Introduction
L’appel à contributions de la revue pour un numéro intitulé « La Part de la Main » que formulaient les responsables de cette publication contient dans sa présentation même une des pistes de réflexion majeure, pouvant amener à poser de façon fructueuse la question de la main pour l’ethnologie : le dialogue entre des champs disciplinaires distincts.
De façon non exhaustive, la philosophie (dont la phénoménologie), la sociologie du travail, l’histoire de l’art, l’anthropologie des techniques, les sciences cognitives, les neurosciences, l’archéologie sont des sources riches de considérations sur la main.
Les approches desquelles nous nous inspirons sont non dualistes. Henri Focillon (1981), dans son Éloge de la main, n’écrivait-il pas : « Je ne sépare la main ni du corps ni de l’esprit. Mais entre esprit et main les relations ne sont pas aussi simples que celles d’un chef obéi et d’un docile serviteur. L’esprit fait la main, la main fait l’esprit » (p. 18) ? Intuitive sans doute à son origine, la citation de Maurice Halbawchs, reprise par Jean-Pierre Warnier (1999), « l’homme est un animal qui pense avec ses doigts », ne dit pas autre chose. Mais dans quelle mesure ?
Richard Sennett (2010) utilise le terme « embedding » (incorporer), traduit par « prise » dans la version française, pour décrire le développement de la « main intelligente » (p. 237) : « la préhension préside à chaque étape technique » (p. 243). Loin de s’agiter dans le vide, la main rencontre des matières, ce qui invite à penser son action dans l’interaction avec les objets matériels. Comme le souligne François Sigaut (2012 : 68), « dès lors qu’il s’agit de faire quelque chose de matériel, l’unité pertinente ne peut plus être la main seule (…) ; l’unité à prendre en compte est le système main-objet ». En pensant la main-en-action-avec-ses-objets, dans la continuité des travaux initiés par le groupe Matière à penser (notamment, Warnier, 1999 ; Julien et Warnier, 1999, Julien et Rosselin, 2005a ; Julien et Rosselin, 2009), et en posant ce sujet à la croisée de disciplines scientifiques différentes [1], nous montrerons que cette main en action (prendre), considérée à partir du « triple point de vue » maussien [2], « celui de l’homme total » (Mauss, 1950b : 369), nous permet d’accéder au comprendre et à l’apprendre.
Nous travaillerons ainsi les liens entre ces trois verbes d’action – prendre, apprendre et comprendre – en éclairant certaines modalités d’apprentissage et de compréhension par la prise (au double sens de prendre un objet et d’une sauce qui prend), à partir d’une recherche sur les scaphandriers travaux publics, qui évoluent avec des cultures matérielles spécifiques dans des environnements très fréquemment sans visibilité, constituant ainsi un terrain d’étude privilégié pour comprendre la part de la main dans une activité donnée.
Cette recherche, débutée à la fin de l’année 2011 et toujours en cours, conduite par Céline Rosselin, vise à rendre compte de la construction des sujets scaphandriers et des collectifs de travail à travers le couplage avec des cultures matérielles spécifiques. Dans cet objectif, des observations répétées, directes et participantes, des entretiens formels et informels sont menés sur des temporalités différentes selon le rythme des chantiers ou des lieux observables : de plusieurs semaines pour analyser la formation (à l’Institut National de Plongée Professionnel - Marseille) à quelques jours sur divers chantiers (remontée de tronçons d’une épave, changement de pompes dans une papeterie, inspections de canaux) ou lors de réunions syndicales, en France.
Le recueil de données se réalise sans « participation observante », sans immersion au sens propre, pour de multiples raisons : problèmes médicaux, âge, sécurité liée à l’activité de travail. L’accès au terrain n’en est toutefois pas rendu plus difficile parce que les scaphandriers partagent avec les ouvriers des travaux publics, étudiés par Christian Ghasarian (2001), une même « sociabilité du voyage » (p. 39), « une sociabilité particulière fondée sur les séparations et les retrouvailles » (p. 46) : les chantiers, souvent éloignés des lieux de vie des ouvriers, imposent un vivre ensemble ponctuel où les soirées en hôtel, en gîte, les trois repas quotidiens, sont l’occasion d’échanges de techniques, de mises au point sur le travail de la journée écoulée, d’organisation de celle à venir, mais aussi de discussions sur les appartenances régionales, les histoires de vie pudiquement évoquées. Ces moments constituent des temps privilégiés de recueil de la parole. En outre, la présence en nombre des intérimaires entraîne une habitude de rencontrer de nouveaux venus et de devoir les intégrer rapidement aux équipes. Si l’observateur respecte la sécurité sur le chantier, comme le port des Équipements de Protection Individuelle, alors les portes s’ouvrent au point qu’il est possible qu’il devienne une personne ressource en surface (localiser un outil, une personne, guider une grue, transmettre une information). La présence d’un « étranger » est donc rapidement acceptée, même si être une femme ne laisse que peu de doute sur son statut de non scaphandrière tant elles sont peu nombreuses. Le type d’approche ici valorisé se revendique plus de la démarche griaulienne (Griaule, 1957) en assumant de « jouer son rôle d’étranger » (p. 14), plus « honnête » et « habile », afin de faire office de révélateur, dans son acception photographique, c’est-à-dire « en tant que source importante, et même indispensable de nouvelles données » (Devereux, 1980).
L’expérience de la main
« Les mains, les mains !! C’est précieux, les mains ! »
Ce n’est pas un pianiste qui parle, mais un scaphandrier [3], ouvrier d’une entreprise du bâtiment et travaux publics. J. intervient sur des structures immergées (barrages, ports, stations d’épuration, puits, piles de pont, écluses), harnaché, de 35 kilogrammes d’équipement, relié à la surface par un narguilé qui lui permet notamment de respirer sous l’eau et de communiquer avec le chef des opérations hyperbares (COH), un autre scaphandrier.
Aujourd’hui, J. est en surface, au poste de communication, pendant que deux de ses collègues travaillent à dégager le tronçon d’une épave à environ 7 mètres de fond. Il est énervé parce qu’une otite l’empêche de plonger depuis plusieurs jours. Il surveille les opérations hyperbares depuis le poste tout en occupant ses mains à réaliser une boucle épissée [4].
Épisser (Chantier, Août 2011). Photo Céline Rosselin.
Ses mains sont recouvertes de cicatrices. Comme autant de souvenirs de chantier ? « Non ! », répond-il en racontant chacune de ses blessures :
« Ça, c’est de la métallerie. Ça, c’est un coup de couteau en coupant du fromage (…). C’est aussi avec la disqueuse. C’est des cicatrices de bricoleurs ! Quand tu te blesses en plongée, c’est un doigt qui part, une main écrasée. Ce sont nos outils, les mains. Les mains ! Les mains ! Attention aux mains !! Tout le temps ! Quand on déplace des trucs de 40 tonnes, s’il y a une vague, tu dois faire attention à ce que ta main ne soit pas écrasée entre les blocs » (J.).
Dans ce contexte, la main ne se blesse donc pas superficiellement : elle est coupée, arrachée ou écrasée. « Les gants, c’est uniquement pour ne pas perdre le bout de doigt ! », plaisante R. Les blessures légères se font majoritairement en surface, mais sous l’eau, elles ont quelque chose de définitif parce que la main est une condition du travail, mais aussi, lorsqu’elle saisit ou s’agrippe, une condition de survie dans un milieu hostile. Très sollicitées, les mains sont donc aussi très exposées.
Si, pour M., « on a une sensation fine même avec les gants », c’est que, durant les semaines de formation, les intervenants de l’Institut National de Plongée Professionnelle (INPP - Marseille) invitent à l’apprentissage de l’équipement en situation : se déplacer, se retourner avec une combinaison étanche, manipuler le « biberon » [5] en conservant des gants « parce que la préhension, ça change ». De même, les stagiaires doivent réaliser les gestes de vérification de l’équipement, tout comme ceux de réalisation de nœuds, yeux ouverts puis yeux fermés : « vous les [les nœuds] avez dans la tête, il faut les avoir dans les mains ! Parce qu’il faut savoir les faire dans toutes les conditions : voir ou pas ses mains, quand c’est tendu ou pas » (formateur).
Dans une eau où l’« on rentre comme dans du chocolat » (J.), la main devient cruciale : « nos mains, c’est nos yeux » (G.), « on a les yeux au bout des doigts » (J.). « 80% du travail se fait dans le noir. Il est tellement dans le noir que j’ai pris l’habitude de travailler les yeux fermés » (D). Aussi, « le toucher, c’est vraiment le sens dont on a le plus besoin » (D.). En se substituant à la vision, les mains apprennent certes à travailler, mais aussi à « voir », à (se) repérer, à ne pas se perdre.
Cette importance de la main n’est bien évidemment pas spécifique à l’activité de travail. La main est, de manière générale, l’organe d’exploration et de préhension par excellence dont le cerveau reflète l’extrême développement et le large panel d’actions potentielles. En atteste la grande part de la main dans l’homonculus moteur de Penfield, partie cérébrale corticale qui représente chaque territoire corporel proportionnellement à sa complexité du point de vue de la motricité (somatotopie fonctionnelle). Cette déformation du corps humain, au bénéfice de la main, apparaît également du côté des aires sensitives à la hauteur de la finesse et de la richesse de la sensibilité. À l’appui de cette cartographie, Leroi-Gourhan (1964 : 33) illustrait ainsi les rôles prédominants de la main et de la face dans le processus d’hominisation : « station debout, face courte, main libre pendant la locomotion, et possession d’outils amovibles sont vraiment les caractères fondamentaux de l’humanité ».
À leur entrée en école de formation, les stagiaires viennent principalement de trois horizons : de la plongée loisir ou sportive, de l’armée ou du bâtiment, mais la majorité des scaphandriers rencontrés voit un lien nécessaire entre une connaissance des chantiers classiques du Bâtiment et Travaux Publics et le travail immergé : « la plongée c’est facile, et après, derrière, tu vois celui qui a les compétences manuelles et qui peut les mettre en avant sous l’eau (…). Celui qui a l’habitude de faire du chantier, il s’adaptera plus facilement sous l’eau pour trouver une solution » (JP.). Pourtant, « faire quelque chose d’inhumain » et les risques associés au métier font partie de la motivation à devenir scaphandrier : combattre la narcose (ou ivresse des profondeurs), éviter les renards (fuites qui peuvent aspirer le corps) dans les barrages, les hélices des bateaux, descendre dans des eaux polluées, supporter « les déplacements partout en France » (F.) du travail intérimaire (véritable tension entre liberté et soumission au « patron » et au marché de l’emploi), démontre une vraie propension à relever des défis (Moricot et Rosselin, 2015).
Le travail immergé se réalise en milieu hostile, imprévisible, du fait en partie du peu de visibilité, mais aussi du froid, de la manipulation d’outils pneumatiques lourds, de la résistance de l’eau. La durée d’immersion ne peut légalement excéder trois heures (en une ou deux plongées) lorsque la plongée se réalise dans des conditions de travail jugées « normales » par les scaphandriers, mais peut être écourtée à quatre-vingt-dix minutes.
Si les accidents du travail, les morts, sont très souvent racontés, de l’aveu des scaphandriers, les potentiels dangers du travail immergé ainsi que les soucis personnels sont très vite oubliés au moment de l’activité : « quand je suis au fond, je suis à ce que j’ai à faire » (D.).
Cet environnement et la culture matérielle du travail scaphandrier imposent l’apprentissage d’une culture motrice spécifique rendu possible par l’incorporation des objets de l’activité : respirer avec ses poumons grâce à l’équipement, voir avec ses mains ou ses pieds, maintenir la tête toujours à plat, les bras de telle sorte que l’eau ne rentre pas dans la combinaison, palmer tout en grattant, perçant, fixant, pour se maintenir à niveau lors d’une intervention en pleine eau, se déplacer en fonction du narguilé qui approvisionne en air et relie au poste de communication en surface.
Contrairement à d’autres régions du monde (par exemple, au Canada), les scaphandriers sont à la fois plongeurs et ouvriers en surface. Ainsi, une fois remonté, il arrive que le scaphandrier doive travailler pour souder, coller, réparer, préparer du matériel qu’il faudra ensuite descendre entraînant un jeu de couplages et découplages entre les sujets et les objets, lié aux passages quotidiens entre l’air et le liquide.
Expérimenter : toucher, s’agripper pour travailler dans le noir
Selon Henri Focillon (1981), « la main n’est pas la serve docile de l’esprit, elle cherche, elle s’ingénie pour lui, elle chemine à travers toute sorte d’aventures, elle tente sa chance » : caresse, tâtonne, frôle, frappe, serre, tient, saisit, crochète, contient, ramasse, chasse, jette, pince, montre, menace, etc.
Dans le noir, la main touche pour repérer et découvrir, pour connaître (Hatwell et al., 2000) et reconnaître : « C’est surtout des formes qu’on reconnaît, mais là, quand tu es dans l’eau, tu touches l’épave, tu sens que ce n’est pas dur ; là c’est dur, tu sais que c’est le berceau » (J.).
La main touche pour se repérer avec cette nécessité absolue de rester en contact sensoriel avec « un point fixe » (F.), « un repère » : cela peut être un objet, une texture (vase, sable, gravier dont on reconnaît le caractère plus ou moins « lourd »), une bosse ou un trou dans le sol. « Dans la soudure, ton repère c’est la pièce : elle ne bouge pas la pièce » (F.).
Le scaphandrier saisit, s’agrippe aussi, pour ne pas se perdre, résister à la houle ou au courant, pour rester au fond : « si on lâche, dans ces cas-là, on se perd, on part dans tous les sens » (F.). Ses mains lui permettent de se (re)tenir pour ne pas être aspiré ou remonter trop rapidement, au risque de subir un accident de décompression, ou de « tricoter » avec le narguilé qui alors s’emmêle aux objets, aux câbles, à proximité de l’environnement de travail.
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Curieuses, actives et créatives, les mains, dans leur interaction avec les matières, font preuve de ce qu’Alain Berthoz (2013 : 30) identifie comme une vicariance d’usage, i.e. quand « un même objet, une même partie de notre corps, une même personne peut être perçu(e) comme remplissant différents rôles ». Il met ce processus en miroir avec celui dit de vicariance fonctionnelle, qui correspond lui à la possibilité de remplacer une fonction par une autre ou « faire la même tâche de plusieurs façons » ; tâtonner dans le noir, par exemple. Il est ainsi possible, au-delà de voir avec ses yeux, de voir avec ses mains, et ce a fortiori lors d’une cécité organique durable ou lors d’une cécité artificielle ou temporaire comme dans un environnement de travail sombre. D’ailleurs, plus que l’agrandissement concomitant des zones cérébrales attribuées à la sensibilité tactile et la motricité digitale, c’est le cortex visuel lui-même qui est sollicité lors de l’apprentissage et la pratique de la lecture de braille par des personnes aveugles (voir pour une revue Hamilton et Pascual-Leone, 1998). S’il est rare qu’un scaphandrier puisse voir ses propres mains, bien souvent, il voit avec ses mains.
Voir avec ses mains (Chantier, Août 2011). Photo Céline Rosselin.
« Tu sais, pour l’épave avec les bobines, je me souviens encore : il y avait une paroi gondolée comme ça [il montre le flanc du poste de communication] ; je savais qu’il fallait que je descende le long, ensuite je comptais le nombre de bords [tout est mimé par la main qui semble chercher les parois, les yeux fermés]. À la fin, je m’étais fait une image de l’épave et des bobines » (J.).
Cette expérience intersensorielle pourrait s’appuyer ainsi sur la co-activation des zones visuelle et tactile dans l’exploration haptique [6] des objets (Amedi et al., 2001) ou encore sur le développement de neurones multi-modaux, qui peuvent répondre à plusieurs modalités sensorielles contrairement à la conception plus classique de l’ultra-spécialisation des neurones (Meredith, 2000), voire même sur l’existence de régions multisensorielles, notamment tactilo-visuelles impliquées dans la reconnaissance des formes des objets (Banati et al., 2000). Les scaphandriers pourraient ainsi visualiser avec leurs mains.
Dans leur découverte, les mains apprennent donc à mesurer des distances, la taille des choses rencontrées, le positionnement des éléments les uns par rapport aux autres dans un environnement de travail donné et dont il faut rendre compte verbalement, ou par un schéma, au scaphandrier qui prendra la relève ou au « patron ». L’inspection d’ouvrages immergés repose centralement sur ce savoir-faire. C’est que l’expérience que fait la main conduit à ce que la main ait de l’expérience.
Apprendre à faire avec les choses
Pour faire écho à ce qu’écrivait Focillon, le cerveau fait la main et la main fait le cerveau, de manière dynamique et jamais interrompue comme en atteste les nombreux travaux en neurosciences sur la plasticité cérébrale. Ainsi, avec les usages et apprentissages, les aires motrices ou somesthésiques associées à la main s’épandent comme chez les musiciens lors de pratiques régulières d’instruments à cordes (Elbert et al., 1995). Elles se différencient, par exemple après une chirurgie post-syndactilie congénitale, quand les doigts accolés fonctionnant en une unité retrouvent chacun leur propre mobilité (Mogilner et al., 1993). Suite à l’amputation des mains, les aires peuvent également se réorienter et, comme le cerveau a horreur du vide, les neurones à l’origine des mouvements des mains devenus obsolètes après une amputation bilatérale manuelle sont recrutés aux services d’autres activités telles que la préhension podale (Yu et al., 2013). Mais il arrive aussi qu’elles rentrent en conflit, produisant un syndrome de membre fantôme comme, par exemple, chez ce sportif qui continue à sentir bouger et agiter un bras, saisir une tasse ou tendre la main (Ramachandran et Hirstein, 1998 ; Ramachandran, 2002 : 21). Le cerveau est ainsi le reflet de nos expériences motrices et sensorielles.
Avoir de bonnes ou de mauvaises sensations en situation
L’eau ralentit les gestes, brouille les repères sensoriels (Rosselin, 2015). Il s’agit donc, pour les scaphandriers, d’apprendre des techniques du corps et de comprendre de nouvelles sensations liées directement au fait de travailler sous l’eau, comme respirer, s’agripper, faire, défaire et refaire des nœuds, se mouvoir à l’aide de son équipement, etc. ; mais aussi de (ré)apprendre des techniques du corps que l’on connaît en surface et qu’il faut renégocier dans l’eau, comme souder : « le petit jeune qui avait les qualifications de soudeur de surface, il s’est planté », raconte F. qui vient d’obtenir sa qualification de soudage en pleine eau ; « ce n’est pas la même méthode » (F.), ce ne serait donc pas le même savoir-souder qui serait mobilisé.
Après avoir passé la matinée à découper des pièces sur un atelier à quai, des stagiaires doivent s’exercer à souder en plongée. « Plongeur 1 » travaille à l’atelier immergé face à une caméra qui nous permet d’observer [7] ce qu’il fait ; le chef des opérations hyperbares (COH) commente les images et interagit avec lui ; le formateur, légèrement en retrait, suit ce qu’il se passe.
S’isoler : les gants de chirurgien (INPP, Août 2012). Photo Céline Rosselin.
Alors que l’électrode vient d’être alimentée par « la surface », le stagiaire hésite, fait quelques gestes parasites, puis il lâche un « aïe ! » en retirant rapidement sa main. Le COH rit, puis le formateur intervient : G. a oublié de mettre les gants de chirurgien pour s’isoler du courant électrique. Il est sorti de l’eau et un de ses collègues lui enfile les gants adaptés.
Reconnaître, discriminer des sensations (comme étant « bonnes » ou mauvaises ») participe au travail de transformation de cette expérience, plutôt négative, en un savoir-faire. Le formateur y joue un rôle important : la sensation est mise en mots, il parle de « picotements » ; il l’associe à une caractéristique de l’eau connue de tous, mais pas encore éprouvée en situation de plongée (son caractère conducteur) ; il gère le problème (la sortie immédiate) ; il en exprime la gravité et lui octroie une valeur négative (« morfler ») ; il impose un traitement collectif en distribuant les remontrances à celui qui a équipé G. et à T. qui occupe le poste de COH (« C’est à toi de vérifier qu’il est équipé correctement ! ») ; il réaffirme sa position d’expert et d’évaluateur (analyse la situation et ironise : au COH, « c’est con de commencer la journée avec un C » ; au plongeur, « Bravo G. ! », puis « à 40 mètres, le patron il ne te remontera pas ! »).
Ce « bien percevoir » (Wathelet, 2009 : 56) en situation est nécessaire à l’apprentissage du métier qui, comme le souligne Ingrid de Saint-Georges (2010 : 189), « ne consiste pas à acquérir des connaissances sur l’activité, mais à construire des compétences dans l’activité ».
La valeur praxique des objets : les objets agis en situation d’immersion
Le travail scaphandrier contribue, comme ces « toucheurs professionnels » que sont les stylistes-modélistes-couturiers et les menuisiers-ébénistes étudiés par Christel Sola (2007), au développement des « happerceptions sensorielles », à une expertise haptique assez fine, comme nous le montrerons encore. Cette expertise ne se limite pas au « bien percevoir » ou à l’apprentissage de savoir-faire sensoriels : dans la prise, la main apprend aussi la valeur praxique des objets. À partir d’un travail sur les rippeurs d’Emmaüs, François Hoarau (2009 : 271) décrit les « catégories praxiques de l’objet rippé » :
« Sa morphologie (ses dimensions, mais aussi les prises qu’il permet) ; son poids (non seulement son poids global, mais aussi la répartition du poids dans l’objet, un réfrigérateur ayant un poids plus lourd où est situé le moteur) ; sa fragilité (globale mais aussi les parties fragiles d’un objet, pour un poste de télévision par exemple, il faut davantage se soucier de la vitre de l’écran) ; pour certains objets seulement la mobilité de certaines de leurs parties (fils électriques, portes des placards, partie amovible du canapé, plaques des gazinières, etc.) et leur dangerosité (parties coupantes des gazinières) ».
Il s’agit non pas d’une connaissance structurelle ou fonctionnelle des objets, mais d’une connaissance par corps de leur manipulabilité, résultat d’une incorporation. Plus spécifiquement, la valeur praxique d’un outil chez les scaphandriers fait l’objet d’une double connaissance parce qu’ils peuvent être agis aussi bien en surface qu’en situation d’immersion. Dans ces conditions, le système main-porte-électrode [8] sous l’eau n’est pas le système main-porte-électrode en surface, comme le souligne F. : « déjà, la polarité change (…) et l’angle n’est pas le même » ; pendant la formation, « tu passes deux semaines à essayer de maîtriser ta baguette alors que ce n’est que ton angle à maîtriser (…). Si tu retiens ta baguette, ça merde. Et ça, faut arriver à le sentir. (…) En fait ta main, elle ne fait que maintenir l’inclinaison dans l’eau ». À travers la prise, la main apprend ainsi à faire avec les objets en situation ; devoir se positionner tête en bas pour accéder à la pièce à travailler, se maintenir à niveau en s’accrochant ou en palmant, la densité de l’eau sont des éléments-clés qui contribuent à définir la valeur praxique des objets.
Appliquer « la juste force »
La prise, mais également son apprentissage, sont le produit de tout un ensemble de contraintes en interaction (Newell, 1986) qui s’inscrivent dans une dynamique. La main qui sera capable de produire la juste force pourra à la fois et selon les circonstances l’exercer de façon brute ou contenue (Sennett, 2010). L’expertise du scaphandrier est ainsi dans la compétence « intuitive » d’exercer la force la plus adaptée (Dreyfus et Dreyfus, 1986 cité par Durand, Poizat et Hauw, 2015). D’un côté, « faut pas forcer, faut laisser faire et ça marche tout seul, mais alors il n’y a plus rien autour : on est dedans ! » (F). Mais, dans d’autres circonstances, le scaphandrier instructeur peut également pousser ses stagiaires à être plus brutaux : « vous avez les deux neurones de surface qui se sont dissous dans l’eau ? ». À l’ethnologue : « parce qu’ils veulent bien faire : ils sont dans la logique de l’élève, et pas dans celle des scaph en chantier : ils font des calculs, etc. Mais faut être aussi bourrin : en chantier, tu pousses et tu mets tes vis ! Point barre » (R.).
De récents travaux en analyse fractale de l’apprentissage moteur évoquent la possibilité de voir se réaliser ce double mouvement aux tensions contradictoires chez l’expert (Nourrit, Tossa, Zelic, Delignières, 2014) à travers l’étude de la variabilité du comportement. Cette variabilité est ici considérée comme une propriété interne du comportement (Delignières, Torre, Lemoine, 2005). Elle ne relève pas de perturbations aléatoires, mais présente des caractéristiques statistiques particulières de corrélations à long terme qualifiées au travers d’une typologie de couleurs (allant du blanc, au rose, bleu, marron, etc.). Par exemple, un bruit dit « rose » est un bruit qui rend compte d’un état d’organisation intermédiaire entre le bruit blanc (complètement aléatoire, variable) et le bruit marron (très stable). Le débutant se caractérise par une très forte variabilité dans son comportement (bruit blanc) : F. raconte son apprentissage de la soudure à l’ethnologue en la soumettant au difficile exercice du tracé oscillant régulier d’un stylo pour lui illustrer son incapacité, dans les premiers temps, à trouver le geste stable, « balayer la soudure », pour « la soudure qui va bien ». À l’inverse, les propriétés du bruit rose constituent un véritable compromis entre variabilité et stabilité. L’expert est celui qui présente un geste à la fois stable et adaptable. Lorsqu’il contrôle sa motricité, il est sur deux dimensions de contrôle appelé dual control (Feldbaum, 1965) : il stabilise son comportement pour un meilleur contrôle, mais l’adapte également pour l’optimiser et répondre aux aléas inhérents à la pratique (Newell, McDonald, 1994). En définitive, contrairement à ce qu’ils disent d’eux-mêmes, les scaphandriers ne sont pas des « bourrins » : ils sont capables à la fois d’appliquer une grande force qui ne se préoccupe pas de la « forme », tout en développant une motricité très fine, par exemple pour positionner des blocs de 40 tonnes au centimètre près.
En d’autres termes, être compétent ici c’est avoir l’aptitude de juger le geste juste (Reboul, 1980), apprendre avec ce qui résiste : des contraintes, une autorité, l’eau, des matières. Même s’il faut savoir faire sans savoir forcément comment on fait : « le comment on fait ?... l’important c’est de… d’y arriver, voilà (rires) » (D.).
La limite des mains
Repères de soi dans l’espace et dans le temps, les mains alertent sur des limites parfois atteintes : à force d’être dans l’eau, avec le froid, les éventuelles vibrations d’un marteau-piqueur, « quand tu commences à te taper sur les doigts et que tu ne sens plus rien… » (D.) ; « les doigts que tu ne peux plus bouger » (P.). Les mains remplissent ainsi un « rôle essentiel d’information, d’évaluation, voire d’alerte » (Bromberger, 2007 : 7) en étant le siège d’un état des lieux du corps.
Mais il arrive aussi que la main, en prise sur des éléments de culture matérielle, ne sache plus trop où elle commence et où elle s’arrête, ce qu’elle décide ou pas. L’exercice de soudure que décrit F. est illustratif de cette remise en cause des limites du corps :
« Quand tu soudes dans l’eau, tu penses pas à la plongée déjà. Quand tu soudes, tu es dans ta soudure. T’es pas dans l’eau, t’es pas en train de plonger. Tu es dans ta soudure. (…) Ta soudure cherche à passer, c’est elle qui travaille ; ce n’est pas toi qui fait avancer ta soudure et qui avance à la vitesse où tu veux, c’est ton bain de soudure qui décide tout. C’est pas toi qui lui dis : tu vas faire comme ça ou comme ça. C’est lui qui décide… ».
Cette façon de raconter l’action – le scaphandrier ne se décrit pas comme tenant le porte-électrode, mais dit qu’il est « dans la soudure »–, est au cœur de la question des limites entre les objets et les sujets. Nous considérons ces propos comme une invitation à dépasser une approche ou anthropocentrée ou technocentrée pour entrer dans l’analyse du couplage. Il n’y a plus, d’un côté, un homme qui tient un porte-électrode et, de l’autre, l’objet à souder : il y a la soudure comme action de souder, comme activité d’un-corps-en-action-avec-ses-objets, que nous traduisons par « prise ».
La prise
De l’outillage au couplage
De nombreux travaux valorisent l’intention du sujet à agir sur son environnement en s’alliant le vocabulaire de l’outillage ou de l’instrument. Ce faisant, ils entérinent bien souvent la dimension d’extériorité de l’objet par rapport au sujet au profit d’une approche qui part du sujet pour aller vers l’environnement via l’objet, sans considération pour le retour de cette action sur la matière sur le sujet lui-même. C’est pourtant en souhaitant réhabiliter homo faber que Lambros Malafouris (2013 : 233) condamne les présupposés cartésiens oublieux de cette interaction entre les corps et les objets : le dualisme esprit-corps, le premier contrôlant le second [9], et l’absence de prise en compte des conséquences possibles, sur l’esprit, de nos liens avec notre environnement matériel.
De même, Luis Radford (2013 : 8) se désolidarise de l’idée que les objets pourraient n’être que des médias parce qu’ils sont « a constitutive part of thinking and sensing ». Pour rendre compte de ces liens, François Sigaut (2012) suggère que « l’unité pertinente ne peut plus être la main seule (…) ; l’unité à prendre en compte est le système main-objet » (p. 68).
C’est dans ce contexte que nous choisissons de développer la notion de prise, sous un angle toutefois légèrement différent de l’usage qu’en ont fait Christian Bessy et Francis Chateauraynaud (1992/2010). Pour ces auteurs, spécialistes de l’analyse de l’expertise d’objets, « le travail d’estimation, sanctionné ou non par la mise en vente, suppose de passer par le corps de l’objet, d’avoir prise sur lui, de repérer ce à quoi il donne prise, afin de trouver l’univers dans lequel il peut circuler » (p. 105). Aussi, « “prise” (…) désigne précisément la rencontre entre un jeu de catégories et des propriétés matérielles, identifiables par les sens (supposés) communs ou par des instruments d’objectivation » (ibid.).
Ici, la prise définit la saisie de l’objet et, en même temps, renvoie au sens culinaire du terme – à l’image d’une mayonnaise qui « prend » quand elle atteint la consistance souhaitée –, soit une mise en phase du sujet et de l’objet ou, pour le dire autrement, une incorporation des objets. Selon les scaphandriers rencontrés, la réussite de leurs actions est conditionnée par le « rentrer dedans », l’« être dedans », pour « être au contact » de la matière à travailler (Rosselin, 2015).
Les outils sont ainsi incorporés dans le schéma corporel (Schilder, 1968 ; Merleau-Ponty, 1997) et sont perçus comme une extension du corps. Le cortex visuel s’active non seulement en fonction des propriétés visuelles des objets, mais également selon leurs propriétés motrices liées à l’action, c’est-à-dire en fonction des interactions main-objet, étendant ainsi les limites corporelles physiquement et fonctionnellement (voir par exemple, Bracci et Peelen, 2013). Par ailleurs, dans une petite aire (F5) du cortex pré-moteur, des neurones dits « canoniques » s’activent aussi bien lors d’actions spécifiques sur des objets qu’à la vue de ceux-ci, traduite donc en action potentielle (Murata et al., 1997).
Incorporer : prise et lâcher prise
La main qui apprend jusqu’à l’incorporation suit un processus durant lequel se succèdent crispation, prise et lâcher prise. La typologie de Nikolai Bernstein (1967) met en évidence des gels de degrés de liberté pour contrôler la tâche à réaliser en début d’apprentissage ; puis une libération progressive de ces degrés de liberté s’opère pour parvenir, finalement, à une optimisation du geste.
Le scaphandrier, cité ci-dessous, ressent, durant l’action, des fluctuations qui font donc partie intégrante de son apprentissage :
« Vraiment, il faut en chier et d’un seul coup… y a des moments… au début, ça va à peu près, pis après ça va plus du tout. Pis y a des grandes périodes où ça va pas, pis y a un petit passage qui va, tu ne sais pas pourquoi, et à la fin ça reprend un petit peu et c’est vraiment le dernier…, la dernière plonge, où c’est à l’examen que ça a collé » ; « miraculeusement, ça fonctionne ! » (F.)
Cette instabilité peut trouver un éclairage dans le processus non linéaire de l’apprentissage. L’apprentissage se définit « comme le changement dans la dynamique des coordinations motrices pour acquérir des solutions stables du pattern à apprendre » (Schöner, Zanone et Kelso, 1992). Les coordinations motrices [10] rendent compte du geste en action ; en cours d’apprentissage moteur, elles se caractérisent par des instabilités, des bistabilités. Lorsque le sujet apprend, le premier geste qu’il a adopté se déstabilise au profit d’un geste qui constitue une sorte de tête de pont (Teulier et Delignières, 2007). La déstabilisation de l’un participe à la stabilisation de l’autre avec des allers-retours incessants sur une période limitée, mais de durée différente selon les sujets apprenants. L’issue de ce régime de bistabilité s’opère au travers d’une bifurcation brutale et définitive vers le geste plus efficace et efficient (Nourrit, Delignières, Caillou, Deschamps et Lauriot, 2003 ; Nourrit-Lucas, Zélic, Deschamps, Hilpron et Delignières, 2013). Le « il faut en chier et d’un seul coup… » rend exactement compte de cette bifurcation vers le geste juste.
La question que nous pourrions nous poser est : le geste juste est-il le fruit de l’incorporation ou incorporation et geste optimal sont-ils concomitants et rendent-ils compte tous deux de l’expertise ? Déborah Nourrit et Céline Rosselin ont pu constater dans un travail en cours de publication que le calage de l’individu sur la fréquence de résonance de l’objet [11] précédait la transition vers le comportement optimal. Aussi, c’est l’incorporation de l’équipement (avec sa combinaison, ses gants isolants, cet énorme casque qui réduit son champ de vision, et impose de bouger en bloc, ses flexibles à ne pas tortiller), du porte-électrode, de la pièce, des distances entre ces éléments, qui transforme le scaphandrier en acte de souder (« tu es dans la soudure ») et qui permet que « ça fonctionne ».
Aussi, alors que Charles Lenay, John Stewart et Olivier Gapenne (2002) considèrent que la possibilité de pouvoir déposer les objets est la condition, pour les humains, de « déployer leur imagination », le processus d’incorporation tel qu’analysé invite à poser que c’est parce que les objets ne sont pas dessaisis, mais incorporés, qu’il est possible de libérer son attention, d’anticiper (Julien, Rosselin, 2005b), de « faire avec », puis « ne faire qu’un », pour faire autre chose.
Pour faire ensemble
La compréhension par corps de la valeur praxique des objets contribue aussi à la compréhension des actions de l’autre par l’intermédiaire d’une lecture des praxèmes (Parlebas, 2007), c’est-à-dire « toute conduite motrice d’un joueur susceptible d’être interprétée comme un signe par les autres participants ». Cette lecture n’est toutefois pas exclusivement visuelle. Par exemple, comprendre l’autre à travers la prise du narguilé permet de faire ensemble. Le tendeur tient le narguilé et perçoit ce qui se passe au fond, tout comme le plongeur ressent la présence du tendeur : « S’il est mou, c’est que le narguilé n’est pas en lien avec la surface. (…) Il [le tendeur] doit savoir, à travers le ressenti, ce qui se passe au fond » (F.).
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« Les tendeurs surface arrivent presque comme un pêcheur professionnel à comprendre ce qu’il se passe et devancer le geste en fonction des mouvements et de l’orientation du narguilé » (R.). T. s’était bien douté que quelque chose n’allait pas : « ça tirait fort ! ». Lorsque P. remonte, le narguilé est littéralement noué.
Entre tendeur et plongeur : un narguilé noué (Chantier, Août 2011). Photo Céline Rosselin.
Si le tendeur réagit correctement aux sensations qu’il éprouve à travers le narguilé, le plongeur est rassuré. À l’inverse, lorsque F., en immersion, passe devant une pompe à eau qui se met brusquement en marche, c’est la panique parce qu’il ne sent pas la tension du narguilé, il ne sent pas le tendeur le « protéger », l’assurer correctement et le dégager de la pompe à l’aide du narguilé. L’exercice est complexe et nécessite un apprentissage des deux protagonistes : « Avec lui, il faut tendre fort, mais je me souviens avec X., il fallait surtout pas que je tende » (N.). Là encore, la prise est la résultante d’une application du geste juste, en situation d’interconnaissances.
Conclusion
Sennett (2010 : 213) écrit « ce que sait la main est ce que fait la main ». Accepter de prendre en compte le couplage sujet-objet oblige à prendre au sérieux aussi ce que cela fait à la main. La main au travail est aussi travaillée : musclée, blessée, marquée par les cals, la douleur, le froid et la fatigue, mais aussi par les habiletés acquises. Dans la prise, la main transforme l’environnement et se transforme dans le même temps. Au-delà, apprendre à sentir l’objet, à le tenir dans sa main, à évaluer son poids, à faire avec et à l’oublier du fait de son incorporation, joue dans la compréhension de la tâche, de la situation, permet de libérer son attention, de travailler ensemble. Aussi, nous espérons avoir pu contribuer à illustrer une partie du processus décrit aussi par Malafouris (2013 : 154) à l’échelle d’homo faber : « The tool guides the grip, the grip shapes the hand, the hand makes the tool, and engaging the tool shapes the mind ». Pour ce faire, nous avons adopté les outils de la pluridisciplinarité, afin de faire varier la perspective posée sur l’objet (Resweber, 1991).
Dans « Chantier ouvert au public » (Julien, Poirée, Rosselin, Roustan et Warnier, 2003), l’une d’entre nous avait corédigé une réponse à la critique d’éclectisme adressée au groupe « Matière à Penser », éclectisme qui permettait toutefois d’ouvrir à nouveaux frais le chantier de la « culture matérielle ». Les auteurs imaginaient que les années les pousseraient à « ferrailler les échafaudages, paysager les déblais » et s’interrogeaient : « faudra-t-il cacher l’éclectisme des inspirations théoriques sous le doux gazon des expressions consensuelles, comme les architectes cachent leurs erreurs sous le lierre, les cuisiniers sous les sauces, les médecins sous le marbre... ? ». Une autre alternative était en effet possible : choisir de continuer à explorer des terrains et des questions plus ou moins légitimes. Ainsi en est-il, il nous semble, de la main pour l’ethnologie.
À une démarche extensive du côté des philosophies, des histoires, des anthropologies, des sociologies, des archéologies, comme autant de territoires éclatés et à rassembler, avait été déjà adjointe, dès la publication de 2003, une sorte de plongée dans les domaines des neurosciences et de la psychanalyse, pour comprendre ce qui se passe entre les humains et les objets. C’est dans la continuité de cet écrit que notre contribution prend place, mais avec une nuance : nous avons souhaité ici franchir les « paliers en profondeur » [12], dans la richesse du dialogue pluridisciplinaire et dans le risque du conflit : à six mains.
Nous sommes loin de l’époque où Mauss (1950a) réservait à la psychologie les territoires de la conscience individuelle, mais c’est surtout sa communication de 1924, que nous faisons nôtre pour l’exercice : « c’est aux confins des sciences, à leurs bords extérieurs, aussi souvent qu’à leurs principes, qu’à leur noyau et à leur centre que se font les progrès » (p. 290). Nous pouvons imaginer alors l’intérêt qu’il y a à se faire rencontrer ces bords, même si ce sont aussi des lieux de frictions. Et, en effet, apprendre ce n’est pas uniquement se couler dans l’existant, faire sien ou créer, c’est aussi se confronter à une pensée autre qui peut résister parce qu’elle est incarnée.
L’enjeu ici n’était pas de faire un état des lieux exhaustif de la connaissance sur la main, tant le sujet a fait l’objet de multiples recherches dans les champs que nous avons retenus. À aucun moment, nous n’avons été tentées de voir cet échange autrement que comme la possibilité de mettre en regard des données ethnographiques, des données issues de la psychologie expérimentale et des neurosciences. Ainsi, « tu es dans la soudure » (F.) faisait écho à ce que les neurosciences peuvent observer de l’intégration des objets au schéma corporel et au devenir expert étudié par la psychologie des apprentissages moteurs. Des faits de parole concernant ce que nous estimions indicible (les savoirs procéduraux, l’incorporation, les automatismes moteurs) faisaient écho à ce que la psychologie et les neurosciences rencontraient dans le silence de protocoles expérimentaux. Ce que l’ethnologue pensait comme pouvant relever de la pure métaphore ou du raccourci de langage « tu es dans la soudure » s’éclairait alors autrement : il se passe sans doute quelque chose entre les objets et les sujets, dans leur couplage, qui touche et transforme profondément les uns et les autres. Et cela, l’anthropologie ne peut pas s’en désintéresser même si c’est en passant par des voies qui ne sont pas celles qu’elle a pour habitude d’emprunter.
Enfin, nous avons refusé, à l’une des démarches, l’antériorité sur les autres et une logique « vérificationniste » : nous aurions bien été en mal de dire quoi aurait vérifié quoi ? la parole des scaphandriers ? les mesures de la psychologie expérimentale ? les résultats de l’imagerie cérébrale ? et au nom de quelle vérité ? d’une suprématie de l’explication sur la compréhension ? des faits dits de nature sur des faits dits de culture ? et où seraient les faits de nature et ceux de culture quand les trois auteurs s’entendent à penser l’humain comme un tout « bio-psycho-social » que le dialogue ici ouvert a commencé à dessiner ?