« Nul professeur assis ne m’appris le travail productif, le seul qui vaille, alors que mes maîtres de gymnastique, mes entraîneurs et, plus tard mes guides, en ont inscrit les conditions dans mes muscles et mes os. Ils enseignent ce que peut le corps. »
SERRES Michel, 1999. Variations sur le corps. Editions Le Pommier.
Introduction
Dans le domaine de l’entraînement sportif, les savoirs [1] qui fondent la reconnaissance professionnelle des métiers de l’intervention, côtoient des discours qui révèlent l’expression, en situation d’interactions avec les pratiquants, d’une intelligence pratique qui résiste à la formalisation (Mignon, 2008). Les savoir-faire des entraîneurs, destinés à optimiser les réalisations motrices des pratiquants, s’énoncent au moyen d’expressions langagières qui dévoilent leur inscription corporelle : « tour de main », « nez », « feeling ». Si « les musiciens s’exercent l’oreille, les chefs le palais » (Howes, 1990 : 99), ces expressions métaphoriques se réfèrent à des composantes multi-sensorielles. Pourtant, les entraîneurs en gymnastique artistique semblent a priori développer un « profil sensoriel » (Carpenter, 1972), pratique qui valorise la modalité visuelle. En effet, l’observation visuelle apparaît fondatrice d’une expertise à enseigner les habiletés qui consiste à repérer les déficiences des réalisations motrices et à réguler en conséquence l’activité des gymnastes (Pernet, 1994 : 2) ; il s’agit de développer le « coup d’œil du maquignon » (Piard, 1992 : 139), d’exercer son œil à appréhender une cinématique d’ordre gestuelle (Perrey, 2007). Cette place de choix accordée à la vue dans la hiérarchie sensorielle peut s’expliquer par le rôle central accordé à l’observation en tant que moyen d’acquisition des connaissances (Dias, 2004). Les formations d’entraîneurs développent d’ailleurs des compétences d’analyse des habiletés gymniques à enseigner à partir de supports (enregistrements et montages audiovisuels, observations de gymnastes en situation d’entraînement) qui sollicitent un regard distancié, nourri de savoirs qui entremêlent rationalisations scientifiques et capital expérientiel communautaire. Elles sont l’occasion d’un travail de codification rationnelle du regard orienté vers l’élaboration d’un diagnostic comme préalable à une intervention régulatrice auprès du gymnaste. Ainsi, c’est par un processus de renforcement du regard que le corps-gymnaste passe de vu à su, fait l’objet d’une connaissance rationalisée engagée vers l’optimisation de ses productions motrices.
Pour autant, l’analyse de pratiques effectives d’entraîneurs (Papin, 2008 ; Rolland, 2011) a mis en évidence un usage récurrent des mains au cours des interactions d’enseignement/apprentissage avec les gymnastes. Les entraîneurs représentent avec leurs mains, bras et/ou avant-bras des formes qu’ils montrent aux gymnastes ; ils les manipulent également en touchant, appuyant, tirant, poussant certaines parties de leur corps au cours de leurs essais successifs sur les agrès (barres asymétriques, poutre, barres parallèles, anneaux, etc.). Parmi ces engagements corporels particuliers, seules les manipulations corporelles font l’objet de discours explicites au sein de la communauté gymnique, dans la mesure où elles sont envisagées dans leur dimension technique – et non symbolique comme le fait Papin (2008) – d’aide aux apprentissages des gymnastes. Cette fonction de régulation, de transformation des conduites motrices constitue d’ailleurs pour les enseignants d’Éducation Physique et Sportive (EPS) une justification de leurs interactions tactiles avec les élèves au sein d’un environnement professionnel dans lequel la question du toucher reste tabou ou niée (Barrière-Boizumault et Cogerino, 2010 ; 2012). Dans les activités acrobatiques, ces interventions directes sur le corps-gymnaste se déclinent en manipulations, aides, parades [2] dont le but est de « faciliter l’exécution du geste tout en préservant la technique la plus parfaite possible » [3]. Focalisés sur l’analyse des habiletés gymniques à enseigner, les ouvrages de référence destinés à la formation des entraîneurs (Fédération Française de Gymnastique, 1997, 2003) ne rendent pas compte des pratiques d’intervention auprès des gymnastes, notamment de ces manipulations corporelles. Plus récemment et dans un contexte général de partage des expériences pratiques, soutenu notamment par la sphère internet, ces interventions particulières sont décrites par des entraîneurs expérimentés au moyen de supports audiovisuels conçus comme des tutoriels [4]. Les documents élaborés par Angelo Ritorto, entraîneur au Pôle France de gymnastique, décrivent par exemple pour chaque habileté les placements corporels à adopter par l’entraîneur par rapport au gymnaste, les placements de ses mains sur le corps-gymnaste ainsi que les actions exercées sur celui-ci dans le décours chronologique du mouvement réalisé.
Ces descriptions dites techniques, bien que se limitant généralement à des indications comportementales, dévoilent une connaissance pratique incarnée construite au fil des expériences d’intervention auprès des gymnastes. Ainsi, l’entraîneur recommande une saisie des gymnastes au niveau des hanches lors de la réalisation d’une habileté aux barres asymétriques, car il a pu constater qu’elles ouvraient parfois les mains en voulant reprendre l’appui et risquaient alors une chute. Le développement de cette compétence professionnelle à aider manuellement les gymnastes au fil de leurs essais successifs requiert l’essor d’une dextérité gestuelle assortie d’une connaissance fine des actions des gymnastes permettant des ajustements pertinents en situation même d’intervention.
Dévoiler les processus cognitifs engagés dans l’enseignement des habiletés gymniques
S’intéresser aux connaissances que les acteurs mobilisent in situ, dans le corps-à-corps avec les situations, suppose d’endosser le pas franchi par les ergonomes lorsqu’ils sont passés de l’analyse de la tâche prescrite à celle de l’activité réelle (Leplat et Hoc, 1983). En effet, dans le domaine de l’entraînement sportif et plus particulièrement en gymnastique, les connaissances que l’entraîneur est censé devoir mobiliser en situation d’intervention auprès des gymnastes sont prescrites dans des ouvrages de référence. Il s’agit alors essentiellement de connaissances dans le domaine de la mécanique (Smith, 1991). Appuyée sur ce type de connaissances, la compréhension technique des habiletés gymniques par les entraîneurs est considérée comme un préalable pour donner des consignes précises et pertinentes aux gymnastes, concevoir des exercices pédagogiques pour les faire progresser (Ritorto, http://www.gymneo.tv). Mais les résultats de recherche montrent par ailleurs que les connaissances que les entraîneurs experts mobilisent effectivement en situation ne correspondent pas aux modèles formalisés dans les manuels d’entraînement et reconnus pour la formation des entraîneurs (Sève, 2004).
De ce point de vue, concevoir les conduites de manipulation des gymnastes dans une logique de la science appliquée néglige la dimension créative d’arrangement, d’accommodation aux circonstances imprévisibles, originales et dynamiques des situations d’intervention. L’étude présentée a précisément visé la caractérisation des connaissances implicites (« tacit knowledge », Polanyi, 1966) que les entraîneurs experts manifestent en situation d’enseignement des habiletés gymniques, notamment lorsqu’ils font usage de leurs mains pour réguler les essais successifs des gymnastes sur les agrès. Son inscription dans le champ de l’anthropologie cognitive a offert les conditions épistémologiques pour approcher leur ancrage expérientiel dans l’engagement sensori-moteur (« tacit knowing », Polanyi, 1966) avec les environnements originaux des situations d’intervention. Le dévoilement des processus cognitifs engagés par les entraîneurs lorsqu’ils enseignent des habiletés gymniques notamment en mettant en jeu une activité manuelle, a visé plus largement la compréhension des propriétés universelles du fonctionnement cognitif humain (Brown, 1999), particulièrement son inscription corporelle.
Le paradigme de l’enaction ou « enacted knowledge » (Varela et al., 1991) a été retenu pour l’étude. Ce modèle est en rupture avec une conception de l’action qui tend à la considérer comme étant planifiée à l’aide de connaissances permettant d’élaborer une représentation préalable adéquate de la situation. Il consiste à concevoir les propriétés cognitives de l’activité comme émergeant d’un couplage adaptatif entre l’organisme et son environnement. Certes, la dynamique expérientielle de l’activité intègre l’histoire des couplages successifs qui constituent la culture à un moment donné du sujet en relation avec son environnement, mais pour l’analyser, l’activité de l’entraîneur est envisagée comme émergente à chaque instant de l’interaction pragmatique avec la situation qu’il construit (Suchman, 1987 ; Lave, 1988).
Ce parti pris épistémologique engendre une contrainte méthodologique qui consiste à saisir le point de vue du sujet lui-même pour étudier son activité (Peschard, 2004). Ainsi, la caractérisation des processus cognitifs, comme processus relationnels dynamiques entre l’entraîneur et son environnement passe par une description de son expérience vécue élaborée à partir d’une relation intersubjective dialogique avec l’ethnologue.
Pour accéder à cette expérience vécue, deux types de matériaux ont été élaborés : 1) des descriptions des comportements des entraîneurs tels que ses placements et déplacements, ses adresses verbales et gestuelles, ses manipulations matérielles ou corporelles des gymnastes ; 2) des verbalisations des expériences vécues par les entraîneurs au cours d’entretiens réalisés in situ entre les séquences d’interventions ou dans un délai bref après celles-ci. Le chercheur assistait aux côtés de l’entraîneur à des séquences d’enseignement et l’interrogeait sur les comportements qu’il observait in situ et dans les enregistrements audio-visuels effectués. Le sens de ces comportements pour l’entraîneur était progressivement dévoilé au fil d’entretiens d’explicitation (Vermersch, 1990). Ces entretiens consistaient à provoquer un effort réflexif de l’entraîneur, afin de l’aider à dévoiler les propriétés phénoménales de son expérience. Cet objectif méthodologique a nécessité de créer une interaction dialogique authentique, inspirée de l’instruction au sosie (Oddone et al., 1981) qui a été qualifiée d’« instruction au pair » (Rolland et Cizeron, 2009) car elle plaçait le chercheur dans un rôle d’apprenti vis-à-vis de l’entraîneur dont l’activité était reconnue comme experte par la communauté des entraîneurs [5]. La méthode d’entretien consistait pour l’entraîneur, au fil de ses interventions, à former le chercheur à l’enseignement des habiletés gymniques en lui explicitant les actions qu’il mettait en œuvre (prescriptions, démonstrations, etc.) en relation avec les aspects signifiants émergeant pour lui des réalisations observées chez les gymnastes. Le chercheur, quant à lui, membre de la communauté des entraîneurs en gymnastique, mais novice dans l’enseignement des habiletés concernées, alimentait l’échange en soutenant son effort d’apprentissage des procédures situées de guidage auprès de l’entraîneur. Cette démarche d’investigation ethnologique a créé, pour le chercheur, les conditions d’un engagement compréhensif in situ. Conjointement, elle a permis la construction de matériaux en seconde personne (Vermersch, 1994), bâtis à partir de ce que le chercheur comprend du discours de l’entraîneur, enraciné dans des situations vécues.
L’étude s’est appuyée sur la participation de seize entraîneurs (anonymés dans le texte par les lettres A à P). Leur activité professionnelle se déroulait dans des centres d’entraînement destinés à l’élite nationale ou des clubs de niveau national.
L’activité de manipulation corporelle des gymnastes
Accompagner l’activité des gymnastes
Lors des séquences d’entraînement visant l’apprentissage et le perfectionnement des habiletés gymniques, les entraîneurs alternent entre une activité de diagnostic des tentatives de réalisation successives des gymnastes et une activité d’intervention auprès d’eux destinées à réguler leur activité et provoquer les adaptations attendues. Généralement, ils observent à distance, avec une attention soutenue, les gymnastes s’exercer sur les agrès et leur adressent ensuite verbalement des conseils, prescriptions, explications afin de combler les manques constatés ou supposés. De manière récurrente, ils s’engagent également dans une activité de manipulation corporelle des gymnastes qui vise à les assister dans la production d’habiletés ou d’éléments gymniques, formes corporelles caractérisées par un début et une fin et des déplacements linéaires et angulaires sur et à partir de l’agrès, potentiellement dans les trois plans de l’espace, selon des positions déterminées (corps groupé, carpé, tendu).
Cette assistance appliquée sur le corps-gymnaste par l’intermédiaire des mains est graduelle dans la mesure où elle s’estompe progressivement au fil du processus d’apprentissage. Ainsi les entraîneurs font découvrir certaines habiletés aux gymnastes en prenant à leur charge le déploiement du mouvement sur l’agrès (le plus souvent à vitesse réduite), les gymnastes ayant à adopter des postures corporelles rendant possible cette aide : « Si tu plies les jambes, je ne peux pas t’aider à monter » (Entraîneur 0).
Ce type d’intervention manuelle vise alors à diriger, conduire la réalisation globale de l’habileté, ou encore à positionner le gymnaste et l’arrêter à un moment particulier de son déplacement.
Il suppose un placement judicieux de l’entraîneur, lui procurant la stabilité, la proximité au gymnaste nécessaire pour le saisir et exercer sur lui des actions modulées, en préservant la sécurité du couple gymnaste/entraîneur :
« Moi, pour les passements filés [6], je préfère être de ce côté de la barre. Y’a des parades conventionnelles mais aussi des adaptations personnelles » (Entraîneur O).
Les mains, zones d’interactions privilégiées, participent à un engagement corporel complet et un effort physique intense [7] puisque les entraîneurs portent les gymnastes, les tiennent dans des déplacements, les maintiennent dans des positions. Au fil des répétitions des gymnastes, les manipulations s’allègent et consistent à accompagner avec vigilance le gymnaste dans ses tentatives de réalisation globale de l’habileté, en adaptant son action supplétive aux besoins qui surgissent dans la dynamique spatio-temporelle du mouvement. Elles ambitionnent aussi parfois de minimiser l’engagement énergétique, musculaire et articulaire du gymnaste afin d’augmenter le nombre de répétitions possible tout en préservant son intégrité physique. L’entraîneur imprime un élan, replace, amène, soutient, pousse une entité corporelle particulière, fait basculer le corps, le soulève, le stabilise. Ses actions s’ajustent finement au déroulement original, situé de la réalisation. Elles relèvent d’un dosage précis des interventions manuelles qui requiert une dextérité corporelle, véritable intelligibilité incarnée de l’activité des gymnastes, qui permet de « pallier les faiblesses » (Entraîneur O) diagnostiquées, sans se substituer à l’activité adaptative requise des gymnastes :
« Je mets une main aux jambes pour les soutenir car c’est un problème récurrent de tenir ses jambes pour la bascule ; mais il ne faut pas qu’elles s’habituent car ça leur fait un appui. Je soutiens moins au fur et à mesure qu’elles progressent » (Entraîneur O, bascule faciale aux barres asymétriques).
Cette intelligence motrice s’acquiert par tâtonnements, au fil des expériences de manipulation, les mains gagnant en efficacité par un ajustement minutieux de leur placement, de l’intensité et de la direction de leurs actions, au profit des effets escomptés dans le processus d’apprentissage :
« Je mets ma main au bassin dans la montée à l’équilibre car si je la mets aux jambes parfois elles s’appuient dessus et elles montent le bassin au lieu de monter les jambes » (Entraîneur M).
L’activité manipulatoire s’apprend et se perfectionne également au contact des autres entraîneurs, la salle d’entraînement, comme lieu de travail commun, offrant des opportunités d’observation et de compréhension de l’activité d’enseignement des pairs. Le partage d’expériences peut reposer sur des échanges directs. C’est le cas pour l’entraîneur I qui a bénéficié de l’intervention spontanée de l’entraîneur N afin d’optimiser le dispositif d’enseignement élaboré pour faire apprendre le soleil aux barres parallèles.
L’entraîneur N a expliqué aux gymnastes pris en charge par l’entraîneur I : « c’est pas : je roule et je pose les pieds sur la barre sans changer de prise (Figures 5 et 6). C’est : je roule, je prends l’appui longtemps, longtemps sur la barre et je change l’appui (Figures 7 et 8) ».
Son intervention a provoqué des transformations dans l’activité conjointe des gymnastes et de l’entraîneur I :
« C’était un moment de formation très intéressant pour moi du fait de l’expérience d’A (Entraîneur N). J’ai pu comprendre pourquoi les gymnastes arrivaient bras fléchis sur la barre et que c’était le moment pour eux d’apprendre à changer de prise. Du coup, l’aide au niveau des jambes n’est plus la même ; il faut aider à projeter les jambes vers le haut au bon moment, pas trop tôt car la poussée sur le barre serait incomplète. J’ai pu le sentir quand A aidait avec moi ».
Le caractère expérientiel de cette compétence d’aide manuelle s’exprime dans l’activité spécialisée de chacune des mains : les entraîneurs ayant généralement un côté préféré pour intervenir auprès des gymnastes, leurs mains se sont perfectionnées dans des actions différentes mais complémentaires. Cette complémentarité synchronisée de l’action des mains témoigne d’une saisie du mouvement gymnique comme succession d’étapes transitoires que les entraîneurs nomment « Phases de Placement » (PP) :
« Je mets une main qui sert à aller vers l’avant ; je mets ensuite l’autre main au ventre pour qu’elles se replacent dos rond pour enclencher le salto » (Entraîneur N, rondade au saut).
Les mains accompagnent le décours temporel de la réalisation, et participent à la constitution d’une intelligibilité du mouvement structurée par sa discrétisation en étapes passagères. Les interventions manuelles, engagées dans le processus d’enseignement, participent d’une saisie des habiletés gymniques par les entraîneurs comme succession de séquences auxquelles ils assignent une fonction critique historique, fondée sur des caractéristiques topo-morphologique et temporelle qu’ils élaborent au fil de leurs expériences d’enseignement. L’analyse conjointe des comportements observables de l’entraîneur D et des explicitations qu’il construit avec le chercheur le dévoile. L’entraîneur est placé sur une plate-forme en hauteur, fixée à une des deux barres parallèles sur lesquelles s’exercent les gymnastes pour réaliser d’une sortie en double salto arrière (Figure 12). Il manipule corporellement les gymnastes en plaçant, dans la phase de balancé avant (dessin 3 de la figure 12 et Figure 13), une main au niveau du bassin pour accompagner son déplacement vers le haut, et l’autre main sur l’épaule. Il explicite au chercheur qu’il regarde particulièrement l’élévation du bassin puis l’enroulement des jambes sur le buste. Cette forme corporelle transitoire, située dans l’espace d’évolution (« bassin haut, au-dessus de la tête »), constitue et caractérise pour lui une PP. Les explications fournies aux gymnastes concernant la qualité de la production de ces PP, les explicitations adressées au chercheur relatives à la récurrence observée de leurs interventions sur ces séquences particulières, révèlent une inscription des PP dans une logique causale synchronique. Dans le cas présent, la juste réalisation du balancé avant assure pour l’entraîneur la possibilité pour le gymnaste d’effectuer, après le lâcher des barres, une double rotation arrière avant la réception à la station debout. Dans la situation particulière d’intervention, l’appréciation de la qualité de la PP s’appuie sur le placement de la main au contact de l’épaule du gymnaste : l’entraîneur « sent » précisément, dans l’actualité du mouvement, la façon dont le gymnaste « place » ses épaules. Il sent plus particulièrement si le gymnaste « conserve ses appuis sur les barres » avant de les lâcher, ou si au contraire il « part vers l’avant » (entraîneur D), c’est-à-dire perd ses appuis juste avant de lâcher.
Les PP font l’objet d’un enseignement rigoureux de la part des entraîneurs. Il s’agit pour eux d’optimiser (parfois en agissant directement sur le corps du gymnaste) la mise en trajectoire du corps vers la séquence transitoire suivante. Cette fonction d’articulation spatio-temporelle entre deux PP suppose des ajustements fins qui reposent sur l’engagement sensori-moteur des entraîneurs. Ainsi, l’entraîneur D, après avoir manipulé un gymnaste pour lui montrer et lui faire sentir une PP particulière, lui demande de l’intégrer au sein de la réalisation globale de l’habileté. Son intervention manuelle sur le gymnaste en cours de mouvement lui a permis de sentir ce qu’il faisait et lui prescrire cette régulation technique :
« Tu as essayé mais ça retombe, parce que tu restes trop longtemps. C’est dans la continuité ; j’enroule et je tourne. Au lieu de sentir que tu t’envoles, tu retombes sur ma main ».
Les manipulations corporelles des gymnastes par les entraîneurs experts visent ainsi à réguler leur activité d’apprentissage selon un double engagement : a) prêter main-forte, c’est-à-dire soulager les actions motrices des gymnastes, pallier leurs déficiences pour favoriser l’effectuation des habiletés jusqu’à leur terme, et b) façonner leur réalisation selon un modèle rationnel élaboré au cours des expériences corporelles d’intervention.
La main comme assistance située à la production du mouvement gymnique
En accompagnant le mouvement gymnique, l’intervention manuelle des entraîneurs participe à l’émergence de propriétés phénoménales, catégories d’intelligibilité des productions des gymnastes. L’acte de toucher se fait ainsi « moyen d’action et de connaissance technique » (Bromberger, 2007) pour les entraîneurs.
En localisant une entité corporelle, la déplaçant, l’amenant, l’orientant vers, les mains façonnent le mouvement selon des caractéristiques topologiques expérimentées en situation. L’entraîneur N utilise sa main comme repère topologique pour situer spatialement le buste de la gymnaste et déterminer l’orientation de son corps sur le tremplin au moment où elle crée son impulsion des jambes pour effectuer un saut : « Quand tu tapes, tu mets les épaules devant et donc [8] tu files en avant ». Il explicite au chercheur que la gymnaste est venue buter vivement contre sa main, signe d’un placement inapproprié, générateur d’une trajectoire insuffisamment haute.
Les positionnements corporels adoptés par les entraîneurs pour avoir prise manuellement sur les gymnastes tout au long du mouvement se caractérisent par une distance relative à la longueur des bras, une orientation dorso-ventrale favorable à l’exercice manuelle et à l’usage de la vue selon des plans particuliers, une verticalité du buste et une hauteur variable par rapport au gymnaste. Ces spécificités impactent l’intelligibilité que les entraîneurs développent des réalisations lorsqu’ils interviennent manuellement auprès des gymnastes. Ainsi, la main qui s’apprête à saisir la gymnaste qui s’essaie à réaliser un exercice au sol anticipe la distance que cette dernière devrait couvrir en passant des pieds aux mains dans son renversement arrière : « Moi je t’attends là et là tu es sur place » Entraîneur P (Figure 15).
Le corps de l’entraîneur engagé dans la préhension manuelle du corps-gymnaste peut se constituer, dans la situation d’intervention, comme référent de localisation :
« Tiens, tiens, regarde où je t’attrape ; Tu n’es pas assez sur le bras, encore. Tu dois venir vers moi et là c’est moi qui me tends vers toi » Entraîneur D (Diamidov aux barres parallèles).
Les sensations kinesthésiques (se tendre) et visuelles (être éloigné) congruentes, qui permettent à l’entraîneur de caractériser topologiquement la PP, sont inhérentes aux contingences de la situation, notamment à la façon dont l’entraîneur y est corporellement engagé. Ainsi lorsqu’il substitue à son intervention manuelle une observation dans un plan frontal (incompatible avec une manipulation corporelle), l’entraîneur D enrichit sa connaissance topologique de la phase : il situe le corps du gymnaste relativement à une ligne verticale imaginée, passant par le bras, point d’appui du corps sur la barre : « C’est mieux ; c’est les pieds encore qui ne sont pas orientés au-dessus de la barre » (Figure 14). Cette caractérisation liée à son placement corporel dans l’espace d’évolution lui offre des ressources cognitives diversifiées de régulation de l’activité du gymnaste.
Outre leurs propriétés topologiques, les PP présentent pour les entraîneurs des propriétés géométriques. Des formes corporelles se dessinent telles que des lignes, des angles, des courbes auxquelles ils attribuent une orientation en référence à l’orientation naturelle du corps ; par exemple, les courbes nommées avant et arrière se distinguent par la surface courbe en creux qui se présente à l’avant ou à l’arrière du corps.
En poussant, tirant une entité corporelle, en appuyant sur, les mains façonnent des formes corporelles dynamiques et s’attachent à faire transiter le corps-gymnaste d’une organisation géométrique à l’autre. L’entraîneur P veille particulièrement aux postures adoptées par les gymnastes au départ du flip arrière (debout aligné et ventre rentré), lors de la pose des mains en courbe arrière et lors de l’arrivée à plat ventre en courbe avant. Pour ce faire, il appuie avec ses doigts sur le ventre pour indiquer à la gymnaste de l’effacer (Figures 15 et 16) et lui dit : « rentre ton ventre » ; puis il vérifie la réalisation de la courbe arrière en positionnant sa main à plat dans le bas du dos de la gymnaste (Figure 17) tout en avançant simultanément son autre main vers le ventre pour favoriser l’exécution de la courbe avant qui lui succède (Figure 18) : « J’appuie sur le nombril avec mon autre main pour qu’elles fassent la courbe ».
Les mains écoutent les résistances des corps à se déplacer, décryptent leurs fonctionnements synergiques et apprécient la plasticité morphologique des corps-gymnastes. L’entraîneur I positionne le gymnaste en appui facial aux barres parallèles en lui soutenant les jambes et déplace très légèrement son bassin vers l’avant afin qu’il « sente l’action » générant un « déplacement des épaules vers l’avant » et aboutissant à une « ouverture de l’angle bras-tronc » nécessaire à une élévation du bassin.
Les PP sont également spécifiées par des propriétés dynamiques relatives aux opérations motrices mises en œuvre pour passer d’un placement à l’autre, et des propriétés micro-temporelles qui spécifient leur succession temporelle (le moment de leur déclenchement, leur durée et leur structuration rythmique). L’activité manuelle pallie ou étaye, par les forces qu’elles appliquent sur le corps-gymnaste, les opérations motrices nécessaires à la dynamique du mouvement : « Pousse sinon tu vas finir sur la tête si je t’aide pas » Entraîneur P (Flip arrière au sol). Elle vise à accompagner les déplacements transitoires initiés par le gymnaste en exerçant, par un dosage savant, des forces de poussée, de projection, de tirage, de soutien et une succession temporelle savamment orchestrée (ralentir, accélérer, retarder, prolonger) avec des variations d’intensité. Cet accompagnement consiste pour l’entraîneur O à saisir les jambes de la gymnaste dans la dynamique de la réalisation d’une PP (Figure 20) pour « la pousser vers le haut (Figure 21) et la stabiliser au niveau du bassin (Figure 22) ». Cette « projection « vive » des jambes vers le haut procure à la gymnaste de la vitesse et facilite l’action d’ouverture des bras ».
L’activité manuelle de l’entraîneur ne consiste pas à animer un corps inerte comme on manipulerait une marionnette. Les mains encouragent, par des réa-ajustements situés, de possibles métamorphoses, co-engendrent avec les gymnastes l’irruption d’un mouvement. Cette activité artisanale de bricolage gestuel et manuel s’appuie sur des ressources perceptives multimodales (visuelles, auditives, tactiles et kinesthésiques) qui agissent en complémentarité ou suppléance selon les situations d’intervention. Ainsi, la proximité physique induite par l’activité de manipulation corporelle ne permet pas l’émergence des repères visuels similaires à ceux mobilisés lors d’une observation à distance. L’engagement sensori-moteur de l’entraîneur C, inhérent à son activité de manipulation d’un salto arrière au sol, fait par exemple advenir de nouvelles propriétés :
« J’étais plus sur la vision et sur le fait que quand elle ne grandit pas, je la prends plus bas ; elle est plus lourde ; je le ressens. Quand elle grandit bien, elle est plus légère ».
Ainsi les propriétés dynamiques liées au grandissement du corps au moment de l’impulsion des jambes au sol se spécifient par la hauteur du salto (propriété topologique) relativement au corps de l’entraîneur (« je la prends plus bas »), et par la lourdeur/légèreté du corps, perçue relativement à l’effort physique nécessaire pour l’aider.
Cette émergence opportuniste de propriétés nourrit la connaissance des PP. Cette dernière s’ordonne comme système cohérent synchronique dans la mesure où son identité repose sur des propriétés reliées entre elles causalement. En effet, l’intervention manuelle des entraîneurs se caractérise par des placements et déplacements précis des mains sur le corps des gymnastes, des actions dont la direction, l’intensité et la micro-temporalité font l’objet d’ajustements fins. Son déroulement cheminatoire dans la continuité du mouvement des gymnastes contribue à la construction d’une connaissance biomécanique intuitive, structurée par des relations causales (synchroniques et diachroniques) fondées sur des qualités phénoménales corporellement expériencées (au moyen d’expériences tactiles, visuelles, kinesthésiques, auditives). Les propriétés d’une même PP, empiriquement appréciées par les entraîneurs en situation, constituent un réseau pragmatique de relations causales. La connaissance de ces dépendances entre propriétés et entre PP offre aux entraîneurs des voies de régulation diverses : donner de la hauteur au corps, placer, déplacer ou accélérer une entité corporelle, etc. et ainsi impacter la configuration globale de la phase et celle de la suivante. Cette connaissance biomécanique intuitive s’origine dans une recherche de facilitation des apprentissages qui s’arrange avec les circonstances originales d’intervention, notamment les ressources physiques, morphologiques particulières des gymnastes, et l’originalité de leurs adaptations motrices. Les PP constituent ainsi pour les entraîneurs des configurations dont l’efficience au sein de l’habileté fait l’objet d’interprétations situées qui s’appuient sur des repères typiques et des considérations singulières : « On connaît la technique même si avec leur gabarit, ils vont la modifier » (Entraîneur D).
Loin de s’adresser à un corps désincarné, ces processus cognitifs sont fondés sur une exploration et une compréhension des intentions [9] des gymnastes.
Les propriétés intentionnelles sur lesquelles les entraîneurs interviennent concernent plus précisément des propriétés d’intention praxique, d’intention d’attention, de perception visuelle, de perception de sensations. L’activité de manipulation corporelle des entraîneurs participe de cet engagement visant à susciter chez les gymnastes un contrôle, une maîtrise intentionnelle de leur activité sur les agrès. Elle est vouée à s’atténuer et disparaître au fur et à mesure que les gymnastes « dirigent » leur corps, « provoquent des actions », « cherchent à sentir », « créent des positions », « sont vigilants » sur certains aspects critiques du mouvement, et assurent leur propre sécurité [10] : par exemple, l’entraîneur O s’adresse ainsi à une gymnaste : « ce que je fais avec ma main, essaie de le faire seule ». L’engagement manuel auprès des gymnastes favorise chez les entraîneurs l’émergence d’une nouvelle perspective des habiletés réalisées : laissant dans l’ombre un point de vue référé à ce que le gymnaste lui donne à percevoir, sentir en tant qu’observateur et suppléant de l’activité motrice, il accède au mouvement tel que le gymnaste peut en faire l’expérience (et élabore des propriétés intentionnelles). C’est le cas de l’entraîneur I qui, au cours de son activité de guidage manuel aux barres parallèles, adopte une orientation du corps similaire à celle du gymnaste sur l’agrès lui permettant de découvrir ce que ce dernier peut regarder pour augmenter l’amplitude de la PP en balancé avant. Il substitue alors à la prescription « droit là-devant », l’indication suivante : « voilà, t’as vu les pointes de pieds ? ».
Les opérations manuelles destinées à stopper le gymnaste dans une position particulière ou à suppléer son engagement moteur sont souvent associées à des régulations verbales destinées à orienter l’attention des gymnastes sur les sensations qu’ils peuvent éprouver : « Tu as senti que je t’ai poussé vers l’arrière ? » (Entraîneur P). Ces interventions couplées procurent des opportunités pour pallier les difficultés des entraîneurs à identifier et verbaliser les sensations pertinentes que le gymnaste pourrait éprouver pour ajuster sa réalisation singulière. L’entraîneur C commente dans ces termes son intervention auprès de la gymnaste : « j’essaie de trouver ce que je veux qu’elle ressente ; qu’est-ce qu’on doit ressentir pour trouver quoi lui dire ». En effet, la monstration de placements, d’actions, par une mise en pratique guidée manuellement, est souvent sollicitée comme substitution à l’indication verbale de l’objet à ressentir, difficile à exprimer selon les entraîneurs. Par exemple, l’entraîneur C intervient manuellement pour corriger une gymnaste dans sa façon de se placer en position debout, bras verticaux (Figure 24) et il lui indique verbalement : « ça ne va pas encore dans ton départ ; il faut que tu sentes ça, sortir, sortir là ». Cette substitution est prégnante dans la formation des jeunes gymnastes ; en effet, leur masse corporelle moindre rend aisées des interventions manuelles considérées par les entraîneurs plus efficaces qu’un guidage exclusivement fondé sur des interventions verbales et gestuelles. La difficulté que les entraîneurs éprouvent pour guider verbalement les intentions perceptives, praxiques des gymnastes relève de deux aspects ontologiquement liés : connaître les expériences corporelles que les gymnastes peuvent associer à des essais performants, et mettre en mots ces expériences. Le dépassement de cette difficulté suscite une activité exploratoire coûteuse pour les entraîneurs : « j’essaie de trouver une consigne pour qu’elle reste dans l’axe ; en poutre, il faut travailler sur les sensations » (Entraîneur C). Les entraîneurs s’appuient sur leur vécu antérieur de pratiquant gymnique pour assigner aux actions motrices à enseigner des qualités sensibles, ainsi que sur leur demande de verbalisation par les gymnastes de leurs expériences vécues :
« 0n apprend avec leur ressenti à eux. Il m’arrive de demander aux grands : qu’est-ce que tu as senti ? Qu’est-ce que tu as cherché à améliorer ? Ou qu’est-ce que t’as senti en faisant comme ça ? » (Entraîneur D).
L’activité de manipulation corporelle des entraîneurs peut être envisagée comme activité transactionnelle, destinée à co-construire un monde, une subjectivité partagée pour résoudre un problème identifié avec les gymnastes dans la situation d’enseignement/apprentissage des habiletés (Vernant, 2004). Cette activité de transaction cognitive est médiatisée par un espace d’intelligibilité transactionnel en partie élaboré par l’intervention des mains : les postures modelées, les opérations motrices aiguillées, assistées, accélérées, ralenties, etc. faisant l’objet d’un processus d’objectivation partagée au travers des descriptions, explications, sensations partagées, constituent des interfaces dialogiques et régulatrices de l’activité des co-agents. L’originalité de ces interfaces, suscitées par le toucher, repose sur leur ancrage sensori-moteur.
La main comme élément du dispositif médiateur des interactions adaptatives des gymnastes
Les entraîneurs mobilisent également leurs mains pour enrichir le dispositif d’apprentissage destiné à générer les adaptations attendues. Les mains apparaissent dans la situation de formation comme cible à atteindre (Figure 25) ou à éviter, ne pas toucher (Figure 26). Par exemple, l’entraîneur P indique à une gymnaste : « Normalement, tu ne dois pas toucher ma main à l’arrivée ».
Les mains introduisent aussi des contraintes physiques auxquelles les gymnastes doivent résister ou des ressources sur lesquelles ils doivent plus ou moins prendre appui :
« Je leur appuie un peu sur la tête, ça les oblige à serrer les épaules et ça évite que la tête ne parte en avant » (Entraîneur K, barre fixe, soleil).
Les expériences d’intervention au cours desquelles les entraîneurs pensent les interactions des gymnastes au dispositif d’apprentissage dévoilent un mode de manifestation particulière de la corporéité. La main, décrite aux gymnastes comme composante de l’espace de pratique, est dès lors observée par l’entraîneur. Ce regard, qui déploie l’appartenance de la main au domaine physique, la fait advenir comme objet d’expérience et la fait apparaître dans son objectivité. Le corps surgit à la conscience des entraîneurs comme substrat matériel, fragment du monde extérieur, lorsqu’il apparaît comme instrument potentiel pour les gymnastes ou obstacle susceptible de menacer leur intégrité physique : mains à toucher, ne pas toucher, sur lesquelles s’appuyer, ne pas s’appuyer, ne pas buter, etc. Le corps qui voit est saisi comme étant vu, la main qui touche est saisie comme étant touchée, faisant vivre aux entraîneurs une double expérience de leur corps « instrumentale et constitutive » (Marzano, 2009:8).
L’explicitation par l’entraîneur N de l’expérience que font les gymnastes de sa main, qui s’apprête à accompagner le corps dans son renversement au saut, révèle ce changement de perspective : « Des fois rien que le fait de mettre ma main, ça leur fait rentrer le ventre ; des fois rien que le fait de voir la main ».
De vécue, incorporée, la main est saisie comme entité matérielle visible pour les gymnastes. Cependant, lorsqu’ils sont susceptibles d’intervenir manuellement sur les gymnastes en action, les entraîneurs développent deux formes d’expérience comme « sujet actif touchant » et « sujet réceptif touché » qui constituent le gymnaste en action (et non la main) comme objet intentionnel, le toucher réceptif présentant la particularité d’offrir aux entraîneurs la possibilité d’effectuer l’expérience de la matérialité de leur subjectivité (Legrand, 2010 : 161).
L’activité manuelle d’interaction dialogique avec les gymnastes
Les entraîneurs des diverses structures d’entraînement investissent spontanément leurs mains, le plus souvent conjointement à des adresses verbales, pour décrire aux gymnastes certaines qualités de leur production motrice et leur proposer des voies de remédiations. Ces démonstrations manuelles présentent des formes géométriques, l’articulation métacarpo-phalangienne offrant la possibilité de représenter la jonction mécanique entre le haut et le bas du corps. Les doigts peuvent former des arrondis pour rendre compte de courbes, ou des lignes pour rendre compte de l’effacement ou de l’affirmation d’angles inter-segmentaires.
Donnés à voir de profil, ils révèlent l’orientation spatiale privilégiée par les entraîneurs pour observer les mouvements et se rendre perceptibles les placements et déplacements dans le plan sagittal, plan largement investi par les gymnastes dans leurs mouvements sur les agrès.
Présentées successivement aux gymnastes, ces formes corporelles façonnées par les mains dévoilent l’habileté comme cheminement transitoire d’un rapport de positions segmentaires à l’autre, topologiquement situé dans l’espace d’évolution. Comme le dévoile l’intervention de l’entraîneur auprès d’un gymnaste, les mains s’animent pour expliquer la coordination des PP entre elles, c’est-à-dire leur succession micro-temporelle associée aux opérations motrices pour transiter d’une forme corporelle à l’autre :
« La fin de la vrille ½ et la vrille avant sont couplées. Tu dois faire vrille ½, puis je percute en salto et une fois que je suis parti dans ma trajectoire et ma rotation salto (il montre avec sa main une forme représentant le haut du corps qui s’arrondit (Figure 31)), je fais ma vrille avant. Pas avant » (il effectue une rotation avec son poignet en conservant ses doigts orientés vers le haut ; Figure 32).
La constitution anatomique des mains et leur potentiel de mobilité les prédispose à mettre en évidence certains aspects saillants du mouvement gymnique : des formes continues (courbes ou droites) ou brisées, qui révèlent un corps-gymnaste saisi comme segmenté en entités corporelles décharnées ; des orientations corporelles dorso-ventrales distinguées respectivement par les faces dorsale et palmaire des mains (Figure 33) ; des orientations spatiales par la disposition des mains et doigts dans l’espace représentant l’espace de pratique ; des déplacements (rotation, renversement, etc.).
L’usage des mains est opportuniste : « ça m’est venu comme ça ; je me suis dis qu’elle devait penser à remonter ses pieds vers le plafond et je lui ai montré avec ma main » (Entraîneur C). Les aspects saillants du mouvement, dont certains sont mis en lumière in situ par la figuration des mains, ponctuant et appuyant parfois des mots ou parfois s’y substituant, se synthétisent dans des formes globales signifiantes :
« Les gyms, ils en ont marre d’entendre toujours les mêmes consignes ; donc parfois, le geste suffit ; on leur montre » (Entraîneur A).
Les mains, engagées dans l’activité d’enseignement, participent de l’élaboration de ces configurations pragmatiques. Par leurs gestes, les mains inscrivent une pensée dans des signes opératoires destinés à enseigner et dont les significations sont progressivement partagées avec les gymnastes. Le caractère opportuniste de ces discours gestuels (lorsque par exemple les adresses verbales seules ne suffisent pas pour générer des transformations motrices) révèle le caractère émergent et situé des connaissances qu’ils participent à élaborer.
Discussion
Le corps façonné manuellement : des interfaces de transaction cognitive
Les formes corporelles dynamiques que les mains des entraîneurs dessinent, qu’elles façonnent en contact avec le corps des gymnastes, qu’elles suggèrent par leur présence physique dans les dispositifs de formation, constituent des ressources actualisées dans le processus de transaction cognitive dans lequel sont engagés entraîneurs et gymnastes. Ces interfaces, opératoires dans la situation de transmission des habiletés gymniques, ouvrent des voies sensorielles diverses qui nourrissent conjointement les connaissances des entraîneurs et des gymnastes.
Le corps modelé par l’activité manuelle des entraîneurs se constitue comme médium d’ajustements des activités conjointes des entraîneurs et des gymnastes. Le processus de modélisation corporelle se constitue comme outil partagé (outil d’intelligibilité pratique des habiletés en cours d’acquisition pour l’entraîneur ; outil de transformation de sa motricité pour le gymnaste) et agit comme « une interface entre l’idée et la matière » (Jacob, 2011 : 33), entre une connaissance phénoménologique du mouvement et un corps vivant, agissant. L’activité modélisante des entraîneurs est tout à la fois l’occasion de la construction d’une intelligibilité du mouvement et expression de son caractère émergent.
Cette interface fonctionne notamment sur le mode réciproque du touchant/touché : le corps-gymnaste qui touche les mains de l’entraîneur permet l’actualisation in situ de son activité manuelle de guidage, le surgissement contingent de processus cognitifs permettant de caractériser la réalisation, et nourrit l’élaboration d’une connaissance pratique des habiletés. Les actions des mains sur le gymnaste soulagent son engagement moteur tout en lui permettant d’éprouver des flux tactiles et kinesthésiques potentiellement signifiants et pertinents pour organiser ses réalisations futures. Les manipulations du corps des gymnastes et sa stimulation proprioceptive génèrent une véritable inter-compréhension perceptive et motrice (Deleau, 2000).
Lorsque les mains sont convoquées dans la situation de transmission comme artefact-matériel, elles peuvent se révéler dans leur « doublitude » (Austry, 2006) d’objet physique (Körper) et de chair (Leib) (Husserl, 1982). Se constituant dans l’espace d’évolution comme point-repère remarquable pour le gymnaste, comme organes potentiellement contactés, les mains lui proposent des trajectoires, jalonnent des lignes imaginaires à épouser. Elles agissent, non plus en corps à corps pour co-produire un mouvement, mais sur un mode suggestif laissant la main au gymnaste pour qu’il génère seul certaines adaptations. La main, offerte aux regards des protagonistes et pensée dans sa puissance à élaborer un environnement susceptible de générer les transformations attendues chez les gymnastes, se constitue comme organe de l’agir (Ricoeur, 1950) tout en demeurant une puissance de perception. Cette double expérience, constitutive d’un soi corporel, accompagne la création de processus cognitifs qui soutiennent une activité d’enseignement considérée experte par la communauté gymnique. La discussion théorique rejoint ici la thèse TAC de la technique comme anthropologiquement constitutive, voire constituante (Steiner, 2010). Selon cette perspective, l’homme ne serait pas créateur d’une technique qui médiatiserait secondement sa relation au monde, mais serait lui-même un Etre technique. Dans le prolongement des travaux de Leroi-Gourhan (1964), la main serait alors originairement prothétique, participant dans sa matérialité même à la constitutivité technique de l’homme. Dire alors que l’homme agit et pense avec ses mains est à prendre dans un sens strict et non métaphorique, pour signifier que les mains jouent un rôle dans l’anthropogenèse, c’est-à-dire dans la constitution de l’humain, et également dans la façon dont cet humain constitue la réalité du monde avec lequel il est en interaction.
Une connaissance ancrée dans les activités manuelles d’enseignement
Lorsqu’elles modèlent des formes corporelles (directement sur les corps ou à distance) pour réguler les apprentissages des gymnastes, les mains contribuent à faire « surgir l’invisible, le concept » (Jacob, 2011 : 36), une abstraction. Tout comme l’écriture transforme la perception des sons d’une langue (Héritier, 2013), leur mobilisation participe de l’élaboration d’une connaissance incarnée des réalisations gymniques, fondée sur une analogie entre les formes construites dans l’activité perceptive et les formes sémantiques de l’activité langagière (Cadiot et al., 2004). En effet, tel celles de l’artisan (Sennett, 2010), les mains composent, avec anticipation, avec une matière vivante en action, en perpétuelle transformation (Ingold, 2011). Elles n’imposent pas une forme de déplacement mais s’arrangent, dans la dynamique de l’action, avec les attributs qu’elles éprouvent pratiquement (Ingold, 2011). L’expression émergente de ces formes au cœur de la situation de transmission permet de les saisir non comme des représentations d’une connaissance préalablement constituée mais comme des opportunités cognitives ajustées à l’engagement professionnel des entraîneurs. Leurs expériences d’expression du mouvement par les mains en lignes épurées contribuent à une conception du corps (Gely, 2005) comme agencement de segments articulés selon des formes et orientations spatiales originales et typiques. Ces formes, représentées successivement dans le déroulé chronologique et critique des descriptions ou explications adressées aux gymnastes, ou provoquées dans le cheminement en corps à corps avec le gymnaste, potentialisent une connaissance analogique du mouvement comme "dé-placement", succession de PP, concept opératoire fondateur des interventions des entraîneurs. Les entraîneurs instruisent les gymnastes, orientent leurs actions de transformation des réalisations au moyen d’une sémantisation qualitative du mouvement médiatisé par les mains. La sémantique des interfaces transactionnelles s’appuie sur des catégories qualitatives, perceptives et praxéologiques, ancrées dans les contextes d’intervention (Cadiot et al., 2004). Elle exprime la richesse d’une modalité intersensorielle dans la mesure où elle dévoile la constitution d’un champ « toujours synesthésique » (Rosenthal, 2004 : 12) dans lequel sensoriel et moteur sont indifférenciés (Werner, 1956 : 204), cité par Rosenthal, 2004. Ainsi, les entraîneurs perçoivent en manipulant, en communiquant gestuellement, la consistance des corps, leur tonicité et leurs relâchements, leur élasticité, les degrés de liberté des mouvements inter-segmentaires, et élaborent une connaissance opératoire des propriétés physionomiques et intentionnelles des corps en mouvement. Cette sémantisation qualitative, associée à l’activité perceptive, fonde une expérience de pensée métaphorique qui structure les habiletés gymniques, au sein d’une gestalt expérientielle de la causalité (Lakoff et Johnson, 1985), comme "Dé-placement" ou "conduite d’un Dé-placement". En effet, métaphoriser est avoir le coup d’œil (possiblement la patte), un coup de génie pour le semblable, une intuition/construction de mise en lumière d’une « parenté générique » (Macé, 2006).
Le modèle d’intelligibilité métaphorique (Lakoff et Johnson, 1985) mis à jour par l’étude, révèle des connaissances incarnées que l’usage des mains participent à construire et ré-activer en situation pratique (Hirose, 2002). Le modèle tisse des liens situés, immédiatement disponibles pour l’entraîneur entre l’expérience perceptive, fondatrice de l’intuition analogique et l’intelligibilité des représentations métaphoriques. Ce qu’il perçoit des saillances du mouvement fait émerger l’interprétation fictionnelle qu’il va en faire, sur la base des catégories émergentes qui se spécifient au cours des expériences transactionnelles avec les gymnastes. Ces métaphores expérientielles sont conceptuellement ancrées dans la corporéité (Lakoff et Johnson, 1999) des entraîneurs, déterminant une gamme d’attitudes physiques possibles dans l’espace (Anderson, 2003) : saisir, suivre avec ses mains, montrer avec sa main, ses phalanges, etc. Elles offrent aux entraîneurs une mise en cohérence de leurs diverses expériences, une prise sur des situations de transmission complexes. Les pratiques manipulatoires, discursives et gestuelles constituent « un tissage de gestes et de mots » (Vellet, 2006 : 3), actualisé, bricolé en situation, et offert à la sensibilité, aux émotions, à l’imaginaire du pratiquant afin de façonner sa perception et sa motricité. Les PP apparaissent alors comme des configurations sensibles « simplexes » (Berthoz, 2009) dans la mesure où la focalisation sur une propriété émergente in situ facilite les activités conjointes du gymnaste et de l’entraîneur sans réduire la complexité des acquisitions attendues du fait de l’agrégation de la propriété à un réseau de relations, organisateur des qualités assignées au mouvement. Elles se constituent ainsi comme des « unités d’actions » dont l’efficacité (pour enseigner et apprendre) est à chaque fois testée en situation (Berthoz, 1997).