« Mon point de vue est pour moi bien moins une limitation de mon expérience qu’une manière de me glisser dans le monde entier » (Merleau-Ponty, 1945 : 380)
Introduction
« Ma pratique plastique est-elle manuelle ? » La question a surgi dans l’effort que je réalisais, à la demande de Nicolas Adell, de mettre à plat mes réflexions sur la place des opérations manuelles dans la réalisation de mes œuvres [1]. Plasticienne depuis une vingtaine d’années, mes travaux portent principalement sur le rapport à la nature, et aux animaux tout particulièrement. L’humain a finalement très peu de place dans les pièces elles-mêmes dans la mesure où je considère que c’est au spectateur de remplir ce rôle au sein de la situation artistique dans laquelle il est pris. Dès lors, que ce soit en tant qu’outil qui me qualifierait et me distinguerait des autres plasticiens, ou en tant qu’objet dans ma démarche artistique, à première vue, la main est loin d’être au cœur de mes préoccupations. Je n’en fais pas un enjeu esthétique qui questionnerait par exemple la présence ou l’absence des mains dans le processus de création.
En revanche, je suis d’une nature assez bricoleuse qui n’est pas sans impact sur ma pratique artistique. J’ai ainsi des bases de menuiserie, un peu de pratique de la métallerie, le B-A BA de la maçonnerie et de la peinture, quelques notions de résistance des matériaux qui me permettent de sentir les possibles d’une œuvre en volume et d’ouvrir sur un large champ de techniques pour des installations relevant du mixed media notamment. Mais ce bagage technique s’avère insuffisant pour résoudre précisément un bon nombre de situations où la sécurité du public et la pérennité des ouvrages sont en jeu. C’est là que d’autres mains que les miennes, et d’autres expertises d’une manière plus générale, doivent entrer en jeu : celles de l’artisan, de l’ingénieur ou du technicien. De même, et malgré la passion que j’ai pour les outils — qui révèle et alimente mon penchant pour le bricolage —, il ne m’est pas possible de posséder tous ceux que la réalisation de mes différentes œuvres nécessite. Je fais donc travailler l’artisan qui dispose de la machine que je n’ai pas. Il faut donc entendre que je suis une bricoleuse qui ne fabrique pas ou très peu. Et pourtant le bricolage est toujours là, au quotidien, avec la caisse à outils et des échantillons de matériaux qui traînent dans le coffre de la voiture. Un aspect que je partage avec d’autres artistes qui ont pu, à l’instar de Vincent Mauger, Chris Bierl ou Sarah Sze, mettre le bricolage au centre leur pratique artistique [2]. Comment expliquer ce paradoxe ? Il faut d’abord examiner le contexte économique de production des œuvres pour trouver quelques réponses. La plupart de mes œuvres sont le résultat de commandes passées par des collectivités ou des organismes publics. Les budgets de production sont assurés par le cadre des commandes, ce qui permet de sécuriser les dépenses et d’engager plus facilement des intervenants. D’autre part, le contexte de réception de mes œuvres en extérieur (jardins, parcs, espaces naturels, etc.) induit des pièces assez grandes qui confinent parfois au monumental. Cela implique un niveau de travail qu’une personne ne peut pas assumer seule. Par ailleurs, l’absence de capital à investir dans une structure de production, les délais de commande raccourcis, la nécessité de travailler sur plusieurs projets à la fois, et surtout la diversité des médiums utilisés, m’ont également conduite à faire fabriquer tout ou partie de mes œuvres par des entreprises.
La part du travail manuel, même si elle peut relever d’un choix esthétique ou éthique, est également fortement assujettie à un contexte économique personnel, puis global. En effet, un artiste disposant de capitaux au début de sa carrière pourra travailler avec des matériaux plus précieux, des outils plus récents, sur des échelles plus importantes. Un artiste aisé travaillant dans un pays où la main d’œuvre est bon marché a de plus grandes facilités pour organiser sa propre structure de production avec une équipe d’assistants. Sans faire dans le déterminisme radical, il m’apparaît fondamentalement que le type de lieu de vie impacte la pratique. Pour ma part, j’ai quitté la ville pour retrouver un mode de vie proche des réalités naturelles, qui contiennent les thèmes que je privilégie et dont je ne pouvais rendre compte par une pratique de studio que j’aurais menée en milieu urbain. Il y aussi une logique économique de développement qui m’a éloignée de l’acte de fabrication en me déplaçant progressivement vers des activités de gestion et d’organisation. J’en viens à penser que la proportion de travail manuel fonctionne comme un marqueur économique : l’artiste sans moyens est obligé de travailler de ses propres mains, l’artiste plus aisé peut faire travailler d’autres mains que les siennes, l’artiste très aisé disposant ainsi de nombreuses mains dans des domaines variés qui ne sont pas seulement ceux de la fabrication.
Le propos pourrait être nuancé considérablement. Des artistes installés dans de confortables positions font aussi le choix d’un investissement de leurs mains dans toutes les phases du processus créateur ; cet investissement, coûteux en temps, en instruments, etc., est également parfois un luxe. Il y a ainsi des artistes qui font tout eux-mêmes par manque de moyens ; d’autre qui font tout eux-mêmes parce qu’ils peuvent se le permettre. Tel est peut-être, avant le « paradigme » décrit par Nathalie Heinich (2014), le paradoxe de l’art contemporain.
Une tension se dessinait ainsi, qui complexifiait quelque peu le « paradigme de l’art contemporain » en question. Le basculement que N. Heinich note concernant l’implication physique de l’artiste du moment de la fabrication de l’œuvre vers celui de sa mise en circulation (2014 : 162-163) apparaît trop massif, quoiqu’efficace dans les grandes lignes qu’il dégage, pour rendre compte des pratiques d’un grand nombre d’acteurs qui se reconnaissent, même s’ils la jugent insuffisamment dégrossie, dans la catégorie « art contemporain ». Deux aspects méritent en effet d’être soulignés. D’une part, la pratique des performances et des happenings, que N. Heinich n’ignore pas et en quoi elle repère justement un processus d’« éphémérisation » des œuvres (2014 : 98), brouille considérablement le partage entre fabrication et circulation. De ce fait, l’implication physique de l’artiste dans le processus de création de l’œuvre, qui recouvre indissociablement sa fabrication, son exposition et sa circulation, demeure importante. Elle fait l’objet d’ailleurs chez certains d’une réflexion spécifique. Ainsi, l’artiste australien Stelarc explore les limites et les insuffisances du corps humain au travers de performances qui mettent en scène un corps augmenté d’un troisième bras ou d’une troisième oreille, ou encore suspendu au-dessus d’une main gigantesque [3].
Stelarc, Ear on Arm Suspension. © Polixeni Papapetrou, 2012.
D’autre part, au brouillage de la frontière entre fabrication et circulation s’ajoute celui, plus général, non singulier à l’art contemporain mais prenant ici un relief particulier, des bornes du processus artistique lui-même. Comment et à partir de quel point l’idée prend-t-elle forme [4] ? À quel stade s’échoue-t-elle dans, ou est-elle délivrée du processus créateur ? Et pour se rendre dans quel(s) autre(s) monde(s) si ce ne sont ceux de l’art ? Dans quelle mesure ce processus peut-il s’exercer, et dès lors être décrit et interprété, hors du plasma de la vie quotidienne ? Christian Boltanski se plaisait ainsi à répéter, au début des années 1980, qu’il aurait souhaité que l’on entrât dans son atelier sans être capable de distinguer immédiatement les œuvres en cours, celles abandonnées et remisées, et les objets de la vie de tous les jours. De même, autour du bureau où j’imagine mes œuvres, il y a un arc dans son étui, des corbeaux en plastique, une plage arrière de voiture, une main en bois articulée et la sculpture d’un chimpanzé somnolent !
Mon bureau. © Victoria Klotz, 2015.
L’ensemble de ces questionnements ouvrait sur une autre présence de la main au sein du processus artistique. Il apparaissait en tous les cas plus délicat d’affirmer sans autre forme de procès que ma pratique artistique n’avait absolument rien de manuel. Simplement, les mains étaient ailleurs. Il fallait donc prendre le problème sous un autre angle.
Ne pas interroger frontalement la place des mains dans ma pratique comme si celle-ci était donnée d’avance, mais se poser d’abord la question des limites de la pratique : de quoi mes pièces sont-elles exactement le produit ?
Contacts
Comment ne pas démarrer par chercher les mains cependant ? Les mains dans les œuvres. Car certains de mes travaux les mettent en scène. Je questionne en effet beaucoup le rapport homme-animal, et la main a pu m’apparaître comme l’un des lieux de leur distinction et en même temps de leur mise en relation. De fait, la main est directement présente dans quatre de mes œuvres, qui traitent en fait deux thématiques et un même problème : toutes mettent en scène la quête d’un contact. Les rapports hommes-animaux, ce sont des histoires de contacts.
Trois de ces œuvres forment une série : je les appelle les « gants de séduction ». Elles évoquent la main, tout à la fois par leur forme et par leur fonction. Les gants, éléments de transition avec le monde extérieur, sont conçus pour favoriser l’immersion dans le milieu naturel et faire venir l’animal à soi. Les « gants truités » fonctionnent sur l’idée du camouflage : pour saisir une truite il faut faire sienne la fluidité du poisson et se modeler à son image. En cuir d’agneau, cette paire est dorée et recouverte de points rouges et noirs qui imitent la robe d’une truite fario. La seconde paire est ornée de mouches artificielles qu’on utilise pour la pêche à la mouche. Ces deux modèles ont été exposés sous l’intitulé : « gants de séduction pour salmonidés ».
Le troisième gant, recouvert de graines, évoque également l’idée du leurre, exposant le devenir-appât de la main. Je l’ai nommé « gant de séduction pour passereaux ». La main s’offre-t-elle comme perchoir, zone refuge pour s’alimenter, ou bien comme piège qui va se refermer ? Dans tous les cas, nous sommes dans la zone de contact entre l’homme et l’animal, la main produisant cette « zone d’indiscernabilité » comme le dit Gilles Deleuze (1981a) à propos du travail de Francis Bacon, alors même qu’elle est ordinairement l’instrument d’une disjonction fondamentale entre les espèces.
Gants truités. Paire de gant en cuir d’agneau, impression dorée avec motifs. Produit en collaboration avec la maison Causse Gantier, Millau. © Victoria Klotz, 2011.
La dernière de mes œuvres qui constitue une référence directe à la main s’intitule « La main courante ». Elle fait partie d’une installation muséale, qui est une fiction d’un bureau de recherche en éthologie. La main courante est recouverte de fourrure de cerf imprégnée de phéromones de cervidés. Elle est fixée au mur, mettant ainsi à disposition du public la fonction par laquelle elle est désignée. Non plus faire venir l’animal à soi, mais être guidé par lui.
Le bureau de l’écologue, installation-vidéo. Galerie municipale, Sarlat, 2001. © Victoria Klotz, 2001.
Détail de l’installation Le bureau de l’écologue : « La main courante ».
Dans les deux cas, c’est la métaphore cynégétique qui parle : suivre l’animal, se laisser guider pour mieux l’imiter ou le leurrer. La chasse comme thème transversal qui se retrouve ailleurs dans plusieurs de mes œuvres. Sans doute, est-ce une activité à travers laquelle se rejoue en quelque sorte une tension plus générale que l’on peut dénicher dans de nombreux domaines de la vie sociale et à laquelle l’art contemporain n’échappe pas et que, peut-être, il travaille d’une manière toute spécifique. C’est celle qui se joue entre les parts de maîtrise et de surprise qui œuvrent à la réalisation de toute situation. Tout champ de la vie sociale peut probablement se décliner selon les degrés relatifs de maîtrise et de surprise réservés à son traitement. La chasse dramatise les situations de la vie ordinaire : on recherche la maîtrise (on tend des pièges, on fait des leurres, on s’exerce, etc.) mais il y a toujours un hasard qui résiste (un poisson têtu, quelque chose qui ne prend pas sans explication, etc.). La pratique des arts plastiques, comme l’avait bien souligné Francis Bacon (1996 : 71), permet de schématiser et de travailler ces situations : on y choisit et on y questionne les doses de maîtrise et de surprise qui construisent le processus créateur [5].
Maîtrise, surprise
Dans le champ de la création plastique actuelle, on peut ainsi distinguer entre ceux qui se situent du côté de la maîtrise — qui développent un discours élaboré sur la nécessité du contrôle de l’œuvre — et ceux qui se situent du côté de la surprise — qui explicitent donc la place centrale du hasard et de l’accident dans leur travail créateur. Mais les deux pôles ne sont pas équivalents. Y compris quand le discours sur la part accidentelle de l’œuvre est important, il reste encore à l’artiste, comme le rappelait F. Bacon dans un entretien avec le critique d’art David Sylvester en 1963 pour le Sunday Times Magazine, de déterminer « what part of the accident one chooses to preserve ». Dès lors, il n’est véritablement de distinction qu’entre les « maîtres de l’ordre » et les « maîtres du désordre », pour détourner l’expression de Bertrand Hell (1999), un écart que la place de la main permet de saisir.
Les maîtres de l’ordre
Ce sont ceux qui s’inscrivent dans le régime artistique que je qualifierais de régime du projet. Les travaux qui en relèvent tendent vers le Design (au sens premier du terme : le dessein quasiment). On pense à ces œuvres aux formes parfaites, lisses, extrêmement précises, ayant demandé un haut degré de technicité, résultant d’un travail minutieux qu’il soit manuel ou réalisé par des machines de précision. Telles les sculptures au scanner 3D de Xavier Veilhan (on pourra en voir quelques-unes ici), les « objets de désir » customisés de Lionel Scoccimaro, les engins gothiques du belge Wim Delvoye.
Lionel Scoccimaro, Go Big Or Go Home, Carpenters Workshop Gallery 23, 2009. © ADAGP, Paris, 2015.
Lionel Scoccimaro, sans titre, 2003. 18 pièces uniques, Résine polyester et peinture de carrosserie, 30x12x12cm. Vues générales de la FIAC, galerie Alain Legaillard, Paris. © ADAGP, Paris, 2015.
Dans ce régime du projet, les artistes peuvent être sollicités par de grandes entreprises pour sublimer des objets en œuvres d’art. Depuis 1975, la firme BMW a débuté une collection de Art Cars en faisant appel à des artistes mondialement reconnus tels que David Hockney, Jenny Holzer, Roy Lichtenstein, Frank Stella, Robert Rauschenberg, ou encore Andy Warhol. Quand l’artiste se fait entrepreneur d’objets, le travail de la main et du corps le cède à celui du concept, rejoignant le modèle de production industrielle. Parmi tant d’autres, on peut relever la réflexion, menée depuis 1991, par Fabrice Hyber qui crée des POF (Prototypes d’Objets en Fonctionnement), objets issus de notre quotidien mais dont la forme et/ou la fonction sont détournées de manière à ouvrir l’horizon de l’objet : le ballon carré, l’escalier sans fin, etc. Comme le dit F. Hyber lui-même : « À la différence d’un prototype industriel, le POF aborde la méthode de fabrication et devient peu à peu un mode d’emploi ». Pour lui, l’œuvre est une « prothèse mentale qui prolonge la pensée par le corps » ainsi qu’une « entreprise mettant en réseau des individus, des idées et des savoir-faire » [6].
Fabrice Hyber, POF n°65 : ballon carré, cuir, 20,5x20,5x20,5 cm, 2008. © ADAGP, Paris, 2015.
Les maîtres de l’ordre partagent l’idée, commune, que la main est guidée par une pensée, et que la pensée doit être cadrée par un projet. Mais l’extrémisme Design institue la séparation des instances de la création : la personne qui forme le projet ne sera pas forcément celle qui gouverne la main qui produit, ni cette dernière la propriétaire de la main en question. La séparation des fonctions de concepteur, de réalisateur et de producteur, repliant sur la première le cœur de la création (le concepteur est l’artiste), qui est l’une des propriétés de l’art contemporain en général, et non seulement du seul art dit « conceptuel », offre de la main de l’artiste de nouvelles représentations. Parmi d’autres, le travail du peintre Bernard Frize en est une manifestation. L’artiste élabore des protocoles de travail qui forment autant de contraintes entre lesquelles la création doit s’insinuer, ou plus exactement surgir du desserrement même de l’étau des règles : « Ne jamais relever le pinceau du support », « Ne jamais repasser deux fois au même endroit », « Ne jamais user du repentir », telles sont quelques-unes des règles que Bernard Frize s’impose, devenant ensuite comme étranger à lui-même s’y soumettant ainsi qu’on fait avec les contraintes d’un milieu. Mais ce que pointe le carcan des règles qui ordonnent c’est finalement l’incompressible résistance du hasard qui fait que le protocole le plus soigné ou le plus exigeant ne fait jamais qu’indiquer précisément le lieu où l’accident se nichera (« la part choisie de l’accident »), dans les mains de l’opérateur de l’œuvre qui se trouve ici être la même personne. Mais ce n’est pas toujours le cas puisque Bernard Frize travaille également à dépersonnaliser le processus créateur en pratiquant la peinture à plusieurs mains avec l’aide d’assistants.
Bernard Frize, Karolin, 2003. © ADAGP, Paris, 2015.
Les maîtres du désordre
Mais il reste que l’art contemporain suit les lignes d’une conquête de la surprise, de l’accident et de la coïncidence [7]. L’on sait à quel point le mouvement Dada placera la spontanéité au cœur de sa démarche et en fera un programme révolutionnaire que certains artistes, comme Tristan Tzara ou Hans Arp, développeront de manière systématique. Une réflexion qui conduira les surréalistes plus tard à développer la notion de « hasard objectif » (Breton, 1955). La peinture ne sera pas en reste. L’on a d’ailleurs largement interprété l’action painting de Jackson Pollock comme une libération du bras et de la main du peintre par rapport à l’écran de la pensée réfléchie. « Ce qui devait se passer sur la toile n’était plus une image mais un événement » déclarait justement le critique et historien d’art Harold Rosenberg dans son fameux essai « The American Action Painters » paru dans Art News en 1952. Et Pollock lui-même d’insister sur cette libération vis-à-vis de l’image et de la pensée consciente : « Quand je suis dans mon tableau, je ne suis pas conscient de ce que je fais. À mon avis, la méthode s’élabore naturellement à partir d’un besoin » [8].
La pratique du dripping sur une surface all over, technique employée par J. Pollock de 1947 à 1950, aurait ainsi mis un terme à la domination de l’œil sur la main dans l’acte de peindre et, dans le même mouvement, achève de retirer la préséance à la pensée sur la sensation dans la réalisation de l’œuvre. Ce qu’avait bien noté Gilles Deleuze (1981b) : « C’est la première fois que la main se libère complètement de toute directive visuelle ». Mais ce n’est pas pour autant le règne absolu du hasard. Il s’agit d’une autre maîtrise, comme le disait clairement J. Pollock lui-même : « Avec l’expérience… il me semble possible de contrôler la coulée de peinture […]. Je n’utilise pas l’accident… parce que je nie l’accident » (cité dans Ross, 1990 : 144). Nier l’accident, c’est littéralement rechercher la maîtrise du désordre qui sera l’une des grandes questions travaillées par l’art dans la seconde moitié du XXe siècle. Une interrogation qui devient en elle-même objet d’art. C’est le sens même des events que crée Georges Brecht au sein du mouvement Fluxus (Brecht, 2005). Il prévoit des éléments (instruments, objets, dispositifs, etc.) qu’il met à disposition du public ; celui-ci devient alors acteur et construit lui-même son œuvre par association et manipulation des différents éléments proposés. Fondé sur le hasard et la volonté de faire fusionner l’art et la vie, cet art participatif abandonne les mains et le corps de la création à d’autres qu’à l’artiste qui les contrôle moins — on est loin de l’atelier de la Renaissance et des « petites mains » du maître — qu’il n’observe l’étendue de leurs possibilités et de leurs choix [9].
C’est également à ces questions de présence du désordre et du rôle de la main de l’homme que s’attèlent des artistes tels que Marie Denis qui, par ses pots de fleurs surdimensionnés, interroge l’arraisonnement de la nature par l’être humain.
Marie Denis, Le bonsai, 2008. Photo Marie Denis, Joseph Chouchana et Patrick Lazic. © ADAGP, Paris, 2015.
Inversement, c’est au cœur de la logique la plus ordonnée, celle de l’objet fonctionnel, que Pablo Reinoso institue la tentation du désordre dont l’objet est le point de départ ; comme un déraisonnement de l’objet par la nature et l’aléatoire des formes qu’elle propose.
Pablo Reinoso, Huge Sudeley Bench, 2010. Photo Pablo Reinoso. Consultable en grand format sur le site de l’artiste : Pablo Reinoso
Cette interrogation sur le hasard contrôlé et la maîtrise du désordre fera l’objet d’un travail assez systématique, quoiqu’extrêmement divers, dans le cadre des happenings et des performances telles celles de Stelarc évoquées en introduction et où la main occupe une place centrale. Dans ces réalisations, l’accident peut faire partie du protocole, voire être le moteur même de la création artistique. Parmi les plus radicales de ces créations, la prise de risque d’un Chris Burden (Dead man, 1972) atteint un niveau extrême. Enfermé dans un sac sur une autoroute en pleine nuit durant deux heures, il se livre au hasard… heureux qui le fait sortir indemne de l’opération. Mais ce peut être également la durée même des performances qui peut être mise sous l’action du hasard comme dans les cas des protocoles présentés par M. Abramovic et Ulay pour leurs Relation Works qui indiquaient : « Pas de lieu fixe, contact direct, prise de risque et mouvement permanent » (Iles et Debaut, 1998 : 21).
Extraction de la performance de Marina Abramovic et Ulay, Relation In Time, 1977 (https://www.youtube.com/watch?v=1sRSoGAc3H0)
Des mains expertes, commandées par des artistes-designers, aux mains « sans qualité » qu’un dispositif participatif invite à « faire de l’art », il y a un pas important. D’un côté, la recherche d’une perfection ordonnée par l’idée que la réalisation doit perturber le moins possible le « Projet » (les mains ne sont jamais assez sûres, celles de l’artiste y compris). De l’autre, l’imperfection et l’aléatoire comme enjeux pour manifester l’extension du domaine de l’art à la vie. L’on comprend mieux que l’un des artistes contemporains impliqués dans l’exposition du Musée du Quai Branly « Les maîtres du désordre » en 2012, Thomas Hirschhorn, ait une conception imperfectionniste de l’œuvre d’art : « Je dépense toute mon énergie à lutter contre la qualité de l’œuvre. Il ne faut pas viser l’amélioration, mais la dégradation. Il ne faut pas être mieux, il faut toujours être moins bien » se plaît-il à répéter.
Dès lors, une question émerge, moins triviale qu’il n’y paraît : que faire de ses mains quand on est un artiste inscrit dans le champ de l’art contemporain ? Et peut-être même, plus généralement, ne s’agit-il plus de se demander où est l’artiste mais quand est-il [10] ? Quels sont les seuils d’expérience, les niveaux d’implication, les degrés d’élaboration à partir desquels des acteurs peuvent revêtir, ou être revêtus du statut d’artiste ?
Où sont les mains ?
Je repère trois « lieux » où mes mains m’apparaissent, réflexion faite en quelque sorte. Car elles sont ailleurs qu’au centre même de la production de mes œuvres bien qu’elles conservent leur rôle créateur.
Elles sont avant. En amont de la production d’une œuvre, il y a un temps d’écriture de l’idée. Plutôt, l’idée vient dans l’écriture même qui n’en est donc pas, simplement, la transcription. Ce temps peut être court ou long, discontinu, flottant, puisqu’il s’agit d’accueillir, de cerner une intention, de la soupeser, d’évaluer des intentions, des formes, et de faire le bon choix. Ce travail se fait crayon à la main sous la forme de prises de notes dans un carnet.
Ces notes peuvent ensuite être partagées, rédigées, envoyées par mail à des correspondants, qui pourront m’aider à les évaluer et à les préciser. La lecture et la documentation jouent un rôle important dans ce moment proprement manuel du travail intellectuel : essais de sciences humaines pour une grande part (géographie, histoire, sociologie, éthologie, ethnologie, philosophie), recherche de documents de synthèse sur tel ou tel sujet dans les bibliothèques en ligne, lecture de documents universitaires, lecture quotidienne de la presse… La prise de note peut aussi avoir lieu sous forme de photographie documentaire. Elle est alors véritablement une prise de vue, afin de mémoriser une situation ou un détail qui a attiré mon attention.
Établir de nouveaux contacts apporte aussi du grain au moulin prospectif : téléphoner à des entreprises pour s’enquérir de leurs compétences, solliciter des professionnels qui pourraient devenir des partenaires de projet, etc. En somme, chercher les mains. Dans le même temps, l’idée acquise et formée — je fais sans doute partie des « maîtres de l’ordre » —, je conduis des études préparatoires construites sous forme de photomontages, à partir des photographies du site où l’œuvre prendra place. La simulation photographique me permet de vérifier, de modifier si besoin est, ma projection mentale. Cela me permet de mieux envisager les rapports d’échelle, de lumière, de couleurs, de textures, d’anticiper l’inscription dans un paysage, dans un type de végétation, de climat. Ce qui est l’occasion d’un retour sur l’idée initiale, qui se précise alors. C’est le moment où mes mains entrent en scène, sans réflexion faite, car je réalise systématiquement une maquette, en bois, en terre, en carton, selon le projet à réaliser. La plupart du temps, il s’agit d’une simulation à l’échelle 1 sur site. De ce panorama, on comprend que mon bureau soit l’instrument central de mon atelier. J’y soumets mes mains à ses exigences matérielles.
Réflexion faite, à nouveau, j’observais que si mes mains ne participaient pas nécessairement à l’étape finale de la réalisation de l’œuvre, elles ne se contentaient pas non plus d’être en amont et au service de la fabrication de l’idée. Elles accompagnaient également, de façon tout à fait pratique, le cheminement de l’œuvre. Le goût que j’ai pour la phase de réalisation des maquettes me rappelait l’implication que j’ai dans beaucoup d’activités manuelles non directement connectées à la création artistique mais qui participent sans aucun doute de l’éducation de mes mains en développant la « logique de la sensation » pour reprendre l’expression de G. Deleuze.
Portrait de l’artiste à la pêche, portrait officiel pour la communication.
© Victoria Klotz, 2015.
Jardinage, bûcheronnage, cueillette, pêche ou chasse font partie de mes activités régulières. Sortir du bureau, de l’atelier, est nécessaire non seulement pour créer des moments de suspension de l’activité directement branchée sur l’œuvre, mais aussi pour une prise de contact avec les réalités naturelles qui m’intéressent. Le maniement d’outils de visée, comme le fouet de la pêche à la mouche ou le tir à l’arc, me procure l’effort et le plaisir des activités qui demandent de la dextérité. Comme si ma main devait conserver une activité de précision, maintenir un entraînement, une discipline de l’ordre de la gymnastique. Ce sont ces mains routinières qui habitent l’ensemble de ma pratique, artistique ou non. Elles ne créent pas directement, elles ne bâtissent pas. Mais elles ne sont pas inertes non plus. Habiter sans bâtir, voilà sans doute un paradigme transversal de l’art contemporain.
Enfin, et surtout, les mains de mes œuvres ne sont pas les miennes. Elles sont ailleurs au sens où ce sont les mains des autres. Des mains externalisées.
Fabrication de l’œuvre Poétique de la bosse avec des étudiants de l’École des Beaux-Arts de Toulouse, Galerie le BBB, 2008. Photo Sophie Marty Edward.
Dans la phase de production, il peut m’arriver de fabriquer moi-même l’œuvre mais jamais sans l’aide d’assistants, étudiants en écoles d’art par exemple. Il est alors question de transmission des savoirs ou plus exactement de cet « apprentissage par imprégnation » dont parlaient Geneviève Delbos et Paul Jorion (1984). Les futurs artistes ne se voient pas délivrer dans ces situations un cours sur l’art. Ils ne sont pas davantage dans le cadre d’un apprentissage direct de techniques artistiques (« la recette pour faire une œuvre » en somme) puisque l’essentiel a eu lieu avant. Mais ils acquièrent dans cette implication en qualité de main d’œuvre l’expérience intransmissible autrement des conditions de la production d’une œuvre, de la complexité des rapports entre l’artiste et un environnement naturel, social, politique, économique. C’est finalement l’accès à une vision pragmatique de la figure de l’artiste contemporain, confronté à la réalisation d’une œuvre.
De quoi s’agit-il exactement ? Parfois les tâches à réaliser sont de l’ordre de la manutention (décharger des matériaux, pelleter de la terre, porter des œuvres), mais le plus souvent il s’agit de travaux de bricolage (vernir des pièces, réaliser des assemblages, construire des petites architectures, peindre, poncer, etc.). Pendant les temps de montage des expositions, les assistants peuvent également jouer le rôle de régisseurs techniques, ce qui requiert des compétences diverses afin de pouvoir faire face à toutes les situations d’un montage (câbler de l’audiovisuel, fabriquer des supports, construire des cloisons, produire de la documentation photographique, fixer des œuvres, etc.). Les assistants, ce sont les mains du divers, si importantes pour les installations contemporaines, qui sont comme l’initiation concrète à ce monde de la polyvalence qui caractérise assez bien la figure de l’artiste de nos jours.
Certains projets nécessitent ainsi de véritables équipes de « petites mains » qui bénéficient de ces moments collectifs pour créer une dynamique créative, glaner des idées, s’introduire dans des réseaux. Mais, pour ma part, j’emploie généralement une, deux ou trois personnes. Et j’essaie le plus possible de travailler avec les mêmes individus d’une œuvre à l’autre, afin de créer une relation sur le long terme et de pouvoir établir des habitudes de travail. Enfin, il m’est arrivé de déléguer une partie de la conception d’œuvre à une assistante de confiance (Clémentine Pujol). Dans ce cas, l’œuvre est discutée au préalable dans sa phase de conception, déléguée quant à la réalisation, puis cosignée.
Mais il est également un grand nombre de situations dans lesquelles je fais fabriquer tout ou partie de l’œuvre par des entreprises ou des artisans indépendants, tous ceux qui composent ce qu’Howard Becker (2010 : 96) appelle « le personnel de renfort ». Cela permet de répondre à des besoins spécifiques en mains expertes : conducteur de poids lourds, conducteur de pelle mécanique, ingénieur de bureau d’étude, soudeur, couturière, jardinier, paysagiste, monteur de film, ingénieur son, graphiste, critique d’art, etc. En général, le travail s’effectue dans le cadre d’une commande précise, en ma présence si besoin, sous mon contrôle, voire en binôme dans le cas où il y a des choix esthétiques à faire comme dans la post-production d’un film ou d’un disque.
Au sein de cette famille des prestataires, il peut m’arriver d’avoir recours à des artistes plasticiens pour la réalisation d’un travail particulier pour lequel ils ont une compétence reconnue. Par exemple, je ne travaille pas la résine polyester et s’il m’arrive d’en avoir besoin sur un projet — car mes œuvres ne sont pas conditionnées par mes capacités techniques —, je m’adresse à un collègue dont c’est la spécialité. Dans ce cas, il intervient comme « technicien créatif » pour réaliser ma demande ; mais ses mains d’artiste ne sont pas les mains de l’artiste. Ou plutôt elles rejoignent le réseau diffus et éclaté des mains qui font l’œuvre et questionnent dès lors l’unité même de la figure de l’artiste. Celui-ci demeure une personne mais cesse d’être un simple individu. L’artiste se dividualise en de multiples acteurs, qui ne se situent pas sur un même plan, différences qui se cristallisent dans la signature et la propriété de l’œuvre qui sont elles-mêmes mises en question par ces pratiques de l’art contemporain [11]. J’y reviendrai.
Mais les prestataires que j’emploie le plus couramment sont des artisans, installés en auto-entrepreneurs ou en PME. Ils relèvent généralement de corps de métier tels que ceux des métalliers-ferronniers, des maçons, des charpentiers-menuisiers, des mécaniciens, des carrossiers, des peintres industriels, etc. Si ma démarche s’apparente formellement à celle d’un client « standard », la demande en elle-même n’est pas sans susciter des réactions comme la surprise amusée, l’incompréhension, la suspicion, ou même le refus. Comme ce taxidermiste qui n’a pas souhaité étudier ma demande de fabriquer des gants dans la peau d’un pigeon dans le cadre de ma série des « gants de séduction ». Probablement la jugeait-il trop bizarre, peut-être déplacée — une réaction qui est assez fréquente. À moins qu’il ne m’estimât pas à la hauteur du défi technique pour se mettre à mon service. En effet, à l’occasion des premiers échanges avec un artisan, il y a souvent une évaluation implicite de mes connaissances techniques, que j’ai rapidement appris à anticiper, et dont le caractère systématique est sans doute renforcé par ma position de femme sollicitant un monde resté très masculin. Il me faut donc toujours compter sur un temps, plus ou moins long, « d’ajustement » pour bien se comprendre, utiliser le même vocabulaire, faire ressentir les exigences esthétiques, appréhender les modalités de travail de l’entrepreneur.
C’est la phase délicate ; le moment où se négocie l’accord des mains. Celle-ci franchie, la discussion peut alors porter sur le défi technique à relever ensemble. L’accord de l’expert en somme. Comment faire, par exemple, pour que ce rocher de granit paraisse posé là, en déséquilibre flagrant, dans le respect de la sécurité publique et avec un système de fixation invisible ? C’est la résolution de ce type de difficulté qui me lie aux artisans avec lesquels je travaille. Je dirais ainsi que l’action artistique se situe fondamentalement dans une « réception de magie » — qui peut être simplement la qualité d’un simulacre, ou aller jusqu’à la performance qui relève de la prestidigitation. J’ai pu expérimenter à plusieurs reprises que le public recevait l’œuvre comme un « tour » (« il y a un truc ! ») à la réussite duquel contribue le tour de main mais qui n’en est pas l’élément central. Je me suis peu à peu appropriée cette « réception de magie » pour en faire une « intention de magie » que j’assume et qui m’est utile à l’occasion de mes discussions avec les artisans.
Chantier du Jardin des délices, Arras en Lavedan, 2015. Conception de la structure, entreprise Pyrénées Concept (65). © Victoria Klotz.
Ce dialogue est rendu particulièrement complexe dans une situation en quelque sorte intermédiaire entre la sollicitation du collègue artiste pour ces compétences techniques et celle de l’artisan expert. Car il m’arrive d’avoir affaire à des « artisans d’art » (céramiste, verrier, photographe parfois mais la catégorie ici pose question). Ce sont ces situations concrètes qui me font mesurer à quel point l’art contemporain est venu brouiller les catégories et a ouvert des séries de problèmes et de débats assez spécifiques, notamment techniques, économiques, philosophiques, mais également juridique : à qui appartient l’œuvre ?
Cible de tir ARAWAK. Photo Jean Cazenove.
En 2010, j’ai eu l’idée de mettre à profit le savoir-faire d’un fabricant de cibles de tir à l’arc qui est connu dans le milieu des archers français, et surtout de ceux qui pratiquent la discipline du parcours dit « nature ». Il s’agit de compétitions de tir à l’arc en milieu naturel aménagé comportant des cibles représentant des animaux en 3D. La plupart de ces cibles sont de fabrications industrielles, de formes assez grossières coulées dans des moules. Mais, pour certains parcours, on trouve des cibles d’une qualité bien supérieure et qui s’éprouve en situation : à 30 mètres ou 15 mètres, l’effet de la cible est si saisissant qu’on a l’impression de voir un animal véritable. Fréquentant ce milieu du tir à l’arc épisodiquement, je connaissais la réputation de l’artisan pyrénéen, Jean, qui est le responsable de cette « réception de magie » et lorsque l’occasion se présenta je lui passais une première commande.
Son travail rencontrait mes projets. Ou, si l’on veut, ses mains rencontraient mes idées et j’anticipais que l’accord, préformé, n’aurait pas à faire l’objet d’un travail spécifique. Car en effet, je cherche, dans l’essentiel de mes installations, à créer un effet de présence animale. Je les conçois pour l’espace public où la présence des animaux doit surprendre le citoyen qui passe, l’interpeller comme dans une rencontre fortuite. Or, la précision anatomique, le naturel des postures renforce cet effet : la nature n’est pas à sa place. L’artisan, mais aussi et d’abord chasseur qu’est Jean, pouvait répondre à une telle recherche. Nous avons ainsi collaboré pour cinq de mes installations et plus d’une trentaine d’animaux.
De mon côté, je m’occupe d’élaborer et de dessiner un dispositif scénique pour lequel je détermine les animaux dont j’ai besoin. Je précise les postures et nous échangeons des photographies animalières. Une discussion s’engage, qui n’est pas toujours suffisante malgré notre expérience commune. On ne s’est pas toujours compris, et je passe alors à son atelier pour que l’on rectifie des mouvements, des textures ou des couleurs. Il arrive qu’un animal ne me satisfasse pas, malgré les modifications. La pièce ira au rebus dans mes stocks, ou j’essaierai de la recycler dans un autre dispositif. Parfois, c’est « juste » dès le premier coup. Avec le temps je sais où sont ses facilités, où sont ses faiblesses et j’imagine les choses en fonction. Cela nous a permis de mettre en place une relation privilégiée : mes commandes sont pour lui l’occasion de pousser davantage sa quête de perfection hyper-réaliste — moyennant un prix en conséquence puisque les commandes de cibles de tir pour les clubs d’archers sont contraintes par leurs budgets, souvent modestes.
Or, il y a deux ans, Jean m’a exprimé son mécontentement d’être seulement un « sous-traitant » rémunéré à la commande. Il a émis l’idée d’un droit d’auteur pour lui-même. N’était-il pas le réalisateur des œuvres que j’exposais ? Sa réaction même, qui cherchait le rapprochement et l’unité de nos actions — nous sommes tous deux et au même titre des artistes —, révélait notre différence : nous n’avions pas de l’œuvre la même définition, nous ne la situions pas dans les mêmes opérations. Pour Jean, elle prenait corps dans ses réalisations animales et s’épuisait en elles. Le dispositif ne faisait qu’activer une œuvre déjà là. Pour moi, en revanche, l’œuvre était le dispositif et l’ensemble des rapports que celui-ci créait avec l’environnement et avec le public. Le hiatus fut net quand, au même moment et pour renforcer sa conviction, il a commencé à refuser les commandes de cibles qu’on lui passait. Surtout, il a changé de statut d’entreprise et s’est inscrit à la Maison des Artistes. Nous rejouions alors la bataille des artistes et des artisans d’art, le conflit des catégories, la lutte pour le « passage à l’art » et la reconnaissance.
Les Hôtes du logis. Installation in situ pour la Maladrerie Saint-Lazare (Beauvais). 11 éléments en bois et mousse polyéthylène. © Victoria Klotz, 2013.
Récemment, le malentendu s’est dissipé de lui-même, à la faveur d’une anecdote dans le cadre d’une autre commande. Des amis à lui étant passés voir une de mes œuvres, ils s’étaient scandalisés de ne pas trouver mention du nom de Jean sur le cartel de l’œuvre. Et c’est lui-même, pris dans la situation concrète de la « justification » et dans cette « épreuve » qui lui fait découvrir et évaluer d’un même coup la grandeur relative des personnes impliquées dans la création [12], qui leur a expliqué que le cartel ne pouvait pas distribuer des « droits d’auteur » à tous les corps de métier qui étaient intervenus. Car il faudrait alors citer le charpentier, le maçon, etc. « Personnel de renfort », réclamant comme beaucoup à ce titre le statut d’artiste, il invitait à complexifier l’idée d’Howard Becker (2010 : 110) affirmant que « dans un monde de l’art, toute fonction peut être tenue pour artistique ». Tout dépend en effet de la posture de l’acteur. Car, entre temps, Jean s’est affirmé en tant qu’artiste-auteur, il entreprend ses propres projets de création. De l’objet-cible, il est passé à la sculpture en bronze.
Mais le public, ou à tout le moins un certain public sensible à la prouesse du « fait main », s’interroge une fois l’effet de présence et la réception de magie estompés : « C’est quel matériau ? Moulé ou sculpté ? C’est vous qui sculptez ? ». Créer reste emprisonné dans les mains du faire. Plus exactement, je comprenais dans ce genre de situation que l’artiste avait pour beaucoup la dimension totale de l’œuvre ; il était idéalement le monde de l’œuvre : le concepteur, le réalisateur, le performeur, l’interprète. La perte de la suprématie dans l’une de ces fonctions contribuait ainsi à ternir la qualité de créateur attribuée a priori. Il n’est bien que la performance qui puisse faire l’objet d’une séparation à moindre frais pour la raison qu’elle a acquis en elle-même, dans un grand nombre de domaines, une valeur d’art. Son abandon à d’autres, dès lors artistes reconnus, ne touche pas ou peu à l’intégrité du statut du créateur.
Conclusion. Quand est l’artiste ?
Ces attentes, souvent déçues, du public contribuaient à faire surgir une question à laquelle les personnes ne s’étaient pas préparées et qui est pourtant celle qui traverse largement l’art contemporain : quand est l’artiste ?
C’est une question qui recoupe mais complexifie une question plus élémentaire mais à ce stade insuffisante : qui est l’artiste ? Insuffisante fondamentalement quand on est dans la situation où l’œuvre est radicalement du « fait esprit » davantage que du « fait main (de la personne qui fait esprit) ». Faudrait-il dès lors définir quelque chose comme un « artiste-système », une sorte d’extended artist comme on a pu identifier un extended mind (Clark et Chalmers, 1998) et qui ferait que tous les moments (et donc les êtres, dont les personnes) qui participent à l’existence de l’œuvre (ce sera cela la création) sont des parts de l’artiste ?
Ainsi, les premières « parts » de la création sont sans doute, dans un art contemporain qui s’entremêle avec la vie quotidienne, les proches. Ce qui est une caractéristique, parmi d’autres, que les artistes partagent avec les savants. Pour moi, tout fragment de vie peut faire œuvre ou être le point de départ d’une œuvre. Ce qui fait souvent dire aux spectateurs de cette présence continue d’une création possible : « Mais tu ne t’arrêtes jamais de travailler ! ». Et il est de ce phénomène des cas extrêmes qui mériteraient d’être documentés de façon systématique. Par exemple, en 1997, j’ai visité l’exposition de Dieter Roth au Musée d’Art Contemporain de Marseille. L’artiste travaillait là, au sein même du musée, entouré par sa famille, ses amis, au milieu de ses œuvres, de ses archives, de ses outils [1997)." id="nh2-13">13]. Démonstration magistrale, volontairement excessive, de la fusion entre l’art et la vie. Ce qui n’avait pas échappé à l’historienne et critique d’art Élisabeth Lebovici :
« Chez Dieter Roth la vie allait manger l’art, ou l’art, dévorer la vie. La vie quotidienne pour matériau. Dieter Roth, voyageur impénitent et transformateur touche-à-tout, a, dès les années 1960, étendu les limites de l’oeuvre d’art pour englober le cours de la vie quotidienne, faisant enregistrer à la vidéo par son fils son journal intime et en faisant projeter toutes les bandes simultanément » (Libération, 20 juin 1998).
De même, l’artiste Jean-Luc Parant, célèbre pour son obsession de l’œil — et des « sphérités » d’une manière plus générale — a fabriqué « des boules et des textes sur les yeux » pendant trente ans, dans son lieu de vie du Bout-des-Bordes (Ariège) avec l’aide des membres de sa famille qui participèrent au modelage de boules en argile et autres variations sur le même thème. Personnellement, j’estime ce niveau de fusion excessif. Son modèle central, encore très présent, reste celui de l’artiste masculin épaulé dans sa vie professionnelle par sa compagne qui se rend disponible pour promouvoir l’œuvre du conjoint. Elle devient souvent une assistante de premier plan, cumulant les fonctions d’attachée de presse, d’agent, de comptable, et parfois même de conceptrice tapie dans l’ombre de l’artiste. Ce sont là les premières « petites mains » que l’on trouve aussi bien dans le monde des écrivains et des scientifiques. La parade — contre moi-même, contre la tentation forte du conjoint-assistant — que j’ai trouvée est de partager ma vie avec un artiste, ce qui nous empêche de facto de devenir l’assistant l’un de l’autre.
Mais les parts de l’artiste peuvent également se transformer d’une œuvre à l’autre, créant une plasticité permanente de la figure de l’artiste.
En 2003, pour l’événement que j’organise au centre d’art « La Chapelle Saint Jacques » dans le piémont pyrénéen, je pose une règle autoritaire en invitant le public du vernissage à embarquer dans des voitures avec chauffeurs pour une destination inconnue. Pendant une heure, chaque voiture, sur un itinéraire différent, se dirigera au rythme d’une voix off diffusée dans l’habitacle du véhicule. La vitesse et le parcours sont minutieusement réglés. Ce qui se passe de l’autre côté de la vitre-écran c’est la part d’imprévu qui va entrer en collision avec la voix off. Ainsi certains ont voyagé dans le brouillard, d’autres ont traversé des zones habitées, roulé sur des crêtes ou en fond de vallons, croisé une harde de biches qui sautèrent la route. De l’œuvre ne reste que le souvenir de cette expérience. Il y a la performance elle-même, le rôle des chauffeurs, du public devenu acteur. Mais ont-ils eu conscience, mieux, ont-ils eu le souci de « faire de l’art » ? Ou d’être pris dans l’art ? Si leur participation est indispensable — l’œuvre n’existe pas sans eux —, ni les uns ni les autres n’ont à ma connaissance eu la volonté de réclamer une part de la responsabilité de l’œuvre, une place dans la création. Il est un degré trop faible de participation (alors même que le public ici fait l’œuvre et est présent de part en part de la performance, et porte en lui son « reste » par le récit de cette expérience) qui interdit de franchir le seuil : je participe, mais je ne fais pas de l’art.
Il manque les coups de feu, 2003. Centre d’art « La Chapelle Saint Jacques ». Photo Stéphane Gros.
Mais l’interrogation sur le quand de l’artiste tend de plus en plus à se situer vers l’aval de l’œuvre, dans le réseau des expositions, des institutions et des acteurs économiques au sein duquel elle est saisie avec son auteur. L’artiste n’a plus seulement à faire l’œuvre ; il doit également faire l’artiste puisque « faire l’œuvre » ne lui appartient plus entièrement.
De plus en plus de musées demandent aux artistes de commenter leurs œuvres en public : un discours d’ouverture d’exposition, une conférence, une visite d’atelier, une interview qui sera transcrite dans le catalogue, une discussion publique avec le commissaire ou tout autre garant de la valeur intellectuelle du travail. Désormais, cela fait partie du « job ». À tel point d’ailleurs que les écoles d’art préparent intensivement les futurs artistes à ce type d’exercice. Une dimension qui s’est d’ailleurs renforcée avec la récente réforme universitaire des écoles d’art qui se sont dotées de « professeurs-docteurs » chargés de donner des outils conceptuels aux étudiants ainsi que d’élaborer avec les « professeurs-artistes » des programmes de recherche mêlant la pratique plastique, la sémiotique, l’esthétique, la philosophie, la sociologie et même l’anthropologie. Comme si, les mains étant ailleurs, il fallait construire un « esprit » d’une facture spécifique, qui préserve et encourage les facultés d’intuition tout en développant des capacités réflexives et d’explicitation des intentions.
Un engagement réflexif qui peut aller jusqu’à faire des artistes les commissaires de leurs propres expositions, assumant jusqu’au bout l’implication dans l’aval de l’œuvre. Mais, en fin de compte, l’œuvre — si tant est que ce mot garde encore de la pertinence — n’aura désormais plus ni amont ni aval. C’est ainsi que le plasticien Philippe Parreno déclare dans le cadre de son exposition Anywhere, anywhere out of the world (2013) au Palais de Tokyo : « Il faut toujours mettre en relation la production de forme et l’exposition de forme. Les deux sont, selon moi, totalement dépendantes l’une de l’autre. L’objet d’art n’existe pas sans son exposition. […] Tu peux tout faire rentrer dedans : un workshop, une manifestation, une vidéo-conférence, une situation, un théâtre d’ombres, un spectacle de music-hall, un film, une structure de pensée, un espace de proximité » [14].
Il est même certains artistes qui endossent le costume de curateur pour monter des expositions d’autres œuvres que les leurs. De même que, comme on l’a vu plus haut, des artistes participent à la production d’une œuvre d’un collègue par leurs compétences techniques spécifiques, d’autres s’engagent dans l’exposition, la diffusion et la circulation des œuvres des autres. Autres compétences, aujourd’hui, d’artistes. Par exemple, en 2007 le Palais de Tokyo offrait à l’installationniste Ugo Rondinone une carte blanche dont celui-ci s’est emparé sous l’intitulé « The Third Mind ». Or, « un tel projet de commissariat était inédit tant pour l’artiste que pour le Palais de Tokyo qui l’accueillait. Ugo Rondinone a pu y intégrer une fonction organisatrice aux différents stades préparatoires de l’exposition et a développé un étroit contact conceptuel, physique et spatial avec les œuvres. Jouissant du statut de commissaire invité, l’artiste est intervenu dans le processus institutionnel du lieu et a conduit son projet durant une année. Ugo Rondinone a pris le parti de ne pas exposer ses propres œuvres et de se tourner uniquement vers celles d’autres artistes, réunies dans la totalité du site. Il a également suivi ses propres décisions en termes de choix des œuvres, d’espace, d’accrochage et d’édition accompagnant l’exposition. » (Moeder, 2011) L’exposition apparaît alors comme le cheminement d’un processus mental tout à la fois artistique et intellectuel de l’artiste-commissaire.
Enfin, il n’est pas, jusqu’à la main invisible du marché de l’art, de secteurs qui échappent entièrement à l’emprise des artistes. Beaucoup ont ainsi développé, à des degrés très différents il est vrai, des réseaux qui façonnent l’image de l’artiste-entrepreneur et qui structurent et orientent les flux qui forment l’espace de réception de son travail. Ou de celui des autres pour ceux qui vont jusqu’à créer une véritable société de production. De même, les programmes de commandes publiques constituent aujourd’hui des marchés qui peuvent fournir de l’activité sur des périodes longues qui nécessitent une gestion particulière impactant les manières actuelles de « faire de l’art » et d’être un artiste [15]. Répondre à des commandes, élaborer un projet et un planning, estimer des coûts, gérer des chantiers, employer du personnel : si le brouillage des catégories est aujourd’hui si important entre artistes et artisans, ce n’est pas seulement que les artisans sont impliqués dans les œuvres. C’est également que les artistes développent un savoir-faire d’artisan-entrepreneur.
Quand est l’artiste, dès lors, dans ce mouvement continu de dissolution de sa figure ? L’on ne peut se satisfaire de la position qui inviterait à ne le considérer que dans les bornes de son travail artistique au sens strict car il n’est plus de « sens strict » du processus créateur. Et l’on ne peut se contenter d’affirmer que l’artiste est tel « tout le temps ». La réflexion que j’ai engagée ici à partir de cette question simple « ma pratique artistique est-elle manuelle ? » me conduit à penser que, comme beaucoup d’artistes contemporains probablement, je suis chargée d’une sorte de variateur d’intensité d’art. Je me sens parcourue d’un courant continu qu’une situation, un contexte, une rencontre, une commande peuvent activer et qui me rendent, pour les autres (les commanditaires, le public, l’entourage), « artiste », et pour moi, du fait de ce regard extérieur qui me désigne, plus « artiste » (qu’à d’autres moments de ma vie quotidienne).
La place des mains dans mes créations explicite et dramatise tout à la fois ce phénomène. J’ai la plupart du temps les mains ailleurs — comme on a la tête ailleurs. Mais elles ne sont pas sans effet sur le processus direct de production de l’œuvre, même si les mains qui interviennent dans la phase de production sont des mains qui sont concrètement ailleurs. Ce sont celles des artisans, des ouvriers, des photographes aussi, des collègues artistes parfois. Leur surgissement, leur mise en avant — de façon problématique parfois quand le public, ou l’artisan lui-même, revendique pour son travail le statut d’artiste (puisqu’il contribue bien à la production d’une œuvre d’art) — tend à faire disparaître la place des miennes, à réduire l’intensité manuelle de ma pratique. Et si je ne conteste pas que mon travail s’inscrive dans un processus largement intellectuel, je nie absolument que les mains, y compris les miennes, n’y jouent qu’un rôle négligeable (ma pratique artistique est aussi manuelle), de la même façon que je rejette l’idée de réduire mes collaborateurs à de simples « petites mains » puisque, souvent, de nos échanges, de notre gestion commune des difficultés ou des imprévus, l’œuvre s’enrichit. Je crois que ce type d’interrogations est assez largement partagé par les artistes aujourd’hui. En tous les cas, cela expliquerait un certain retour d’une pratique formelle dans l’art contemporain : retour du dessin, de la céramique, de la sculpture ; retour de la main.
Au final, une réponse double au quand de l’artiste : il est dans l’intensité du commencement et dans la permanence de son attachement à l’œuvre. À ces deux données dynamiques correspondent deux critères qui font l’artiste : à l’émergence, l’initiative de l’œuvre ; à l’attachement continu, la responsabilité. C’est l’association de cette double contrainte, l’initiative et la responsabilité vis-à-vis de l’œuvre — c’est-à-dire à la fois ses commencements et son maintien dans un réseau de significations, d’interprétations et d’échanges, maintien qui peut prendre des formes très différentes, de la plus grande passivité qu’assure le droit de la propriété intellectuelle, à la plus grande activité qu’offrent les performances qui nécessitent une présence et non le simple rappel d’une propriété —, qui caractérise de nos jours la condition d’artiste.