Présentation
Depuis la fin des années 1990, le défilé du Nouvel An chinois est devenu la fête publique la plus importante de Paris. Objet de l’enquête de l’un de nous deux, Jing Wang, pour son doctorat de l’Ehess, nous l’avons observée et filmée ensemble pendant trois années (2012-2014) en essayant de la saisir dans tout le déploiement de sa durée — depuis les préparatifs jusqu’aux retombées — et de ses espaces qui dépassent le cadre linéaire du défilé. Née au milieu des années 1980 dans le seul XIIIe arrondissement, cette fête a essaimé largement à Paris et en banlieue. Nous avons ainsi suivi plusieurs de ces manifestations, anciennes et nouvelles. Le document web se concentre, cependant, sur le premier foyer, le plus complexe, soit le chinatown du XIIIème arrondissement. Comme la fête coïncide avec l’ouverture du calendrier lunaire, sa date bouge chaque année, entre les derniers jours de janvier et les premiers de février. Proposée comme un “carnaval”, ce qui l’autorise à occuper officiellement les rues de Paris, elle n’a cependant aucun rapport avec cette fête occidentale, si ce n’est dans le fait tout extérieur que les participants se déguisent et parcourent l’espace public selon un canevas rituel. En réalité, la fête se développe sur trois plans que le scénario proposé entrelace. A cela s’ajoute le fait, essentiel, qu’une partie des évènements festifs sont offerts aux sens — vue, ouïe, goût aussi — et destinés au plus large public tandis que l’autre est réservée, cachée : soit volontairement lorsqu’il s’agit de cérémonies ou de phases particulières qui nécessitent un lieu propre, soit involontairement lorsque l’effet d’invisibilité est dû à l’ignorance des spectateurs occidentaux qui, littéralement, ne voient pas ce qu’ils ont sous les yeux. Cette dualité du visible et de l’invisible, pour adopter des termes commodes, recoupe en partie la dispersion des scènes du Nouvel An chinois étudiées en détail par ailleurs (Wang 2013). En effet, pour les Parisiens et aussi pour beaucoup d’Asiatiques, le Nouvel An chinois se limite à un défilé dans le “triangle de Choisy” un dimanche après-midi. Or tout un chapelet de manifestations précède et suit cette sortie publique. Nous donnons donc à voir une triple diversité : celle des scènes où le Nouvel An chinois prend place ; celle de l’alternance du visible et de l’invisible ; celle, surtout, des trois plans qui composent la fête dans son ensemble. Détaillons ces derniers.
Il s’agit d’abord d’une vaste parade qui met en scène les associations asiatiques du quartier. Chacune présente une performance théâtrale ou sportive, sur un char ou sur le sol, accompagnée de percussion ou de musique enregistrée. Toutes ont à cœur d’offrir une récréation enchanteresse et aussi une représentation de la “culture chinoise” telle que la diaspora qui s’est fixée à Paris dans le dernier tiers du XXe siècle la conçoit aujourd’hui.
Ce défilé est inséparable de la scène politique hiérarchisée qui se déplace de la Mairie d’arrondissement jusqu’à l’Elysée, en passant par la Mairie de Paris. Dans le plus riche salon de chaque lieu les élus accueillent les notables, c’est-à-dire les entrepreneurs chinois, mécènes du défilé, et les présidents d’associations, assistent à des numéros spectaculaires donnés comme représentatifs de la “culture chinoise” et, surtout, échangent des discours auxquels participent toujours des représentants de la République Populaire de Chine. A cette occasion on proclame le bilan des relations franco-chinoises, les uns insistant sur la culture, les autres sur l’économie ; on évalue aussi la situation concrète de ceux que les responsables politiques français regroupent sous l’expression surprenante de “communauté asiatique”. Il faut noter que des hommes politiques importants de la Ville de Paris et de la République acceptent, par ailleurs, de tenir un rôle dans le scénario rituel public en venant “réveiller le dragon” qui, à la porte du temple, donne le départ du défilé.
Enfin, à peu près invisible aux regards occidentaux, se déroule la procession religieuse. Le défilé part d’un temple caché et propose à la dévotion des fidèles une série de statues sacrées, propriétés des associations, qu’elles possèdent ou non un temple. Autour de ces images, sorties pour cette unique fois de l’année, s’exprime la ferveur populaire, surtout des femmes et des plus anciens.
Présents à tous les moments, au cœur et aux marges de tous ces événements, deux groupes composés de jeunes gens animent deux figures d’importance : le lion et le dragon qui proposent tout au long de la période des performances divertissantes mais aussi rituellement efficaces pour attirer — sur les commerces, les restaurants et aussi les gens ordinaires — la fortune et le bonheur pour l’année qui commence.
La composition du webdocumentaire [1], s’efforce de rendre compte de la complexité de ce cérémonial. Les séquences sont réparties sur deux lignes disposées face à face. Elles suivent à peu près le fil du temps. Certaines sont accompagnées d’un petit texte documentaire qui en éclaire les détails. On les consulte de gauche à droite. La ligne supérieure présente la face publique de la fête (le visible), très valorisée par ses organisateurs et ses acteurs. La ligne inférieure conduit le spectateur dans les coulisses (l’invisible) les plus réservées, les moins accessibles du Nouvel An chinois à Paris.
On est ainsi invité à parcourir trois séquences :
— l’ouverture du Nouvel An lunaire depuis la soirée du réveillon.
— la danse du lion, présente dans les rues et sur toutes les scènes, elle est un des fils rouges de la période du Nouvel An.
— le défilé du dimanche dans la succession chronologique de ses séquences.
La lecture peut s’enrichir d’être organisée en quinconce de gauche à droite toujours mais en ouvrant alternativement les chapitres supérieurs et inférieurs de façon à passer du visible à l’invisible et réciproquement tout au long du parcours.