Introduction
Pour célébrer un mariage, une circoncision, un départ pour le Pèlerinage à La Mecque ou une réussite scolaire, les familles de la petite ville côtière de Beni-Khiar dans le Nord-Est tunisien [1] sollicitent des groupes de musiciens exécutant des chants religieux tirés des répertoires de confréries mystiques. La ’isawia et la soulamia, fondées au XVIe siècle respectivement au Maroc et dans l’actuelle Libye, sont en concurrence sur le terrain des fêtes familiales [2]. Les groupes, qui ne dépassent pas la dizaine et comptent neuf à douze hommes, se forment et se déforment au gré des commandes et se composent principalement d’étudiants en musique. Dirigés par un cheikh, ils exécutent, à l’aide de tambours appelés bendîrs, des chants originellement interprétés dans les établissements religieux, les zaouias [3], pour susciter l’extase mystique. Ces chants laudatifs mettent à l’honneur le prophète de l’islam, les saints musulmans et les fondateurs des ordres confrériques dont les groupes tirent leur nom, Mohammed ben ’Isa (m.1526) pour la ‘isawia et Abdesselam al-Asmar (m.1575) pour la soulamia.
Les exécutants de ces concerts ne sont pas nécessairement des aspirants soufis ni les disciples de maîtres mystiques dirigeant les ordres dont ils reproduisent les rituels. Leur statut est bien plutôt celui d’artistes musicaux se produisant, contre rémunération, dans les fêtes familiales et les festivals [4]. Ce n’est pas tant le manque d’inspiration spirituelle qui explique cette situation que la disparition, dans les années 1960, des confréries ’isawia et soulamia à Beni-Khiar. Si le rituel extatique de la ’isawia perdure dans bien des villes et des villages tunisiens [5], la soulamia s’apparente plutôt aujourd’hui à un spectacle au répertoire hybride, dans lequel les exécutants interprètent autant les chants de la soulamia que ceux d’autres confréries..
Extrait sonore 1
Chant des Hyménées - Soulamia de Nawfel Zariat – 2010.
Comment ces chants, interprétés dans les zaouias pour des rituels extatiques, en sont-ils venus à agrémenter les fêtes familiales ? La littérature académique sur les confréries d’une part et l’enquête que j’ai menée à partir de 2006 à Beni-Khiar et aux Archives nationales de Tunis montrent que l’histoire de ces exécutions se lit autant à une échelle nationale que locale. Dans le premier cas, cette histoire est liée à la politique de répression menée contre les confréries par le premier Président tunisien, Habib Bourguiba, au lendemain de l’Indépendance en 1956. Les chants de confrérie auraient subi un transfert de la sphère mystique à la sphère festive qui expliquerait la multiplication des concerts sur les scènes culturelles et dans les fêtes familiales. Dans le second cas, à une échelle locale, l’enquête par entretiens et en archives sur les confréries de Beni-Khiar montre que l’exécution de ces chants dans l’espace domestique précède de plusieurs décennies la politique nationale anti confrérique et relève de l’histoire des oppositions entre les confréries locales au début du XXe siècle.
La confrontation de ces deux lectures crée un étrange paradoxe. Alors que la référence à l’histoire nationale met en évidence l’idée d’une rupture impliquant le transfert de pratiques d’une institution religieuse à une institution culturelle, celle de l’histoire locale révèle au contraire une pérennité des pratiques dans le temps. Dans quelle mesure cette continuité ainsi identifiée peut-elle être complémentaire d’une logique de rupture impulsée par la politique nationale ? Comment cette complémentarité résout-elle l’apparent paradoxe que soulève l’adoption d’une lecture à deux niveaux, entre histoire nationale et histoire locale ? Avant d’entrer dans le détail des événements qui ponctuent ces deux niveaux d’histoire, il semble essentiel de situer la place que chacun d’eux occupe dans l’historiographie tunisienne.
Histoire nationale et histoire locale en Tunisie
La pratique historienne en Tunisie accompagne l’édification d’un Etat indépendant en 1956 (Henia, 2006). En ne laissant aucune réforme se faire sans son accord et en liant l’enseignement scolaire et universitaire à la construction d’un Etat-Nation, le président Bourguiba défend une véritable « dictature éducative » (Moore, 2004 : 193). En 1967, le Secrétaire d’Etat à l’Education Nationale, Mahmoud Messadi, rappelle devant un parterre d’universitaires que « le discours de Bourguiba du 18 juin 1958 qui a fondé toute la réforme de l’enseignement […] est notre source fixe sur tous nos travaux depuis lors ». Il rappelle également que l’enseignement « doit être un instrument d’éducation nationale, c’est-à-dire qu’il doit correspondre à la réalité nationale sur les plans intellectuel, culturel et civilisationnel » (Abbassi, 2005 : 48).
Les historiens tunisiens participent à la construction de cet Etat-Nation, notamment en écartant l’étude du Protectorat français au profit de l’histoire moderne de l’Ifriqiyya [6]. Parmi eux, Mohammed Hedi Cherif devient le chantre de l’histoire nationale et publie plusieurs ouvrages selon un modèle qui n’est pas sans rappeler celui d’Ernest Lavisse en France sous la Troisième République [7]. Dans l’introduction de son ouvrage Pouvoir et société dans la Tunisie de Husayn Ben Ali (1705-1740), il indique par exemple qu’ « au point de départ de ce travail se plaçait une interrogation sur les origines de la nation en Tunisie, sur les fondements premiers — matériels et humains — d’une entité nationale au triomphe actuel apparemment assuré » (1984 : 11).
Le regard centré sur l’histoire nationale peut paraître légitime dans le contexte d’édification d’un Etat soumis jusque-là à la domination d’une puissance étrangère. L’arrivée de Zine El-Abeddine Ben Ali au pouvoir en 1987 par un coup d’Etat n’a pas vraiment remis en question la place prépondérante de cette histoire dans les travaux universitaires (Abbassi, 2005 : 181 et s.), ne serait-ce que parce que le nouveau régime n’est pas moins autoritaire que le précédent et qu’il poursuit les mêmes logiques en termes d’identité nationale.
Toutefois, sans évoquer un nouveau courant historiographique, l’avènement de ce régime s’accompagne d’un regain d’intérêt pour l’histoire des villes. Les particularismes locaux sont loin de menacer la surreprésentation de l’histoire nationale dans les manuels scolaires, mais ils font tout de même l’objet de travaux historiens à travers les études d’Ali Zouari (1990) sur Sfax, d’Ahmed Saadaoui (1996) sur Testour ou d’Ali Noureddine (2001) sur Sousse. Selon Mohammed Lazhar Gharbi (2006), cet intérêt des historiens pour les villes du pays s’explique par le fait qu’ils en soient eux-mêmes originaires. Sans dénier leur caractère académique, il suggère que leurs travaux soient sous-tendus par un souci « autobiographique » de restituer l’histoire des localités dans lesquelles s’ancrent leur propre histoire familiale. Quoi qu’il puisse être de ces motivations, le fait est que ces historiens se détournent de l’histoire nationale et de l’étude des grands ensembles pour se consacrer à des monographies aux échelles réduites.
La capitale, Tunis, doit faire l’objet d’une attention particulière ; plusieurs auteurs lui consacrent des études dès la fin des années 1970, parmi lesquels Mohammed Aziz Ben Achour (1977), Sami Bargaoui (1989), Leïla Temime Blili (1999) et Abdelhamid Larguèche (1999). Dans les premiers temps de l’Indépendance, la pratique historienne confond souvent l’histoire de la Tunisie avec celle de sa capitale (Gharbi, 2006) qui s’observe comme le point d’ancrage de tous les pouvoirs et savoirs tunisiens. Aussi, c’est souvent en relatant les événements qui ont marqué cette ville que les historiens, à l’instar de Mohammed Hedi Cherif, établissent le principe d’une centralité historique garantissant la construction de l’idée de Nation. Il n’est rien d’étonnant, compte-tenu de ce contexte historiographique, à ce que la majorité des documents relatifs à l’histoire des villes et des villages tunisiens soient consignés aux Archives nationales de Tunis et que très peu d’archives publiques soient consultables à un niveau local. Cette centralisation de la source a-t-elle renforcé la tendance de certains historiens à expliquer des faits historiques sous un angle plus national que régional ou local ? C’est une question qu’il faut réserver aux spécialistes de l’historiographie tunisienne.
Cette présentation des pratiques historiennes en Tunisie en matière d’histoire nationale et d’histoire locale ne prétend pas dresser un bilan exhaustif de ce qui a été fait ou écrit à ce sujet. Au mieux, elle permet d’établir un constat : histoire nationale et histoire locale évoluent dans une opposition tacite que ne semblent pas questionner les historiens recourant à l’une ou à l’autre. Les termes d’un éventuel débat ne sont pas posés même si à travers les éclairages qu’ils apportent sur l’historiographie, Abdelhamid Henia et Mohammed Lazhar Gharbi dénoncent les limites de l’histoire nationale au profit d’une plus grande attention à porter aux particularismes liés à l’espace et au temps.
Ces quelques lignes permettent au mieux d’éclairer les fondements d’une réflexion sur les raisons pour lesquelles de nombreux analystes s’arrêtent aux causes nationales pour expliquer la présence de chants de confrérie dans des espaces culturels et domestiques. L’écriture de l’histoire nationale tunisienne accompagne inexorablement une politique de décolonisation qui attire nécessairement le regard de l’analyste, qu’il soit tunisien ou non. L’histoire nationale est si présente encore aujourd’hui dans les travaux universitaires que l’histoire locale ne peut pas être autre chose qu’une pratique spécifique, limitée aux monographies et aux études de cas, n’éclairant que très partiellement les grands ensembles. Face à ce que le terrain m’a donné à voir des recours répétés à ces deux échelles, nationale et locale, il semble pourtant bien impossible d’adhérer à cette opposition ou distinction qui oblige l’historien à choisir entre les deux et à se ranger en définitive, le plus souvent, à la seule histoire nationale.
Les effets de la politique nationale anticonfrérique sur l’exécution des chants confrériques (depuis 1956)
Lorsque Hedi Ben Aicha, cheikh d’un groupe de soulamia à Beni-Khiar [8], évoque l’histoire de sa pratique, il parle d’abord de la troupe nationale Mahmoud Aziz avec laquelle il a parcouru de nombreuses scènes dans les années 1960 et 1970. De même, le cheikh Nawfel Zariat [9], plus jeune, cite régulièrement les noms d’exécutants de cette troupe pour expliquer l’origine des formes que prend le concert dans les fêtes familiales. Les références de ces deux cheikhs — qui dirigent les groupes les plus sollicités à Beni-Khiar — dépassent le seul cadre d’une tradition locale pour épouser une vision plus nationale des évolutions de la pratique.
Pour la ‘isawia, certains exécutants tels que Moheddine Mrabet et Moncef Bchir [10] — qui a d’ailleurs rejoint un groupe de soulamia au début des années 2000 — qualifient ce type de concert de « folklore », en français dans leurs propos, ou de tourath, terme arabe qui désigne le patrimoine culturel. Non-affiliés à la confrérie ‘isawia, ils dénigrent les paroles qu’ils chantent et qui louent le fondateur de cette confrérie et les saints populaires ; en outre, ils critiquent ceux qui leur voueraient un culte et leur proposeraient des offrandes dans quelque zaouia. Ils reproduisent et intériorisent ainsi un discours longuement répété et entretenu par les autorités politiques nationales et locales.
Les entretiens réalisés avec ces exécutants [11] montrent que la référence nationale occupe une place non négligeable dans la manière dont ils conçoivent l’histoire de leurs propres pratiques. Plusieurs questions se posent dès lors : en premier lieu, quelles sont les origines de la troupe Mahmoud Aziz ? Dans quel contexte apparaît-elle et en quoi participe-t-elle à la multiplication des concerts de chants confrériques dans les espaces culturels et domestiques ? En second lieu, comment expliquer le recours à des notions telles que « folklore » ou « patrimoine » pour évoquer l’exécution de chants produisant à l’origine des transes extatiques dans les rituels confrériques ? Comment expliquer que les exécutants de ces chants se réfèrent de prime abord à des éléments culturels plutôt que confrériques pour restituer les origines de leurs pratiques ? Les réponses à ces questions se trouvent dans l’histoire de la politique menée par le président Bourguiba contre les confréries religieuses.
Pour comprendre cette politique anticonfrérique, il faut d’abord se rappeler la forte présence des confréries dans les tissus politiques, économiques et sociaux du pays avant l’Indépendance. Des tableaux synoptiques dressés par les administrateurs coloniaux à la fin du XIXe et au début du XXe siècle permettent de connaître le nombre d’affiliés aux confréries par ville et région et de mesurer ainsi leur influence à des niveaux régionaux ou locaux (Depont et Coppolani, 1897 ; Weyland, 1926). Pour l’aspirant soufi, la zaouia n’est pas seulement un lieu d’initiation mystique, c’est également un lieu de sociabilité (Melliti, 1993) où les habitants créent des liens de solidarité dans le domaine spirituel, politique, économique ou social.
Sur le plan politique, le charisme d’un chef de confrérie peut amener des populations à se révolter contre un ennemi commun. En 1871 en Algérie, la grande révolte insurrectionnelle des Mokrani contre l’armée française est dirigée par le cheikh El-Haddad de la Rahmania [12]. Même si la France sort vainqueur de ce conflit, le plus important depuis la conquête d’Algérie en 1830, celui-ci ne conduit pas moins l’administration coloniale à commander des études documentées sur les confréries religieuses de manière à mieux les contrôler partout en Afrique du Nord.
Sur les plans économique et social, les confréries essaiment grâce aux habous ou « biens religieux de mainmorte », une donation foncière qu’un particulier offre à une œuvre d’utilité publique, pieuse et charitable. La propriété désignée est inaliénable et son usage est strictement réservé à son bénéficiaire. Grâce aux habous, les confréries religieuses établissent de nombreuses zaouias, développent des activités agricoles et s’assurent une présence politico-religieuse auprès des populations locales.
Ce confrérisme est d’autant mieux implanté en Tunisie qu’il s’associe au maraboutisme et au culte des saints (Zarcone, 2010 : 326-327). Les marabouts, terme utilisé par les auteurs coloniaux à la fin du XIXe siècle, sont des personnages religieux, souvent des chefs de confrérie, disposant d’un pouvoir surnaturel appelé baraka : ils accomplissent des miracles, sont thaumaturges, intercèdent auprès de Dieu en faveur des pécheurs et dirigent des zaouias locales. Canonisés de leur vivant ou à leur mort, ces personnages font l’objet d’un culte se traduisant par des offrandes, des visites sur la tombe et des rituels de chants et de transes spectaculaires. Les auteurs coloniaux ont désigné ces pratiques par la formule « culte des saints » (Goldziher, 1880 ; Rinn, 1884 ; Doutté, 1899 ; Dermenghem, 1954).
Après l’Indépendance, l’ethnologie poursuit l’observation du maraboutisme — dans un contexte académique où la religion populaire attire l’attention des spécialistes — et Sophie Ferchiou (1972 : 47) note qu’il n’est pas simplement un courant ou un dérivé de l’islam mais qu’il est l’islam maghrébin lui-même. Sans adhérer à cette essentialisation du maraboutisme, force est de constater que c’est bien lui qui domine la pensée politique de Habib Bourguiba. Convaincu que les confréries et le maraboutisme représentent une menace pour l’Etat-nation dont il voudrait être le père (Kerrou, 1998 : 88 ; Khaddar, 2004 : 269 et s.), il place leur éviction au cœur de ses priorités de réforme de manière à pouvoir cumuler tous les pouvoirs [13].
Toutefois, cette lutte anticonfrérique n’est pas aussi clairement affichée que dans la Turquie kémaliste des années 1920 et 1930. Le président Mustapha Kemal Ataturk avait en effet formellement interdit les confréries religieuses dans son pays (Zarcone, 2010 : 325). En Tunisie, Bourguiba tire les conclusions de l’échec de cette politique et se veut plus pédagogue pour obtenir du peuple une adhésion en douceur à ses principes modernistes. Aussi, de débats politiques sur la place des confréries dans le système politique tunisien, les Archives nationales n’ont pas gardé la trace. De même, il n’existe pas de loi qui supprime purement et simplement les confréries. La révision de leur statut passe plutôt par des approches indirectes, la première étant la parution au Journal Officiel le 18 Juillet 1957 d’un décret supprimant les habous. Les confréries se voient alors retirer les biens grâce auxquels elles s’étaient implantées localement. Concrètement, de nombreuses zaouias, telles que celle de Saïda Manoubia au Gorjani (Boissevain, 2010 : 129), sont détruites et d’autres transformées en offices d’Etat (Zarcone, 2010 : 323). A Beni-Khiar, les zaouias de la qadiria et de la ‘isawia deviennent dès 1958, respectivement l’Hôtel de ville et la Maison de la Jeunesse.
Les confréries ne semblent ne pas avoir résisté à l’application de ce décret. Sans étude plus locale [14], il est difficile de savoir comment cette politique a été mise en place. L’on peut certes conjecturer sur l’existence d’une vive répression de l’Etat mais le seul argument qui peut être avancé avec plus ou moins de certitude est que le Président Bourguiba a multiplié tout au long des années les discours radiotélévisés en vue de marginaliser les confréries et les pratiques maraboutiques dès lors présentées comme des institutions anciennes qu’il fallait remplacer par des structures étatiques. Sur les ondes de Radio-Tunis, il clame le 18 février 1960 : « Nous n’avons pas besoin des soufis à l’heure actuelle mais de militants engagés ». Sur l’unique chaîne de télévision le 29 juin 1966 : « Nous avons adopté cette méthode de rénovation religieuse pour débarrasser la foi […] de certains aspects rétrogrades qui heurtent les jeunes ». Et puis encore, à Carthage, le 27 janvier 1973 : « La pratique de partager un couscous en guise pieux [15] pour se réconcilier les bonnes grâces de Sidi Belhassen [le Fondateur de la Chadhilia] n’a plus sa raison d’être […]. Il est préférable de confier le coût du plat de couscous aux œuvres de solidarité nationale ». A Beni-Khiar, ces discours s’accompagnent en 1970 d’une interdiction pour les confréries d’animer des processions et des fêtes afin de lutter contre les rituels de transe [16].
Ainsi, de nombreuses confréries religieuses s’affaiblissent et perdent leur autorité sur les populations. Les jeunes générations des années 1970 et 1980 grandissent dans des lieux où il n’y a plus autant de zaouias et où les offices d’Etat ont établi une autorité séculière. Le contact avec l’univers confrérique n’est pas rompu pour autant. Non seulement des groupes se créent localement pour perpétuer les traditions festives, c’est le cas à Beni-Khiar avec la troupe de ‘isawia du jeune Mohammed Lahmar fondée clandestinement en 1973, mais encore sur le plan national, la troupe Mahmoud Aziz continue de faire vivre les chants de confrérie.
La troupe Mahmoud Aziz voit le jour en 1960 lorsqu’un cheikh de soulamia, Abdelaziz ben Mahmoud, descendant d’une famille de l’élite tunisoise, réunit autour de lui des membres de confréries de Tunis et de Kairouan pour se produire lors de festivals [17]. Abdelaziz n’est pas le premier à vouloir déplacer les chants de sa confrérie vers une sphère culturelle : son père, Hamadi ben Mahmoud, organisait déjà des soirées chantantes chez des particuliers dans les années 1940 et 1950. Comme d’autres cheikhs à cette époque, il a dû faire face aux plaintes que le Grand Cheikh de la confrérie Soulamia adressait à l’administration coloniale pour mettre fin à ces pratiques [18]. En 1945, un proche de la famille, Mohammed ben Slimane, voulait créer une association consacrée aux chants de la soulamia appelée « mahmoudia ». Les fonctionnaires coloniaux ne furent pas en mesure de statuer sur la nature cultuelle ou culturelle de ces chants et rejetèrent la demande [19]. Avant l’Indépendance, les conditions n’étaient pas encore réunies pour que la soulamia se dégage d’une structure confrérique.
La politique de Habib Bourguiba vise à défaire les confréries de leur autorité politico-religieuse. Aussi, lorsqu’Abdelaziz ben Mahmoud se présente avec sa troupe pour promouvoir l’aspect culturel des chants confrériques, il obtient, sans que l’on sache précisément comment, le droit de se produire sur scène. La soulamia n’est plus une confrérie, ses chants ne disposent donc plus de l’efficacité spirituelle qui conduit le disciple à la transe ou à la danse extatique (Boissevain, 2006 : 108) ; ils servent désormais à la promotion d’un patrimoine culturel tunisien. La troupe Mahmoud Aziz se produit partout en Tunisie et à l’étranger, notamment en France lors du 5ème festival des arts traditionnels à Rennes en 1978 [20]. Dans le même temps, ceux qui souhaitent poursuivre la réalisation de concerts à des échelles locales et dans le cadre de fêtes familiales peuvent passer un concours pour obtenir une carte d’artiste professionnel.
Extrait sonore 2
Ensemble Cheikh Abdelaziz ben Mahmoud – 1978.
La présidence de Ben Ali à partir de 1987 ne marque pas de net tournant par rapport à cette « culturalisation » des chants confrériques, autrement dit au transfert de ces chants, comme véhicule extatique dans le cadre d’un rituel, à une prestation sur scène. Si la montée de l’islamisme en Algérie au début des années 1990 incite Ben Ali à réactiver certaines confréries pour parer toute radicalisation religieuse, il poursuit néanmoins la mise en spectacle de rituels confrériques. En 1993, le Ministère des affaires culturelles soutient un spectacle de grande envergure créé par Fadhel Jaziri, intitulé « Al-Hadra », dans lequel 400 choristes et danseurs accompagnent la troupe Mahmoud Aziz toujours en activité. Jusqu’à la révolution de Janvier 2011 et le changement des programmes télévisés, des extraits de ce spectacle sont régulièrement diffusés, popularisant les chants dédiés aux saints musulmans tels que Sidi Belhassen al-Chadhili, Sidi Mahrez, Sidi Ali Azouz, et Sidi al-Beji. Notons que si ce spectacle n’est plus diffusé à la télévision, la troupe Mahmoud Aziz se produit toujours sur scène, sous la direction du petit-fils de son fondateur.
Extrait sonore 3
Spectacle El-Hadra – 1993.
La forte présence de cette troupe dans l’espace médiatique à un moment où les confréries sont invisibles explique sans doute pourquoi les cheikhs de soulamia s’y réfèrent comme un modèle pour leurs propres prestations. Il faut encore ajouter à cela l’idée que les exécutants qui la composent agrémentent également des fêtes familiales. D’après le cheikh Nawfel Zariat, deux d’entre eux ont même révisé la forme du rituel confrérique pour accommoder la soulamia au contexte festif. Abdelmajid ben Saad (m.1972), originaire de Kairouan et affilié à la qadiria, aurait ainsi remplacé la séquence introductive du rituel originel — consacrée à la récitation d’un poème sur la généalogie initiatique du fondateur Abdesselam al-Asmar — par celle, d’un long poème restituant la vie du prophète de l’islam. Il aurait également, avec un autre exécutant, Ali al-Barraq (m.1981), originaire comme lui de Kairouan, transposé des paroles religieuses sur des mélodies tirées de la musique de variété tunisienne. Cette technique appelée rkoub (trad. : « apposition ») est toujours pratiquée dans les concerts de soulamia aujourd’hui.
Ce bref panorama sur l’histoire des confréries en Tunisie éclaire à bien des égards les discours des exécutants de soulamia et de ‘isawia sur les origines de leur pratique. Pour les premiers, la troupe Mahmoud Aziz a popularisé la soulamia sous une forme culturelle et festive qui permet d’agrémenter les fêtes familiales. Sa création n’a pu se faire qu’après la révision du statut politico-religieux des confréries et par l’acception d’un affranchissement de cette forme vis-à-vis d’un rituel confrérique. Pour les seconds, la lutte contre le maraboutisme constitue un cadre contextuel permettant de comprendre leurs discours sur le rejet du culte des saints et l’usage qu’ils font de notions telles que « folklore » ou « patrimoine ». Dans la mesure où ils ont évolué dans un contexte de dénigrement systématique des pratiques confrériques et maraboutiques et qu’ils ont intériorisé, du moins en théorie, une image rationnelle et non superstitieuse de l’islam et des pratiques qui lui sont associées, ils n’adhèrent pas à l’efficacité religieuse des chants qu’il exécutent et préfèrent considérer le rituel de transe spectaculaire de la ‘isawia — dans lequel les danseurs sautent sur des morceaux de cactus — comme un patrimoine folklorique [21].
L’histoire nationale pourrait suffire à expliquer la présence de chants confrériques dans les espaces festifs et domestiques, non seulement parce que les exécutants eux-mêmes s’y réfèrent mais aussi parce que c’est la seule qu’évoquent les études en sciences sociales traitant ce sujet. Dans une étude consacrée aux stambalis, l’équivalent des gnaouas marocains en Tunisie, Katia Boissevain rappelle que la politique de « nationalisation des habous » et la destruction ou la transformation de zaouias ont eu « pour effet des transferts de culte » (2010 : 129). La référence à l’histoire nationale ne se limite pas à l’exemple de la Tunisie. Thierry Zarcone soutient la même lecture pour les confréries en Turquie ayant subi la répression de Mustapha Kemal Ataturk entre 1925 et 1950. Plutôt que de disparaître, certaines d’entre elles, comme l’ordre mevlevi, « se perpétuent sous une forme folklorique » (2002). Mehdi Nabti explique également que les « pouvoirs politiques » marocains ont favorisé la « grande visibilité publique » des ordres mystiques qui ont dès lors développé une « stratégie de folklorisation » (2010 : 40). Sans évoquer très directement le transfert de ces pratiques, les historiens et sociologues tunisiens jurent pour leur part par la sécularisation du pays (Kerrou, 1998 ; 83 et 2007 : 159 et s. ; Zeghal, 2008 : 171), autrement dit par un processus amenant tous les secteurs de la société à se dégager d’un contrôle opéré par des structures ou des institutions religieuses.
L’histoire nationale constitue une référence essentielle mais également essentialisée pour expliquer la récupération de pratiques héritées des confréries dans la vie sociale locale. Pourtant, comme nous allons le voir à présent, les entretiens réalisés à Beni-Khiar révèlent d’autres facteurs d’explication et ceux-là ne relèvent pas d’une échelle nationale mais d’une échelle tout à fait locale.
Pour une genèse locale des concerts de chants confrériques (1911-1925)
Pendant de longues années à la fin du XXe siècle, ‘isawia et soulamia se partageaient le terrain des fêtes familiales à Beni Khiar. Une concurrence s’était installée entre les deux types de formation : certaines familles sollicitaient les troupes de ‘isawia pour le rituel spectaculaire qu’elles présentaient, les danseurs et les jeunes hommes du public en état de transe sautant sur des morceaux de cactus rassemblés au milieu de la piste ; d’autres préféraient le rituel plus sobre et sans aucune forme de transe de la soulamia. Au début des années 2000, la ‘isawia disparaît cependant progressivement des fêtes familiales à la suite de débordements survenant justement pendant le rituel de transe : bousculades, chicanes, rixes se multipliaient à la fin des soirées si bien que les familles ont finalement renoncé aux services de ces troupes et se sont orientées vers la soulamia.
Pourquoi ‘isawia et soulamia étaient-elles donc en concurrence ? A cette question, les exécutants interrogés auraient pu évoquer le jeu de l’offre et de la demande, la préférence des familles pour l’une ou l’autre formation, la forme sobre ou spectaculaire du rituel et bien d’autres aspects liés à leurs prestations. Or, c’est le plus souvent à une toute autre explication qu’ils se sont livrés, donnant de la valeur à l’argument historique : l’histoire de cette concurrence s’ancrerait en effet dans celle des confréries religieuses du premier quart du XXe siècle. Deux personnages y tiennent les rôles principaux : Mhammed Aliyya, chef de la confrérie ‘isawia, et Abdesselam Janan, chef de la confrérie soulamia. Au nom de leur confrérie respective, les deux hommes se seraient livrés à une âpre lutte pour l’animation des fêtes familiales. Le cheikh Hedi ben Aicha raconte que jusqu’au début du XXe siècle, la ‘isawia menée par Mhammed Aliyya occupait toute la place dans ces fêtes mais qu’à partir du moment où la soulamia fit son apparition, cette domination commença à s’estomper. En effet, la soulamia arriva en ville par l’intermédiaire d’un dénommé Ali Janan qui transmit l’enseignement du rituel à son fils Abdesselam Janan. Celui-ci fut encouragé par le chef de la confrérie Qadiria, cheikh Jameleddine, à animer ce rituel de soulamia dans les fêtes familiales. De là va naître une compétition entre soulamia et ‘isawia qui ne cessera qu’à la fin du XXe siècle.
Cette histoire recomposée par Hedi ben Aicha subit quelques variantes dans le discours d’autres exécutants qu’il n’est peut-être pas utile de détailler ici. Il est en tous les cas remarquable de constater qu’elle se forge à partir de faits réels marqués par une très forte rivalité entre deux formations confrériques, la ‘isawia d’une part et la qadiria d’autre part. La soulamia constitue l’élément perturbateur à partir duquel cette rivalité prend forme et s’accentue.
Pour éclairer cette histoire, l’enquête s’est poursuivie aux Archives nationales de Tunis où est conservé l’ensemble des documents relatifs à l’histoire des confréries à Beni Khiar. Le fonds d’archives correspondant ne représente qu’un dixième de mètre linéaire sur les 79 qui composent la série sur les affaires de culte entre 1881 et 1956. Néanmoins, la faible quantité de documents suffit à restituer l’histoire de ces rivalités. En l’occurrence, c’est parce que ces dernières ont nécessité l’intervention de l’administration coloniale française que l’on trouve aujourd’hui ces lettres de doléances et une correspondance soutenue entre la Résidence Générale de France, le contrôleur civil de Grombalia et le caïd du Cap Bon entre 1911 et 1931.
Au début du XXe siècle, Beni-Khiar compte deux grandes confréries : la ‘isawia est présente depuis le XVIIe siècle tandis que la qadiria ne s’est implantée qu’au début du XIXe siècle (Chaabouni, 2001 : 90 et 92). Selon Depont et Coppolani (1897 : 305), la qadiria aurait été sous le patronage de la zaouia de la ville de Menzel-Bouzelfa [22]. Sur le plan doctrinal, elle ne présente pas de distinction majeure par rapport à la ‘isawia, les deux confréries prônant le respect absolu de la loi islamique (chari’a). Sur le plan des pratiques, leur rituel de transe diffère, celui de la ‘isawia présentant une forme intensément extatique (Nabti, 2011 : 93 et s.) qui amène les danseurs à s’enfoncer des aiguilles dans le corps, à avaler quelque reptile ou à sauter, comme cela est le cas à Beni-Khiar, sur des morceaux de cactus [23].
La documentation consultée ne permet pas d’accéder à la genèse de l’installation locale de ces deux confréries. D’après Louis Rinn (1884), une implantation locale est généralement le résultat de trois opérations : en premier lieu, un groupe d’aspirants se forme autour d’un délégué spirituel qui enseigne la doctrine et les pratiques rituelles de la confrérie [24] ; en second lieu, ce groupe désigne ce délégué comme représentant officiel au sein de la zaouia du village ou du quartier ; enfin, cette désignation est ratifiée par le Grand Cheikh de la confrérie, autrement dit par celui qui supervise l’ensemble des zaouias à une échelle régionale ou nationale [25]. Lorsque le Protectorat français s’établit en 1881, cette ratification n’est plus effectuée par le Grand Cheikh de la confrérie mais par le Résident Général de France, la plus haute autorité coloniale d’Afrique du Nord. Ce changement de main est lié au souci des administrateurs coloniaux de maintenir les zaouias sous contrôle mais elle n’empêche pas les Grands Cheikhs de disposer d’un pouvoir de consultation auprès des autorités françaises. Ce schéma d’implantation s’applique sans doute à la ‘isawia et la qadiria de Beni Khiar à la fin du XIXe siècle.
Quelles formes prennent leurs rituels respectifs à cette époque ? Là encore, la documentation ne fournit que peu d’éléments. L’enquête de Depont et Coppolani réalisée dans les années 1890, fondée sur des observations et des entretiens menés au sein des principales zaouias d’Afrique du Nord, ne permet pas de connaître très exactement ces formes rituelles tant elles peuvent varier d’une région à une autre. Comme le souligne Constant Hamès (1983 : 70), leur œuvre, destinée à soutenir le contrôle des confréries, se présente plus comme « une tentative de mise en forme systématique de l’ensemble du fonctionnement mental et organisationnel des confréries » que comme une ethnographie pointilleuse tenant compte des disparités. En outre, l’œuvre concomitante d’un fonctionnaire du Bey, Mohammed ben Othman al-Hachaychi (1897 : 218) présente des descriptions de rituels parfois différentes de celles des deux administrateurs coloniaux rendant difficile toute généralisation [26].
Dans le cas de la soulamia de Beni Khiar, les documents conservés aux Archives nationales permettent néanmoins de suivre pas à pas l’établissement local d’une confrérie au début du XXe siècle et de prendre connaissance des pratiques sociales des confréries religieuses.
A la fin du XIXe siècle, les fêtes familiales de Beni Khiar sont animées par des troupes de chanteurs itinérants appelés tabbal [27] qui exécutent des chants de circonstance contre d’importantes offrandes. Mais les familles se plaignent bientôt de la mauvaise ambiance que ces concerts génèrent : elles dénoncent une forte consommation d’alcool et l’éclatement de nombreuses querelles qui perturbent le cours de la fête. Elles adressent leurs plaintes aux notables qui occupent d’importantes fonctions politiques, économiques et religieuses au sein de la ville. Ces notables occupent par ailleurs, d’influentes positions au sein des confréries religieuses présentes, ‘isawia et qadiria.
Le tableau ci-dessous présente les noms et activités de certaines de ces familles de notables et leur affiliation à la ‘isawia ou à la qadiria :
La remise en cause des tabbal par les familles de Beni Khiar offrent aux notables l’occasion de développer le rôle social de leur confrérie respective. Désormais, seules les troupes confrériques ont le droit de diriger les processions familiales. Cette décision garantit sécurité et tranquillité aux habitants mais permet surtout de sauvegarder leur dignité sociale menacée par les critiques et les désaveux des invités.
Notables de la qadiria et de la ‘isawia s’entendent pour que les troupes de leur confrérie respective se produisent ensemble lors de ces processions familiales et des fêtes qui s’ensuivent. L’accord est sans ambages : il est strictement interdit à l’une et l’autre troupe de se produire seule, toutes les prestations devant impérativement être communes. Par ce contrat, qadiria et ‘isawia scellent un pacte de représentativité qui équilibre leur pouvoir sur les populations locales et empêche toute concurrence qui favoriserait l’une au détriment de l’autre. La mise en place d’un tel pacte de représentativité pourrait laisser penser que l’équilibre des forces est assuré entre ‘isawia et qadiria : l’une ne disposerait pas plus que l’autre d’une majorité d’affiliés. Pourtant, on apprend dans une lettre adressée par un groupe confrérique en 1922 qu’en ce début de XXe siècle, la ‘isawia comptait bien plus d’aspirants que la qadiria : alors que trois quarts des habitants de la ville sont acquis à la ‘isawia, le quart restant serait affilié à la qadiria [28].
Il n’est pas possible de connaître les motifs ni l’exactitude d’une telle répartition, mais si cette dernière s’avère fondée, l’on pourrait dès lors en déduire que les notables de la qadiria disposaient d’un rôle particulièrement puissant et influent pour imposer un pacte de représentativité égalitaire à la ‘isawia dans les fêtes familiales. Il n’est peut-être pas inutile de préciser dès à présent que le cheikh de la qadiria de Beni Khiar, le cheikh Jameleddine, occupe également des fonctions analogues à Tunis même et que sa famille, spécialisée dans les affaires religieuses, est très proche du grand Cheikh de la confrérie. Ce pacte de représentativité ne dure pas longtemps : l’arrivée de la soulamia à Beni Khiar vient non seulement perturber l’accord passé entre les notables des deux confréries mais elle se trouve encore à l’origine d’importantes tensions qui reconfigurent complètement le rôle de ces institutions dans la ville.
Aucune source ne mentionne très exactement le moment où la soulamia apparaît à Beni Khiar. On sait depuis Depont et Coppolani qu’elle trouve ses racines à Zliten en Tripolitaine au XVIe siècle et qu’elle est très influente au moins jusqu’à la fin du XIXe siècle. Elle se répand en Ifriqiyya du sud vers le nord, des zaouias étant fondées à Gabès, Testour, Tunis, puis dans le Cap Bon (Depont et Coppolani, 1897 : 347) [29]. Selon le cheikh Hedi Ben Aicha, elle se serait rapidement répandue dans cette dernière région au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, et plus particulièrement à Hammamet, à trente kilomètres au sud de Beni-Khiar. Le Cheikh Mohammed Al-Asmi (m.1898) en aurait enseigné la doctrine et le rituel dans la zaouia de Sidi Bouhdid et aurait compté parmi ses disciples Ali Janân (m.1882), personnage ignoré des sources d’archives mais tout à fait connu et reconnu de ses descendants à Beni-Khiar. C’est lui qui aurait introduit la soulamia dans la ville avant le Protectorat français, mais rien au niveau de la documentation ne permet de certifier ces faits.
Qu’enseigne exactement Ali Janan aux nouveaux aspirants de Beni Khiar ? Qu’a-t-il lui-même appris auprès du Cheikh Al-Asmi ? Il est fort probable que ces questions restent sans réponse ou qu’il ne faille procéder par analogie avec d’autres situations pour s’en faire une idée. D’après Depont et Coppolani (1897 : 339 et s.), dont on connaît le niveau de généralisation, la doctrine et le rituel de la soulamia sont très proches de ceux de la ‘isawia : les aspirants se jettent sur des braises ardentes, déchirent leurs vêtements au son des bendirs [30] et multiplient les jongleries. Le rituel est donc visuellement spectaculaire. Toutefois, la description qu’en propose le fonctionnaire du Bey, Mohammed al-Hachaychi au même moment (1897 : 218), n’évoque pas du tout cet épisode de transe et met plutôt l’accent sur l’esthétique musicale des chants exécutés. A l’heure actuelle, la principale différence entre soulamia et ‘isawia repose justement sur l’absence ou la présence de ce rituel spectaculaire, la soulamia en étant exempte et la ‘isawia fondant sa popularité sur son exécution. La soulamia a-t-elle subi des transformations qui ont contribué à la disparition du rituel de transe qu’auraient observé les administrateurs coloniaux ou a-t-elle toujours été visuellement plus sobre que la ‘isawia ? Non seulement, cette question reste entière mais il nous faut encore admettre qu’il est bien impossible de connaître exactement le déroulement de ce rituel au début du XXe siècle dans une petite ville, peut-être un village, comme Beni Khiar.
Où les réunions du Cheikh Ali Janan se tiennent-elles ? Là encore, les sources n’offrent aucune réponse. Il semble même qu’en cette fin de XIXe siècle, Ali Janân n’ait jamais adressé de demande aux autorités coloniales pour obtenir le titre de cheikh de soulamia. La plus ancienne candidature date de 1902, posée par un dénommé A’mor Bouzid qui souhaite officiellement diriger le rituel dans la zaouia Saida Aïcha. Cette demande est rejetée par le Résident Général à la suite d’une enquête révélant l’implication du prétendant dans une affaire notariale douteuse [31].
Les aspirants de la soulamia sont déjà affilés à d’autres confréries présentes dans la ville, notamment la ‘isawia et la qadiria [32]. Parmi les disciples d’Ali Janân, Mhammed Aliyya est un jeune tisserand dont la famille est affiliée à la ‘isawia. Une de ses lettres du 17 Mai 1920, adressée au Secrétaire Général du Gouvernement, révèle qu’après le décès de son maître, c’est lui qui prend à sa charge, toujours de manière non-officielle, l’initiation rituelle de la soulamia le jeudi et le samedi dans la zaouia de la ‘isawia [33]. Il n’adresse à ce moment aucune candidature pour un poste officiel de délégué spirituel de la confrérie soulamia.
En 1911, un événement directement lié à la pratique désormais régulière de la soulamia vient perturber le cours normal des représentations confrériques dans les fêtes familiales [34]. Un père de famille sollicite les groupes confrériques pour la procession célébrant la circoncision de son fils. La pratique est maintenant courante et le pacte de représentativité est respecté entre qadiria et ‘isawia. Mais pas cette fois. Pour l’occasion, M’Hammed Aliyya décide de jumeler les deux formations dont il est responsable, ‘isawia et soulamia et d’écarter la qadiria. Alerté par les autorités locales et comprenant le risque que représente la remise en question du contrat passé entre les deux confréries, le Premier Ministre demande au Caïd que le pacte soit rétabli :
« Comme la violation des us et coutumes pourrait avoir des conséquences fâcheuses, je vous prie d’inviter les cheikhs de ces deux zaouias à s’y conformer » [35].
Le Premier Ministre a parfaitement conscience que la rupture du pacte de représentativité pourrait avoir de fâcheuses conséquences politiques et sociales. En liant sa troupe de soulamia à celle de la ‘isawia, Mhammed Aliyya porte un sérieux coup à l’influence que pourraient exercer les membres de la Qadiria auprès des familles. A l’arrière-plan d’une éventuelle rivalité confrérique se dessine en réalité un conflit d’intérêts opposant directement les notables de la ville.
Pour répondre à la provocation de Mhammed Aliyya, le cheikh Jameleddine de la qadiria décide de créer à son tour un groupe d’aspirants de la soulamia au sein de sa zaouia. N’ayant pas d’initié à cette nouvelle doctrine parmi ses disciples, il décide d’attirer le fils d’Ali Janân, Abdesselam Janan, élève de Mhammed Aliyya et membre de la ‘isawia. Abdesselam est encore très jeune pour diriger une troupe mais il est aux yeux de Cheikh Jameleddine le seul héritier légitime de son père. Ce statut fait de lui le meilleur candidat pour affaiblir la soulamia de M’Hammed Aliyya et, à travers elle, la ‘isawia.
La famille Janan est ‘isawi mais elle est très proche des Ben Aicha, une riche et influente famille de tisserands qadiri. Le cheikh Jameleddine demande à un membre de cette dernière famille de convaincre le jeune Abdesselam de quitter la ‘isawia pour enseigner la doctrine de la soulamia dans la zaouia qadiria. Le jeune homme finit par accepter la demande de son ami et rejoint le cheikh Jameleddine [36].
Désormais, deux groupes de soulamia coexistent à Beni Khiar, celui de la ‘isawia et celui de la qadiria. Pour les fêtes domestiques, chaque confrérie fait appel à son propre groupe de soulamia. Le pacte de représentativité est rompu et la concurrence s’étend socialement. Pour leurs moments de joie et de malheur, les familles ne sollicitent plus que les groupes de la confrérie auxquelles elles sont affiliées, comme le révèle une lettre envoyée par le groupe soulamia — ‘isawia au Premier Ministre en 1922 :
« C’était dans les premiers jours de 1911. Depuis, le mort issaoui est enterré avec le concours des siens ainsi que le mort qadri est enterré par les soins qadris exclusivement » [37].
L’introduction de la soulamia dans les fêtes domestiques à Beni-Khiar est donc bien à l’origine de l’éclatement du pacte entre les confréries et tout ce qu’il représentait en termes d’équilibre pour le contrôle sociopolitique local. Les notables de chaque confrérie se lancent à présent dans une âpre bataille pour dominer l’espace social. Dès 1911, le Contrôleur Civil de Grombalia comprend la menace qui pèse sur l’équilibre politique de la ville. Il écrit au Premier Secrétaire d’Ambassade :
« Les deux confréries rivales soulèvent quelquefois des conflits assez sérieux qui nécessitent l’intervention de l’autorité administrative dans leur lutte d’influence » [38].
Les chefs des deux confréries en question, M’Hammed Aliyya et Ahmed Jameleddine, savent que pour se défaire de l’adversaire, il leur faut obtenir de l’Administration coloniale une reconnaissance formelle de la soulamia comme confrérie et, a fortiori, la désignation officielle d’un délégué local. Les deux hommes se lancent donc dans une course à la candidature : le cheikh Jameleddine soumet aux autorités coloniales celle d’Abdesselam Janân tandis que M’Hammed Aliyya se présente lui-même. Pendant plusieurs années, l’Administration refuse de nommer un candidat au risque de voir la situation dégénérer. Paradoxalement, l’absence d’une nomination officielle entraîne des débordements. En Mars 1913, le Contrôleur Civil informe les autorités de l’assassinat d’un dénommé Ahmed ben Fradj, affilié à la qadiria. Aussitôt, quatre de ses condisciples portent plainte auprès du Caïd, accusant le dirigeant officiel de Beni Khiar, Mohamed Bouadjina, de l’avoir empoisonné. Celui-ci s’en défend et accuse à son tour les quatre notaires d’avoir ourdi un complot. Résumant les faits, le Contrôleur Civil de Grombalia ne peut que constater les dégâts causés par ces luttes :
« L’enquête faite par le Caïd à ce sujet n’a donné aucun résultat. Dans toute cette affaire et celles qui continuellement mettent en opposition les Kadria et les Aissaouia de cette localité sont mêlées des notabilités de ces deux confréries qui sous un prétexte quelconque cherchent réciproquement à se nuire. Le cheikh Mohamed Ben Adjina qui est Aissaoua gagnerait à apaiser les passions au lieu de les exciter. D’autre part Sadok Djemel Eddin [ndla : le frère d’Ahmed Jameleddine qui partage avec lui ses fonctions] du Kadria aurait intérêt pour la tranquillité publique à suivre la même voie… » [39].
Face à la montée des violences et la perte de contrôle de l’ordre social, Ahmed Jameleddine multiplie les tentatives auprès du Grand Cheikh de la soulamia, Mohammed Chérif, établi à Tunis, pour soutenir la candidature d’Abdesselam Janân à la fonction officielle de cheikh [40]. Ce n’est qu’en 1919, après huit ans de conflits que celui-ci obtient enfin ce titre. Sa vocation dès lors n’est autre que d’empêcher M’Hammed Aliyya de pratiquer les offices de la soulamia dans sa zaouia et les fêtes domestiques. Loin de s’achever, le conflit s’intensifie [41], les membres du groupe de soulamia — ‘isawia multipliant les doléances pour obtenir une seconde désignation pour le cheikh M’hammed Aliyya. Ils considèrent que les habitants, majoritairement affiliés à la ‘isawia, ne peuvent faire appel aux services d’Abdesselam Janân. Ils obtiennent finalement gain de cause en 1924, après que de nombreux heurts aient affaibli la qadiria [42].
C’est à ce dénouement que s’arrête l’enquête en archives. On ne trouve plus de documents exposant les épisodes ultérieurs et la manière dont les deux soulamias ont coexisté. Le cheikh Ahmed Jameleddine meurt en 1925 et emporte avec lui les décombres d’une qadiria affaiblie par des années de luttes d’influence. Dans leurs doléances, les membres de la soulamia — ‘isawia n’avaient pas tort de noter que Beni Khiar avait été conquis pendant tout ce temps à la ‘isawia. Toutefois, des sources ultérieures, datant des années 1930, montrent qu’au cours des années 1920, la soulamia du cheikh Abdesselam Janân s’est finalement imposée dans les fêtes familiales. Sous la plume d’un notaire de la famille Bessaies, plusieurs familles se plaignent en effet auprès des autorités coloniales du coût financier que représente l’accueil des groupes confrériques pendant leurs fêtes. Le pacte de représentativité a bien disparu en 1911 mais un décret obligeait malgré tout les familles à inviter tous les groupes confrériques ensemble [43]. ‘Isawia et qadiria avaient décidé de se produire séparément mais seulement parce que la soulamia servait à remplacer la confrérie concurrente. Vingt ans plus tard, ce décret est toujours en vigueur mais la crise économique amène désormais les familles à s’interroger sur la nécessité d’une telle obligation qui suppose des frais importants pour assurer les services gustatifs la nuit durant. Le Contrôleur Civil de Grombalia leur donne raison et conçoit que :
« La liberté doit être laissée à ceux qui célèbrent une fête en famille (…) de faire appel au concours de telle ou telle confrérie » [44].
Aussi, lorsque cette décision est entérinée par le Résident Général, les deux confréries désormais dominantes dans les fêtes domestiques, soulamia et ‘isawia, se placent très officiellement dans un rapport concurrentiel. Sans la rivalité de la qadiria agonisante, le cheikh M’Hammed Aliyya semble d’ailleurs se contenter des services de sa propre confrérie et ne plus pratiquer de soulamia, entièrement dirigée par le cheikh Abdesselam Janân dans la zaouia de la qadiria. Il forme ainsi les jeunes générations, d’abord le père de Hedi ben Aicha, puis, après la seconde guerre mondiale, le jeune Hedi lui-même et son ancien ami Younes Souissi. Le décès de leur maître à la toute fin des années 1950 coïncide avec l’éviction sur un plan national des confréries religieuses et l’émergence de la troupe Mahmoud Aziz. Aussi, les deux jeunes exécutants, bien plutôt que de se battre pour la succession du cheikh Abdesselam Janân, décident de faire scission et de créer, chacun, leur propre groupe pour les fêtes familiales. La concurrence entre les deux soulamias dans les années 1960 suit une logique déjà imprimée dans l’histoire de la soulamia de Beni-Khiar dans les années 1910. La différence est que la politique nationale anticonfrérique contribue largement à estomper les rivalités sociopolitiques pour les limiter au seul espace domestique.
Conclusion
A vouloir tracer des lignes communes entre les différents entretiens réalisés avec les chefs et les exécutants de soulamia et de ‘isawia de Beni-Khiar, l’on en vient à observer deux choses. D’une part, les interviewés recourent à une histoire nationale dès lors qu’il s’agit d’expliquer les origines de la forme que revêt leur prestation dans les fêtes familiales. D’autre part, ils se réfèrent à une histoire plus locale dès lors qu’il s’agit d’expliquer les concurrences actuelles entre soulamia et ‘isawia. Si la référence à l’histoire nationale donne du crédit à l’idée de rupture entre ce qui était avant l’Indépendance et ce qui est après, la lecture plus locale des concurrences entre les deux formations s’inscrit dans un continuum où cette référence nationale n’est même pas sollicitée.
Aborder l’histoire des confréries à travers l’articulation de deux échelles de lecture, nationale et locale, est certes une façon d’honorer le discours des acteurs, de ne pas écarter de propos uniquement parce qu’ils ne s’inscriraient pas dans une certaine démarche historiographique ; mais c’est aussi l’occasion de poursuivre une réflexion sur le sens et l’exigence d’une méthode, celle qui consiste à ne pas écarter les contradictions ou les paradoxes qui naissent de la différence d’échelle, tant chronologique que spatiale. La longue durée et l’espace restreint qui caractérisent l’histoire locale et impliquent l’analyse de processus longs et peu visibles ne peuvent être diamétralement opposés à un temps-événement plus court et un espace plus large. Si les deux échelles sont, en termes de références, mobilisées par les acteurs dans le discours, ce n’est pas nécessairement le résultat d’une incohérence mais peut-être d’une vision implicitement homogène de l’histoire de leur pratique.
L’hypothèse que je soulève est que ces références ne sont employées que dans la mesure où la pratique serait elle-même perçue par les acteurs comme un objet unitaire et cohérent malgré ses évolutions dans le temps et l’espace. De nombreuses différences peuvent distinguer la soulamia de la troupe Mahmoud Aziz de celle de Beni-Khiar avant l’Indépendance, et pourtant, pour les exécutants, le terme même de « soulamia » renvoie à une seule et même réalité se déployant à plusieurs niveaux. L’articulation entre histoire locale et histoire nationale constitue une méthode qui valorise d’une certaine façon l’idée que l’histoire d’une pratique soit traversée par des interférences, autrement dit par plusieurs temporalités et spatialités qui cohabitent dans les discours des acteurs, ou même en fonction des sources sollicitées par l’historien, et dont la cohabitation, au moment de la restitution historique, peut générer des conflits conduisant à l’éviction de l’une ou l’autre temporalité. Pour résoudre ces conflits, cette méthode doit faire appel à la notion de « multiréférentialité » qui permet de prendre en compte l’ensemble des références liées à une pratique particulière et de dépasser le débat sur les interactions entre linéarité et rupture. L’usage de cette notion permettrait en outre d’examiner plus en avant ces interférences de manière à ce que l’histoire locale trouve sa place dans l’historiographie tunisienne tout autant que dans l’enseignement de l’histoire.