Introduction
Comment la photographie et la recherche en sciences sociales peuvent-elles coopérer au début du XXIe siècle, après la diffusion de la méthode ethnographique dans les milieux journalistiques et artistiques, mais aussi après l’affirmation à l’échelle mondiale du droit des personnes photographiées à contrôler leur image ? Quelle place pour les sciences, et notamment pour les sciences sociales, avec leur souci d’objectivité et de distance critique, dans une période de diffusion massive d’images de publicité et de propagande ? L’expérience relatée ici trouve son origine dans le souci d’un photographe formé à la sociologie, Jean-Robert Dantou, de mettre son savoir-faire à la disposition d’une équipe de recherche en sciences sociales. Elle a rencontré le souci permanent de Florence Weber d’amener à la sociologie un public non spécialisé, grâce à l’exigence d’une écriture sociologique à la fois rigoureuse et claire, mais aussi grâce au soutien de photographes professionnels, artistes ou documentaristes [1]. Cette rencontre a permis à l’équipe de s’affranchir d’une certaine raideur des sciences sociales académiques vis-à-vis de la « critique artiste » et de réinventer ses liens avec la « critique sociale » [2], tout en renouant avec la question classique, partagée par l’anthropologie et la photographie, de la représentation des êtres humains « aux marges de l’humanité », des Sauvages aux fous et aux handicapés.
Cet article vise à retracer l’alliance nouée entre Jean-Robert Dantou et dix chercheurs en sociologie et en anthropologie dont les objets étaient en cours de construction et qui ont travaillé ensemble, entre 2011 et 2015, sur les conséquences quotidiennes des troubles psychiques fortement invalidants [3]. Son auteur collectif correspond à l’équipe réunie autour de Florence Weber dans le cadre de la chaire « Handicap psychique et décision pour autrui » soutenue par la CNSA [4], et qui comprenait le photographe, cinq doctorants, deux post-doctorants et deux ingénieurs d’études. Au fil d’une coopération de trois années, une démarche conjointe artistique et scientifique s’est mise en place. On montrera ici comment l’alliance a pu se construire, d’abord en se focalisant sur une enquête collective d’une semaine menée à Croiseville en octobre 2013, puis lors de la préparation tout au long de l’année 2014 de la série de photographies « Objets sous contrainte » [5], en insistant sur les trois grands bénéfices que l’équipe a pu retirer de cette coopération : la construction de ses objets, scientifiques et artistiques ; l’explicitation de ses méthodes d’enquête ; l’amélioration de la diffusion des recherches en sciences sociales.
Au préalable, il faut revenir sur ce qui réunit et ce qui divise l’équipe, photographe compris. Ce qui la réunit, c’est une méthode, l’ethnographie réflexive, conçue comme une construction progressive des questions et des résultats de la recherche au contact des personnes enquêtées ou photographiées, dont on souhaite à la fois restituer les points de vue et les expliquer, tout en tenant compte de l’historicité des points de vue des enquêteurs et des chercheurs socialement situés. C’est aussi une problématique, construite au fil des recherches de l’équipe interdisciplinaire Médips [6] sur la prise en charge familiale et professionnelle de personnes âgées atteintes de troubles de type Alzheimer : à quels moments et comment le point de vue de la personne concernée par une décision de prise en charge (recours aux soins, recours à l’aide, maintien à domicile ou placement en établissement…) est-il préservé ou disqualifié par les différentes personnes qui s’occupent d’elle ?
Ce qui divise l’équipe, c’est la question de la psychiatrie. Lors de la première enquête Médips financée par la Fondation Médéric-Alzheimer, l’équipe dirigée par Agnès Gramain et Florence Weber avait réussi, entre 2000 et 2005, à travailler d’abord « comme si » elle laissait aux équipes médicales, avec lesquelles elle coopérait pour contacter des enquêtés potentiels, la question de la réalité des troubles « de type Alzheimer » (Joël, Gramain, Weber, Wittwer, Béliard et Roy 2005), puis à constituer en objet sociologique, dans un deuxième temps seulement, la production d’un diagnostic et ses effets, notamment l’hésitation médicale possible entre maladie d’Alzheimer stricto sensu et dépression du sujet âgé (Béliard 2012). L’équipe actuelle au contraire a commencé ses recherches sans avoir établi de coopération avec des équipes psychiatriques et n’est venue que localement et progressivement à établir le dialogue avec certaines d’entre elles. Aussi, parce qu’elle était dès le départ mue par le souci constant de ne pas accorder aux prénotions médicales davantage qu’aux prénotions profanes un statut spécial d’extériorité par rapport au monde social, ses membres ont été conduits à adopter tour à tour, ou les uns contre les autres, un point de vue « réaliste » (nous travaillons sur la vie quotidienne des patients de la psychiatrie sans remettre en cause la légitimité du diagnostic) ou « nominaliste » (nous travaillons sur des personnes qui, à un moment de leur vie, sont « étiquetées » comme malades psychiatriques ou comme « cas psy plus plus » [7]). L’histoire des photographies que nous présentons ici est prise, de part en part, dans un point de vue réaliste : nous avons travaillé sur le quotidien des patients passés par une institution psychiatrique, sans nous interroger directement sur la légitimité du diagnostic produit par les équipes médicales.
Une question commune : la décision pour autrui
Qu’il s’agisse des patients de la psychiatrie ou, plus largement, des personnes disqualifiées du fait de leurs déficiences « mentales, cognitives ou psychiques [8] », auxquelles renvoie également la loi sur la protection des majeurs en raison de l’altération de leurs « facultés [9] », nous analysons leur vie quotidienne comme faisant l’objet d’une « attention » de la part de leurs proches, des professionnels qui s’en occupent et des pouvoirs publics. Cette « attention », traduction française du terme anglais « care », peut être subie et non pas souhaitée de la part des personnes concernées ; elle peut prendre la forme d’un contrôle, d’une sollicitude pesante, tout comme celle d’une remise de soi ou d’une relation de confiance.
Nous analysons en effet le « care » comme une forme du « don » et réinvestissons ici l’analyse maussienne de l’ambivalence du don. De plus, la question de la « décision », au cœur de la représentation économique des comportements individuels, trouve dans cette population, qu’il s’agisse de patients de la psychiatrie ou de personnes handicapées du fait de déficiences « mentales, cognitives ou psychiques », un remarquable exemple contrefactuel. Puisqu’elles sont supposées privées, au moins en partie, de leur « autonomie » individuelle, c’est-à-dire de leur capacité de décision, il devient possible d’analyser « ce qui leur arrive » comme le résultat de décisions prises par d’autres — ce qui est bien sûr, pour un sociologue convaincu de l’interdépendance des individus, le cas général, mais qui, dans ce cas précis, rend impossible la fiction de l’homo economicus.
Cette hypothèse extrêmement générale nous amène à observer, dans les configurations d’aide et de décision, l’alternance entre des moments de « routine » et des « tournants » dans la prise en charge [10]. Nous cherchons à y repérer, décrire et analyser les processus collectifs de décision qui s’y jouent.
L’équipe s’intéresse à la fois aux décisions dans les domaines médical (décision d’hospitalisation, d’accès aux soins), économique (échanges de biens et services au sein de maisonnées), financier (accès à l’allocation adulte handicapé), résidentiel (maintien au domicile ou « maintien en ville », « séparation avec le milieu familial », décision d’hébergement collectif de type foyers, centres d’hébergement et de réinsertion sociale, appartements thérapeutiques…), judiciaire (mise sous tutelle ou curatelle) et enfin scolaire (décision de maintien dans une filière générale, de réorientation, d’arrêt) et professionnel (se maintenir en milieu ordinaire ou accéder au milieu protégé). Ces décisions sont prises, bien souvent, de façon collective, selon des modalités collégiales ou conflictuelles : elles peuvent être à l’initiative des personnes elles-mêmes, de la famille, des proches, des professionnels, toutes ces personnes pouvant s’allier ou se confronter à ces occasions. Comment les décisions sont-elles prises ? Par qui ? Au bout de quelles négociations et selon quels arrangements ? Selon quelles justifications ? Dans quelles situations l’impératif de sécurité (des biens/de la personne) vient-il justifier la décision pour autrui ? Ce sont autant de questions qui guident nos observations et notre analyse des situations [11].
C’est essentiellement par le biais de la méthode ethnographique et par l’analyse de cas que nous raisonnons. Cette recherche collective est issue de la réunion de monographies réalisées (ou en cours de réalisation) par chacun des membres de l’équipe, dans des contextes variés, qui relèvent du champ sanitaire (hôpitaux, foyers de post-cure, cliniques, soins-études…), du secteur médico-social (Samsah, SAVS, Esat [12]), mais aussi du champ judiciaire (tribunaux d’instance, cour d’appel). Nous avons eu l’occasion de réaliser ensemble une monographie locale des différentes institutions du handicap, de la psychiatrie et de la dépendance à Croiseville en octobre 2013, où nous avons enquêté par équipes de deux dans une clinique psychiatrique privée et dans le service psychiatrique de l’hôpital public, au sein de l’équipe mobile de gériatrie intervenant à domicile, dans des services médico-sociaux dédiés aux patients de la psychiatrie, auprès de la maison départementale du handicap et dans les services du Conseil général….
Le photographe a fait partie intégrante de cette enquête collective, et ce dès son commencement. Bien que les chercheurs et le photographe aient des démarches et des objectifs distincts, point sur lequel nous reviendrons, il nous semble que trois dimensions structurent notre collaboration, en même temps qu’elles montrent l’intérêt de mêler démarche artistique et démarche scientifique :
- Notre collaboration est l’occasion de questionner la place de l’image en anthropologie et la place du texte en photographie, mais aussi les liens entre anthropologie et photographie ;
- Elle nous incite à un retour réflexif sur nos pratiques, comme nous le montrerons ici sur le cas de deux photographies ;
- Elle pose la question des modalités de la diffusion des sciences sociales en direction du « grand public », et de l’intérêt de la photographie comme vecteur de cette diffusion.
Représenter le quotidien des patients de la psychiatrie
Le statut du travail photographique que nous présentons aujourd’hui est hybride : s’il s’inscrit délibérément dans le champ artistique, il est en même temps directement lié aux questionnements des chercheurs parce qu’empreint d’une communauté intellectuelle née de la lecture des textes écrits par l’équipe, de la fréquentation régulière des séminaires et de l’intervention des chercheurs dans la phase de conception. De par leurs conditions de production, ces photographies sont donc indissociables de la recherche scientifique.
Revenons rapidement sur la genèse de cette collaboration : après trois années de formation technique à la photographie à l’École Louis Lumière, Jean-Robert Dantou est, entre 2004 et 2005, élève du Master « Enquêtes Terrain Théories » (ENS-EHESS), aujourd’hui rebaptisé « Pratiques de l’interdisciplinarité dans les Sciences Sociales ». A la fin de ses études, il devient photographe professionnel et commence à travailler dans le cadre de projets personnels, de commandes institutionnelles ou de commandes pour des entreprises. Ses travaux personnels sont exposés dans des festivals de photographie, des galeries d’art ou des centres culturels, et ils sont publiés dans la presse. Ses photographies de commandes d’entreprise sont utilisées dans le cadre de publications de communication interne ou externe, ses travaux de commande institutionnelle sont publiés sous la forme de livres et font l’objet d’expositions dans des institutions publiques.
En septembre 2010, il propose à Florence Weber de travailler à la conception d’une série de photographies répondant à près de dix années de recherche de l’équipe Médips sur le handicap et la prise en charge des personnes âgées dépendantes. Il propose alors de mettre en scène des personnes en situation de handicap et des personnes âgées dépendantes entourées de l’ensemble des personnes, proches et professionnels, intervenant dans leur aide ou leur accompagnement quotidien. La mise en scène systématique de ceux que les personnes photographiées considèrent comme des proches et des professionnels « impliqués dans l’aide » permet de confronter les résultats de la recherche terminée au point de vue des personnes concernées, et de les vulgariser par un autre biais que l’ouvrage collectif, le cours à des étudiants non sociologues, ou la conférence publique. De fait, ces images « parlent » des inégalités entre les aidants familiaux devant la dépendance d’un proche selon son âge, selon la structure familiale, selon le mode d’hébergement. Tous les aidants familiaux ne souhaitent pas voir ainsi exposées les conditions de vie dont ils appréhendent pour eux-mêmes la venue. Mais ces images parlent aussi d’autonomie conquise, comme le portrait d’un aveugle avec sa femme de ménage, celui de deux résidants mariés en établissement spécialisé, celui de plusieurs vieilles dames qui conservent la main sur leurs relations familiales en maison de retraite. Elles représentent également les conditions de travail des professionnels de la prise en charge à domicile [13] et, de façon plus inattendue pour nous, les conditions de travail des professionnels oubliés des établissements d’hébergement, qui ont réagi positivement à ces photographies, y voyant un hommage « comme s’il s’agissait d’un mariage princier », selon le commentaire d’une infirmière gérontologique lors d’une exposition de la série à Blois.
Cette série photographique intitulée « Vivre avec » a fait l’objet d’une exposition itinérante et donné lieu à de nombreuses publications, ce qui nous a encouragés à poursuivre l’expérimentation sur l’une des questions issues de ces premières recherches : quelles sont les spécificités des prises en charge lorsque la personne concernée est décrite comme relevant du soin psychiatrique, c’est-à-dire, notamment, comme incapable de prendre une décision raisonnable ? Le photographe s’est rapidement tourné vers les représentations de la folie dans l’histoire de la photographie, pour s’apercevoir que depuis un siècle et demi, la production de photographies se concentre de manière exclusive sur les corps et les visages des fous dans les moments de crise. Cette iconographie photographique débute au XIXe siècle avec les images de Londe et de Régnard qui, à la demande de Charcot, photographient les supposées manifestations de l’hystérie des patientes de la Salpêtrière. Cela se poursuit ensuite tout au long du vingtième siècle, et rares sont les photographes, de Diane Arbus à Raymond Depardon, de Mary Ellen Mark à Anders Peterson, qui cherchent autre chose que ce spectacle de la crise du corps, à l’intérieur de l’hôpital psychiatrique, avec son cortège de têtes qui se tapent contre les murs, de bave, de tremblements, de sueur sur les visages, de membres distordus.
L’équipe de recherche, de son côté, prend dès le départ ses distances vis-à-vis des catégories diagnostiques pour s’intéresser plutôt aux types de prise en charge quotidienne, à l’articulation entre le sanitaire et le médico-social, et surtout à des personnes prises dans des relations d’interdépendance plutôt qu’à des corps en crise. Les interactions entre le photographe et l’équipe de recherche lui permettent progressivement de comprendre que l’histoire de la photographie est largement insatisfaisante dans la mesure où elle n’a jamais regardé le quotidien de ceux que l’on décrit comme fous.
Au fil des séminaires, il élimine un certain nombre de pistes, parfois en écoutant un exposé, parfois sur les conseils directs des chercheurs. Au début de son terrain dans une structure médico-sociale, il note par exemple dans son carnet que les soignants se servent en permanence d’observations visuelles pour juger de l’état de leurs patients. Il se dit alors qu’il pourrait être intéressant de tenter de photographier les manifestations physiques de la maladie psychique. Quelques semaines plus tard, il juge lors d’un séminaire qu’en écartant cette piste, il évite un triple piège : 1) parce que ces manifestations physiques sont souvent le résultat des effets secondaires des traitements plutôt que les manifestations de la maladie elle-même ; 2) parce qu’il court le risque de se soumettre à une catégorie diagnostique incertaine ; 3) parce qu’en regardant des corps au lieu de regarder des personnes, il participe à la longue histoire de leur éloignement de l’humanité. Le lien entre la lecture des fous par leur corps et leur déshumanisation dans le cadre de la construction occidentale de la « personne humaine », fondée sur une « intériorité » qui préexisterait au corps et s’y exprimerait, a été largement démontré à la fois par l’histoire de la psychiatrie depuis Foucault et par l’anthropologie sociale depuis Mauss. L’histoire de la photographie des fous vient corroborer et recontextualiser ce lien, que nous avons redécouvert à nouveau à travers nos enquêtes de terrain.
En effet, le projet même de donner à voir le corps des fous, ainsi que celui des malades, comme dénudés de toute convention sociale, constitue en lui-même une convention sociale lourde de conséquences, en ce qu’elle déshumanise la personne en la dépersonnalisant. L’histoire de la photographie médicale est prise, au dix-neuvième siècle, dans l’histoire de la photographie anthropologique, du moulage des crânes et des bustes, des photographies de prisonniers et d’ouvriers à l’embauche, et l’on pourrait suivre ce projet jusqu’à la photographie d’identité, voire jusqu’aux représentations visuelles de « l’intérieur » du corps (radios, échographies) et du cerveau [14]. En effet la personne ne prend son épaisseur sociale que lorsqu’elle est recouverte de signes et de symboles, comme l’ont montré parmi d’autres Marcel Mauss et Erving Goffman. On sait que le travail des aides-soignantes à l’hôpital consiste notamment, dans les années récentes en France, à transformer le patient de personne sociale en corps malade, en supprimant ces signes, pour faciliter le travail du médecin (Arborio, 2012). Il n’est pas question ici de le regretter, dans la mesure où l’objectif partagé par le médecin et le patient est la guérison de ce dernier, mais de le souligner.
Jean-Robert commence donc à se dire que pour faire apparaître des personnes, il va falloir ne photographier personne. Parmi les différentes pistes qu’il propose à l’équipe, l’une recueille rapidement l’adhésion collective : photographier des objets, qu’il appellera plus tard des « objets seuils », qui cristallisent des moments de prise de décision dans la vie de personnes atteintes de troubles psychiques. Il tient là une voie intermédiaire, qui met à distance à la fois la fascination pour la folie et une focalisation sur le seul stigmate, une voie qui convient aussi à ceux que l’on décrit comme fous, une voie qui sort du spectaculaire pour faire apparaître, derrière ces objets, des personnes.
Ces objets permettent de regarder le temps long d’une prise en charge médico-sociale aussi bien que le temps court d’une crise sanitaire. Ils permettent, par les textes qui les accompagnent, de replacer les personnes dans des relations d’interdépendance avec des infirmiers, des éducateurs, des psychiatres, des proches, de la famille, des tuteurs, des juges. Ils permettent enfin de suggérer que beaucoup d’enjeux résident dans les choses et les territoires plutôt que dans le cerveau. Ils ont aussi un avantage secondaire, d’abord inaperçu : en mettant l’accent sur les liens entre les choses et les personnes, ils renouvellent notre représentation des objets qui cessent d’apparaître comme des êtres indépendants des humains. Voir un être humain derrière cet objet singulier, c’est mieux voir à la fois les humains et les objets.
Le dispositif photographique
Une partie des photographies que nous présentons ici est issue de l’enquête collective réalisée à Croiseville à l’automne 2013 (#21 - Les bandes cénesthésiques de Xavier, #24 - La fourchette tordue) : les textes qui accompagnent les images sont alors coécrits par le photographe et les chercheurs. L’autre partie est principalement issue d’un terrain d’enquête réalisé indépendamment de l’équipe de recherche dans un établissement médico-social où le photographe a installé son studio de prise de vue pendant environ un an. Les textes sont alors écrits par le photographe lui-même. Dans une dernière étape, les chercheurs lui ont commandé des photographies issues de leurs observations de terrain. A nouveau, les textes sont coécrits par les chercheurs et le photographe (#31 - Le verre d’Aligoté de Sophie, #32 - Le ballon de plage de Simon).
Dans le cas de la recherche Médips et de l’exposition « Vivre avec », le photographe était arrivé à la fin d’une longue phase de recherche et donc après la phase de validation des résultats scientifiques, du moins sur les personnes âgées dépendantes. Dans le second cas que nous présentons aujourd’hui, il est arrivé au moment de la construction même de l’objet de recherche, et il a donc avancé en même temps que le reste de l’équipe.
Dans les deux cas, nous avons instauré un dispositif similaire : le photographe assiste régulièrement aux séminaires de recherche, il lit les articles et ouvrages produits par les chercheurs, il réalise ses terrains d’enquête de manière autonome et indépendante du reste de l’équipe. Ses propositions artistiques sont discutées par tous, à la fois pour la conception même des images, mais également par la suite pour le choix éditorial, la conception des légendes, l’articulation entre les images et le texte, et enfin pour la mise en scène des œuvres dans un lieu et les formes de leur présentation au public.
Nous avons jusqu’ici identifié avec l’équipe quatre types de dispositifs photographiques issus de notre collaboration : les photographies sont produites lors de l’immersion du photographe sur des terrains d’enquête non investis par l’équipe (1), à partir d’un récit ethnographique qui attire son attention (2), à partir d’une proposition d’un chercheur (3), ou sur un terrain négocié par les ethnographes sur lequel il découvre de nouveaux objets (4).
Recherche en sciences sociales et photographie sont donc largement imbriquées dans notre travail collectif sous la forme d’une succession de temps distincts. En amont de son propre travail, le photographe trouve dans la littérature et dans la méthode sociologique des instruments pour renouveler le traitement de son sujet. Réciproquement l’équipe de chercheurs intègre au processus de construction de ses objets propres, certaines problématiques ancrées dans la question photographique de la représentation. Ainsi le problème du dénuement du patient de la psychiatrie renvoyé à sa corporéité, c’est-à-dire ayant perdu la maîtrise des choses qui précisément construisent la personne, a contribué à aiguiser le regard des ethnographes sur les formes de quasi-domicile en milieu psychiatrique, comme nous le développerons plus loin.
Une partie des photographies de la série « Objets sous contrainte » avaient été imprimées à 2000 exemplaires, accompagnées de textes au verso, sous la forme de cartes de format 15x20cm dans le cadre de la SISM 2014 (Semaine d’Information sur la Santé Mentale). L’objectif était alors de lutter contre la stigmatisation de la maladie mentale, comme le font depuis longtemps des agences spécialisées de communication en lien avec le milieu associatif dans le domaine psychiatrique [15]. En accord avec l’objectif de déstigmatisation, nous avions supprimé les photographies qui nous paraissaient les moins rassurantes (par exemple #04 - Le piège à cafards de Stéphane). Les cartes ont été distribuées aux passants dans les rues du 18e arrondissement de Paris pour les sensibiliser à la vie quotidienne des patients de la psychiatrie, dans un quartier accueillant un certain nombre de structures sanitaires et médico-sociales. La recherche étant toujours en cours et de nombreuses pistes restant alors inexploitées, il s’agissait pour nous essentiellement de tester notre dispositif, et de recueillir une première fois les critiques des usagers et des professionnels du secteur. La principale critique portait sur les textes des chercheurs, dont les réponses masquaient les questions qui torturent les usagers et les professionnels. C’est ensuite que la décision a été prise d’homogénéiser la rédaction des textes, qui racontent l’histoire de chaque image et de chaque objet, et des titres, qui renvoient systématiquement l’objet à l’une des personnes écoutées.
Entre le 13 novembre 2014 et le 6 janvier 2015, un ensemble de 36 photographies et textes a été présenté sous la forme d’une exposition dans le cadre du Mois de la Photo à Paris à l’École normale supérieure. Cette exposition a fait l’objet de plusieurs articles, notamment sur le site de Mediapart et dans le journal Libération du 10 décembre 2014. Ce travail a enfin été présenté entre le 3 et le 7 décembre 2014 dans le cadre de l’exposition collective “The Bureau of Memories : Archives and Ephemera” du collectif Ethnographic Terminalia, en marge du congrès annuel de l’American Anthropological Association à Washington.
« Le bilan somatique de Carmen » : s’indigner ou analyser un conflit du travail ?
L’aperçu donné précédemment de la façon dont la recherche en sciences sociales et la photographie se nourrissent, en amont de leur activité propre, de leurs acquis et impasses, ne doit cependant pas masquer la spécificité de chacune des deux démarches. Cette distance pose problème, et cela d’autant plus que le moment du croisement entre les deux se décale de l’amont vers le cœur du travail de chacun, et spécifiquement quand photographe et sociologues travaillent simultanément le même terrain.
Le premier exemple que nous allons développer, autour de la photographie nommée « # 29 - Le bilan somatique de Carmen », s’articule autour de trois moments : l’indignation du photographe versus l’analyse sociologique d’un conflit du travail ; un accord provisoire sur un objet qui illustre le conflit du travail ; l’achèvement du raisonnement sociologique et l’insatisfaction du photographe devant le statut illustratif de sa photographie.
Le contexte
Dans le cadre de l’enquête de terrain à Croiseville qui a réuni l’ensemble de l’équipe, deux sociologues étaient chargées d’accompagner une équipe de psychiatrie mobile au sein d’un centre hospitalier. Cette photographie et ce texte émanent de leurs observations.
L’équipe de psychiatrie, composée d’infirmiers et d’un psychiatre, est dite mobile parce qu’à la fois extérieure sur les plans fonctionnels et géographiques, ses bureaux étant indépendants de tous les autres services de spécialités médicales — y compris la psychiatrie ; et transversale, parce qu’elle est susceptible d’intervenir dans tous les services de soin somatique de l’hôpital. Cependant, elle intervient dans les faits principalement au sein des urgences générales.
Aux urgences générales, les patients sont accueillis par des secrétaires, qui les orientent vers une infirmière pour un premier entretien. Dans le protocole des urgences, s’ensuit un bilan somatique complet, au sens d’examen du corps, en opposition avec l’approche psychique ; puis une orientation vers la spécialité médicale adaptée, ou une intervention d’urgence sur place si le pronostic vital est engagé. Lorsque la situation, après le bilan somatique, est considérée comme relevant de la psychiatrie, l’équipe mobile de psychiatrie est appelée par les urgentistes, pour intervenir au sein du service des urgences, dans un box « sécurisé » dédié au soin psychiatrique.
L’histoire de Carmen
À travers l’histoire de Carmen accompagnant la photographie, on perçoit, de façon assez nette et brutale, les conséquences d’un conflit au niveau de l’organisation du travail de ce service. En effet, dès les premiers jours sur le terrain, aussi bien dans les situations observées que dans les discours des professionnels, les sociologues constatent des difficultés de coordination entre l’équipe mobile de psychiatrie et les urgentistes « généraux ». L’équipe mobile de psychiatrie rechigne à répondre de manière systématique aux appels des urgentistes pour la prise en charge de personnes présentant, aux yeux de ces derniers, des symptômes évidents de troubles psychiatriques (conduites délirantes, mutisme,…) ou pour des patients qui ont déjà un dossier en psychiatrie. L’utilisation d’un système de dossier informatisé interservices permet, en effet, à chaque professionnel, l’accès à l’historique des soins des patients au sein de l’hôpital. Progressivement, les enjeux de ces réticences apparaissent aux deux sociologues de manière saillante : l’équipe de psychiatrie reproche aux urgentistes de faire preuve de discrimination dans l’accès au soin somatique des patients catégorisés « psy ». Par le passé, cela a pu avoir des conséquences importantes, puisqu’un patient orienté vers le service d’hospitalisation psychiatrique sans avoir bénéficié d’un bilan somatique complet, y serait décédé. Le système informatisé de l’hôpital consigne toutes les prestations, et selon les professionnels de l’équipe mobile, un passage en psychiatrie « condamne » le patient à être orienté systématiquement vers la psychiatrie, et conduira à une disqualification systématique de ses demandes de prises en charge somatiques (un bras cassé, une angine, un malaise cardiaque).
Par l’analyse du cas de Carmen, ce sont les conséquences de ces désaccords, pour les professionnels et les patients, que les sociologues mettent en évidence. Un certain épuisement se fait ressentir chez les professionnels de l’équipe mobile psychiatrique faute d’être entendus dans leurs demandes, auquel s’ajoute le sentiment de travailler en rupture avec leurs savoirs professionnels, selon lesquels la suspicion de trouble psychiatrique doit résulter d’un diagnostic différentiel, c’est-à-dire après élimination de causes de nature somatique. De leur côté, les patients voient leur délai d’attente s’allonger, subissent un certain flottement dans leur prise en charge, ce qui n’est pas sans renforcer leur état d’angoisse à l’origine du processus d’étiquetage dont ils ont fait l’objet par les urgentistes.
Dans les observations par les sociologues du quotidien de ce service, cette problématique de l’orientation vers le soin « psy » ou somatique, qui relève d’une décision médicale, apparaît rapidement comme un fil conducteur.
L’arrivée du photographe : des positions divergentes
Lorsqu’il rejoint les deux chercheuses présentes à l’hôpital depuis trois jours, le photographe est déjà empreint de leurs observations, rapportées lors des réunions d’équipe du soir. Il se présente à l’équipe mobile comme photographe, mais lorsque l’une des chercheuses et le photographe accompagnent les professionnels au service des urgences pour observer la situation de Carmen, il laisse son appareil dans le bureau de l’équipe mobile. Ils sont alors tous les deux en blouse blanche, apparaissent comme des infirmiers et le photographe n’a que très peu à se présenter aux différents professionnels qu’ils croisent. Le caractère d’urgence des situations à gérer, mais aussi le fait que l’équipe des sociologues avait déjà été identifiée les jours précédents, ont facilité son intégration. Il n’a donc pas à jouer un rôle d’interlocuteur actif pour les professionnels. De fait, il passe assez inaperçu et peut rester légèrement en retrait, se concentrer sur les détails contextuels et matériels, alors que les deux chercheuses avaient dû davantage jouer leur rôle social d’enquêteur : se poser en interlocuteurs des professionnels enquêtés, les interroger, gagner leur confiance, expliciter la démarche d’enquête, les observer, écouter et consigner leurs discours de rationalisation de leurs pratiques, etc. Nous analysons aujourd’hui cette différence de positions comme essentiellement liée à l’expérience antérieure du photographe, qui avait passé une année dans un service d’hébergement psychiatrique extrahospitalier où la question du diagnostic a été réglée en amont, et à son inexpérience, au moment de cette interaction, des services intra-hospitaliers. Le photographe a eu tendance à s’identifier à Carmen, tandis que les deux chercheuses ont également entendu les arguments des professionnels de la psychiatrie et compris leurs difficultés quotidiennes à imposer leurs vues, qu’ils pensent être au service des patients, aux autres professionnels hospitaliers.
Le photographe est particulièrement heurté par les tensions qui se donnent à voir dans la gestion de la situation par les professionnels de l’équipe mobile de psychiatrie. Sociologues, photographe et professionnels se trouvent tous dans le bureau de l’équipe mobile de psychiatrie depuis un certain temps, il ne s’y passe pas grand-chose, lorsque le téléphone sonne : les urgentistes demandent à l’équipe mobile d’intervenir parce qu’ils ont une patiente qui présente des « troubles psy ». L’équipe leur répond qu’ils ne viendront que lorsqu’un bilan somatique sera fait. Une demi-heure plus tard, il ne se passe toujours rien dans le bureau, le téléphone sonne à nouveau : même demande de la part des urgentistes, même réponse de la part de l’équipe mobile. Le ton monte. Tous continuent à attendre sans rien faire dans le bureau. Il faudra environ deux heures de plus et un troisième appel pour que l’équipe se déplace. Le décalage entre l’inactivité des professionnels de l’équipe mobile, leurs discours critiques sur les attentes des urgentistes, et la description par ces derniers d’une patiente qui court en criant dans les couloirs de l’hôpital, apparaît particulièrement violent et incohérent au photographe. Les deux sociologues, parce qu’elles insèrent l’analyse de cette situation dans le contexte plus général d’un conflit du travail, se centrent davantage sur ce qu’elles perçoivent dans la réaction des professionnels de l’équipe mobile : la défense d’une certaine culture du soin, de l’efficacité de leur travail et de leur place spécifique dans un processus qui entend ne pas priver les patients de soin somatique par une catégorisation psychiatrique trop rapide.
Les échanges qui auront lieu ensuite dans l’équipe de recherche mettront en évidence les attendus socialement situés de nos différentes positions : s’identifier plus facilement à une patiente ou à des infirmiers en position de faiblesse, voilà qui est lié à des expériences différentes du monde social davantage qu’au métier de chercheur ou de photographe. Il n’est cependant pas inutile de rappeler que personne dans l’équipe n’a pris la défense des urgentistes reportant la responsabilité d’une patiente « psy » sur une équipe « psy » : au contraire, nous nous sommes souvenus du mot d’un psychiatre chef de service, « nous sommes la seule spécialité médicale dont le surnom soit le même que celui de nos patients ». L’analyse des conditions de cette enquête atypique éclaire ici directement une propriété constitutive de notre objet : travailler sur « les psy », c’est aussi épouser, par-delà les accusations d’incompétence ou de violence, le point de vue d’un monde dominé au sein même de l’hôpital.
L’accord sur un objet illustrant un conflit du travail
Les sociologues et le photographe sont saisis différemment par la situation de Carmen, notamment parce que les premiers sont garants de la rectitude méthodologique de l’enquête alors que le second est détenteur d’un savoir technique associé à l’enquête. Cela engendre une réflexion sur ce qui, dans cette situation, est pénible et choquant, et permet d’affiner notre regard objectivant. Alors que les deux rôles, observateur indigné et sociologue distancié, sont habituellement joués simultanément par la même personne (l’ethnographe), le travail en duo des sociologues et du photographe permet de polariser les positions. Cette polarisation, à condition d’être soumise à l’analyse, permet de débrouiller plus facilement les fils de l’analyse collective de la situation, d’autant que le photographe est déjà familier avec notre méthode de travail et notre problématique autour de la décision.
Parallèlement, la démarche du photographe, parce qu’elle vient interroger les modalités de représentation d’une décision problématique, affine notre propre méthode de construction de nos objets scientifiques. La réflexion sur différents objets à photographier suscite des échanges au sein de l’équipe, quant aux objets en eux-mêmes ou quant aux situations desquelles ils sont issus, et concourt à construire et déconstruire des savoirs provisoires. Cette élaboration se fait dans une optique commune, fondée sur la méthode ethnographique : la recherche du significatif, c’est-à-dire de ce qui donne du sens aux pratiques pour les acteurs, et non du spectaculaire, c’est-à-dire de ce qui entraîne l’indignation du spectateur ou attise son intérêt. Par exemple, les premières discussions ont conduit à éliminer comme objets photographiques les espaces qui représentaient « l’horreur » de l’institution totale : la chambre d’isolement, la cellule de soin des urgences réservée aux patients estimés dangereux…
Une fois dépassée la tension entre l’indignation et l’analyse, nous décidons ensemble de traiter la question de la décision à partir de la situation de Carmen, qui nous est apparue comme révélatrice des enjeux de la décision médicale, contenus dans la question de l’orientation des patients et de la segmentation corps/psychisme et dans la façon dont ces questions traversent l’organisation du travail. C’est l’objet que nous nommons « Le bilan somatique de Carmen » qui vient concilier nos deux approches et faire consensus dans l’analyse de cette situation en termes de décision.
Une illustration réussie mais une photographie ratée
Le photographe commence alors à réfléchir à des objets qui peuvent parler du bilan somatique, choisi comme clé de la situation observée. Il photographie un électro-encéphalogramme, puis un plateau contenant l’ensemble du matériel nécessaire à un bilan somatique, puis une seringue et, enfin, l’image qui sera retenue, représentant un garrot et une seringue. Sur le moment, cette démarche permet au collectif de sortir de la tension, et de produire un texte sur le bilan somatique accompagné d’une image qui en parle.
Nous avons donc construit ensemble une abstraction analytique, le bilan somatique, qui révèle les enjeux de la décision médicale, entre prise en charge somatique et prise en charge psychique. Le photographe part de cet objet analytique pour l’illustrer.
Après quelques mois de recul, le photographe n’est pas satisfait de sa photographie. Pour lui, le choix de l’objet, le garrot et la seringue, n’est pas pertinent au regard du reste de la série, et la photographie n’a pas l’efficacité qu’il en attendait. De son point de vue, l’image n’apporte rien au texte : elle correspond à une abstraction, elle est générale au lieu d’être particulière, l’objet n’est pas lié à l’histoire personnelle de Carmen. Il conçoit sa démarche de photographe comme un processus qui vise à percevoir le détail d’une situation, qu’il photographie, et à partir duquel il peut commencer à réfléchir et à tirer les fils de la situation. L’objet photographié, dans cette optique, aurait pu être, par exemple, la bague que Carmen a cassée lorsqu’elle a tapé dans la porte des urgences de rage d’attendre pendant plusieurs heures d’être prise en charge ; pour cela nous aurions dû assister à la scène du point de vue de la patiente.
C’est peut-être dans cette articulation entre l’image, la situation et l’analyse, que la démarche photographique et la démarche sociologique s’autonomisent le plus, et ont encore à expliciter et affiner leurs rapports et leurs fins réciproques. Si le choix d’un objet qui surgit du terrain lui-même nous semble en accord avec la méthode ethnographique, les sociologues de l’équipe de recherche sont pourtant moins enclins à apprécier la qualité de la photographie et du choix de l’objet qui y figure. Ils sont davantage attentifs à ce que « le texte donne aux images un surcroît de substance et de signification sociologique » (Becker 1999 : 192).
Du déménagement contraint au domicile impossible
Une deuxième photographie nous permettra d’analyser plus en détail les différences dans nos façons de travailler et de nous interroger sur les négociations d’entrée sur le terrain et d’accès à certains enquêtés et certaines pratiques, selon que nos outils de travail sont discrets ou spectaculaires.
Cette photographie et le texte qui l’accompagne sont issus de la même semaine d’enquête collective à Croiseville, mais cette fois dans le cadre d’une clinique psychiatrique privée. Deux autres chercheurs, un anthropologue et une sociologue, étaient en charge de l’enquête, et ont travaillé avec le photographe.
Enquête, analyse, cadrage (framing) : des temporalités différentes
Pour les ethnographes, en dépit d’une entrée sur le terrain avec un thème (la décision pour autrui), le cadre du travail n’est apparu qu’après la fin de nos observations, lorsque nous étions en mesure d’analyser nos données. Pour le photographe, cependant, le cadre est élaboré et improvisé sur place : comment représenter au mieux un objet, une pratique, ou un thème ? Le photographe doit faire face à des contraintes intellectuelles et pratiques qui ressemblent peu à celles des ethnographes : en effet, ceux-ci peuvent séparer la temporalité de l’observation de celle de l’analyse, médiatisée par un ensemble de notes et mémoires.
Lors de leur enquête dans la clinique psychiatrique, les deux chercheurs ont identifié une situation (un changement de chambre) qui leur a semblé emblématique de la vie quotidienne des patients. En discutant de cette situation avec le photographe, ils ont pu identifier le sac poubelle comme un objet potentiellement saillant qui parlait des relations de pouvoir au sein de l’institution observée. Une fois revenus sur place avec le photographe, ils ont pu observer directement un changement de chambre, ce qui leur a fourni une meilleure compréhension de ce que cette pratique thérapeutique entraînait. Ils ont alors tous les trois saisi le sac comme un symbole parlant de la perte d’autonomie et de la perte du domicile. En écrivant le texte, ils se sont concentrés sur le symbolisme contradictoire du domicile et de la poubelle afin de montrer comment les vies quotidiennes des patients sortaient de l’ordinaire tel qu’on le comprend « ordinairement ». En fin de compte, la photographie a permis de concrétiser un concept sociologique (le domicile), et de parler des logiques des pratiques thérapeutiques en s’appuyant sur le travail de représentation fait par le photographe.
Le travail ethnographique du chercheur se déroule en trois phases principales : l’enquête (1), l’analyse (2) et la publication (3). Tandis que les enjeux éthiques se jouent lors de la première et de la troisième phase, les enjeux scientifiques sont concentrés sur la deuxième et la troisième et la validité scientifique n’est acquise, du moins en principe, qu’au moment de la publication soumise à la validation par les pairs. Le travail du photographe peut également être découpé en trois phases qui correspondent à ses objectifs artistiques et analytiques : repérages et documentation (1), prise de vue (2) et édition (3) (choix des photographies, recadrages éventuels, chromie, etc). Lorsque chercheur et photographe travaillent ensemble, ces différentes étapes peuvent coïncider un certain temps, mais en réalité leurs temporalités divergent. Le chercheur va de l’analyse (deuxième phase), qui assure la validité scientifique, à la publication (troisième phase), qui entraîne sa validation par les pairs grâce à un encadrement bibliographique, conceptuel et rhétorique des données. Cet encadrement produit un « effet » en même temps qu’il donne une impression de « complétude » ou de « finition » : tant l’argumentation que le récit doivent être cohérents. Le photographe, en revanche, se concentre sur l’élaboration d’un cadre dans sa deuxième phase, où la prise de vue nécessite une reconstitution (« complète ») de la situation ou de l’objet. C’est donc dès cette deuxième phase que se produit l’impression de « finition », alors que le chercheur, à l’abri de tout lecteur, peut s’engager à ce moment-là dans des brouillons d’analyse dont il jettera une proportion importante (technique essais-erreurs).
En réalité, le moment de l’édition laisse encore une marge de manœuvre au photographe. C’est là qu’il décide de ne pas utiliser telle ou telle photographie, voire même de corriger le cadrage. Ainsi, Jean-Robert Dantou a effectué des réajustements de cadre pour rendre la série homogène, au moment où il a vu les 36 images définitives choisies pour l’exposition. Il s’est alors rendu compte que la clé d’Eglantine était trop « serrée » alors que pour les bandes cénesthésiques il était « trop loin ». Il est également intervenu très longuement sur la chromie.
Enfin, dans la troisième phase (choix de la photographie), le photographe est censé présenter une photo achevée qui est cadrée (framed), mais qui « cache » la production de son cadre, tandis que le chercheur (au moment de la publication) est supposé révéler son cadre (framing), exposer sa méthodologie et discuter sa production, pour satisfaire à une rhétorique scientifique en usage dans les sciences sociales depuis le premier tiers du XXe siècle. Dans les expériences menées par Jean-Robert Dantou avec l’équipe de recherche, le photographe a décidé, à l’instar des sociologues, de faire apparaître ce cadre : soit dans les textes qui accompagnent la présentation de l’exposition « Vivre Avec » dans la presse écrite ou en ligne, où il essaie avec Florence Weber d’expliquer la méthodologie des prises de vue et ses raisons scientifiques ; soit dans les textes de l’exposition « Objets sous contrainte », en explicitant le plus possible à quel moment on lui a donné l’objet, à quel moment il l’a choisi directement, à quel moment il a été choisi par d’autres. De ce point de vue, Jean-Robert Dantou développe une conception « réflexive » de son travail photographique, en phase avec les objectifs des chercheurs avec lesquels il travaille.
Toujours est-il que cette différence de temporalité est bien visible dans les différences d’attitude des travailleurs lors de ces trois moments de leur travail. La première phase, l’enquête de terrain, représente pour l’ethnographe le moment fort de son travail : il est tendu à l’idée de rater des opportunités ou de perdre ses produits intermédiaires (enregistrement, notes). Le photographe peut être à ce moment-là très impatient voire anxieux, comme Jean-Robert présent au foyer depuis deux mois alors qu’il ne se passe toujours rien, mais il n’a encore rien d’autre à perdre que son temps et son énergie. En revanche, c’est la prise de vue qui représente le « moment fort » du travail photographique : le photographe est tendu à l’idée de perdre la totalité du travail investi jusque-là. Ainsi, pour la série « Vivre Avec », Jean-Robert Dantou sait au moment où il prend la photographie qu’il ne pourra jamais rassembler à nouveau les personnes qui sont présentes le jour J, il sait qu’il n’a droit qu’à dix images parce que c’est ce qu’il s’est fixé en travaillant à la chambre grand format en argentique, et il sait que sur les dix il faudra qu’il y en ait une qui soit bonne, parce que chaque prise de vue lui a demandé de nombreux appels et entretiens préalables, des visites de repérage des lieux, ainsi que des frais de consommables (négatifs) et de laboratoire (développement, scan). Au contraire le temps de l’analyse représente pour l’ethnographe un moment de tranquillité dans un espace privé. Il peut griffonner, jeter, se tromper, pousser un hurlement de joie ou jurer entre ses dents… ce qui renvoie, pour le photographe, à la phase d’édition : il jette des images, il en choisit d’autres, il comprend qu’une image sera très forte et qu’une autre restera pour toujours moyenne.
Négocier l’entrée sur le terrain
La présence du photographe, dans le cas du sac poubelle d’André comme dans le cas du bilan somatique de Carmen, nous a obligés à réinterroger les critères de rigueur et de déontologie du travail ethnographique. Parce que Jean-Robert Dantou partageait les mêmes exigences déontologiques que l’équipe de recherche, leur rencontre sur le terrain met en lumière crûment les accommodements avec la règle qu’implique le travail ethnographique.
Comment on négocie l’entrée sur le terrain et comment on s’assure de la participation des enquêtés sont des questions centrales pour l’ethnographe. Le consentement des enquêtés est en général fondé sur des accords verbaux avec l’enquêteur. Dans le cadre de la Chaire Handicap psychique et décision pour autrui, le consentement est rendu problématique en raison du fait que les enquêtés appartiennent à des populations considérées comme vulnérables et prises dans des situations de contrainte. Le consentement est donc largement médiatisé par des institutions, qui prennent en compte elles-mêmes, plus ou moins, les exigences formelles du consentement individuel.
Dans un cadre strictement formel et réglementaire, le consentement implique des limites clairement établies entre le chercheur, les enquêtés, et les institutions. L’ethnographe n’adhère pas nécessairement à ce modèle, car sa présence en tant qu’observateur des pratiques quotidiennes n’est pas toujours formellement marquée. Le consentement, donc, est à la fois une partie cruciale de la déontologie ethnographique et l’occasion d’une négociation constante tout au long de la présence de l’ethnographe sur le terrain, au fur et à mesure que son objet de recherche se modifie ou se précise.
Plus radicalement, la question met en lumière les ambiguïtés de la déontologie sociologique lorsqu’elle porte sur des « patients de la psychiatrie ». En effet le photographe inscrit son approche déontologique dans le cadre juridiquement défini du « droit à l’image ». Mais en psychiatrie, solliciter une autorisation de droit à l’image auprès d’un patient hospitalisé, d’un résidant de foyer psychiatrique ou d’une autre structure sanitaire ou médico-sociale accueillant des personnes atteintes de troubles psychiques, c’est préjuger que son consentement est éclairé, alors que la règle générale est plutôt celle de la disqualification de la parole du patient. Cela rend difficile le projet de photographier des personnes reconnaissables. Mais cette impasse légale interroge le rapport du sociologue à son objet. La notion de consentement des personnes renvoie apparemment au registre légal. Mais le sociologue se doit de tenir à distance toute prénotion en matière d’ « éclairement » relatif des personnes, et plus spécifiquement le statut de mineur partiel de beaucoup de patients de psychiatrie. En particulier, il ne peut pas laisser le déroulement de l’enquête et le choix des personnes enquêtées être conditionnés par ces prénotions. Cependant, si le sociologue se résout à élaborer, en même temps que son analyse, la définition de ses propres obligations vis-à-vis de ses « objets », la notion de déontologie ne renvoie plus à rien.
Compte tenu du risque de trop schématiser, nous devons rester attentifs à ce que permettent ces échanges et cette collaboration afin d’apprécier ce qu’elles révèlent des frontières de nos pratiques et méthodes, de la façon dont nous posons les questions, et des logiques qui gouvernent la production du savoir. Une telle réflexion est nécessaire, car, en plus de produire des objets de recherche hybrides, cette forme de collaboration nous « expose » à de nouveaux publics et rendent problématiques les distinctions claires entre la « recherche » et la « non-recherche ».
La réception de l’exposition « Objets sous contrainte » a contribué à nous rassurer sur ces différents points. Le milieu de la recherche en sciences sociales avait manifesté de fortes réticences devant la série « Vivre avec », dont la mise en scène assumée heurtait la quête illusoire de la véracité des images ethnographiques (« j’y étais »). Il s’est montré cette fois plus attentif, sans doute parce que nous avions délibérément accru la place des textes aux côtés des images, montrant une histoire derrière chaque objet mais aussi, dans une démarche réflexive, l’histoire de chaque image. Certains psychiatres ont manifesté leur intérêt pour une démarche qui les oblige à prendre au sérieux les coulisses ou l’envers de leur métier, tout ce qu’ils savent et qu’ils laissent de côté pour agir. Une fois encore, les professionnels subalternes ont réagi avec une grande émotion : les difficultés de leur quotidien étaient enfin mises au jour et finement analysées. Certains militants du mouvement des usagers ont témoigné de leur profonde satisfaction devant le travail réalisé, qui répond à leur exigence d’être considérés comme des personnes. Des magistrats en charge depuis 2010 des soins psychiatriques sans consentement ont témoigné de leur intérêt. Enfin et surtout, le passage par la photographie a assuré à nos recherches un relais médiatique que notre démarche au ras du sol et notre refus des prises de position simplifiées nous interdit généralement.
Conclusion : photographie et « public sociology »}
Cette longue coopération entre des sociologues et un photographe tous formés à la même méthode de l’ethnographie réflexive a été dictée par le souhait de « diffuser » les résultats des recherches en sciences sociales, sur des thèmes dont l’actualité politique pourrait rendre ces résultats utiles pour « éclairer le débat public [16] ». Notre première expérience, sur la « dépendance » des personnes sévèrement handicapées quel que soit leur âge, visait à mettre en lumière les inégalités sociales en matière de prise en charge familiale et professionnelle. Elle a donné lieu à une exposition itinérante, « Vivre avec [17] », et a trouvé son public auprès des professionnels financés par les pouvoirs publics. Nous avons relaté ici notre deuxième expérience, plus complexe à la fois parce que les patients de la psychiatrie sont, davantage que les personnes handicapées ou dépendantes, l’objet de vifs conflits politiques et scientifiques, et parce que le photographe a accompagné la recherche au lieu de lui succéder.
L’un des enjeux de notre collaboration tient au fait que nous considérons les sciences sociales comme une culture scientifique qui mérite d’être diffusée dans les mêmes conditions, avec le même soin et les mêmes moyens que ce qu’on entend habituellement par « culture scientifique et technique ». Il s’agit pour nous non pas d’utiliser les sciences sociales pour améliorer la diffusion de messages issus de la sphère politique ou économique, voire de la sphère scientifique au sens strict, mais de les mettre en scène pour en faire connaître les résultats.
Nous avons découvert au cours de cette deuxième expérience qu’une collaboration plus serrée permettait de diffuser le questionnement sociologique lui-même vers un autre champ professionnel, celui de la photographie, dont il peut devenir un savoir-faire auxiliaire, ponctuellement mobilisable, comme l’est réciproquement le savoir-faire photographique pour un sociologue.
A la fin de l’expérience, il nous semble important de reconnaître l’existence de compétences professionnelles distinctes, mais aussi la possibilité et l’intérêt d’une coopération mutuellement respectueuse. Pour nous, la coopération fut possible parce que sociologues et photographe partageaient les mêmes principes déontologiques (au-delà de toute procédure, ne blesser aucun de nos enquêtés depuis l’enquête jusqu’à la publication), le même goût de l’enquête (ne pas se satisfaire d’une quelconque introspection, entendre les points de vue des différents protagonistes d’une scène ou d’une histoire), et un même souci de rigueur (au-delà de la véracité des détails, rapporter toute interprétation à son auteur). D’autres sociologues et d’autres photographes arriveraient donc à un style de coopération différent. Nous faisons le pari — désormais presque gagné — que ces expériences photographiques pourront démultiplier l’impact de nos recherches scientifiques. Celles-ci devront bien sûr être validées par nos pairs, mais elles pourront également franchir les barrières sociales entre le monde des sciences sociales et le monde de l’art, toucher des élites peu intéressées par la sociologie, offrir à des professionnels un « œil sociologique », et détourner un peu du pouvoir que donnent aux puissants des images et une communication à leur service.