Introduction
L’effondrement de l’Union soviétique en 1991 entraîna le changement du système politico-économique et engendra une pléthore de transformations sociales affectant la vie de tous les ex-citoyens soviétiques. Une rupture s’opéra également à travers une libéralisation des pratiques religieuses, antérieurement combattues par le pouvoir communiste. Aux campagnes sanglantes contre le clergé et les croyants laïcs, particulièrement violentes dans les années 1930 et 1950, à l’éducation athéiste militante succédèrent, dès 1991, des libertés totalement nouvelles, comme s’engager délibérément en religion et s’afficher ouvertement comme croyant. En rupture totale avec les pratiques du régime précédent, le pouvoir politique russe promeut désormais la religion orthodoxe, institutionnellement dominée par l’Église orthodoxe, comme source de moralité pour la société (Agadjanian, 2011). Ce revirement politique est marquant. Pourtant, ceux des ex-citoyens soviétiques qui s’affichent à présent comme croyants orthodoxes font preuve d’une réflexivité subtile lorsqu’ils identifient des continuités et des ruptures. La question de ce qui est nouveau et de ce qui s’inscrit en continuité avec le passé soviétique imprègne les réflexions et les discussions quotidiennes de ceux, notamment, qui ont fait de l’enseignement de l’orthodoxie russe leur profession. Ces enseignants en religion orthodoxe, principalement des femmes, vivent leur engagement religieux dans la continuité de leurs valeurs morales acquises au sein de structures d’encadrement idéologique du temps de l’URSS. Cette construction subjective d’une cohérence sans heurts entre, d’un côté, des valeurs intégrées par le biais des enseignements soviétiques et, de l’autre côté, une dévotion religieuse dans le cadre de l’Eglise orthodoxe russe, a déjà été documentée (Agadjanian, 2011 ; Benovska-Sabkova et al., 2010 ; Kormina, 2010 ; Kormina et Shtyrkov, 2011 ; Ładykowska, 2011 ; Ladykowska et Tocheva, 2013 ; Rousselet, 2011 ; Zigon, 2008). Comment comprendre cette préférence pour ce que l’on peut appeler une continuité éthique dans le contexte postsoviétique d’un revirement politico-idéologique radical ? Pour la plupart des auteurs, l’attachement à des valeurs soviétiques interprétées désormais aussi comme orthodoxes, telles que l’honnêteté, le sacrifice de soi, le sens du collectif et de la solidarité, est une réaction face aux dérives postsoviétiques largement vécues comme un effondrement moral par les classes moyennes et inférieures. Inscrire ces valeurs dans le cadre d’un engagement religieux orthodoxe paraît désormais légitime et juste. Cependant, des questions restent en suspens : qu’est-ce qui stimule une expression aussi large d’un sens de la continuité entre engagement soviétique et orthodoxe ? Que permet de dire le cas de l’orthodoxie russe postsoviétique sur le rapport entre christianisme et changement radical ?
Ces questions rejoignent un récent débat anthropologique sur le christianisme comme religion de rupture. L’adhésion au christianisme est-elle une expérience subjective de rupture radicale ? Récemment, Joel Robbins, un anthropologue américain, s’est fortement démarqué en posant cette question et en y répondant par l’affirmative. Des études anthropologiques de la conversion, que celle-ci concerne le christianisme ou d’autres religions, ont déjà mis en évidence la complexité de la question de la transformation notamment comme vécu subjectif inscrit dans, et travaillé par, des conditions socio-culturelles (cf. notamment Buckser et Glazier, 2003). Mais c’est Robbins qui s’est le plus directement emparé de la question du lien entre rupture et christianisme tout en dénonçant le penchant anthropologique pour la continuité. Il a présenté un programme pour fonder une « véritable anthropologie du christianisme », à l’image de l’anthropologie de l’islam. Il a élargi ce programme en lançant un appel aux anthropologues pour en finir avec la « pensée de la continuité » (Robbins, 2007). Le travail de Robbins est devenu incontournable dans les récents débats autour de la conversion religieuse et du changement radical. Le cas de l’orthodoxie russe postsoviétique soulève avec tout autant de force la question de la rupture et de la continuité. Il est donc pertinent d’examiner ce cas en se référant au travail de Robbins. Mais non seulement la réponse qui s’esquisse d’ores et déjà est-elle différente ; une réorientation théorique s’impose. Partant ainsi du travail de Robbins, je suggère tout d’abord d’affiner les catégories de continuité et de rupture pour rendre compte des subtilités des visions subjectives de rupture. Je prends appui pour cela sur le cas des enseignantes catéchistes en orthodoxie russe dans la Russie postsoviétique. Ensuite, je montre qu’affirmer ou infirmer que la conversion au christianisme est de façon intrinsèque une expérience de rupture conduit à essentialiser et figer non seulement la notion de conversion mais aussi ce qu’est le christianisme. En revanche, la question de Robbins mérite d’être reformulée. Il ne suffit pas d’interpréter l’attachement des croyants orthodoxes contemporains à une continuité éthique seulement comme une forme de résistance face au changement ou une désapprobation des évolutions de la société. Cette revendication de la continuité constitue une forme de subjectivation de la conversion qui, si elle apporte un exemple ethnographique opposé à celui de Robbins en montrant que toutes les formes de christianisme n’induisent pas nécessairement une expérience de rupture, demande aussi de changer d’approche théorique. En m’inspirant de la pensée de Talal Asad (1993), je mets en évidence une transformation inédite de l’orthodoxie depuis la chute du régime soviétique. Pour la saisir, la question n’est plus celle, essentialiste, de savoir si le christianisme est en lui-même porteur de rupture, ou lesquelles de ses branches se rapprochent d’une telle définition et lesquelles s’en écartent. Elle n’est pas non plus une interrogation sur des typologies déjà échafaudées de la conversion (cf. notamment Lamb et Bryant, 1999), même si celles-ci contribuent indubitablement à penser les conversions dans leur diversité. Elle est : quelles sont les conditions sociohistoriques et les effets de pouvoir qui autorisent une conception subjective aussi largement partagée de la continuité éthique alors que la rupture systémique et idéologique globale est frappante ? Si l’on pense la religion en tant que système mouvant, en évolution constante, modelé par des processus sociohistoriques, comme le propose Asad, une innovation sans précédent dans l’orthodoxie russe apparaît. Cette innovation consiste à inscrire un système de valeurs intégré par les individus par le biais des institutions soviétiques d’encadrement idéologique dans une continuité harmonieuse avec leur engagement religieux. Ainsi, pour la première fois dans l’histoire, la fabrique sociale de l’orthodoxie comprend une incorporation cohérente de valeurs morales et d’un code éthique précédemment véhiculés par les institutions de propagande athéiste. Dans cet article, la notion d’athéisme ne désigne pas un militantisme antireligieux stricto sensu ; en URSS, cette adhésion avait aussi une acception plus ordinaire : le partage d’un ensemble de valeurs véhiculées par les structures soviétiques d’encadrement idéologique, une participation active au sein de ces structures et une incroyance plus passive qu’affichée.
Conversion au christianisme et rupture
La conversion au christianisme marquerait une disjonction radicale entre un avant et un après dans la vie du converti, vision qui s’apparente au modèle idéal de la conversion paulienne comme transformation soudaine suite à la révélation de Dieu. C’est en substance ce qu’affirme Joel Robbins (2007), après avoir avancé cette idée dans des publications antérieures (2003b, 2004). Robbins a conduit une recherche de terrain dans un groupe relativement isolé de Papouasie Nouvelle Guinée, les Urapmin, composé de 390 personnes, qui n’avaient pas été colonisés préalablement et qui se sont convertis à une forme stricte de christianisme pentecôtiste à la fin des années 1970. Il s’agissait donc d’une conversion à une religion importée pour la première fois. Au même moment, nombre d’institutions et de rapports sociaux ont changé. Mais certains concepts issus de la religion des ancêtres sont restés opérants ; ils entrent en conflit avec les nouvelles normes pentecôtistes. Les Urapmin essaient de vivre en respectant ces deux sources de morale en opposition aigüe (Robbins, 2004). De l’étude de cette tension entre la religion des ancêtres et le pentecôtisme, Robbins élabore sa vision de l’adoption du christianisme comme une rupture culturelle radicale et entame ainsi une réflexion sur la conversion au christianisme comme disjonction. Il aborde la conversion en prenant comme modèle ce qu’il appelle « le converti protestant idéal-typique » (Robbins, 2007). Il appelle à souligner davantage les expériences de disjonction que ces chrétiens mettent en avant eux-mêmes en se référant à ses propres travaux et à ceux d’autres anthropologues spécialistes des mouvements charismatiques et pentecôtistes (Robbins, 2003b ; 2007). De là il étend l’argument au christianisme comme religion de rupture en général et au développement de la discipline : pour Robbins, l’anthropologie, contrairement à la sociologie, aurait peu théorisé la discontinuité, ou pas du tout (2003a, 2007). L’erreur anthropologique a été, affirme-t-il, de négliger des données empiriques fondamentales, en premier lieu les visions subjectives des convertis d’avoir vécu une transformation totale. Cette erreur caractériserait des travaux célébrés de la discipline. L’exemple le plus flagrant pour Robbins est l’ouvrage de Jean et John Comaroff (1991) Of revelation and revolution : Christianity, colonialism, and consciousness in South Africa, un ouvrage classique sur la colonisation et la religion parmi les Tswana d’Afrique du Sud. Robbins accuse les Comaroff d’avoir exagérément prêté attention à la persistance d’une conscience et de croyances préchrétiennes chez les Tswana. Il leur reproche d’avoir accordé peu de foi au fait que les Tswana avaient intégré culturellement le christianisme ou qu’« au moins [ils] exploraient les possibilités de construire leurs vies dans des termes chrétiens » (Robbins, 2007 : 8). Robbins affirme qu’il est indispensable de prendre conscience que les notions de temps et de croyance des anthropologues peuvent diverger de celles des gens qu’ils étudient ; ainsi l’expérience de transformation vécue par ces derniers échapperait au regard scientifique. En revanche, davantage d’attention aux notions vernaculaires et aux manières dont s’expriment les expériences subjectives conduirait les anthropologues à développer un sens plus affiné de la rupture et, par extension, mènerait à la fois à poser les fondations d’une « véritable anthropologie du christianisme » (2007) et à développer une « théorie du changement culturel véritablement radical » (2003b : 231).
Robbins n’est pas le seul à aborder le christianisme comme une religion de la disjonction. Par exemple, Fenella Cannell (2006a) puise des arguments en faveur d’une telle vision non pas dans les énoncés subjectifs des acteurs mais dans une relecture d’auteurs fondamentaux : de Hegel à Dumont, Leach et Parry en passant par Durkheim, Mauss et Weber. « Le christianisme comme discontinuité radicale » est le titre d’une section de l’introduction (2006a : 14-22) à l’ouvrage collectif The anthropology of Christianity (2006b) qu’elle a dirigé. Même si sa méthode pour montrer que le christianisme introduit une rupture sur le plan sociohistorique diffère de celle de Robbins (qui se concentre sur le changement culturel chez les nouveaux convertis, saisi dans une certaine immédiateté plutôt que dans la longue durée), nous retrouvons la même tonalité idéaliste et essentialiste : le christianisme serait en lui-même porteur d’une discontinuité radicale.
Trois arguments fondamentaux se détachent de ces positions. D’abord, une affirmation de la nécessité pour les anthropologues de prendre au sérieux l’expérience subjective d’une discontinuité radicale dont témoignent des convertis (selon Robbins). Ensuite, l’idée que le christianisme est en lui-même une religion de rupture (selon Robbins et Cannell). Enfin, une critique de la tendance des anthropologues à souligner des continuités en négligeant les revirements radicaux vécus au sein des sociétés tournées vers le christianisme (selon Robbins et Cannell). Cette tendance, considérée plus largement, constituerait un obstacle pour penser le changement radical. Des contributions ultérieures ont cependant mis en évidence certains biais et présupposés contenus dans ces arguments.
Critiques
Sans rendre compte de toutes les positions prises sur la question d’une anthropologie du christianisme « pour soi » et sur la critique d’une « pensée de la continuité », nous nous limitons ici aux critiques formulées par des anthropologues spécialistes du monde postsoviétique et plus généralement postsocialiste. De façon générale, Robbins n’évite pas certains des écueils présents dans les positions d’anthropologues qui, comme lui, se sont revendiqués d’une « véritable anthropologie du christianisme ». En particulier, Robbins et d’autres généralisent à propos du christianisme en ignorant les travaux en ethnologie, folklore, ou encore sociologie, sur l’Europe notamment, et érigent en paradigme du christianisme le protestantisme charismatique et évangélique, le pentecôtisme, ou encore le catholicisme romain d’ex-colonies (cf. notamment Cannell, 2006b ; Engelke & Tomlinson, 2006 ; Hefner, 1993 ; Keane, 2007). Cette préférence affichée pour le christianisme de l’Occident et surtout pour son implantation dans ses « extensions », colonies et autres espaces d’influence, a été questionnée (Hann, 2007).
De même, des faiblesses du modèle de la conversion comme rupture radicale que certains de ces travaux postulent ont été mises en lumière, notamment en scrutant différents cas de l’expérience postsoviétique (Pelkmans, 2009a). Ainsi, au lieu d’être vécue à la fois comme irrévocable et radicale, la conversion au christianisme comme religion culturellement extérieure à la société d’appartenance du converti peut être temporaire et réversible (Pelkmans, 2009b). Il est important de noter que dans le contexte postsoviétique, la conversion n’est pas nécessairement l’abandon par étapes d’une religion en faveur d’une autre (Rambo et Farhadian, 1999), ni l’intensification d’une foi religieuse préexistante ; elle est un abandon de la non-religion. Cet abandon de la non-religion, donc l’engagement avec une religion pour la première fois, est le plus souvent lié à des appartenances ethniques dont les termes ont été façonnés par les politiques soviétiques (Pelkmans, 2009a). Par exemple, on pouvait se considérer comme étant un chrétien orthodoxe culturel ou un musulman culturel à l’époque soviétique sans avoir la moindre idée de la doctrine et de la pratique de sa religion. La découverte postsoviétique du christianisme et de l’islam en tant que doctrine et rite est largement vécue comme les retrouvailles plus complètes avec son appartenance ethnique ou nationale. La conversion comme pratique active d’une religion est donc souvent vue comme étant en cohérence naturelle avec celle-ci. Dans le cas étudié ici, embrasser l’orthodoxie russe relève de ce type de conversions « internes ». Sans constituer une disjonction avec le passé, elle devient plutôt un moyen de renouer avec ce passé.
Sonja Luehrmann examine des continuités et des discontinuités dans son étude anthropologique et historique des techniques didactiques soviétiques et postsoviétiques, utilisées dans l’enseignement respectivement de l’athéisme scientifique et de la religion (Luehrmann, 2011). Pour enseigner une conception du monde voulue décidément sécularisée ou athée, le régime soviétique a souvent mobilisé des vocables, des argumentations et des techniques de démonstration ancrés dans une vision religieuse. Inversement, des pédagogues postsoviétiques qui s’attachent à promouvoir des religions traditionnelles locales ou encore le christianisme protestant puisent dans le registre des techniques didactiques soviétiques. De façon plus générale, les secteurs éducatifs soviétique et postsoviétique doivent beaucoup aux transferts et aux imprégnations idéologiques et structurelles de ce qui a précédé, alors que les conditions politiques générales ont été, suite à la Révolution de 1917 et à la chute de l’URSS en 1991, celles d’un revirement total (Ladykowska et Tocheva, 2013).
Il devient clair que la focalisation sur un certain type de christianisme, sur une notion de conversion spécifique et des définitions de la rupture et de la continuité trop restreintes induit des biais importants dans la formulation même de la question de savoir si la conversion au christianisme est en soi une expérience de rupture. La question qui en découle concernant l’ignorance anthropologique de la transformation radicale se trouve affectée par les biais de la première. J’avance qu’au lieu d’éluder cette seconde question, il faut la reformuler. L’examen que je propose de l’engagement avec l’orthodoxie russe postsoviétique n’ambitionne pas d’esquisser une définition du christianisme en prenant position pour ou contre l’idée que celui-ci s’articulerait, subjectivement ou autrement, autour d’une rupture radicale. Une telle définition apparaît d’emblée condamnée à la généralisation abusive. Il ne s’agit pas non plus de revisiter des typologies déjà existantes de la conversion. En revanche, je propose dans un premier temps d’affiner les catégories de continuité et de rupture. Les moments-clés d’un récit autobiographique d’engagement avec l’orthodoxie apportent des éclairages.
Construire une continuité éthique
Les Urapmin étudiés par Robbins ont intériorisé des valeurs culturelles qu’ils reconnaissent comme étant totalement nouvelles, en disjonction profonde avec la religion des ancêtres. Robbins met l’accent sur la manière dont les convertis eux-mêmes présentent leur vision de la rupture vécue à la fin des années 1970 ; ils ont développé une manière standardisée de narrer le changement dont ils se servent pour construire des raisonnements explicatifs dans le présent. Mais ériger un tel cas particulier en paradigme du christianisme, y compris protestant, est problématique. De plus, le sens subjectif d’un changement culturel marqué dont la source est l’adhésion à une religion culturellement nouvelle n’a rien de spécifiquement chrétien. Le cas des Urapmin qui tiennent « pour acquis le modèle chrétien du changement historique radical » (Robbins, 2007 : 11) peut très bien se révéler exceptionnel et non pas représentatif du christianisme en général, de même que des modèles similaires pourraient être trouvés chez les convertis à d’autres religions. Il serait heuristiquement plus utile de voir de quelle rupture et de quelle continuité il est question. Si l’on adopte la démarche de Robbins qui consiste à se focaliser sur des expériences subjectives de conversion et que l’on se tourne vers l’engagement religieux en orthodoxie russe postsoviétique, une distinction claire apparaît dans les narrations individuelles entre rupture systémique et continuité éthique. Alors que le changement politique postsoviétique a été pour de nombreuses personnes la condition même de la découverte de l’orthodoxie et de l’entrée en religion, nous sommes loin d’une vision de rupture radicale au niveau des valeurs morales qui devraient guider les comportements. Mes interlocutrices catéchistes ont signalé qu’elles ne voyaient pas leurs parcours individuels, marqués par l’engagement au sein de structures idéologiques soviétiques, comme une parenthèse antithétique à leur adhésion à l’orthodoxie. Elles n’envisagent pas les valeurs communistes, à l’époque délibérément athéistes, comme étant en dissonance radicale avec la foi religieuse. Au contraire ; c’est la vision d’une cohérence des parcours qui ressort [1].
Comment comprendre ce sens d’une continuité éthique ? Une explication serait à rechercher dans l’enracinement historique de l’orthodoxie en Russie depuis mille ans. Même si mes interlocutrices n’ont que rarement eu accès à un savoir religieux avant la fin du régime soviétique, la culture dans laquelle elles ont grandi a été marquée de façon diffuse aussi par des valeurs chrétiennes orthodoxes. Ainsi, la société postsoviétique russe est-elle loin du cas des « convertis protestants idéal-typiques » qui n’avaient jamais connu le christianisme. Mais il y a autre chose à mettre en avant. Qu’est-ce qui autorise une insistance assumée et aussi massive sur une continuité éthique entre l’engagement soviétique et l’engagement orthodoxe ?
Le témoignage de Marina Ivanovna [2], une femme enseignante en religion et directrice d’une école paroissiale, permet de lever le voile sur les articulations complexes entre rupture systémique et continuité éthique. Tandis que son cas, comme n’importe quel autre, comprend une part de singularité irréductible, il est aussi représentatif à plusieurs égards. Comme elle, pratiquement toutes celles rencontrées lors de l’enquête ont eu une carrière au sein du Komsomol, l’organisation de la jeunesse soviétique communiste. Nombreuses sont celles qui, comme cette enseignante, ont également occupé des postes de militante syndicale — un autre domaine-clé de l’encadrement idéologique soviétique — en combinaison avec leur emploi ou leurs études supérieures à l’époque soviétique.
Marina Ivanovna approchait la cinquantaine lorsque je l’ai rencontrée dans la ville d’Ozerovo [3], dans la région de Saint-Pétersbourg. Cette femme dynamique, directrice de la plus grande école paroissiale de la ville, inspire le respect et l’attachement à ses subordonnés, à ses élèves et à leurs parents [4]. Elle est connue comme une personne humble, professionnelle et experte dans la connaissance du canon orthodoxe russe. De plus, elle est pédagogue diplômée de l’enseignement supérieur soviétique et, au début des années 1990, a obtenu un diplôme de directrice de chorale au Séminaire orthodoxe de Saint-Pétersbourg. Elle excelle dans l’organisation d’événements publics, tels que des célébrations religieuses, des événements occasionnels, ou l’accueil de visiteurs importants. Le prêtre responsable de la paroisse, son supérieur hiérarchique direct, s’en remet entièrement à ses compétences en ces occasions. Marina Ivanovna est loin d’être une exception dans ce type de rôle ; nombreuses sont les paroisses où le clergé se remet aux femmes catéchistes laïques pour l’organisation d’événements et la communication publique de la paroisse (Ladykowska et Tocheva, 2013).
L’école paroissiale de Marina Ivanovna est située dans un bâtiment qui avait été confisqué à l’église par l’Etat soviétique ; il avait servi, entre autres, de Maison des Pionniers, les jeunes adolescents communistes. Il fut restitué à la paroisse en 1995. Marina Ivanovna, à cette époque enseignante puéricultrice, s’était alors engagée auprès de la paroisse voisine en tant que catéchiste bénévole et en même temps faisait partie d’un groupe d’activistes réclamant à l’Etat la restitution de l’ancien bâtiment à sa paroisse d’origine. Lorsque cette revendication fut satisfaite, Marina Ivanovna se vit embaucher par la nouvelle école paroissiale comme directrice et enseignante.
Marina Ivanovna n’a pas reçu d’éducation religieuse dans son enfance. Elle pense que la peur de répressions empêchait ses parents, comme la plupart des citoyens soviétiques, de parler ouvertement de religion à leurs enfants. Elle ne savait presque rien ni de l’Eglise ni de la foi, mais affirme avoir toujours su que ses parents étaient orthodoxes, qu’ils étaient « de l’Eglise » (tserkovnye). Dans leurs récits rétrospectifs, les catéchistes mettent souvent en avant cette conscience d’une appartenance à l’orthodoxie qui s’accompagnait, au temps de l’URSS, d’une absence de pratique religieuse dans les familles et d’une ignorance de la doctrine. Ce n’est qu’en tant qu’adulte, dans les années 1980, que Marina Ivanovna a commencé à lire de la littérature pro-orthodoxe et à rencontrer des personnes qui, comme elle le dit, « cherchaient Dieu ». La période était en effet à la libéralisation des pratiques religieuses avec l’accession au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev et ses réformes connues sous le nom de perestroïka. Sans s’afficher publiquement en tant que « personne cherchant Dieu », Marina Ivanovna a commencé à converser régulièrement avec un prêtre et à apprendre progressivement comment se comporter à l’église, comment prier. Elle souligne aussi l’importance de la lecture en tant qu’outil d’autoformation à l’orthodoxie (cf. Benovska-Sabkova et al., 2010 : 19). Cette pénétration progressive dans la foi n’était, affirme-t-elle, qu’une phase plus avancée d’un élan vers « la recherche d’un monde supérieur, au-delà du monde ici-bas ». « Petit à petit mon âme s’est ouverte pour accueillir la foi en Dieu. Et quand on a goûté une fois au miel, on ne veut plus de mélasse », dit-elle, exprimant avec cette métaphore que son engagement était désormais irréversible, qu’elle avait trouvé sa vraie voie.
Ce parcours progressif vers la foi, plus proche du modèle idéalisé du long cheminement d’Augustin que d’une soudaine découverte de Dieu suivant le modèle de la conversion de Paul, s’est opéré à la veille de la désintégration de l’Union soviétique. Mais un engagement pleinement assumé, relativement vite transformé en une vocation professionnelle, a été consécutif à cet événement politique majeur. Le parcours de Marina Ivanovna est de ce point de vue plutôt exceptionnel ; la plupart des catéchistes que j’ai rencontrées ont commencé à se former à l’orthodoxie après la fin de l’URSS.
Comme pratiquement tous ceux de sa génération, Marina Ivanovna a été membre des organisations communistes de jeunesse des Pionniers et du Komsomol, structures nodales de l’éducation à l’athéisme. En fait, elle en a été un membre très actif, comme elle le souligne elle-même :
J’étais un membre très actif de l’organisation des Pionniers et du Komsomol. C’était bien. […] A l’école j’étais parmi les activistes de l’école et plus tard, toujours à l’école, j’étais dans le groupe des activistes du Komsomol. Oui, je me suis toujours occupée d’activités publiques (obshchestvennaia deiatel’nost’). Lorsque j’étudiais à l’université j’étais représentante de mon groupe auprès de l’organisation syndicale des étudiants.
Marina Ivanovna énumère ainsi trois des principaux noyaux qui, dans l’architecture des organisations soviétiques, se consacraient à l’encadrement idéologique de la jeunesse. Elle ne voit pas ces participations comme un rapprochement des autorités de l’époque ; elle dit n’avoir jamais « collaboré avec les autorités ». C’était pour elle un activisme en faveur de bonnes valeurs morales :
En fin de compte j’ai toujours mené une vie active. Mais c’était à l’évidence l’expression d’une aspiration à une vie spirituelle supérieure. À travers l’activisme je voulais faire quelque chose de bon, faire le bien. On nous éduquait à penser que les Pionniers et les membres du Komsomol c’étaient des patriotes qui aiment leur patrie, qui défendent leurs prochains. En principe, ce sont les commandements du Christ, n’est-ce pas ? Bien sûr aujourd’hui on comprend que la période précédente les représentait sous un aspect déformé. Mais c’étaient bien les commandements : « Aime ton prochain. Donne ta vie pour ton ami ». Je veux dire que cet état d’esprit a toujours été présent en moi et en fin de compte il a pris la forme de la foi en Dieu.
Ainsi, l’expérience d’une rupture systémique à la chute du régime ne s’accompagne-t-elle point d’une vision subjective de disjonction éthique. La conversion de Marina Ivanovna au christianisme orthodoxe russe est très éloignée du modèle idéal-typique au cœur de l’argument de Robbins, basé sur le postulat que la conversion est toujours un événement de changement radical, « une rupture dans la ligne temporelle de la vie d’une personne » (2007 :11). Que cette conversion se soit opérée à la veille de la chute du régime, comme dans le cas de Marina Ivanovna, ou bien après comme pour la plupart des orthodoxes pratiquants contemporains, elle est un mouvement, un processus, souvent irrégulier ou réversible (Pelkmans, 2009b). Cette idée de la conversion comme progression lente, proche de la conversion augustinienne, est également portée par un terme spécifique à l’idiome orthodoxe russe, votserkovlenie, qui met l’accent sur une pénétration progressive de l’individu dans l’Eglise et dans la foi.
Comme Marina Ivanovna, les catéchistes orthodoxes dénoncent les répressions soviétiques infligées au clergé et aux laïcs pratiquants sans pour autant rejeter en bloc les enseignements moraux fondamentaux du régime. Ces personnes montrent une réflexivité subtile. Elles voient une continuité éthique forte entre l’engagement soviétique et orthodoxe. Les valeurs morales qui devraient guider le comportement des gens seraient restées les mêmes : sacrifice de soi, amour pour son prochain et pour sa patrie, souci des autres, partage désintéressé, fidélité, honnêteté. Cette réaffirmation de valeurs définies comme orthodoxes et qui s’inscrivent dans la continuité du code moral soviétique dépasse de loin le milieu des catéchistes (Rousselet, 2011 : 159-162). Pour les classes moyennes et inférieures l’accent orthodoxe sur la modestie, le partage et le sacrifice de soi est identique à celui enseigné aux Pionniers et aux membres du Komsomol soviétiques ; pour ces groupes, ces valeurs apparaissent en contrepoids aux dérives postsoviétiques. Ce sens d’une constance éthique s’étend à la période prérévolutionnaire. Par exemple, les pèlerins postsoviétiques qui vénèrent la famille impériale de Nicolas II, assassinée lors de la Révolution bolchévique, voient dans la famille royale la gardienne de valeurs comme la modestie et l’honnêteté, opposées à ce qui est massivement vécu en Russie comme la décadence morale postsoviétique. Ces pèlerins citent aussi les films soviétiques comme un canal de transmission de ces valeurs (Rousselet, 2011). De même, les enseignantes catéchistes réévaluent leur participation dans des structures communistes comme un véhicule de valeurs qu’elles définissent comme étant en harmonie complète avec leurs vies de chrétiennes.
A l’instar de Marina Ivanovna, les orthodoxes des années 2000 affirment fréquemment qu’il existe une filiation directe entre les Dix commandements chrétiens et le Code moral des bâtisseurs du communisme (Benovska-Sabkova et al., 2010 : 19), preuve pour eux que l’enseignement soviétique qui s’affichait comme athée puisait néanmoins dans l’orthodoxie et que, par conséquent la continuité éthique entre leur adhésion à cet enseignement et l’orthodoxie postsoviétique est entièrement cohérente. Les jeunes citoyens soviétiques devaient adhérer au Code, adopté par le 22ème Congrès du Parti Communiste en 1961. Il fut rédigé à la veille du lancement de nouvelles campagnes antireligieuses. Cependant, comme le souligne Agadjanian (2011 : 16-17), nombre d’éléments contenus dans ce Code comportaient des connotations orthodoxes : des références à la fraternité, à la famille forte, à la modestie. L’un des points était directement repris des Epîtres de Saint Paul : « Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus » (2 Thes. 3 : 9-10). D’autres enjoignaient à jurer fidélité au Parti communiste. Ainsi, même si le déclin des pratiques et du savoir religieux était indéniable, l’éradication du religieux ne fut pas complète. Non seulement le religieux subsistait, en particulier à travers une « désinstitutionalisation » et une « coexistence, moins conflictuelle qu’on a pu souvent l’écrire, des rites soviétiques et religieux » (Rousselet, 2013 : 7), mais en plus le Code moral résonnait en harmonie avec « l’éthos populaire du christianisme oriental » (Agadjanian, 2011 : 16).
J’ai demandé à Marina Ivanovna s’il n’y avait donc pas de contradiction entre les valeurs de la jeunesse soviétique et l’orthodoxie. Elle a répondu qu’en réévaluant à présent les deux, il y en avait. Elle a alors évoqué les cosmologies divergentes avec, respectivement, l’Homme et Dieu à leur sommet :
Le Komsomol, les Pionniers, cela ne mène nulle part, absolument nulle part. Qu’y a-t-il après ? C’est incompréhensible. Au nom de quoi [s’y engager] ? Pourquoi le faut-il ? Alors que la foi en Dieu est infinie, elle est pour l’éternité, une vie dans l’éternité. […] Sans aucun doute on retrouve les mêmes valeurs. D’ailleurs les communistes ont pris le christianisme comme base de leur idéologie. Mais l’homme croit en lui-même, pas en Dieu. Cette élévation de l’homme devait de toute manière conduire à un effondrement. […] Certains croyaient en Staline, beaucoup même l’adoraient comme un Dieu, n’est-ce pas ? Pour eux c’était Dieu. Mais ce Dieu, il meurt, il est mort et un autre homme très différent est venu le remplacer. Et cet autre homme lui aussi a parlé de l’avenir radieux du communisme. Mais tout a vacillé. Alors qu’ici, dans l’Eglise, tout est compréhensible. D’autant plus que l’Eglise ne date pas de l’année dernière. L’Eglise est là depuis de nombreux siècles. Il n’y a pas besoin d’inventer la bicyclette lorsqu’elle a déjà été inventée.
La supériorité ontologique de Dieu sur l’homme et l’antériorité historique de l’Eglise en comparaison avec le Parti communiste, respectivement le miel et la mélasse métaphoriques selon la formule de Marina Ivanovna, constituent les principaux arguments de cette enseignante en faveur de la religion. La divergence entre les deux cosmologies étant établie, la continuité éthique est assumée, de même que s’impose le constat que l’idéologie communiste a largement puisé dans l’ethos orthodoxe. Cependant, une question reste ouverte : qu’est-ce qui, dans le présent, autorise et encourage une subjectivation aussi massive et explicite de cette continuité et qui fait que la situation est si éloignée de celle que Robbins érige en idéal-type ? Au lieu de privilégier une explication qui imputerait des qualités intrinsèques différentes aux différentes branches du christianisme, c’est l’approche sociohistorique de la religion développée par Talal Asad (1993) qui oriente notre réponse.
Relocaliser la rupture
L’insistance des catéchistes sur une continuité éthique et sur une filiation directe entre orthodoxie et enseignements soviétiques prend sens dans le contexte d’une expérience de discontinuité systémique. Certainement, cette insistance exprime une révolte contre la « chute morale » postsoviétique, contre un temps où, pour ces femmes, immoralité, intérêt personnel et malhonnêteté prévalent. Mais se limiter à constater cette révolte laisserait dans l’obscurité ce qui change dans la religion elle-même. Les individus qui investissent dans leur nouvel engagement des valeurs morales qu’ils ont intégrées par le biais de l’idéologie soviétique, en revendiquant à présent une origine chrétienne pour ces valeurs, ne font-ils pas preuve d’une forme de créativité engendrant une transformation de l’orthodoxie russe ? En essayant de réfléchir dans ce sens, le but n’est pas de développer ce que Robbins appelle « des arguments qui dissolvent l’objet », en l’occurrence le christianisme et son rapport à la discontinuité radicale, avant même qu’un ensemble de connaissances et un dialogue se soient constitués (Robbins, 2003a : 193). L’objectif est de réorienter le questionnement théorique. La rupture dont je veux rendre compte diffère de celle que voit Robbins, c’est-à-dire une caractéristique intrinsèque de la conversion au christianisme.
En quoi la focalisation des orthodoxes postsoviétiques sur une continuité éthique constitue-t-elle une façon inédite de générer de la transformation au sein même de la religion ? Avec cette question les termes du débat sur la « pensée de la continuité » tels qu’ils ont été posés par Robbins se trouvent redéfinis. Le cas russe montre que la conversion en lien avec le changement politique génère une nouveauté radicale dans la manière de fabriquer le sens et l’autorité du religieux. Il ne s’agit plus de reconnaître, ou de réfuter, la disjonction comme trait distinctif du christianisme, mais de la rechercher dans le processus de fabrication du sens et de l’autorité du religieux. Cette relocalisation théorique de la rupture entre en résonnance avec le questionnement de Chris Hann face à une anthropologie idéaliste du christianisme : « ne serait-il pas plus logique de poursuivre en se concentrant sur des problèmes, au lieu de traiter les grandes traditions [religieuses] comme étant les entités clés ? » (Hann, 2007 : 406).
Ce souci théorique est proche de celui de Talal Asad (1993) qui se méfie d’une conception de la religion « à essence transhistorique » (1993 : 29). En se basant sur l’exemple du christianisme occidental médiéval, il défie la manière dont Clifford Geertz (1973) voit la religion. Une religion ne peut être abordée comme un système culturel de symboles et de sens, indépendamment des effets de pouvoir et de discipline qui modèlent et orientent la signification et l’autorité des symboles religieux [5]. Pour Asad, la « recherche théorique d’une essence de la religion nous invite à la séparer conceptuellement du domaine du pouvoir » (1993 : 29). Or, poursuit-il,
« le lien entre théorie et pratique religieuses est fondamentalement une affaire d’intervention – de construction de la religion dans le monde (et non pas dans l’esprit) à travers des discours la définissant, l’interprétation de vraies significations, l’exclusion de certains énoncés et pratiques et l’inclusion d’autres » (Ibid. : 44).
Ce qui fait la religion « dans le monde » n’est donc pas indépendant des transformations historiques, des relations de pouvoir et des disciplines sociales :
« […] différentes sortes de pratique et de discours sont intrinsèques au champ dans lequel les représentations religieuses […] acquièrent leur identité et leur véracité. De cela il ne découle pas que les significations des pratiques et des énoncés religieux sont à rechercher dans des phénomènes sociaux, mais simplement que leur possibilité et leur statut autoritaire doivent être expliqués comme des produits de disciplines et de forces historiquement spécifiques » (Asad, 1993 : 53-54).
Dévoiler le caractère historique des « éléments hétérogènes » qui participent de ce que les anthropologues approchent comme une religion est donc fondamental. Asad bâtit son argument concernant les effets du pouvoir et les disciplines sociales en matière de religion en se concentrant sur ce qui lie les représentations et les symboles religieux à leur signification et à leur autorité. J’applique cet argument à la subjectivation omniprésente de certaines valeurs morales et comportements éthiques qui, quoique professés par les structures soviétiques d’encadrement idéologique et d’éducation à l’athéisme, sont vus comme étant en harmonie avec, et font autorité en tant que partie intégrante de, l’engagement orthodoxe postsoviétique. Comme nous l’avons vu plus haut, des chercheurs ont déjà répondu par l’affirmative à la question de savoir si des continuités entre l’ethos religieux et le discours communiste existaient historiquement ; le pouvoir soviétique a largement manipulé les connotations religieuses dans ses rites, ses appels à la population, ses campagnes d’éducation, y compris à l’athéisme. Inversement, l’orthodoxie puise dans l’athéisme du régime précédent. Kathy Rousselet rappelle que déjà à la veille de l’effondrement du régime soviétique des observateurs soviétiques remarquaient que le retour de l’orthodoxie devait être compris comme l’émergence d’un « christianisme postathée » (Rousselet, 2013 : 7). Ce retour ne pouvait être compris qu’à travers une prise en compte des effets de l’athéisme, non pas militant, mais celui, plus ordinaire, de « l’incroyance » et, ajoutons-nous, de l’engagement dans les structures d’encadrement idéologique. Il y a là une extraordinaire innovation dans la « généalogie », pour reprendre l’expression d’Asad, de l’orthodoxie russe. Pour la première fois dans son histoire, celle-ci se nourrit d’une éthique initialement transmise à ses adhérents par une idéologie confectionnée pour éradiquer la religion.
Qu’est-ce qui rend possible ce processus ? Les effets du pouvoir postsoviétique sont fondamentaux. En dépit des frictions entre l’Etat et l’Eglise (Papkova, 2011 ; Richters, 2013), les gouvernements successifs ont consolidé la place de l’orthodoxie. Cette dernière a été privilégiée comme la religion dominante en Russie, même si pour l’immense majorité de ceux qui se déclarent orthodoxes le lien entre identité russe et orthodoxie est plus fondamental que la connaissance de la doctrine et de la ritualité selon le canon (Agadjanian et Rousselet, 2005 ; Filatov et Lunkin, 2006 ; Kääriainen et Furman, 2000). Du Président Poutine aux politiciens locaux, s’afficher comme orthodoxe est devenu naturel. Pour les entrepreneurs qui veulent renforcer leurs relations avec les autorités politiques locales et nationales, la contribution à des célébrations religieuses et à la construction d’églises est cruciale (Köllner, 2013 : 169-192). L’orthodoxie est désormais une « religion publique » (Casanova, 2001). Rousselet (2013) voit dans l’encouragement politique de l’orthodoxie la poursuite d’un mode de gouvernement « unanimiste », l’orthodoxie — ou du moins une partie — se moulant dans les foncions idéologiques au service de la propagation étatique d’une ligne morale officielle.
Le pouvoir politique construit l’orthodoxie comme une source de moralité pour la Russie (Agadjanian, 2011) en même temps qu’il exalte un patriotisme nourri d’un sentiment de grandeur soviétique déchue, grandeur que la Russie contemporaine devrait aspirer à retrouver. Une relation solide existe désormais entre nationalisme, ou patriotisme selon l’usage en Russie, orthodoxie et re-moralisation de la société. Cette re-moralisation comprend, pour de nombreux défavorisés du nouveau système, une revitalisation de valeurs soviétiques. Dès lors, des trajectoires personnelles marquées à la fois par l’athéisme soviétique ordinaire et par l’orthodoxie sont vécues et affichées comme cohérentes et naturelles. La capacité à sécréter de la légitimité et de l’autorité pour la religion en puisant dans les matériaux idéels d’un système qui, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité et à une telle échelle, avait été conçu et appliqué pour anéantir le religieux, même s’il s’en servait involontairement ou à dessein, constitue une disjonction radicale dans la « généalogie » de cette religion.
En dernière analyse, le cas de l’orthodoxie postsoviétique incite à rejoindre les mises en garde face à un a priori de la continuité et pour soutenir une pensée du changement, une « théorie qui reconnaît que les gens apprennent réellement de nouvelles choses et que les cultures changent réellement » (Robbins, 2003b : 231). Mais une telle position ne doit pas s’affirmer au prix d’une idéalisation et d’une essentialisation de l’objet. Car si le christianisme peut en effet introduire un changement radical sous certaines conditions sociohistoriques et culturelles, il est aussi lui-même sujet à des changements radicaux. Affecté par les effets du pouvoir et par la subjectivation des transformations historiques, il est refaçonné par des innovations imprévisibles, telle l’osmose entre des éléments en apparence contradictoires.