uns après les autres afin d’atteindre, par une simple addition, un nombre total. L’objectif est d’avoir le nombre de paquets prescrit, tout en veillant à ce que chacun contienne les éléments prévus : la somme totale, qui n’est pas calculée, ne possède aucune signification.
La disposition verticale présentée plus haut souligne le caractère décroissant des suites qui, dans leur immense majorité, se construisent autour des nombres 3 et 13 sans que des significations précises ne leur soient explicitement ou systématiquement attribuées, à la différence des suites construites autour du 14, associées aux morts, ou du 12 utilisé pour les rites politiques – vraisemblablement en relation avec les 12 mois que dure le service communautaire [3]. Même s’il n’est pas exclu que certains nombres aient pu posséder une valeur sémantique plus précise, notamment du fait de leur position sur des calendriers, dans les prescriptions que j’ai analysées, s’observe une forme d’autonomisation des valeurs numériques : elles sont utilisées en vertu de leur capacité à générer des suites, notamment par leur association avec le nombre 20 – ce qui correspond, grosso modo, à la fonction quantitative que Danièle Dehouve (2011) repère dans l’utilisation de certains nombres rituels. Je reviens sur ce point plus loin.
Avant d’expliquer les raisons de la décroissance des quantités de chaque suite, il convient de décrire la manière dont elles se composent. Comme on le constate sur la vidéo, à mesure qu’ils sont façonnés, les roulés sont réunis à l’aide d’une légère pression exercée en leur milieu pour former des petites plaquettes de 5. Lorsque la préparatrice dispose de 4 plaquettes de 5 éléments, elle les regroupe pour former un paquet de 20 qui sert de base pour atteindre les nombres les plus élevés : 20, 40, 60, 80, etc. Enfin, elle ajoute à ces paquets un plus petit, composé soit de 3, soit de 13 roulés, pour obtenir les sommes prescrites : 23 (20+3), 33 (20+13), etc. Ainsi le nombre 113 est-il la combinaison des opérations suivantes, réalisées successivement par la même personne :
((1+1+1+1+1) + (1+1+1+1+1) + (1+1+1+1+1) +(1+1+1+1+1)) [=20]
+ ((1+1+1+1+1) + (1+1+1+1+1) + (1+1+1+1+1) +(1+1+1+1+1)) [=20]
+ ((1+1+1+1+1) + (1+1+1+1+1) + (1+1+1+1+1) +(1+1+1+1+1)) [=20]
+ ((1+1+1+1+1) + (1+1+1+1+1) + (1+1+1+1+1) +(1+1+1+1+1)) [=20]
+ ((1+1+1+1+1) + (1+1+1+1+1) + (1+1+1+1+1) +(1+1+1+1+1)) [=20]
+ ((1+1+1+1+1) + (1+1+1+1+1) + 1+1+1 ) [=13]
Les grands nombres s’obtiennent donc en réunissant des unités jusqu’à diverses quantités, chacune formant elle-même une nouvelle unité à partir de laquelle une nouvelle composition s’effectue. Cette procédure se matérialise dans l’assemblage des éléments mais elle peut également être plus mentale, comme j’en ai fait l’expérience alors que j’aidais à préparer un grand nombre de xaxty que le spécialiste avait prescrit pour un parcours organisé en prévision de mon retour en Europe.
À cette occasion, comme chacun des paquets (de 113, 93, …, éléments) devait être dupliqué 32 fois, nous travaillons sans relâche depuis deux jours et il n’est pas évident que l’on parvienne à terminer dans les temps, même en y passant la fin de la nuit. C’est alors qu’une femme commence à prélever des portions plus grandes sur la boule de pâte et nous déclare « ya estan contados » (« elles sont déjà comptées »), expliquant que chacune de ces boulettes, une fois façonnée, représente un paquet de 5 xaxty d’un format classique. Face à cette opération qui réduit considérablement le temps de préparation, ma première réaction est de sentir une contradiction avec la méticulosité qui accompagne le respect de la parole du xëmaapy. Ayant même intégré la crainte de commettre une erreur, je vois dans un tel arrangement une forme de tromperie. L’important est en réalité ailleurs. Cette accélération de la préparation, qui semble autorisée – au moins avec la famille avec laquelle je me trouve à ce moment –, est rendue possible par la nature de l’action rituelle. Ce n’est pas tant le nombre matériel des xaxty qui importe que la réalisation, jusqu’à son terme, de l’opération de comptage. Ainsi le dépôt final comportera un nombre de xaxty (matériel) inférieur à celui atteint par le comptage mental. Cette séquence présente l’intérêt de montrer que le nombre 5 peut être obtenu de deux façons – par sommation de 5 unités ou par l’accroissement du format du roulé auquel une nouvelle valeur est accordée – selon que l’opération porte sur des quantités discrètes ou qu’elle cherche à transformer une surface continue.
L’assemblage des roulés de pâte de maïs : les opérations de soustraction
Quoi qu’il en soit de la manière d’atteindre le nombre 113, une fois terminé le premier paquet, les préparatrices en refont d’autres qui comportent la même quantité, autant de fois que le spécialiste l’a prescrit, soit 32 fois dans mon cas ou 36 fois dans l’exemple proposé auparavant. Elles s’attèlent ensuite à composer les paquets correspondant à la somme inférieure, soit 93 (puis 73, 53, etc.) jusqu’à atteindre la fin de la suite décroissante. Une fois réunis les 113 (ou 93, 73…) éléments qui composent chaque paquet, celle qui les a préparés les entoure de feuilles de menthe (hierbabuena), avant de les faire toaster sur le comal, une plaque en argile posée sur des braises. À l’issue de leur assemblage, les roulés sont placés dans un récipient – naguère une poterie en terre, désormais un carton ou un sac en plastique.
La valeur des nombres relève moins de leurs qualités intrinsèques que de leur intégration dans des suites numériques, diversement orientées selon les opérations arithmétiques réalisées : le nombre 113 peut être le point d’arrivée d’une addition (1, 2, …, 112, 113), ou le point de départ d’une suite décroissante (113, 93, …, 18, 13). Corollairement, les bases numériques telles que le 20 s’inscrivent dans des processus cumulatifs ou bien s’intègrent dans un mouvement décroissant. La symétrie n’est cependant pas complète. Alors que les opérations d’addition sont faites lors de la préparation, il n’y a pas d’opération de soustraction effective à ce moment-là : les personnes façonnant les xaxty se contentent de suivre la prescription pour passer du palier numérique à celui qui lui est inférieur. Un supplément d’enquête permettra de déterminer si les suites divulguées lors de la prescription reposent sur un enchaînement de soustractions, désormais automatisé, qu’effectuerait le spécialiste. En tout état de cause, il est évident que les nombres 20 et 5 sont structurants, pour organiser la croissance comme la décroissance. À partir de 113, la décroissance implique des écarts de 20 unités :
93 – 20 = 73
73 – 20 = 53
À la fin de la suite, les écarts correspondent aux nombres 10 (33 – 10 = 23) et 5 (23 – 5 = 18 ; 18 – 5 = 13), tout comme les processus d’addition commençaient eux-mêmes par composer des paquets de 5 avant de les assembler et de former des paquets de 20. Personne ne m’a jamais fait part d’un calcul de ce genre, mes hôtes étaient même étonnés quand je le leur faisais remarquer. À la différence du calcul mental qui accompagne la sommation, en suivant la prescription, il ne semble pas nécessaire d’avoir à l’esprit l’idée d’une soustraction effective d’éléments. En tout cas, il est intéressant de souligner l’existence d’une forme de croisement de deux mouvements contraires de croissance et de décroissance. Grâce à ce procédé, l’accumulation d’éléments fait plus que matérialiser l’abondance et la croissance : il rend visible l’idée d’un ensemble clos à l’intérieur duquel une distribution optimale s’effectue. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles j’ai établi un parallèle avec le compte des semeurs qui, similairement, visent moins à obtenir un total qu’à atteindre une répartition uniforme (Pitrou, 2012b) [4].
L’assemblage des roulés de pâte de maïs : le principe d’individualisation
En plus du croisement des suites croissantes et décroissantes, il convient de réfléchir à la signification d’une autre suite – si tant est que l’on puisse parler de suite –, induite par l’énoncé « X tantos » que j’ai traduit par « X fois » – le nombre étant variable selon les contextes, 32 pour mon parcours, 36 dans le premier exemple. Comment expliquer la reproduction de paquets de même quantité ? Comme me le confirment mes hôtes, le choix de nombres aussi élevés, obligeant à produire des milliers de roulés, suggère que la réitération manifeste de façon générale une augmentation quantitative ; cependant la corrélation avec le nombre de participants indique qu’un processus d’individualisation est visé. Ainsi, pour prendre un autre exemple, lors de leur parcours, les 7 lieutenants de police et leurs 7 femmes – soit 14 personnes réparties par paires de 2 – transcrivent-ils ce passage de la prescription de la façon suivante :
93 2 tantos cada familia [2 fois chaque famille]
73 2 tantos cada familia [2 fois chaque famille]
53 2 tantos cada familia [2 fois chaque famille]
23 2 tantos cada familia [2 fois chaque famille]
13 2 tantos cada familia [2 fois chaque famille]
La corrélation entre des quantités d’objets rituels et le nombre de participants se manifeste également dans la règle imposant à chacun de venir avec son propre cierge pour faire la prière dans l’église au début et à la fin du parcours. Les exégèses locales sont explicites : cette relation individuelle entre la personne et le cierge garantit que chacun recevra sa part de bienfaits à l’issue du parcours. La même logique est à l’œuvre dans les énoncés « chacun verse 53, 23 poignées [de poudre de maïs] » rencontrés dans les prescriptions : ils renforcent l’engagement de chacun dans l’entreprise rituelle. Arithmétiquement, pour un couple, cet énoncé pourrait être retranscrit sous une forme similaire à celle guidant l’assemblage des roulés :
23 poignées 2 fois
Comme me l’ont fait comprendre les moqueries suscitées par la forme imparfaite des roulés que je façonnais pour mon parcours, en toute rigueur, une préoccupation similaire accompagne la confection des paquets. Les nombres d’une prescription font plus que préciser des quantités d’objet : ils inscrivent dans la configuration matérielle le fait qu’une action collective dirigée vers un destinataire s’accompagne d’une participation de chacun. En même temps que des opérations d’addition et de soustraction, une forme de division est donc à l’œuvre au sein d’un effort commun. Le dépôt n’est donc pas seulement un dispositif dirigé vers un destinataire : il vise à capter de façon individualisée une partie des bénéfices escomptés. Des opérations en apparence similaires s’insèrent dans des procédures distinctes. Ainsi l’addition de paquets de même quantité (20) produit un accroissement quantitatif tandis que ce qui semblerait n’être qu’une duplication de quantités égales (113 x fois) participe à une division en vertu de laquelle chaque membre d’une famille ou d’une équipe municipale est – en théorie ou de fait – représenté par l’élément rituel qu’il produit selon une procédure d’individualisation.
En somme, les dépôts apparaissent comme des dispositifs bidirectionnels : tout en étant destinés à des agents non-humains, la numération qui les organise inscrit dans la répartition de matière l’idée que les humains reçoivent eux-mêmes leur lot. L’idée de répartition équitable à l’occasion des dépôts cérémoniels n’est pas une évidence en Mésoamérique où l’on observe souvent des répartitions différenciées selon les statuts sociaux et les rôles des participants, ce qui vaut à la fois pour les éléments offerts et pour les bénéfices escomptés. Mais, bien que le fonctionnement du système hiérarchique des charges conduise à créer des distinctions au sein des communautés et qu’il ne soit pas rare qu’un gouvernant représente les villageois lors d’un rite, les Mixe semblent rechercher la mise en place de dispositifs dans lesquels la participation individuelle est clairement perceptible. Il est d’ailleurs remarquable que le terme pïktä’äk’y, employé pour désigner les paquets de xaxty, signifie à la fois « ce qui est déposé » et « les biens, les propriétés ». Après avoir été maculés par le sang des volailles dans l’espace domestique, ces paquets sont emportés au sommet de la montagne pour qu’une deuxième série de sacrifices soit réalisée en versant du sang dessus. En procédant à ce « dépôt devant le regard » (ëjxtä’äky) d’un agent non-humain, les participants visent un double objectif : mettre en scène une distribution ordonnée de matières, similaire à celle qu’ils veulent voir réaliser par « Celui qui fait vivre » (voir plus loin) et capter les bénéfices de l’action réalisée par cet agent en direction de leurs possessions. Dans certains cas, cette captation se réalise grâce à des artefacts miniaturisés (maison, enclos, figurine anthropomorphe), que j’appelle des capteurs, qui dirigent les bienfaits vers des domaines spécifiques tels que, par exemple, l’espace domestique, l’élevage ou le soin de la personne. Tout comme la figuration iconique, le comptage rituel marque donc, au sein de l’interaction rituelle, la participation des humains, ce qui est encore plus patent lorsque les participants distribuent de la poudre de maïs au-dessus des paquets de xaxty selon des quantités prescrites. Alors qu’il est fréquent qu’une personne réalise les xaxty à la place d’une autre, la manipulation de cette poudre est réalisée par tous ceux présents lors d’un sacrifice : elle implique donc une participation encore plus individuelle. Dans un autre village, voisin de celui que je viens d’évoquer, les habitants, qui ne font pas de roulés, ont d’ailleurs inventé un dispositif complexe de distribution rituelle de cette poudre.
Spatialisation du comptage et coordination de l’action
Un dépôt cérémoniel dans une église
Alors que dans le premier village la distribution de poudre complète la confection des paquets de roulés, dans le second les habitants confèrent à cette action rituelle une importance plus grande puisque le dépôt est constitué par la répartition ordonnée de poudre de maïs en petits tas sur lesquels le sang des volailles est ensuite versé. Dans ce cas-là, la distribution se réalise conjointement avec la séquence du dépôt – et non en amont lors de la préparation, ce qui offre une autre occasion de suivre les opérations comptables mobilisées. L’autre intérêt de cette variante tient à ce que l’opération arithmétique s’accompagne d’une spatialisation. Enfin, alors qu’il est courant qu’une personne se substitue à une autre pour façonner les roulés, avec les poignées de poudre le processus d’individualisation est davantage visible.
Je m’appuie sur l’observation d’un parcours organisé le 31 décembre 2007 par la famille d’un étudiant mixe, Gilberto, avec qui j’ai réalisé des traductions lors de mon enquête. Même si cette famille a longtemps vécu dans la ville d’Oaxaca, la mère de Gilberto, une femme de petite taille, à l’air souvent taciturne, accorde une grande confiance aux spécialistes rituels de son village. Quelques jours auparavant, je l’ai accompagnée chez une spécialiste consultée parce que toute la famille s’inquiète des accidents et des agressions dont Gilberto a été victime durant l’année : un parcours a donc été prescrit pour solliciter la santé et la prospérité de la famille durant la nouvelle année qui commence. Le parcours se déroule ce jour-là entre la maison et l’église – des lieux cérémoniels situés dans la montagne étant cependant fréquentés par les habitants du village –, avec la participation des deux parents, de Gilberto qui a une trentaine d’années et de sa sœur de vingt-cinq ans qui porte son enfant dans un rebozo, un foulard qu’elle a attaché sur son dos. Quand nous arrivons dans l’édifice catholique, peu après le coucher du soleil, deux groupes sont déjà en train de réaliser leur dépôt en face de l’autel central, devant une petite barrière qui protège l’espace réservé au curé. En son absence, selon un accord tacite, les habitants utilisent l’église comme ils le souhaitent, à condition de la laisser propre. Bien que les groupes présents soient mixtes, ce sont les femmes qui apportent dans des paniers les éléments à répartir ; à savoir des chaussons de maïs cuits à l’étouffée (tamales), du jus d’agave fermenté (tepache), des œufs, de la poudre de maïs, des volailles dont le sang va être extrait, des cierges et des fleurs. Ce sont elles qui semblent connaître les comptes à réaliser, elles dirigent donc les gestes des hommes.
La mère de la famille que j’accompagne étend un morceau de plastique sur le sol, un peu à côté des autres groupes, toujours face à l’autel qu’il importe de regarder pendant le rite. Elle sort des fleurs et de longs cierges qu’elle maintient rassemblés pour faire le signe de croix sur chacun des membres de la famille. Plus précisément, elle pose cette brassée mêlant les fleurs et les cierges sur une épaule, puis sur l’autre, avant de la présenter devant la bouche de celui qu’elle bénit pour qu’il la baise. Le père effectue la même opération, puis on allume les cierges placés avec les fleurs le long de la balustrade. La femme s’agenouille devant le plastique sur lequel elle dispose quatre grandes feuilles de bananiers. Même si la forme des feuilles est arrondie, les éléments y sont disposés en suivant des lignes et des colonnes, comme si les gestes des participants visaient à remplir deux tableaux rectangulaires : à droite, celui de la femme et de son mari, à gauche celui des enfants.
L’addition et la distribution de quantités équivalentes de poudre de maïs
Après une courte prière prononcée à voix basse, la mère commence le dépôt qui consiste en une répartition de divers éléments matériels en procédant à des opérations de comptage : poudre de maïs, chaussons de maïs, œufs, sang de volaille, alcool. Après avoir posé une pièce d’un peso en haut de chacun des deux tableaux, la mère, puis son mari, jettent chacun 13 poignées de poudre au-dessus pour les recouvrir. Ces deux premiers tas sont destinés à « espiritú santo », le Saint Esprit, à qui le dépôt et la prière sont adressés : après les sacrifices, les pièces de monnaie sont placées dans le tronc. Une fois ces éléments disposés, l’opération de distribution se concentre sur la réalisation, sur chaque tableau, de 12 tas constitués par des poignées de poudre que jettent les participants. Étant donné que les deux tableaux sont réalisés de la même manière, avec les mêmes gestes et les mêmes nombres d’éléments, je me contenterai de décrire ce qui se fait sur la partie de droite.
La femme et son mari font face à l’autel situé au fond de l’église, à l’opposé de la porte centrale. Ils procèdent à la distribution des poignées de poudre – chacun versant 3 poignées par tas – depuis une position de surplomb : à la fin de ce comptage, le tableau des parents est couvert de 3 rangées de 4 tas formant un rectangle au-dessus duquel se trouve le 13e tas qui recouvre la pièce de monnaie. La constitution des 12 tas (de 2 fois 3 poignées) commence par la partie inférieure du tableau (la plus proche des opérateurs) vers la partie supérieure, depuis le bord droit vers le bord gauche.
La division et la distribution de morceaux de chaussons
Une fois les tas formés, la mère extrait d’un sac en plastique 3 chaussons de maïs ; elle les tient devant elle dans ses deux mains, tout en leur faisant faire des petits cercles et en prononçant une prière silencieuse ; elle les élève ensuite, bras tendus, en regardant en direction de l’autel et en faisant un cercle ; rabaissant ses mains, elle effectue deux cercles au-dessus du tableau qu’elle vient de tracer – dans le sens contraire à celui de la distribution avec lequel ils ne semblent d’ailleurs pas connectés. Le parallélisme avec le geste effectué au préalable avec les fleurs et les cierges suggère que les cercles correspondent à des signes de croix effectués rapidement. La femme passe ensuite les chaussons à son mari, qui exécute d’une manière plus maladroite les mêmes mouvements qu’elle.
En s’agenouillant, la femme retire les feuilles de maïs qui entourent les chaussons. Elle sort le premier de son enveloppe et le découpe en 4 morceaux, chacun étant placé sur un des 4 tas de la première rangée, située dans la partie inférieure ; les deux autres chaussons, également découpés en 4 morceaux, sont utilisés pour la deuxième et la troisième lignes, dans le même ordre que celui initié lors du versement de la poudre. La préparation des chaussons donne elle-même lieu à un comptage du nombre de « pincées » de pâte utilisées : j’appelle les 2 plus petits, qui contiennent 13 pincées, les chaussons c et c’ et je désigne le plus grand chausson, confectionné avec 26 pincées, avec la notation C. Le tableau des parents reçoit 3 chaussons après qu’ils aient été découpés en 4 et placés sur les 12 tas. Par une opération de division, on part de 3 unités, divisées par 4, pour aboutir au nombre 12. Spatialement, la coïncidence des 12 morceaux de chaussons avec les 12 tas s’obtient par la distribution des morceaux des 2 petits chaussons dans les deux premières rangées et ceux du grand dans la 3ème. Le tas qui recouvre la pièce ne reçoit rien. En associant la numération (1, 2, 3,…, 12) à l’ordre dans lequel ces morceaux sont disposés, la distribution se déroule de la façon suivante :
Tout comme les suites ascendantes et descendantes se croisent pendant la confection des roulés, on assiste à un croisement d’opérations opposées qui confère une valeur variable aux mêmes nombres – si l’on considère que le 13ème tas possède un statut à part. Selon les cas, le nombre 12 est le résultat d’une division (3 chaussons divisés en 4) ou d’une multiplication (4 tas de poudre sur 3 lignes). Ici encore, c’est moins la somme globale qui importe que la volonté de procéder à une répartition uniforme sur un espace délimité. Je précise à nouveau qu’il s’agit ici de mon analyse et non d’opérations effectives qui sont faites par les participants – l’hypothèse d’un calcul réalisé par les prescripteurs n’étant pas à exclure.
La distribution des œufs et du sang sacrificiel
Pendant que les enfants se chargent de remplir leur tableau, la mère verse 3 poignées de poudre sur le 13ème tas situé en haut. Puis, avec son mari, elle verse 3 poignées sur tous les chaussons avant d’extraire 3 œufs d’un sac plastique qui en contient 18 (9 pour un tableau, 9 pour l’autre). Elle pose ensuite ces trois œufs dans les intervalles laissés libres entre les 4 tas de la première ligne. Elle répète la même opération avec 6 autres œufs, 3 étant placés sur la deuxième ligne et 3 autres sur la troisième. Il n’y a pas égalité entre les œufs et les tas : chaque ligne contient 4 tas, mais seulement 3 œufs. Voici le schéma représentant les 12 tas sur lesquels ont été placés les chaussons ainsi que les œufs (O) déposés dans les intervalles.
Une fois tous les éléments disposés, la mère prend le premier œuf (O1). Elle l’ouvre en cassant le haut de la coquille et répand un peu de son contenu sur l’intervalle où il était posé. Le reste du contenu est versé dans un sac plastique vide : ce mélange de blanc et de jaune est cuisiné ultérieurement. La coquille vide est reposée sur le petit tas. Tous les œufs sont vidés, sauf ceux de la colonne située à gauche (O3, O6, O9) qui sont ouverts par le haut, mais laissés sur leur base avec leur contenu : plus tard, la mère m’explique qu’ils doivent être laissés car ils contiennent les maladies dont on souhaite se débarrasser. Une fois la séquence accomplie, la mère aide ses enfants à terminer la composition de leur tableau, qui ne comporte aucune différence notable, si ce n’est que les 9 œufs ouverts sont totalement vidés, une partie étant versée sur le dépôt, l’autre dans le sac plastique. À la fin de cette séquence, les deux tableaux se trouvent dans le même état d’avancement.
La mère et le père procèdent avec une poule vivante aux mêmes gestes circulaires qu’avec les autres éléments. Puis la mère s’agenouille, la poule à la main, un peu de biais par rapport au dépôt et elle l’élève en direction de l’autel, les bras tendus. Le fils s’approche pour tenir le corps de l’animal tandis que la mère lui étend le cou que le père tranche avec un couteau de cuisine. L’animal est maintenu silencieux. Il y a donc trois sacrificateurs, ce qui s’explique par la volonté de ne pas voir le sang jaillir abondamment et salir l’église. Quand le cou de l’animal est tranché, la mère le tient serré, afin de contrôler l’expulsion du sang qu’elle répand sur les 8 premiers paquets (lignes 1 et 2) de son tableau, respectant le même ordre que depuis le début. Puis l’animal est maintenu au sol jusqu’à son immobilisation. La deuxième poule est tuée et son sang versé sur la dernière ligne 3 du tableau de droite ; on procède de la même façon pour arroser le tableau de gauche avec deux autres poules. Le dépôt se termine lorsque les participants versent une goutte de jus d’agave fermenté, du tepache, sur les 13 tas répartis sur chacun des deux tableaux.
La canalisation des bénéfices du dépôt cérémoniel
La présence d’éléments alimentaires et d’énoncés faisant explicitement référence à leur consommation prouvent que les participants cherchent à nourrir l’être auprès duquel ils sollicitent un service. Mais la volonté de remplir toutes les portions d’un espace délimité prouve que cette séquence ne se réduit pas à un simple transfert alimentaire. Les explications délivrées par mes hôtes me font comprendre en effet qu’en dépit des ressemblances numériques et formelles, tous les tas n’ont pas la même fonction : chacun possède une destination précise. Ainsi, la division en deux tableaux (parents/enfants) est elle-même recoupée par les diverses directions vers lesquelles les participants souhaitent voir apparaître les bienfaits : la première ligne est liée à l’argent, la deuxième au travail, la troisième à la santé, tandis que le 13ème tas situé au-dessus sert à renforcer la réussite des prières faites pendant la messe. En indiquant entre parenthèses le nombre de tas réalisés sur chaque ligne, on met donc en évidence que la confection du dépôt introduit un élément de différenciation qui canalise les bénéfices de l’opération rituelle vers plusieurs participants et vers plusieurs domaines (santé, étude, etc.).
Messe (1) | Messe (1) |
Santé (4) | Santé (4) |
Études et travail (4) | Travail (4) |
Argent (4) | Argent (4) |
(à gauche, le tableau des enfants, à droite, le tableau des parents)
On a vu que certains nombres organisant la réunion des roulés de pâte de maïs produisent une individualisation et assurent une distribution bidirectionnelle dont bénéficient les humains comme les non-humains. Dans le cas présent, cette logique est doublement à l’œuvre, si l’on peut dire. Arithmétiquement, la distribution de la poudre de maïs peut être traduite par une formule similaire à celle qui guide la préparation des roulés – à ceci près que la suite n’est pas décroissante. Soit pour les parents :
3 poignées de poudre de maïs 2 fois
(etc., encore 10 fois jusqu’à constituer 12 tas)
Cette présentation montre que, même si la morphologie rituelle diffère d’un village à l’autre, les manipulations de matières obéissent à des principes similaires qui peuvent êtres explicités de diverses manières lors de la prescription ou de son exécution.
Outre l’implication de chaque participant, la spatialisation confère à chaque tas une fonction spécifique qui, elle aussi, contribue à une distribution ciblée. Par conséquent, malgré leurs différences, les deux modalités de distribution rituelle étudiées possèdent des caractéristiques similaires pour ce qui concerne la bidirectionnalité du dispositif [5]. Par ailleurs, la spatialisation de l’opération de comptage confirme que ce n’est pas la somme totale de tous les éléments qui importe mais l’uniformité de la répartition des quantités équivalentes sur un espace délimité.
La notion d’offrande, souvent mobilisée pour décrire les dépôts cérémoniels, a tendance à réduire la complexité de la dynamique rituelle en prêtant exclusivement attention au mouvement d’oblation à l’intérieur duquel prend place la répartition d’éléments alimentaires. Pourtant, comme je l’ai dit, tous les objets présents sur une mesa ne visent pas à être transmis aux destinataires, comme le prouve la présence des capteurs. Par le biais d’une ressemblance iconique, certains éléments produisent un transfert alimentaire alors que d’autres participent à la captation immédiate d’une partie des bénéfices. Il est donc réducteur de ranger la diversité des artefacts rituels dans la catégorie englobante d’offrande.
William Hanks a montré comment l’énonciation rituelle lors d’une cure chamanique chez les Maya yucatèques contribue à instaurer une situation de « co-présence » (2000 : chap. 8) entre les humains et les esprits sollicités, en particulier grâce à l’usage de déictiques. La même logique est à l’œuvre dans les prières sacrificielles mixe dans lesquelles les humains décrivent ce qu’ils font (« nous déposons ce bouillon, cette tortilla », « nous te demandons », etc.) et ce que les non-humains doivent faire lors du dépôt (« accepte ce que nous t’offrons ») ou les types de services qu’ils doivent rendre selon les contextes (« distribue la pluie » ; « protège-nous » ; « envoie-nous des idées »). Cela signifie que l’on peut instaurer une interaction avec des non-humains grâce à la parole rituelle ou à la réunion d’artefacts [6]. L’examen des opérations de comptage des Mixe montre qu’en plus de ces modalités figurative et pragmatique, les nombres peuvent obtenir le même effet en s’appuyant sur une logique plus abstraite, phénomène que l’on rencontre ailleurs, dans la région mixe ou en Mésoamérique.
Rendre présents les humains et les non-humains grâce aux nombres
Nombre qualitatif et nombre quantitatif
Dans L’imaginaire des nombres chez les anciens Mexicains (2011), Danièle Dehouve déplore avec raison le manque de descriptions ethnographiques détaillées concernant les dépôts cérémoniels en Mésoamérique, alors même qu’ils remplissent un rôle fondamental chez les peuples de cette région. Lorsqu’elle entreprend de tester le modèle analytique élaboré chez les Tlapanèques du Guerrero, elle s’appuie sur un corpus relativement limité d’auteurs ayant travaillé dans d’autres communautés tlapanèques (Schultze Jena, 1938 ; Oettinger, 1980), ou bien avec les Chontales d’Oaxaca (Carrasco, 1960) ou les Nahuas et les Totonaques de la Sierra de Puebla (Ichon, 1969 ; Stresser-Péan, 2005) – elle met par ailleurs de côté The Mixe of Oaxaca : Religion, Ritual and Healing, la monographie de Frank Lipp (1991), en considérant, à juste titre, qu’elle manque des éléments de contextualisation nécessaires à la compréhension des suites numériques. Au sein de ce corpus, Dehouve (2011 : 235-236) repère deux grands modèles qu’elle associe à des zones géographiques : soit les suites numériques qui organisent la réunion d’éléments rituels sont décroissantes, soit elles impliquent la répétition des mêmes sommes (« systèmes à addition et à multiplication »). Pour ma part, il me semble qu’il n’est pas indispensable de chercher à localiser ces systèmes qui coexistent parfois dans la même zone ethnolinguistique – comme l’auteur le reconnaît d’ailleurs –, voire qui se combinent dans une même séquence – comme le prouvent les exemples étudiés précédemment où s’observent à la fois la décroissance et la répétition des mêmes quantités.
Malgré cette réserve, l’analyse comparatiste proposée dans cet ouvrage se révèle convaincante, en particulier lorsqu’elle se déploie à partir de la distinction entre nombre qualitatif et nombre quantitatif. Quelles que soient les régions, il est en effet possible de repérer des nombres possédant des valeurs sémantiques propres – par exemple le 8 pour les hommes et le 7 pour les femmes du village tlapanèque d’Acatepec. Lorsque les exégèses autochtones sont correctement restituées, il est même possible d’interpréter un nombre comme la somme ou le résultat de deux nombres à la signification explicite : par exemple le 32 est conçu comme la combinaison de 4 (« Le monde ») et de 8 (« être ») et désigne les puissances du monde (Dehouve, 2011 : 232). À côté de cela, certains nombres sont moins chargés de significations et servent à produire des variations quantitatives, comme lorsqu’on ajoute 20 (ou 40, ou 100) à 13 ou que l’on multiplie un nombre par lui-même (32 bouquets de 32 feuilles). Dans ce dernier cas, l’auteur précise : « si une multiplication a une fonction quantitative, elle ne change pas la signification du nombre qualitatif » (Dehouve, 2011 : 234).
Dans la zone mixe, le 13 ou le 14 – ce dernier nombre étant associé aux morts – possèdent une valeur qualitative tandis que l’addition de 20 unités relève d’une logique quantitative, ce qui apporte une confirmation supplémentaire à la validité du modèle. En revanche, pour ce qui concerne la multiplication d’un nombre par lui-même ou par un autre nombre, il conviendrait d’être moins catégorique. Si, dans la majeure partie des cas, la duplication constitue un accroissement purement quantitatif, à d’autres moments, comme on l’a vu, la répétition d’un même nombre s’explique par la volonté d’individualiser la participation des humains. Le repérage de cette individualisation – c’est-à-dire du marquage numérique et matériel de l’engagement des humains dans l’interaction rituelle et des possibles bénéfices qu’ils peuvent escompter – constitue un enjeu fondamental pour l’analyse du dépôt en tant que dispositif bidirectionnel. C’est pourquoi je souhaite terminer en insistant sur cette question afin de compléter les interprétations de Danièle Dehouve. Par-delà les logiques quantitatives et qualitatives, il se révèle instructif de repérer comment sont rendus présents les partenaires réunis par l’interaction rituelle.
La double participation des humains et des non-humains
En dépit du défaut mentionné plus haut, la monographie de Frank Lipp est souvent citée lorsqu’on aborde les offrandes comptées. Dans la préface à cet ouvrage, Munro S. Edmonson signale que la signification des nombres associés aux calendriers mixe a peu à voir avec celles à l’œuvre dans les zones maya et aztèque (Lipp, 1991 : x). Même si le comptage d’épines de pin ou de feuilles empilées dans deux villages mixe (dont les noms sont gardés secrets) se fait assez classiquement par addition du nombre 20, il est vrai que les suites numériques relevées par l’auteur ont de quoi surprendre (Lipp, 1991 : chapitre 5) ; j’avoue n’avoir pas encore trouvé une clé susceptible de rendre intelligibles des suites utilisées dans des rites de chasse telles que : 33-27-18-9-7 ou 118-176-175-90. Le fait que des suites soient à la fois croissantes et décroissantes se révèle en particulier difficile à comprendre : 25-29-27-31-22-22-24-19-18-17-16-14-13. Si l’on se fie aux informations recueillies par Lipp, le plus souvent, les nombres possèdent une valeur qualitative renvoyant à l’identité des destinataires des dépôts. Dans la suite 33, 34, 32, les nombres encadrant le 34 sont perçus comme des gardes du corps (1991 : 88) à l’intérieur d’un système où l’organisation de puissances non-humaines se fait par analogie avec la hiérarchie humaine : « chaque nombre correspond à un ensemble d’entités spirituelles cachées dans le monde naturel : 138, les entités invisibles, supérieures ; 137, les entités de la montagne. […] Ces entités exercent leur fonction conformément à une hiérarchie » (Lipp, 1991 : 87). L’insistance à mettre en avant la partition symbolique du monde naturel laisse dans l’ombre la participation effective des humains, d’autant plus que l’auteur n’offre pas de descriptions détaillées de l’action rituelle. Seul un complément d’enquête comblerait cette incertitude et permettrait de comprendre si les choix numériques varient également en fonction du statut et du nombre des participants.
Dans le village mixe de Chichicastepec, situé à quelques kilomètres du Zempoaltepec, Araceli Rojas Martínez Gracida (2012) a récemment effectué une enquête dans le cadre d’un travail doctoral. Dans cette communauté, le comptage rituel s’effectue en façonnant diverses formes de roulés ou de boulettes de pâte de maïs ou encore des miniatures d’éléments alimentaires (tamales, tortillas) parfois confectionnées en comptant les « pincées » de pâte. Les suites numériques recensées par cette chercheuse, moins complexes que celles observées ailleurs dans la Sierra Mixe, impliquent en général deux quantités numériques : 106, 103 (utilisés pour les demandes les plus importantes) ; 59, 54 (quand l’enjeu est moins grave) ; 46, 43 (pour une naissance) ; 159, 154 (pour les rites de pouvoir) ou 109, 107 (pour les morts). Faut-il voir dans ces paires la référence à un pôle masculin et à un pôle féminin, selon une logique observée par Danièle Dehouve chez les Tlapanèques (2011 : 232-233) ? Ces pôles renvoient-ils à des agents humains et/ou aux destinataires du rite ? À ce stade, il est difficile de répondre de façon claire. Un des enjeux serait de déterminer par exemple si dans un rite de naissance le 46 et le 43 correspondent aux parents ou aux agents susceptibles d’exaucer les prières. En tout état de cause, il est certain que certaines quantités varient selon le nombre de participants au rite. Selon Rojas Martínez Gracida (communication personnelle), le choix du nombre de paquets de xaxty lors d’un rite domestique se fait selon le nombre d’habitants de la maison.
L’utilisation des nombres pour rendre présentes différentes catégories de partenaires se rencontre ailleurs au Mexique. Les Chontales, un peuple vivant au sud de l’État d’Oaxaca, effectuent des comptages rituels, notamment d’aiguilles de pins, au moins aussi compliqués que dans la Sierra Mixe. En lisant l’étude de Pedro Carrasco (1960), on découvre que la bidirectionnalité peut apparaître selon une logique spatiale et figurative ; par exemple, lors d’un dépôt il explique comment les éléments déposés par un homme tracent deux figures sur le sol : un carré – destiné à la Terre – et un corps anthropomorphe, les offrandes déposées dans ce dernier étant destinées à renforcer les parties du corps des humains (Carrasco, 1960 : 101). Selon moi, cette duplication favorise la redistribution des bénéfices en direction des humains au moment même où quelque chose est transmis à un agent non-humain. Dans le même ordre d’idées, une étude plus contextualisée que celle de P. Carrasco – qui interrogeait son informateur dans la ville de Mexico – permettrait de suivre les processus d’individualisation impliqués par la duplication des mêmes quantités numériques, par exemple : 9 piles de 7 aiguilles de pin ou 3 piles de 9 bâtons de copal. Dans certains cas, cette duplication renvoie à une multiplicité de destinataires non humains (Dieu de la Terre, Père et Mère des grains, animaux qui attaquent les récoltes) tandis qu’à d’autres moments, les quantités déposées font explicitement référence aux humains ou à leurs instruments. Au sein de cette configuration, je suggère que dans des notations telles que « 3 fois 12 piles de 9 » (Carrasco, 1960 : 91), il est probable que le 3 fasse référence au nombre d’humains réalisant le rite.
Plus au nord, chez les Totonaques, une logique similaire émerge, d’autant plus visible que certaines ethnographies offrent des schémas de l’agencement d’éléments matériels des dépôts. Ainsi, lors des dépôts réalisés à Tepetzintla, le nombre 4 (4 tasses, 4 volailles sacrifiées, 4 cierges, etc.) doit être mis en relation avec la présence de 4 protagonistes humains (Stresser-Péan, 2005 : 196). On trouve chez Alain Ichon (1969) des indications concernant la figuration et la numération qui rendent présents des non-humains. Les poupées (muñecos) réunies sur les autels « ne vise[nt] pas à représenter chaque divinité sous une forme plus ou moins réaliste : toutes les divinités sont en somme composées du même élément […] c’est le nombre qui signifie la divinité » (Ichon, 1969 : 234). Dans d’autres cas, la figuration et la numération représentent aussi ceux qui espèrent bénéficier de l’aide des divinités : lors d’un rite de guérison, le spécialiste dispose 25 poupées qui correspondent aux divinités et 12 figurines découpées dans du papier représentant la jeune fille malade (Ichon, 1969 : 295). La numération et la figuration participent là encore à la construction d’un espace interactionnel au sein duquel s’établissent des circulations bidirectionnelles. Tout en effectuant une oblation alimentaire, l’objectif est de contrôler la redistribution des bénéfices obtenus de la part des destinataires du rite.
Les exemples rencontrés dans cet article confirment que les opérations de comptage ne servent pas seulement à augmenter la quantité des éléments alimentaires transmis. En complément de procédures figuratives et pragmatiques – bien documentées par l’anthropologie –, ils construisent une co-présence entre ces agents appartenant à des domaines différents. Cet effet s’obtient parce que la dynamique rituelle implique que la co-présence soit aussi une co-activité où chacun s’engage activement. Cela concerne en premier lieu les humains dont l’activité cognitive de comptage est indissociable d’une transformation de matière. À ce propos, il conviendrait d’ailleurs de distinguer plusieurs modalités selon que ce processus donne une forme spécifique à un élément matériel (un roulé, une boulette), qu’il fixe un format à un objet rituel (des fils de cotons comptés par coudées) ou, plus simplement, qu’il consiste à réunir des unités par groupes ou paquets, sans les modifier individuellement (un bouquet, un paquet de feuilles ou d’épines). En tout état de cause, en dépit de sa dimension apparemment abstraite, il est remarquable que le nombre « établit une équivalence entre la chose et la personne » (Dehouve, 2011 : 191 et suiv.) [7] par le biais d’actions très concrètes.
Le fait que le corps soit un étalon pour mesurer le monde et le transformer est un phénomène courant, que ce soit dans la construction des maisons ou dans le tracé des champs (Dehouve, 2014). De même, l’élaboration des objets rituels manifeste le souci de marquer dans la matière l’engagement de ceux qui approchent des entités non-humaines pour solliciter des services de leur part, comme dans l’exemple que j’ai présenté dans Figuration des processus vitaux et co-activité dans la Sierra Mixe de Oaxaca (Pitrou, 2012b). Cet article montre comment l’action de distribution de quantités équivalentes (poudre ou roulés) se comprend en la mettant en relation avec les actions que « Celui qui fait vivre » est réputé réaliser lorsqu’il distribue la pluie sur les champs. L’objectif du dépôt réalisé au moment des semailles est d’instaurer un régime de co-activité par le biais d’une répartition sur un espace miniaturisé qui synchronise à la fois la répartition faite par les semeurs à l’échelle 1 et celle réalisée par un agent non-humain exerçant son action depuis une position de surplomb. Outre la similitude des gestes et des procédures de comptage, cette homogénéisation d’actions, hétérogènes à l’origine, est marquée dans les prières qui accompagnent les rites de semailles. Un même verbe, pïktä’äky (« déposer »), est employé pour désigner les trois niveaux à partir desquels se produit la distribution : « nous allons les déposer [le maïs et le haricot] » (ëëts npïktä’äkt), « nous le déposons, nous le posons devant ton regard [le dépôt cérémoniel] » (ëëts pïktä’äky), « la pluie tu la déposeras » (ja tuuj xpïktä’äkt). Dans ce contexte, il est remarquable que les Mixe attribuent à « Celui qui fait vivre » la capacité de réaliser sa tâche en mobilisant des actions cognitives, comme on l’entend lors de la prière prononcée à l’occasion du dépôt.
mejts ku’wëjpï | Toi “Celui qui lance d’en haut” |
mejts kumaapyï | Toi “Celui qui distribue d’en haut” |
pën kumoojk | qui [es] Maître du maïs |
pën kuxëjk | qui [es] Maître du haricot |
pën yajykypy pën nyïtukypy | qui répartis, qui décides [où vont pousser le maïs et le haricot] |
À l’instar des techniques employées par les humains lorsqu’ils élaborent les objets rituels, les actions de transformation de matière exécutées par « Celui qui fait vivre » sont indissociables d’opérations cognitives. Dans cette configuration, au sein de laquelle les actions d’agents non-humains se déploient en miroir des actions humaines, il serait intéressant de mener, dans un cadre comparatiste, une investigation sur les conceptions relatives aux opérations arithmétiques effectuées par des entités non-humaines. Comment un démiurge décide-t-il de répartir les éléments matériels au moment de la création du monde ? Comment un être qui favorise les récoltes s’y prend-il pour distribuer la pluie en bonne quantité ? Comment un Maître des animaux calcule-t-il que des chasseurs procèdent à une ponction excessive de gibier ? En cherchant à répondre à ce type de questions, l’ethnomathématique devient un instrument indispensable au développement d’une approche cosmopolitique (Latour, 2012 ; Pitrou, 2015), qui se propose d’analyser systématiquement les continuités et les discontinuités entre les opérations de comptage réalisées par les non-humains et les pratiques humaines, rituelles et quotidiennes, de comptabilisation.
L’étude de ce type d’objet est d’autant plus indispensable à une approche holistique que les nombres possèdent une dimension à la fois transversale – une capacité à mettre en équivalence des réalités hétérogènes, comme dans l’économie – et polyvalente, qui explique qu’ils puissent être mobilisés dans des dynamiques très diverses. On a ainsi vu que les procédures de répartition réalisées à l’occasion d’un dépôt s’insèrent aussi bien dans une physique des qualités, relatives à la confection d’un repas ou à la conception de la pluie, que dans une justice distributive en vertu de laquelle chaque participant à un rite doit recevoir sa part des bénéfices. Tout comme dans une recette de cuisine, où un même nombre peut participer à la production d’un processus physique (« 6 œufs ») ou à la réalisation d’une distribution (« pour 6 personnes »), les nombres rituels demandent à être interprétés, non en tant que tels, mais selon les fonctions qu’ils remplissent. Mais, à la différence d’une recette de cuisine où ces fonctions sont clairement différenciées, la condensation rituelle (Houseman et Severi, 1994) fait coexister des mouvements d’ordinaire contradictoires, par exemple de cession et de captation. Plutôt que de réduire les nombres à leurs symboliques, il se révèle donc plus fécond de les envisager comme des formes condensées et synthétiques de configurations agentives beaucoup plus vastes. En suivant cette voie, on peut espérer trouver dans certains rites, sous une forme réduite, des informations concernant les principes qui président à l’organisation économique et politique d’un collectif.