Ce livre devrait réjouir les historiens et tous ceux qui s’intéressent aux questions urbaines. Issu d’une thèse de doctorat en histoire soutenue en 2010 à l’université de Paris1-Panthéon-Sorbonne, il s’attache à comprendre d’où viennent les grands ensembles « souvent qualifiés de modèles architecturaux et urbanistiques des Trente glorieuses » et stigmatisés à l’orée du XXIe siècle pour leur rôle d’accélérateur dans la dégradation et la paupérisation des banlieues et des quartiers où ils avaient été édifiés. Il n’est pas si fréquent qu’un ouvrage académique, combattant les idées reçues et expliquant clairement l’enchainement des faits ayant abouti à la situation présente, soit autant utile aux spécialistes qu’à un large public pour déchiffrer le réel. Avec minutie, Gwenaëlle Le Goullon suit la lente élaboration d’un choix politique et son application. Sans doute a-t-elle été aidée, comme le souligne Annie Fourcaut dans sa préface, par ses activités d’élue dans la banlieue nord de Paris, « sans qu’interfèrent jamais convictions citoyennes et récit historique ».
Convaincue que les grands ensembles construits dans les années 1960 sont bien le résultat d’une politique publique, Gwenaëlle le Goullon la replace dans l’histoire de l’État des Trente glorieuses. Cette période exceptionnelle de croissance économique, qui a succédé à la crise des années 1930 puis à la défaite de 1940 et au régime de Vichy, s’est en effet accompagnée d’une transformation de l’État, devenu suffisamment protecteur et soucieux de répartir les fruits de l’enrichissement général, pour mériter l’appellation d’État-providence. Mais cette politique n’a pas surgie brusquement et clairement constituée à la fin des années 1950. Souvent présentée comme la seule solution proposée par les pouvoirs publics pour résoudre une crise aiguë du logement à la fois quantitative et qualitative, elle a été, en fait, le résultat d’hésitations et d’incertitudes partagées par les acteurs publics et privés.
Pour faire la démonstration de cette thèse, l’auteure mène une étude minutieuse de tous ces milieux, aussi bien au niveau de leurs discours que de leurs pratiques. Commencée au plan national, l’analyse est précisée et complétée par des exemples choisis à Creil (cité de Champrelle), à Angers (quartier de Belle-Beille), à Villiers-le-Bel (Les Carreaux) et à Garges-Lès-Gonesse (La Dame Blanche). Ces études locales, où la région parisienne a la part belle en raison de la profondeur de la crise, ont le mérite d’intégrer dans le récit les initiatives et les réactions des bénéficiaires (habitants, élus, entreprises, hommes de l’art) sur leur terrain, de mesurer « les effets de lieu » (communes rurales ou anciennement industrialisées, couleur politique des municipalités) ainsi que les interactions entre les différents acteurs de la politique du logement.
Quatre séquences mènent le lecteur des premières mesures d’urgence de 1945 aux conséquences des décrets sur les Zones Urbaines Prioritaires (ZUP) de 1957-1958, visibles à partir de 1962. La première, désignée comme « le temps des pionniers » court de 1945 et 1952. Devant l’importance des destructions dues à la guerre, la priorité y fut donnée à la reconstruction des logements détruits, même si la question du décollage de la construction et du développement du parc immobilier préoccupait les pouvoirs publics. À cette époque, un certain nombre d’acteurs penchaient déjà vers un « habitat groupé, communautaire et doté d’équipements collectifs ». Mais cette option, celle de grands ensembles rassemblant plusieurs centaines de logements collectifs standardisés prônée par le ministre Eugène Claudius-Petit, était loin d’être goûtée par la majorité des acteurs du logement, beaucoup ayant une préférence pour l’habitat individuel, le pavillonnaire et l’auto-construction. Néanmoins, les premiers « chantiers d’expérience » [1] menés sous l’égide du ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme, si limités qu’ils aient été, constituèrent une étape importante dans l’émergence d’une politique de grands ensembles d’habitations collectives.
Puis vint le moment de la création d’un service particulier entièrement tourné vers la recherche de techniques industrielles appliquées à la construction. Ce service nommé « Secteur industrialisé » fut actif entre 1951 et 1956, à la suite du concours pour la cité Rotterdam à Strasbourg, un chantier portant sur 800 logements, dimension énorme pour l’époque. Les enjeux de cette politique étaient à la fois financiers, techniques et sociaux puisqu’il s’agissait de construire rapidement de façon industrialisée des logements pour les classes populaires. Les opérateurs en étaient surtout les organismes publics d’HLM, mais aussi ceux dépendant de la Caisse des dépôts comme la Société Centrale immobilière de la Caisse des dépôts et consignation (SCIC) ou de sociétés anonymes tels les 3F (nouveau sigle du Foyer du fonctionnaire et de la famille). Selon l’auteur, l’industrialisation de la construction ne fut pas à la hauteur des attentes du ministère de la Construction, tant du point de vue de la préfabrication, que de la coopération entre les corps de métiers ou de la normalisation des équipements et des plans. Ce secteur a néanmoins « constitué la deuxième étape dans la genèse de la politique des grands ensembles ».
Le « basculement vers les grands ensembles » s’est accompli entre 1953 à 1957, quand des solutions de masse ont émergé d’un secteur jusque là marginal — les chantiers d’expériences et le Secteur industrialisé. La période était délicate : la reconstruction allait vers son achèvement tandis que les guerres coloniales grevaient les finances publiques et que l’opinion, en butte au manque de logements, réclamait une action immédiate des pouvoirs publics. La campagne de l’abbé Pierre en est l’exemple le plus connu. Résultat de ces injonctions, les cités d’urgence bâties rapidement selon des normes a minima, au coût trop élevés pour loger les pauvres et trop bas pour offrir des logements de qualité, furent aussitôt qualifiées de « taudis neufs », indignes d’un pays dont le mot d’ordre était la modernisation au service du bien-être de ses habitants. Il est fort intéressant d’apprendre que pour les responsables de ces constructions, la dégradation de ces cités n’était pas tant due à l’insuffisance des moyens qui avaient été consacrés à leur construction qu’au mauvais usage qu’en faisait les locataires, des « romanichels » qui saccageaient des logements fragiles mais corrects. Quoi qu’il en fût, la solution était ailleurs. Ce fut le temps de ce que Gwenaëlle Le Goullon appelle le « carrousel des programmes » : Logements économiques de première nécessité, Logécos et autres opérations Million (enveloppe à ne pas dépasser pour construire un logement).
La mise en place de la politique des grands ensembles entre 1957 et 1962 fut le résultat de cet effort pour résoudre la crise. Elle s’est accompagnée de la volonté ministérielle de formuler une doctrine claire et cohérente concernant le logement et d’une modélisation de sa réalisation. Pour ce faire, les responsables politiques de la construction firent appel à des experts, qui tous — des milieux universitaires aux technocrates et aux médias — se rallièrent aux grands ensembles industrialisés fortement encadrés par l’État.
Outre le récit passionnant de cette évolution, un des mérites de l’ouvrage est de ne jamais négliger le contexte de cette histoire. Il rappelle l’importance des destructions de la guerre, de la reprise démographique, des spécificités de la planification à la française où le logement n’avait pas, au départ, été déclaré prioritaire. Il insiste également sur les caractéristiques du milieu de hauts fonctionnaires passés par la Résistance durant la guerre, ainsi que sur celles de tous les technocrates, politiques et constructeurs (ingénieurs, architectes et entreprises du bâtiment) ayant à cœur de bâtir une France nouvelle et d’en moderniser l’État.
Dans sa conclusion, l’auteur affirme que la solution des grands ensembles a été adoptée, après expérimentation et élaboration d’un modèle global et normatif, « en pleine conscience des nombreux défauts et des risques graves » quelle présentait. Sans doute est-ce là une affirmation trop optimiste quant à la rationalité des politiques publiques et de l’État. Elle gomme en particulier les divergences qui divisaient les responsables du logement ainsi que les contraintes financières et budgétaires auxquelles ils étaient soumis, pour ne rien dire des préoccupations électoralistes et des contradictions entre le temps court du politique et le temps plus long de la construction. Cette critique minime n’enlève rien à la qualité de l’ouvrage dont on ne saurait trop recommander la lecture.