Revisiter le terrain
« Revisiter le terrain », mot d’ordre des manuels de sciences humaines : une invitation, une incitation. Mais, formule incantatoire, elle reste très (trop) souvent lettre morte. Les raisons, nous les connaissons tous. Pressés par les délais des contrats (type A.N.R.), nous manquons de temps ; peut-être aussi d’envie... de revenir. Nous clôturons un terrain, notre rapport de recherche est rendu, notre thèse (enfin !) soutenue, nous passons à autre chose, à d’autres lieux, sous d’autres cieux, ne pas donner l’impression de s’enfermer dans une même problématique, toujours dans le même champ. Et pourtant, pourrait nous y inciter, ne serait-ce que la simple curiosité : ces informateurs, ces habitants, cinq, dix ou vingt ans plus tard, que sont-ils devenus, eux, leurs lieux, leurs paysages ? Quels nouveaux discours dans leur bouche, en résonance ou en contradiction avec ceux qu’ils tenaient avant sur leurs projets : réalisés ensuite ou non - quand nous les côtoyions ? Par ailleurs, pour l’intelligence du social et du culturel, nous savons bien que l’équation du temps est essentielle, son épaisseur, seule façon pour le chercheur d’être à même de saisir localement des dynamiques, des ruptures, des mutations, en bref le fameux changement social dont les traités de sociologie nous rebattent les oreilles - un pont aux ânes.
Cette posture méthodologique, Isac Chiva la rappelait, qui la défendait fréquemment tant dans ses cours à l’EHESS que dans les colloques, il en avait fait l’un de ses chevaux de bataille. Très peu de collègues l’ont suivi, si l’on excepte par exemple l’ethnologue américain Laurence Wylie (1968, 1987) dans le Luberon ou encore, tout récemment, Pascal Dibie (1979, 2006) en Bourgogne [1].
Le cas de figure dont je vais vous parler, outre aux deux raisons proposées plus haut, ressortait à une fidélité à un même terrain. Années 1975/1990 : après mes premières enquêtes en Lozère, une thèse, mes premiers articles, puis deux ouvrages qui déployent et déplient chacun de façon privilégiée, l’une ou l’autre des facettes d’une culture locale et de l’évolution des modes de vie paysans de cette région de moyenne montagne. Pour moi, mais je ne suis pas le seul, faire retour sur un même terrain : une forme d’hommage au temps qui passe, l’envisager frontalement, le prendre au sérieux.
Filmer la mémoire
Les Inconnus de la terre. Depuis sa sortie en 1961, depuis que l’ai eu vu (j’étais encore adolescent), ce film n’avait depuis cessé de me poursuivre : comme film, en tant qu’œuvre cinématographique, un chef-d’œuvre pour moi — mais je n’étais pas et ne suis pas le seul ; plus encore comme film documentaire, témoignage rare et singulier sur la condition paysanne, et, au-delà, sur la pauvreté et l’isolement. Rare à l’époque, et singulier, sans précédent ou presque. 2009 : le revoyant bien des années après et rencontrant, devenu ensuite un ami, un réalisateur, Jean-Christophe Monferran, je lui proposai de retouner en Lozère, mon terrain d’enquête principal, mais cette fois, non plus carnet de notes et magnétophone en main, mais caméra au poing (celle de Jean-Christophe), sur les traces de l’auteur de ce film, Mario Ruspoli ; et dans d’autres villages que ceux qui m’avaient jusque-là accueilli. C’est, cinquante ans après, sur le tournage de Ruspoli que portait notre propre film, Traces, dans l’intention, sur le même terrain, de revisiter un film par un autre film. Non pas un documentaire lozérien ou régionaliste sur le temps passé (folkore paysan et nostalgie), mais tout le contraire : le temps qui a passé. Une enquête sur les mémoires, un film sur la mémoire.
Le casting des « Inconnus de la terre », 1961
Si nous avons tenté cette expérience, c’est que, sans parler ici de nos parcours respectifs qui nous y avaient chacun de nous trois [2]
conduits, Les inconnus en valait la peine. Œuvre d’un cinéaste italien atypique, prince de surcroît, et lié à cette région, la Lozère, par sa mère, se situant dans la mouvance du cinéma direct qui voyait le jour dans les années soixante avec Jean Rouch, Chris Marker et Michel Brault. Salué par la critique, le film fit date. Du fait de la proximité de la caméra avec les personnages, c’était une véritable enquête cinématographique. De quoi séduire l’ethnologue que je suis, de longue date familier de ces terres difficiles.
De ce film et de son tournage [3], dans leurs fermes et leurs villages respectifs, quelle mémoire en gardent aujourd’hui encore les six figures (trois familles et trois personnes seules : curé de campagne, célibataire, berger), les six personnages « embauchés » par Mario Ruspoli au pied levé sur ce plateau de tournage de plein air que furent pour lui l’Aubrac, la Margeride, le Mont-Lozère et les Hautes-Cévennes ? Jusqu’à nos jours, comment ce film a-t-il circulé localement, a-t-il été reçu, quel fut et quel est aujourd’hui son statut dans la profusion des images de la Lozère successivement construites et diffusées par la littérature régionale, la presse et la télévision, aussi bien que par les instances touristiques [4] ?
Ce sont quelques unes des questions qui portèrent notre quête des Inconnus. Et puis celles-ci, qui nous retiendront et nous guideront ici. Quels avantages méthodologiques avons-nous trouvé à revenir de la sorte revisiter un même terrain (Fabre, 2013). Revisiter... et labourer profond, car notre propre film Traces a, quelques mois après qu’il fut achevé, donné lieu à la publication de mon journal personnel de tournage (Soudière, 2013). Enfin, que dit cette expérience de l’apport spécifique de la démarche ethnologique par le film au regard de l’enquête ethnographique “canonique”, trop souvent, et à tort, trop paresseusement, opposées l’une à l’autre, au bénéfice de la première ?
Deux lieux, deux moments
Revisiter, c’est revenir et retourner sur les lieux, rendre visite aux gens. Au risque de la déception. Nous sommes au pied de l’Aubrac, avec Henri Vors, le fils du défricheur de Ruspoli, en compagnie de Pierre Gazo, instituteur itinérant agricole. Il a maintenant soixante-dix ans. Sur cette parcelle en pente aujourd’hui ensauvagée, nous voulions reconstituer une séquence marquante des Inconnus : une scène de travail, faire à nouveau labourer la même terre, y recreuser le même sillon, les bœufs en moins. Nous n’avons pas gardé ces images, voici sans doute pourquoi.
Depuis le début du tournage, nous avions la conviction, mais en même temps l’illusion, que, grâce à notre déplacement sur l’exact emplacement de la séquence ancienne, ce moment volé et le lieu retrouvé pourraient, provoquant davantage encore qu’une réminiscence, aller jusqu’à abolir le temps qui avait passé. Que, par un coup de force mémoriel, un passage à l’acte, enjambant les années, la nouvelle scène — la nôtre — se serait glissée dans l’ombre portée de l’ancienne — celle de Mario Ruspoli. Comme si la faire rejouer allait lui redonner ses couleurs et faire se reproduire l’événement. Comme si également, nous espérant, ayant en quelque sorte besoin de nous, l’événement ne pouvait exister à nouveau que grâce à nous, n’attendant même que nous pour se réactualiser. Mais ce jour-là, l’émotion ne fut pas au rendez-vous. Nous étions pourtant bien au lieu-dit exact du tournage, Lou cham dé biès, emblématique pour nous comme pour, aujourd’hui, les descendants de cette famille ; mais manquaient les bœufs peinant à tirer la charrue, manquaient les dialogues d’alors et la vivacité des réparties, l’ambiance, l’atmosphère... J’aurais dû m’en douter. Aléatoire, comme la mémoire, l’émotion emprunte les chemins de son choix. C’est comme lorsque nous retrouvons un ami très cher perdu de vue : nous sommes le plus souvent déçu, nous attendions trop de ces retrouvailles, et depuis trop longtemps. Retrouver au grenier son propre berceau ne suffit pas non plus à faire ré-endosser et ré-éprouver sa propre petite enfance. Ce lieu n’existait vraiment comme lieu que par la magie et la force de la scène du labour du petit champ en pente en train de se dérouler, la peine du couple d’agriculteurs, celle des deux bœufs aussi, Roussel et Bouyssou ! Avec le seul discours et la remémoration du fils Vors, en 2009, nous n’étions que dans du géographique, de l’information, tandis que le film, lui, en 1961, était à même de rendre compte et de capter l’ambiance, le mouvement.
Un autre lieu nous attendait, nous l’attendions, il ne nous pas trahis, lui, objet pour nous transitionnel : un escalier, tout en bois, presque une échelle de meunier, qui conduisait au premier étage d’une grange. Chez Ruspoli, sur les marches, voisinant avec une poule qui soudain s’envole des bras croisés de sa maman, faisant immanquablement toujours rire le spectateur, Henri Cheyla, vingt-deux ans, dialogue avec ses parents. Mais c’était moins pour ré-évaluer avec lui ce jour-là ce qu’ils se disaient en 1961 (ils parlaient, sans toujours se comprendre, de la nécessité de l’entraide entre voisins, des relations parents/enfants pour la conduite de la ferme), que nous tenions à retrouver Henri Cheyla sur ce lieu exact, que pour, dans le même décor — l’escalier n’avait guère été modifié, juste rafistolé —, prolonger la rencontre et poursuivre la conversation que nous avions la veille entamée avec lui et sa compagne. À frais nouveaux. De bonne grâce, il se replaça exactement là où, jeune homme, il se trouvait, au pied de l’escalier, évoquant non sans émotion ses parents, à l’aise dans ses mots, heureux de cette petite mise en scène. Chaleureux et généreux, il avait ce jour-là invité toute notre équipe à partager son repas, comme il le fera encore à une autre occasion. Un beau et grand moment.
Deux lieux donc, mais au destin contrasté ; et pour notre équipe, support de deux situations d’enquête toutes différentes.
En quête d’acteurs
Mais les gens, les anciens acteurs de 1961 ? Quel chemin parcouru pour chacun d’entre eux. Que sont les inconnus devenus ? Si, d’ordinaire, dans les enquêtes habituelles, retraçant leur parcours, les habitants racontent, ici, bien sûr ils racontaient, mais dans une situation de rencontre toute différente : avec leur passé presque sous leurs yeux, car dans chacune de leurs maisons ou de leurs fermes, pour les faire réagir in situ et à chaud, nous organisions une projection des Inconnus de la terre. C’était donc soudain, en pleine lumière, presque brutalement, sur un écran qu’ils se revoyaient, revisitant ainsi qui ils avaient été. Ils avaient alors six, dix-huit, vingt, quarante ans.
Mais il nous fallut pour cela, non sans mal, d’abord reconstituer ce qu’on pourrait définir comme l’ancienne troupe qui avait joué sous la direction de Ruspoli sur les planches du théâtre de la Lozère ; ou encore comme une manière de famille recomposée. Mais le berger était décédé, le prêtre mourut au cours du tournage, quant au célibataire, il refusa la rencontre.
Pourtant nous nous sommes obstinés sur leurs traces, bénéficiant de la complicité de plusieurs « passeurs ».
Tous nos séjours démarraient rituellement dans le Cantal par une halte chez Josette Bourrier qui m’hébergeait déjà à chacune de mes enquêtes. Josette Bourrier, qui suivait notre projet de saison en saison, lui apportait sa curiosité et ses passions, et nous la filmions parfois la faisant entrer dans une histoire qui n’était pas la sienne. Nous la livrons comme témoignage de notre tournage. Curieuse infatigable, elle est grande lectrice de littérature régionale. Nous avons vécu un moment unique. À l’hiver 2009, Claude Lévi-Strauss disparaît. Josette Bourrier l’apprend dans le journal local.
Nous sommes à la recherche de trois frères qu’avait filmés Mario Ruspoli, jusqu’alors restés introuvables : halte chez un autre de nos « passeurs », que je connaissais déjà bien, Gabriel Boisserie, forestier-radiésthésiste sur le mont Mouchet. Je l’avais sollicité au cours au cours de notre premier repérage en 2008 pour les localiser. Voici des images de la rencontre, suivies d’une séquence tournée en 2009. Lui aussi a lu la presse locale...
Troisième rencontre. Victorine Velay, correspondante locale de La Villedieu pour La Lozère nouvelle. Le père Bancillon, un des protagonistes des Inconnus de la terre, avait souhaité quelques mois avant sa disparition, lors de notre repérage, la retrouver avec nous, dans la paroisse dans laquelle il officiait en 1961. Nous nous y sommes, hélas, rendus seuls. Nous revenons ici, sur leur histoire commune, reprenant des éléments de tournage, qui font sens, qui éclairent justement, sur ce que sont devenus les « Inconnus ». Nouveau récit qui est apparu au cours même de la rédaction de cet article, en refouillant des rushes que nous avions délaissés.
En revanche, trois familles se sont imposées au montage. Avec elles, empruntant l’approche dite biographique [5], nous avons pu évaluer avec eux le chemin parcouru — le leur. Et là, surprise : destins contrastés que les leurs, les uns conformes à leurs propres auto-pronostics d’alors, les autres les démentant au contraire et ressortant à ce que des sociologues nomment une bifurcation (Bessin, Bidart, Grossetti, 2010). Chez les quinze Beaufils, l’extrême précarité de leur enfance, sans confort, sur une très petite exploitation agricole, n’a pas empêché ensuite leur très nette ascension sociale. Tous sont restés dans le département, ce qui ne fut pas le cas des célibataires : « Il nous faudra partir, si ce n’est pas maintenant, ce sera dans un an, dans deux ans... », disait déjà l’un d’eux devant la caméra de Ruspoli. Quant à Cheyla (« la mémoire triste » [6]), conjuguées avec le départ du hameau de son meilleur ami, jeune agriculteur lui aussi, des contraintes familiales très lourdes l’empêchèrent de rester pour reprendre et développer l’exploitation familiale. Joua aussi la solitude comme il le disait lui-même : « Isolé comme on est, c’est pas facile... Ici, c’est un village où les femmes n’ont pas voulu venir ». Un piège à vies. Pronostic avéré, donc. Tout différent le parcours de Henri Vors. S’il a lui aussi quitté l’agriculture, c’est (plus ou moins, bien sûr) de son propre chef, et, de son village d’origine, il ne cultive ni regret, ni nostalgie, le sur-investissant désormais en accueillant régulièrement dans la maison de famille enfants et petits-enfants dispersés dans le Midi.
Images de soi et/ou patrimoine collectif ?
Comme on dit en littérature, notre principale intention était d’évaluer la réception du film de Ruspoli par les acteurs eux-mêmes. Disons-le : j’attendais beaucoup d’émotion. Mais c’était plutôt moi qui l’étais, ému et fébrile, à solliciter leur mémoire, et à tenter, images à l’appui, de faire par ce truchement émerger le passé. Et là, déception encore. J’attendais sans doute trop de leur retour sur leur propre passé ; trop également de ce petit pèlerinage personnel, de mon propre regard en arrière, me rappelant l’adolescent fasciné que j’étais au sortir du cinéma parisien où j’avais vu Les Inconnus pour la première fois ! De l’indifférence (apparente) du prêtre et de la gravité mélancolique de Cheyla, à la curiosité et à l’excitation des Beaufils et à l’enthousiasme des trois générations de Vors (très fiers d’en avoir été les acteurs [7], ils vouent un culte à ce film, objet transitionnel entre leurs trois générations), autant de types de réaction que cet exercice de remémoration a provoqués. Certains d’ailleurs ont eu du mal à se reconnaître, ainsi Cheyla : « C’est moi, là ? » !
Ce moment inaugural du tournage — exceptionnel pour des paysans dans les années soixante — a finalement moins compté pour eux comme événement personnel, que comme archive, comme pourvoyeur d’identité collective. Et cela de deux manières : comme récit des origines, en même temps que roman familial. Film d’une époque, sur une région, la Lozère, et plus largement les régions de moyenne montagne, attentif à une condition sociale, celle des paysans pauvres, enté sur un film de famille, sur un patrimoine individuel — on se le passe de main en main, de village en village.
Les Inconnus de la terre était pourtant quasiment tombé dans l’oubli peu d’années après sa sortie, avant, mais dans les années 1980, de circuler localement, recopié à la suite de sa diffusion sur la chaîne télévisée Planète. « Je l’ai encore regardé hier avec des amis, dit l’aînée des Beaufils, agricultrice de soixante-cinq ans. C’est fantastique de voir ça, on peut montrer à nos jeunes comment c’était, pourtant c’est pas très vieux mais ils n’en reviennent pas, pourtant c’était comme ça ! ». Son succès s’inscrit et s’explique par l’attirance contemporaine pour ce genre de document qui nous transporte dans l’immédiat après-guerre et met en scène une France ancienne, rurale et paysanne, largement idéalisée, et dont on se sent nostalgique, comme le dit le succès de films comme Etre et avoir ou encore Les choristes. La rudesse des conditions de vie de l’époque que disent les acteurs des Inconnus, voire leur réelle pauvreté [8], sont comme subsumées, métabolisées et converties en patrimoine ; et de même l’âpreté des terroirs et la vétusté des maisons filmées en 1961, indices pourtant visibles de la précarité du travail paysan, deviennent aujourd’hui l’image, et la condition même de l’existence et de la reconnaissance de beaux paysages.
Au plus près de Mario Ruspoli
Revisiter un film par un nouveau film, d’autres ont analysé ce parti-pris, ce pari, mais je ne suis pas réalisateur, ce n’était pas mon propos. En revanche, comment qualifier au plus juste le nôtre, Traces ? Pas facile, car stricto sensu, on l’aura vu, il ne relève pas de ce qu’on a coutume d’appeler l’anthropologie visuelle. Pas de portrait long et fouillé d’un personnage singulier, comme savait si bien le faire l’ethnologue-cinéaste Jean Arlaud. Pas davantage de longues et minutieuses descriptions de fêtes, comme chez Jean Rouch ; ou de gestes, d’outils, de techniques agricoles, etc. comme celles, superbes, de Jean-Dominique Lajoux sur l’Aubrac dans les années soixante-dix. Le rapprochement avec le volet rural du cinéma de Raymond Depardon est d’autant plus tentant (certaines ambiances nous apparentent) qu’il prend, comme nous, les Cévennes comme « terrain » (mais nous n’empruntons pas comme lui les chemins de la fiction). Alors ? Sans être pour autant un documentaire socio-géographique, Traces s’inscrit pleinement dans un contexte géographique bien spécifié : ces plateaux de Lozère, leur climat, leurs paysages, l’évolution des modes de vie, de l’habiter, la mobilité, etc., mais seulement de façon latérale, incidente, à l’aune et avec le filtre des mémoires locales. Et du regard de notre prestigieux prédécesseur.
Nous nous sommes en effet rapprochés au plus près de Mario Ruspoli, de sa manière, nos pas dans les siens, sur ses chemins, lieu à lieu, presque objet par objet (cf. l’escalier chez les Cheyla). En contrepoint, à la façon d’une scansion ou d’un motif, nos propres images alternent avec celles de 1961 [9], comme si elles avaient besoin de s’y alimenter, d’y trouver leur souffle et leur tempo, presque y trouver légitimité et justification. Comment Ruspoli découvrit-t-il, puis rencontra-t-il les acteurs de sa troupe ? Comment interrogeait-il (de manière très novatrice, en quasi-ethnologue, grâce à l’empathie qu’il montrait pour les gens et surtout grâce à sa co-invention du cinéma direct (Monferran, 2013)) ? Il mangeait ou au moins prenait le temps d’un verre dans les fermes, mais comment cela se passait-il concrètement ? « Elle vient d’où cette brioche, cette fougasse ? - De Millau, répond le berger. - Elle est bonne ! ». Autant qu’un terrain, à la lumière des méthodes récentes utilisées par le film ethnologique, c’est une posture et les parti-pris d’un cinéaste que nous revisitions, ré-évaluions, ré-examinions.
Nous impliquer
Pour finir, je n’insisterai pas sur l’importance que ce long tournage, échelonné entre 2008 et 2011, eut pour chaque membre de notre équipe ; sauf pour redire que j’ai eu aussitôt après, le désir impérieux, mais cette fois seul, d’en entreprendre le récit dans un ouvrage. Outre le tournage proprement dit, celui-ci propose des réflexions de méthode, présente les personnages qui avaient disparu, évoque la complémentarité cinéaste / ethnologue, sans omettre de faire cas de nos heurs comme de nos malheurs. Manière aussi pour moi de reprendre la main en construisant mon propre récit de cette aventure commune.
Comme dans les enquêtes de terrain de longue durée, une réelle complicité s’est nouée avec plusieurs de ces acteurs, en particulier dans le village des Beaufils où Marthe, la seconde fille, tient un hôtel-restaurant : nous y avions nos quartiers d’hiver et d’été. Et puis, Henri Vors, dont la fille s’est avérée, le hasard nous l’a appris en cours de tournage, une connaissance d’une très proche de mes amies près d’Avignon : c’est elle la vedette de la dernière séquence de Traces, avec le double anniversaire qui, ré-écrivant en quelque sorte les Inconnus [10], met en scène celui se son mariage (vingt ans) et celui du tournage de Ruspoli (cinquante ans) ! C’était fin août 2011.
Quel ethnologue ou sociologue « de terrain » n’a pas l’envie, plus ou moins secrète, plus ou moins avouée, que son article, sa thèse, son rapport de recherche ou son livre soit bien sûr lu — et plus encore apprécié — et conservé dans les lieux où il aura séjourné ? Plus encore, mais là c’est pure illusion, qu’on se souvienne, au moins quelques temps, de lui, de son passage ? On sait bien que c’est très rarement le cas, nous sommes peu, mal, ou pas lus du tout, vite oubliés. Le sociologue Jacques Maho le disait de façon roborative à propos de sa longue enquête dans la Creuse. Disons-le, ou rappelons-le, même très impliqué, le chercheur n’appartiendra jamais de plein droit au groupe local qu’il étudie (Soudière, 1988).
Et notre équipe ? En Lozère, sur les étagères des maisons qui nous ont accueillis, le DVD de Traces prendra-t-il place à côté de celui des Inconnus ? Je me prends à en rêver [11]. C’est plus fort que moi ! À défaut, par le film surtout, mais aussi par le livre, mais sans le chercher ni le vouloir, peut-être en aurons-nous à notre tour, en quête de traces, laissé une, nouvelle ; et, ayant apporté notre petite pierre à l’édifice des mémoires locales, nous y inscrivons-nous déjà.
Annexes
Les films
1. LES INCONNUS DE LA TERRE
Prix du festival international de la critique à Tours en 1962.
Argos films production (fondé par Anatole Dauman, aujourd’hui dirigé par sa fille Florence), 35’, 1961.
Réalisation Mario Ruspoli (auteur, entre autres, de : Regards sur la folie, 1962, et de : Marvejols, petite ville, 1967).
2. TRACES
Production : CNRS Images, 59’, 2011.
Réalisation : Jean-Christophe Monferran, réalisateur à l’EHESS (IIAC, Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain) (il avait déjà réalisé en 1994, avec Martin de la Soudière un film sur la neige et l’hiver en Haute-Ardèche : L’étrave et le baliveau, pour la Cité des sciences et de l’industrie de La Villette).
Co-auteurs : Martin de la Soudière et Françoise-Eugénie Petit, socio-économiste à l’INRA.
Prise de son : Marie-Claude Jahan, Centre Edgar-Morin, EHESS-CNRS.
Monteuse : Bénédicte Bos, monteuse indépendante et danseuse.
Film disponible auprès du CNRS Images : http://videotheque.cnrs.fr/doc=3740
Le film a fait l’objet d’un compte rendu de Monique Peyrière dans la revue Ethnologie française (2015, 1 : 179-181).
Revisiter un film par un film
1947, Farrebique ; puis, 1984, Biquefarre de Georges Rouquier (en 1992 Georges Rouqier ou la belle ouvrage, film de Jean Arlaud).
1962, Chronique d’un été de Jean Rouch et Edgar Morin ; puis, 2012, Chronique d’un été, chronique d’un film, de François Bucher.
2007, Retour en Normandie, de Nicolas Philibert (retour sur l’affaire Pierre Rivière).