La revue ethnographiques.org a reçu un article de Dimitri Karadimas, intitulé "L’anti-chimère ou la chimère sans Principe" et a convenu de le publier dans ce numéro. Son auteur y met en cause la pertinence du « principe de la chimère » élaboré par Carlo Severi [1] pour rendre compte de l’hybridité composite de certaines formes picturales et rituelles, observables dans les sociétés sibériennes et amérindiennes notamment. Aussi avons-nous décidé de donner à ce dernier la possibilité d’exercer un droit de réponse, ce qu’il a accepté.
Le comité de direction de la revue
The ethnographiques.org review received a paper from Dimitri Karadimas entitled " The anti-chimera or the chimera without the principle" and agreed to publish it. The author questions the relevance of the relevance of the "principle of the chimera" developed by Carlo Severi [2] to account for the hybridity of different pictorial and ceremonial forms observed in Siberian and Native American societies. The editorial board decided to grant Carlo Severi a right to reply, which he accepted in the following article.
The review editorial board
Je n’ai pas l’habitude de répondre aux jeux de mots, aux ironies déplacées, ou aux attaques personnelles. J’en viens donc à l’essentiel de l’argumentation de Dimitri Karadimas.
Charles Baudelaire écrivait que les monstres produits par notre imagination sont parfois si harmonieux et réalistes, qu’ils pourraient être réels « même du point de vue de l’histoire naturelle » (1968 :1020). Dimitri Karadimas nous invite à passer du conditionnel à l’indicatif. Les chimères, qu’on croyait engendrées par un certain type d’imagination, existent bel et bien dans ce monde. Inutile, donc, de chercher à identifier le type de pensée qui les engendre, puisque, lorsqu’on les évoque, on ne fait que transcrire des traits du réel.
Pour soutenir cette thèse, Karadimas doit procéder à un certain nombre d’opérations. Tout d’abord, il doit mutiler l’objet du Principe de la chimère. Il se limite en fait, dans son article, à des êtres qui combinent plusieurs espèces animales ou végétales. Ses chimères sont des poissons-serpents, ou des chevaux-pommes, alors que, dans mon livre, je mentionne bien des représentations où des traits animaux se trouvent associés à des caractéristiques humaines. Que fera-il de ces exemples-là : affirmera-t-il — devant le masque Haïda que j’analyse (Figure 1) — qu’il existe bel et bien des hommes au bec de corbeaux ? Soutiendra-t-il, devant la Méduse des Grecs, qu’il existe bien des femmes aux cheveux composés de serpents ?
Que fera-t-il, d’une manière plus générale, de chimères qui associent des traits humains saisis dans des situations différentes — comme ce visage dont un masque kwakiutl (Figure 2) représente deux formes d’existence (face et profil) à la fois distinctes et co-présentes ? Que dira-t-il enfin d’une créature comme Dame Sébastienne, cette chimère qui combine (au quatrième chapitre de mon livre) la Mort en forme de femme, un Christ transpercé de flèches, et un Saint Sébastien supplicié avec l’image implicite d’un guerrier Apache ou Tepehuan ?
Dimitri Karadimas annonce donc une grande thèse générale (c’est la fin de la Chimère !), mais il choisit soigneusement ses exemples, tout en en excluant tacitement d’autres. Cette mutilation de l’objet, un peu commode, va plus loin. Elle concerne aussi les exemples cités dans son article. Prenons le cas de la chimère Hopi. Il s’agit pour Karadimas de démontrer l’existence d’une espèce aquatique (le Serpentaire) au milieu d’un désert, ce qui, on l’admettra facilement, est déjà fort improbable. Mais, en ce cas — affirme-t-il — ce sera au « déchiffrement » de l’image qu’il reviendra d’avoir valeur de preuve. Suivons donc son argumentation. Karadimas écrit qu’on ne voit pas dans ce dessin un être complexe formé de corps différents (« la représentation d’un hybride n’est pas patente »), mais bien « un oiseau réel et non, comme le pensent Warburg et Severi, la figuration d’un oiseau/serpent en chimère ».
On connaît l’importance des travaux d’Alexander Stephen sur les Hopi. Son travail est à la source de toute recherche sur l’art de ce peuple, depuis les années 1890. C’est lui qui, le premier, a publié et commenté dans le catalogue de la Keam Collection Tusayan Pottery (1890) le dessin qui fait l’objet de ce débat. En transcrivant, avec le soin et la précision qu’on lui connaît, les commentaires de son interlocuteur Hopi, Alexander Stephen écrit à propos de cette représentation :
« This subject [… ] is the mythic Um-tok-ina, the Thunder. It is depicted with the head of the serpent genius Baho-li-konga, its body is a rain cloud with lightening darting through it […]. The tail is that of the eagle ; the wings carry storm clouds, and attached to the lower wing are the clouds conveying rain. The horn-shaped object, upon which the hail annulets are incised, passing behind the neck and curving over the head, is the source of thunder. » (Stephen (1890) in Patterson 1994 :49 et 230-231).
Comme on peut le constater, la chimère Hopi ne se compose pas seulement d’un éclair inscrit dans le contour d’un oiseau. Le symbole des nuages, sous plusieurs formes, est (parmi d’autres) aussi présent dans cette représentation. Que fera, en ce cas, Karadimas ? Ira-t-il nous trouver des oiseaux, bien réels, où non seulement un éclair mais aussi un nuage sont représentés dans les plumes, les pattes, ou le bec de quelque espèce peu connue, pour ensuite affirmer que c’est bien cet être-là que les Hopi ont représenté ? On verrait donc apparaître, après un serpentaire-à-éclair, un « serpentaire-à-nuages » ? Que faire, ensuite, de la tête du génie du serpent Baho-li-konga, de la queue d’aigle et du pictogramme qui désigne le tonnerre ? Faudra-t-il répéter indéfiniment l’opération ? Il est clair que la thèse soutenue par Karadimas est non seulement fausse. Elle mène à une régression à l’infini.
Des considérations analogues s’appliquent au cas Wayana. Karadimas choisit, dans ce cas aussi, de ne mentionner qu’une seule danse et une seule espèce. Il aurait suffi de faire le lien avec les danses d’initiation masculines pour voir apparaître une figure d’initiant constituée d’un être multiple, associant non seulement des esprits différents (arara, faucon, poisson, soleil et arc-en-ciel) mais aussi des formes multiples de ces esprits « en tant » qu’incarnations de différents prédateurs : jaguars, vautours ou anacondas » (Velthem 2003 :212).
On peut donc montrer facilement que la thèse soutenue par Dimitri Karadimas est sans fondement empirique. Point d’Anti-chimère à l’horizon, donc, avec ou sans principe.
On pourrait s’en tenir là. Mais bien que fausse, cette curieuse thèse peut néanmoins nous donner l’occasion de formuler quelques réflexions théoriques plus générales. Résumons en quelques mots l’essentiel de ce principe heuristique que j’ai associé à l’idée de chimère : il s’agit de l’exercice d’une pensée de la condensation liée à une certaine expérience de l’ambiguïté visuelle. En quoi l’existence de tel ou tel animal serait-elle susceptible de réfuter ce principe ?
Une première réponse à cette question se trouve déjà chez Boas, lequel a établi, depuis au moins Primitive Art (1927), que l’art qu’on appelle « primitif » représente le monde tel qu’il est pensé, non pas tel que nous le montrent les apparences. L’objet de ce débat est donc l’image et la pensée visuelle qu’elle mobilise, non l’animal représenté. Il est, en effet, un peu naïf de confondre l’un avec l’autre. Mon livre, qui adopte la perspective de Boas, décrit donc le fonctionnement d’un certain type d’imagination. Mais on peut préciser encore. Dans la Critique de la Raison Pure (1969 (1781)), Kant propose de distinguer deux sortes d’imagination. L’imagination productive, qui nous permet de penser ce qui, tout en étant possible, n’existe pas, et l’imagination imitative (ou reproductive) qui permet de rendre présent à notre intuition — et d’insérer dans un certain contexte, celui des possibilités imaginables — des choses qui existent (1969 (1781) :145-146). Le résultat de ce processus est l’engendrement de créatures où des traits du réel et des traits purement imaginaires coexistent. Même si le monde nous offrait certains exemples « réels » de chimères, du point de vue de la pensée on passerait tout simplement de l’imagination productive à l’imagination reproductive. De l’imagination pure à l’observation du réel mise au service de l’imagination. Le contexte — qui est ici la désignation d’êtres « chargés d’invisible », appartenant à un au-delà qu’il s’agit de penser — ne changerait nullement.
L’hypothèse que certaines chimères existent dans le réel n’aurait donc aucune influence sur une exploration des processus de pensée, liés à l’exercice de l’imagination, qui conduisent à l’engendrement de représentations saillantes au sein d’une mémoire partagée. En d’autres termes, elle ne pourrait toucher en rien l’exercice du principe de la Chimère.
Nous en concluons que, par manque d’axe de pertinence, aucune Zoologie, fantastique ou réelle, ne peut affecter l’anthropologie de la mémoire.