Compte-rendu d’ouvrage

CHEVALIER Sophie, LALLEMENT Emmanuelle, CORBILLE Sophie, 2013. Paris, résidence secondaire. Enquête chez ces habitants d’un nouveau genre.

CHEVALIER Sophie, LALLEMENT Emmanuelle, CORBILLE Sophie, 2013. Paris, résidence secondaire. Enquête chez ces habitants d’un nouveau genre. Paris, Belin.

L’auteure de ce compte-rendu remercie chaleureusement Hossam Adly pour ses conseils et précieuses relectures.


Paris deviendrait-elle une ville de pied-à-terre ? Telle est la question que pose l’ouvrage Paris, résidence secondaire de Sophie Chevallier, Emmanuelle Lallement et Sophie Corbillé. Face à la pression foncière et à la pénurie de logements dans la capitale, les « riches étrangers » (p. 14) sont accusés par les habitants, la presse, voire les « politiques » d’acheter des appartements au-dessus du prix du marché qu’ils n’habitent que par intermittence. Ils contribueraient, ainsi, à l’augmentation des prix de l’immobilier, à la raréfaction des logements et finalement à rendre Paris inaccessible aux Parisiens eux-mêmes. Les auteures nous offrent ici une véritable ethnographie des résidents secondaires parisiens, mais aussi du « monde du pied-à-terre », à la manière dont H.S. Becker dessine les mondes de l’art (2006). Néanmoins, au-delà de l’objet d’étude que constitue le pied-à-terre, c’est bien la question de l’urbanité en général — et de la parisianité en particulier — que pose cet ouvrage, tant « [leurs] modes d’occupation matérielle et symbolique de la ville ont des effets sur la citadinité » (p. 123).

Financée par le programme de recherche « Paris 2030 » et soutenue par la Mairie de Paris, la recherche présentée dans cet ouvrage est construite sur la base d’une enquête de terrain, menée à partir d’observations et d’entretiens, en particulier auprès de résidents secondaires étrangers. D’un point de vue méthodologique, la population enquêtée semble avoir été difficile à circonscrire et à rencontrer, en particulier parce que les résidents secondaires étrangers ne sont ni un groupe constitué, ni une communauté et que les statistiques ne permettent pas véritablement de les saisir. C’est donc finalement par interconnaissance que s’est fait l’accès au terrain. Ce type d’accès au terrain n’est bien sûr jamais neutre du point de vue des personnes rencontrées et explique certainement, d’une part, que la population des résidents secondaires étrangers présents dans le livre appartienne plutôt au groupe des intellectuels — universitaires, journalistes, artistes, etc. — et d’autre part, qu’elle soit exempte de « riches russes » ou de l’« émir qatari », figures pourtant mythiques autant que « fantasmagorique[s] » (p. 23) du monde des pied-à-terre parisiens.

L’ouvrage se structure autour de 6 chapitres et un prologue, qui constitue un premier cadrage du sujet, abordé au travers de l’échange que les auteures ont eu avec H.S. Becker et son épouse, résidents secondaires américains à Paris. Le chapitre 1, intitulé « La ville en plein cœur » fait office d’introduction ; il définit le questionnement, décrit la méthode utilisée, ses difficultés et ses limites et dessine les contours du phénomène étudié — les figures mythiques, les quartiers les plus concernés.

Le second chapitre dresse les « Portrait[s] de parisiens intermittents » et donne chair à ces résidents secondaires au travers d’exemples concrets. Les résidents secondaires sont ici principalement abordés par le prisme de leurs logements, l’enquête ethnographique révélant une grande diversité dans les types de logement et les modes d’appropriation. La décision d’acquérir un pied-à-terre est avant tout un projet de couple, qui se construit dans le temps long et mêle amour de la ville et présence professionnelle. Le logement secondaire est, en outre, toujours moins investi que le principal car c’est bien moins le logement qui est objet d’attention et d’intérêt que la ville dans laquelle il se situe.

Le chapitre 3 s’intéresse en particulier à la question des lieux et redessine, au fil des pratiques des résidents secondaires parisiens, la carte de Paris, un Paris mythifié, concentré sur quelques arrondissements (le centre historique, les 4ème, 5ème, 6ème arrondissements), eux-mêmes réduits à une partie seulement de leurs quartiers (L’île Saint-Louis, Mouffetard, Saint-Germain-des-Prés). Ces quartiers renvoient à une certaine image de la vie parisienne : ses petites rues historiques, ses bistrots, ses commerces, autant de « petits riens urbains » (Pacquot, 2010) qui concentrent et créent pourtant le charme et l’attractivité d’une ville. Le logement secondaire situé dans l’un ou l’autre de ces quartiers renvoie alors à une certaine représentation de Paris et y puise une forte valeur symbolique et sociale :

« Paris, érigé en haut lieu d’une tradition intellectuelle pour les uns, ville cosmopolite pour d’autres, ville au charme romantique pour d’autres encore… c’est bien Paris en fin de compte dont on fait un usage social et Paris qui circule comme « bien » dans l’économie symbolique à l’œuvre » (pp. 67-68).

Ainsi, les résidents secondaires étrangers jouent-ils aux Parisiens, en flânant dans les ruelles, en achetant du pain, du vin et du fromage ou encore en assistant aux spectacles donnés dans les petits théâtres de leur quartier (chapitre 4). Ils créent ainsi un quotidien enchanté au cours de leur(s) séjour(s), faisant exister à travers lui une sorte de culture française et parisienne imaginaire, voire caricaturale. Leurs usages quotidiens de la ville constituent ainsi « des pratiques de type performatif : c’est en les accomplissant que les étrangers résidents deviennent des Parisiens » (p. 84). En partageant l’expérience de la parisianité, ne serait-ce que par intermittence, les résidents secondaires constituent bien une figure de l’entre-deux, ni touristes, ni résidents (Urbain, 2002).

L’exploration du monde des pied-à-terre réalisé dans le 5ème chapitre du livre précise les représentations des résidents secondaires de ceux qui les côtoient : agents immobiliers, architectes d’intérieur et décorateurs, commerçants, copropriétaires et habitants à temps plein, etc. Quoique peu présents physiquement, ils sont très présents dans le discours de tous ces acteurs, tant ils semblent menacer la vie de quartier, les commerces de proximité, la sociologie des quartiers. Ici encore, la résidence secondaire constitue une figure de l’entre deux, entre la location de longue durée (concurrente directe de l’hôtellerie) et le tourisme chez l’habitant, alternative au tourisme consumériste.

Enfin, le 6ème et dernier chapitre conclut l’ouvrage en reprenant la question de l’impact des résidents secondaires étrangers sur la citadinité. L’analyse met ainsi en lumière une double facette de Paris qui, à l’instar d’autres villes du monde, est à la fois « ville-monde » et « village » (p. 126). Or, c’est précisément dans cette double dimension que se niche son attractivité aux yeux des résidents étrangers : Paris est à la fois porte d’accès à l’Europe, endroit privilégié pour les rencontres internationales, en même temps qu’échantillon de culture française, créatrice d’un imaginaire sublimé par le caractère villageois de certains de ces quartiers. Dit autrement, la « pied-à-terrisation » de Paris semble être paradoxalement autant un effet de la globalisation qu’une recherche de l’authenticité — authenticité qui ne se donne qu’au travers de signes (Barthes, 1954).

Cet ouvrage offre un éclairage original sur le phénomène de la globalisation et ses paradoxes. En s’intéressant à une population méconnue et souvent fustigée, elle montre que les résidents secondaires n’entretiennent pas seulement un rapport marchand avec Paris, mais aussi un rapport affectif, social et symbolique, souvent construit de longue date. La méthode ethnographique utilisée permet de comprendre, loin des clichés et des représentations communes, les points communs et la diversité des profils, des modes d’habiter et des pratiques urbaines de cette population difficilement saisissable statistiquement.

Loin d’être une pratique nouvelle, l’usage du pied-à-terre dans les capitales est ancré historiquement chez les élites culturelles. Le phénomène semble néanmoins accru par la globalisation de l’économie qui favorise la mobilité internationale des élites – mais aussi devrait-on ajouter par les opportunités offertes par des systèmes de transports à longue distance rapides. Ni touriste, ni résidente, cette population se révèle être davantage multirésidentielle (Stock, 2006) que résidente secondaire car elle évolue en réalité entre une pluralité de lieux de vie :

« Le terme de secondaire n’a par conséquent plus vraiment de sens dans ces cas-là, puisque ces résidents, tous propriétaires de leur logement principal dans leur pays, possèdent en effet très souvent plusieurs autres habitats en plus de celui de Paris » (p. 41).

Figure de l’entre-deux du point de vue de l’habiter, ces résidents intermittents le sont aussi du point de vue de leur mobilité. On peut ici questionner les références théoriques aux élites migrantes ; en effet, leur mobilité ressemble moins à de la migration entendue dans le sens classique du terme qu’à des formes de mobilité réversible (Vincent-Geslin, Kaufmann, 2012). Ils sont alors capables d’être en même temps ici et ailleurs, ce qui leur confère, à l’instar d’autres élites mobiles (Gherardi, 2010), des « compétences d’ubiquité » (p. 44). Mobilité et habiter apparaissent alors comme les deux faces d’une même pratique, celle de la résidence intermittente.

Au final, la question que nous adresse les auteures est la suivante : quelle citadinité pour le résident intermittent ? Cette citadinité se construit au travers de la dimension performative de leurs pratiques : ils jouent à être parisiens, en se conformant aux signes qui sont, pour eux, ceux de la « parisianité » quand bien même ces derniers ne renvoient pas, ou partiellement, aux véritables pratiques des habitants de Paris. Qu’importe, car c’est en se conformant à ces signes qu’ils continuent à faire exister le mythe et la fascination qu’exerce Paris à l’échelle internationale. Si l’on peut regretter le manque de théorisation ou du moins, de montée en généralité sur le sujet, cet ouvrage, original par son objet et sa méthode, offre un panorama complet de la réalité des pratiques urbaines des résidents intermittents et appelle à poursuivre la réflexion au travers de comparaisons avec d’autres villes-monde qui connaissent des phénomènes similaires de « pied-à-terrisation ».

library_books Bibliographie

BARTHES Roland, 1954. Mythologies. Paris, Editions du Seuil.

BECKER Howard Samuel, 2006. Les mondes de l’art. Paris, Flammarion.

GHERARDI Laura, 2010. La mobilité ambiguë, espace, temps et pouvoir aux sommets de la société contemporaine. Saarbrücken, Editions Universitaires Européennes.

PAQUOT Thierry, 2010. « Petits riens urbains », Revue Urbanisme, 370.

STOCK Mathis, 2006. « L’hypothèse de l’habiter poly-topique : pratiquer les lieux géographiques dans les sociétés à individus mobiles », EspacesTemps.net, Travaux, http://www.espacestemps.net/articles/lrsquohypothese-de-lrsquohabiter-poly-topique-pratiquer-les-lieux-geographiques-dans-les-societes-a-individus-mobiles/.

URBAIN Jean-Didier, 2002. « Le résident secondaire, un touriste à part ? », Ethnologie Française, 32 (3) : 515-520.

VINCENT-GESLIN Stéphanie, KAUFMANN Vincent, 2012. Mobilité sans racine. Plus vite, plus loin… plus mobiles ?. Paris, Descartes & Cie.

Pour citer cet article :

Stéphanie Vincent Geslin, 2014. « CHEVALIER Sophie, LALLEMENT Emmanuelle, CORBILLE Sophie, 2013. Paris, résidence secondaire. Enquête chez ces habitants d’un nouveau genre. ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2014/Vincent-Geslin - consulté le 29.03.2024)
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