Devenir anthropologue
Ethnologue, Michael Houseman est directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études, membre de l’Institut des Mondes Africains (UMR 8171) et membre fondateur du CIRRC (Cercle International de Recherche sur les Ritualités Contemporaines). Cet entretien a été réalisé le 30 juin 2016 à Paris par Emma Gobin et Maxime Vanhoenacker, en présence de Thierry Wendling. La prise de vue a été assurée par Jean-Christophe Monferran et Vianney Escoffier, la transcription par Julie Rothenbuhler. Le lecteur trouvera une présentation succincte de certains travaux de Michael Houseman dans l’introduction du numéro.
Extrait vidéo 1 : Silence, on tourne !
Emma Gobin (EG) : Michael, merci de nous recevoir. Pour commencer, pourrais-tu nous parler de ton parcours et nous expliquer comment tu es devenu ethnologue (ou anthropologue) ? Certains sont attirés par cette discipline par une passion du terrain, de l’aventure, d’autres par une rencontre avec des textes. Qu’en est-il de ton côté ?
Michael Houseman (MH) : Okay, en fait, j’ai commencé par des études à Brandeis [États-Unis] une université à prédominance juive où j’ai fait des études judaïques. Puis je me suis intéressé à l’ethno parce que j’étais très branché religion à l’époque. J’ai eu toute une époque militant catholique où je m’habillais comme Jésus, en écrivant des messes et ce genre de choses. J’ai eu une autre époque où j’étais amoureux de la religion juive et je voulais plonger là-dedans. Mais lorsque l’on m’a fait comprendre que je ne pouvais véritablement devenir juif que si j’y consacrais toute ma vie, j’ai laissé tomber. Bref, je m’intéressais à la religion et j’ai commencé à prendre des cours d’ethno, plutôt côté religieux. En fait, je voulais devenir, avec l’imagerie que j’avais, une sorte de porteur de cahiers d’un ethnologue dans la forêt, quelque chose comme ça. Malheureusement ce n’est pas possible en ethno, plutôt en archéologie, du coup je voulais partir sur une fouille… Mais il y a eu un programme d’introduction « Méthodologie du terrain » en anthropologie, en Savoie pendant l’été 1973, où j’ai posé ma candidature et j’ai été pris. On nous déposait chacun dans un village, dans la vallée du Beaufortain. J’ai passé trois mois à travailler sur les alpages et ce genre de choses, en faisant les foins, en travaillant pas mal sur les généalogies que j’ai envoyées à l’université par la suite pour qu’ils les mettent au propre, mais ils les ont perdues… Ça a vraiment éveillé mon intérêt pour l’ethno et du coup, lorsque ce stage s’est terminé je suis venu à Paris (j’avais deux grand-mères qui habitaient à Paris).
Extrait vidéo 2 : De Nanterre au Cameroun : Quelques éléments de parcours
Je voulais faire de l’ethnologie, mais je ne voulais pas vraiment être à l’université… Et je suis allé à la librairie « La pensée sauvage » qui était gérée par un type qui s’appelait Jean Paulet et à qui j’ai fait part de mon envie de faire de l’ethno. Il m’a parlé d’un de ses copains, Dan Sperber… « Allez parler avec lui peut-être qu’il peut vous aider ». Je suis allé voir Dan, on a discuté, il m’a dit : « Si vous êtes un peu sérieux, il faut aller à Nanterre ». J’y suis allé comme auditeur libre pour différents cours, dont notamment ceux de Lluís Mallart sur l’Afrique. Depuis le début, je m’intéressais aussi à l’Afrique Noire, plutôt à l’Afrique de l’Est : des grands types, beaux, comme ça, avec plein de bétail, ça me plaisait beaucoup [sourires]. Mais manque de pot, avec Mallart, c’était des gens plutôt petits, habitant la forêt, mais ça m’a beaucoup plu quand même ! Mallart a fait quelque chose d’exceptionnel qui était d’inviter ses étudiants à retourner avec lui sur son terrain [au Cameroun], qu’il avait quitté huit ans auparavant, et à passer l’été dans un village evuzok, chez les Beti. J’y suis allé, j’ai adoré ça, et au retour, là je me suis inscrit et j’ai continué à Nanterre. Mais c’est cette initiative de Mallart qui était vraiment exceptionnelle, totalement exceptionnelle. On était six et je crois que je suis le seul à avoir continué (il y a Philippe Lourdou qui a continué en cinéma ethnographique). Donc je suis venu à l’anthropologie plutôt par la religion, puis par l’Afrique…
Fig. 1 : Manga Bekombo (à droite) et Lluis Mallart (au centre) rendant visite à Michael Houseman (à gauche) lors de l’un de ses terrains.
Photographie : coll. Michael Houseman. Nsola, Sud Cameroun, 1979 (?).
Autour de l’action rituelle
Les coulisses de « naven ou le donner à voir »
EG : Dès le début, il y a deux objets sur lesquels tu vas commencer à travailler, que tu vas garder tout au long de ta carrière, qui sont des objets classiques en anthropologie et que tu vas revisiter de façon novatrice, la parenté d’un côté et le rituel de l’autre. Dans le cadre de ce numéro d’Ethnographiques.org sur le rituel, est-ce que tu peux revenir pour nous sur ta pensée autour du rituel, peut-être en repartant des coulisses de Naven ou le donner à voir [1], que tu as coécrit avec Carlo Severi, et de la contribution de cet ouvrage à l’anthropologie du rituel ?
MH : Avec Carlo Severi on s’est retrouvé autour d’un amour pour Bateson. En réalité, ça a démarré avec un projet de Livre de Poche, qui avait acheté les droits aux Éditions de Minuit de Naven et qui voulait en sortir une nouvelle édition (Bateson, 1986), et ils voulaient une introduction. On a été sollicité pour le faire, et pas Bourdieu (Carlo a toujours dit que c’était un peu source de conflit). Donc on a fait une première préface, je ne sais pas, 35-40 pages : on ne se connaissait pas, c’était très intéressant pour nous de travailler ensemble, moi africaniste et lui américaniste, à partir de matériaux océanistes, et à partir de Naven et de Bateson qui nous branchaient. Par la suite, il y a eu une édition italienne de Naven et là ils voulaient une autre préface, alors nous avons doublé la taille, 70 pages… Et puis à la fin on s’est dit, on fait un bouquin quoi !
Extrait vidéo 3 : Retours sur Naven ou le donner à voir (1/2)
J’ai travaillé 10 ans avec Carlo et c’était vraiment un travail intime, dans lequel chaque paragraphe a été écrit à quatre mains, avec des moments aussi où on n’était tellement pas d’accord que l’un disait à l’autre « bon ben allez tu le fais quoi ». Et ce travail-là, c’était du temps merveilleux. On travaillait tout le temps ensemble. Les gens du Laboratoire d’anthropologie sociale étaient même convaincus pendant au moins 6-7-8 ans que j’en étais membre parce que j’étais toujours là.
Dans ce travail, on a proposé une certaine façon d’aborder l’analyse du rituel qui consiste à mettre entre parenthèses, initialement, la question du sens qui pouvait être attribué à tel ou tel élément de rituel, et à mettre entre parenthèses les fonctions ou les retombées pragmatiques du rituel, pour reconnaître une certaine logique interne à l’action rituelle elle-même. Pour pouvoir mieux saisir cette logique, on estimait que le langage qui convenait le mieux était un langage relationnel.
Pour nous, la notion de relation se rapportait avant tout au modèle de la relation interpersonnelle, mais en mettant l’accent sur ses propriétés formelles. Là, on s’inspirait directement de Bateson – la symétrie ou l’asymétrie, ce genre de choses. Pour nous ce qui était important, c’était d’abord d’identifier une structure dynamique et, deuxièmement, que cette structure soit fondée sur l’articulation de relations entre des agents. Cette façon d’aborder le rituel était très rentable pour le cas du naven, car il y avait toute une flopée de rituels totalement différents depuis des tout petits trucs qui prennent 30 secondes à des énormes mises en scène impliquant tout un village, qui recevaient le même nom, qui étaient tous désignés par le même terme naven. Du coup, un des défis de notre travail était de trouver une logique commune à l’ensemble de ces manifestations différentes. Et encore une fois, cette logique, nous on la voyait comme relevant de ce qu’on appelait une forme relationnelle, qui était, en gros, le réseau de relations que présuppose l’action rituelle et qu’elle met en forme et en acte.
Par la suite, on a chacun utilisé cette idée, moi pour l’initiation, Carlo pour le chamanisme. Pour moi, cette collaboration m’a pour toujours orienté. C’était aussi une façon, je crois, pour nous de réconcilier l’arrière-fond structuraliste qu’on avait tous les deux, avec des exigences de prise en compte beaucoup plus importante d’une dynamique et des expressions émotionnelles dans cette logique structurale. Il y a quand même pas mal d’éléments proprement structuraux qui étaient à la base de notre projet : l’idée que les relations comptent plus que les termes, que ces relations sont à appréhender comme l’objet de transformations successives, etc. On était quand même tous les deux structuralistes, mais ça faisait aussi vraiment partie de l’arrière-fond contre lequel on tentait de se distinguer. Mais en faisant ça, on présupposait aussi ce à quoi on voulait s’attaquer.
Extrait vidéo 4 : « Retours sur Naven ou le donner à voir (2/2) »
La seule chose qu’on n’a jamais faite, et c’est un regret qu’on a senti tous les deux, c’est de n’avoir jamais été en Papouasie Nouvelle-Guinée. Du coup, on a fait un grand effort à l’époque d’inviter un tas de « iatmulogues » pour un colloque qui était le premier colloque de ce qui s’appelait à l’époque l’APRAS [Association pour la Recherche en Anthropologie Sociale, créée en 1989]. On était membres fondateurs de l’APRAS et le premier colloque de l’APRAS était donc sur le Naven, où on a fait venir notamment les gens de Bâle mais aussi d’ailleurs, simplement pour confronter nos idées avec les ethnographes du coin et ça a plutôt bien marché.
Mais il faut dire qu’il y a certains aspects du naven qu’on a un tout petit peu mis de côté, principalement parce qu’on n’en avait pas une expérience ethnographique immédiate. Tout ce qui relève des émotions est traité de façon justement très structurale, en termes d’oppositions catégorielles, et du coup, beaucoup des indéterminations et des complexités propres à l’expression émotionnelle n’ont pas vraiment eu leur place dans notre analyse. Une autre chose intéressante dans ce travail est qu’il en est ressorti aussi des divergences importantes entre Carlo et moi. Elles peuvent se résumer dans une sorte de tendance, chez lui, à s’inspirer de ce qui relève de ce qu’il appellera plus tard l’« image », et pour moi, à investir dans les pouvoirs génératifs des interactions. Moi, c’était plutôt du côté interactif, voir comment est-ce que les interactions entre les gens pouvaient donner lieu à certaines réalités. Lui, c’était davantage sur les agencements de certaines représentations pour fonder une sorte de base permettant une transmission culturelle. Quand on travaillait ensemble, c’était très complémentaire, mais ça a un petit peu dessiné les voies différentes qu’on a prises par la suite, lorsqu’on a cessé ce projet ensemble (terminé, il faut le dire, en 1994, mais qu’on a repris pour une édition anglaise beaucoup plus longue, puis pour l’édition française de cette nouvelle version, ce qui fait qu’on a quand même travaillé interminablement ensemble).
Au-delà du fonctionnalisme et du symbolisme
Maxime Vanhoenacker (MV) : Si l’on revient à ce qui avait fondé en partie cette collaboration, aujourd’hui, deux décennies après la publication du livre, vois-tu des ponts qui se sont recréés entre ce que vous aviez mis à distance à l’époque, par exemple une approche fonctionnaliste et psychologisante du rituel et là où tu en es aujourd’hui ?
MH : C’est intéressant car on choisit toujours ses hommes de paille. Nos hommes de paille à l’époque c’était, d’un côté, la psychologisation effectivement, ce qui était d’autant plus important pour nous que l’on travaillait avec Bateson, qui avait tout un pan de son activité qui relevait de la psychologie. De l’autre, c’était moins le côté fonctionnaliste que le symbolisme. Je dois dire qu’on exagérait beaucoup mais l’idéal était de pouvoir l’évacuer totalement ! C’est toujours une position avec laquelle je sympathise, pour une raison bête qui est que [le symbole] c’est tellement variable d’une sensibilité à l’autre, d’un participant à un autre, entre celui qui peut être très épris de ces choses-là et l’autre qui ne l’est pas tellement… J’ai eu tendance à voir le symbolisme comme une sorte de source exégétique facultative. J’ai un peu adouci ce point de vue, mais à l’époque c’était vraiment ça : on voulait une logique aussi formelle que possible mais on ne voulait pas non plus un modèle de type linguistique.
Je dois dire que c’est un problème que j’ai beaucoup maintenant avec les rituels issus de mouvances comme le paganisme contemporain ou le New Age, où l’action, disons la forme exacte de l’action, est vraiment secondaire. On peut revenir là-dessus mais grosso modo l’intention semble compter énormément. En même temps comme je m’interdis de me fonder sur des spéculations à propos des intentions des participants rituels pour expliquer ce qu’ils font, c’est un peu gênant […]. Quant aux « fonctions » qu’auraient les rituels, j’ai toujours énormément de problèmes avec cette histoire : « oui pour certains, moins pour d’autres ». Comme élément d’explication de pourquoi un rituel perdure, là oui, aucun problème. Mais comme schème d’interprétation d’une logique interne au rite, là non. Et puis c’est vrai, le symbolisme, non, ça m’énerve quand même… [sourires].
EG : Mais sur le côté « fonction », si l’on pense à tes travaux sur l’initiation en Afrique de l’Ouest ou par exemple à Bourdieu (1982) et ses « rites d’institution » sur lequel tu t’es aussi appuyé, le fait de démonter cela, de s’attacher à une sorte de lecture internaliste du rite comme celles que tu développes en particulier pour l’initiation, c’est aussi l’un des meilleurs moyens « d’asseoir » une sorte de théorie fonctionnaliste, non ? C’est-à-dire, le rituel est là, il produit du statut, il produit de la distinction et le fait de regarder son fonctionnement interne est l’un des meilleurs moyens de montrer comment il le fait justement. Ça vient donner une assise extrêmement forte à cette analyse.
MH : Oui et non. Et là, les rites d’initiation m’aident beaucoup à tenir cette position parce que leur fonctionnalité est avant toute chose la reconduction des rituels concernés, un point c’est tout. C’est vrai qu’on pourrait dire « vous voyez bien, ça instaure une certaine catégorisation » : qui sont les hommes, les femmes, les jeunes, les vieux, etc., tout ça s’inscrit dans une construction sociale pertinente. Mais on pourrait faire ça de mille façons. Ce qu’on ne peut pas faire de mille façons, c’est produire cet effet-là tout en assurant la perpétuation du mécanisme qui le produit. C’est pourquoi je dis que la fonctionnalité première de l’initiation est de reconduire les conditions de sa propre reconduction. Pour moi, c’est là la fonctionnalité première du rituel de façon générale. Du coup, l’affaire des fonctions, c’est un petit peu faux parce qu’en fait l’initiation tourne un peu sur elle-même. J’ai tendance à situer, comment dire, les propriétés structurelles propres au rituel sur ce plan-là. Maintenant, c’est totalement idiot de vouloir évacuer les propriétés sociales du rituel, mais qui sont pour moi presque secondaires. Je ne vois pas ce que ces propriétés-là auraient de particulier au rituel. Le rituel est une façon de les instaurer mais on peut les instaurer autrement…
C’est toujours le même exemple que j’ai en tête. Là où j’ai travaillé (au Cameroun), il y avait un rite d’initiation masculine super développé, pas question de ne pas le subir. Quelqu’un qui ne passait pas par ce rite d’initiation n’était pas un homme, ne pouvait pas prendre la parole en public, ne pouvait pas s’autonomiser vis-à-vis de ses parents. Or, la population voisine n’avait pas d’initiation. Pourtant, ils n’avaient aucun problème pour reconnaître la différence entre des jeunes et des vieux, entre des hommes et des femmes, etc. Et cela ne posait pas de problème pour les gens avec qui je vivais non plus. Du coup, il faut compliquer un peu le truc : ce n’est pas que l’initiation produit des hommes, c’est qu’elle produit des hommes de chez nous. Et du coup, là, on commence à rentrer dans une logique circulaire. C’est plutôt « nous, on est des gens qui font ce rite-là » et on s’éloigne du fait que le rite est là pour bien établir des catégories masculin/ féminin.
Les propriétés du rite
MV : Pourrais-tu revenir sur les propriétés formelles des rituels telles que tu les as travaillées ? Je pense notamment à la condensation et à l’auto-référentialité du rituel en nous les présentant pour un public large, parce que c’est quand même l’un des apports importants de votre travail avec Severi qui éclaire ce que tu viens de nous dire.
MH : En fait cette histoire de condensation, c’était la pierre angulaire de notre approche avec Carlo Severi sur le rituel. L’idée de base est que les activités rituelles sont utilement appréhendables comme un réseau de relations. Mais c’est le cas de tout : quand on va à un cours, au cinéma, etc. Du coup, il faut qu’il y ait quelque chose de propre à ces relations-là, des relations rituelles, qui fait qu’elles ne sont pas facilement réductibles à des relations quotidiennes, ordinaires.
Extrait vidéo 5 : L'autonomie des relations rituelles
Avec Carlo Severi, nous avons proposé que ce qui permet aux relations rituelles de se dégager de manière distinctive, c’était qu’elles faisaient appel à cette dynamique qu’on a appelée condensation, qui était grosso modo l’existence simultanée, dans une même séquence d’actes, de modes de relations qui, en temps normal, dans les contextes ordinaires, sont contraires, plutôt antithétiques ou vécus comme incompatibles. Ça peut être des relations à la fois de supériorité et d’infériorité, d’ascendance et de descendance, de même sexe et de sexe différent, tout ce genre de choses. Du coup, ce sont des relations qui prennent une certaine autonomie par rapport aux relations de tous les jours et qui font que justement, elles sont difficilement intelligibles en termes d’interactions ordinaires. Du coup, acquérant une certaine autonomie par rapport à la vie quotidienne, une certaine auto-référence … c’est-à-dire que, par exemple, pour vraiment comprendre « qu’est-ce c’est que cette relation que j’ai vécue avec la Vierge Marie lorsque je mets une pièce, j’allume une bougie et je la regarde et elle me regarde et je lui adresse des paroles », toute cette relation que je suis en train de bâtir entre la Vierge Marie et moi, cette relation-là pour vraiment la saisir, pour comprendre de quoi il s’agit, il faut le faire. Précisément, elle a de ce point de vue là une certaine auto-référentialité qui est qu’elle a une certaine valeur en elle-même et que cette valeur qu’elle a en elle-même passe par l’accomplissement des actes qui la définissent. Du coup, les relations rituelles deviennent non pas… incontestables, mais elles acquièrent un certain statut un peu privilégié par rapport aux relations ordinaires qui sont assujetties à des processus de négociations beaucoup plus poussés, beaucoup plus indéterminés que cela.
Dans un autre vocabulaire, c’est un petit peu comme ce que Bloch (1975) entend par autorité, sur laquelle on peut ensuite accrocher plein de choses : l’existence de certains êtres surnaturels, les relations avec eux, des identités, des discriminations, de sexe, d’âge, d’ethnie. Ça devient une source d’affirmation d’une réalité culturelle construite.
EG : Excuse-moi de revenir un petit peu en arrière, mais tu as mentionné tout à l’heure l’héritage du structuralisme, tu es, encore aujourd’hui, très structuraliste.
MH : Et fier !
EG : Et fier… structuraliste par cette logique de la relation entre les termes, par l’idée aussi que vous avez reprise avec Carlo Severi du rituel « en lui-même et pour lui-même », formulée par Lévi-Strauss (1971), d’étudier cet objet comme on avait étudié la mythologie auparavant, mais en s’adaptant à ses propriétés spécifiques. Et tu es anti-symboliste. Mais peux-tu nous en dire un peu plus sur ton rapport à Turner qui est tout de même important dans la constitution de ta pensée ?
MH : Écoute, ce qui est génial avec Turner c’est qu’il a tout fait. Tout fait ! D’abord on ne peut pas lire les monographies de Turner [2] sans avoir une admiration dingue. Vraiment, la minutie et le souci de précision. Notamment pour les relations sociales, les rapports conflictuels avec ces histoires de drames sociaux, c’est quand même très impressionnant chez Turner cette idée que les relations s’articulent pour former des tout, pour former des systèmes. C’est quelqu’un qui a aussi eu des insights quant aux régimes de représentation propres aux activités rituelles qu’on ne peut pas nier. J’ai toujours été très impressionné non seulement par la dimension liminale du rituel – ce qui pour moi est essentiel pour aborder l’initiation comme un processus de réfection des novices où on les rend indifférenciés en les délestant de tout un tas d’éléments distinctifs, de sorte à former, comme il dit, une sorte de pâte uniforme à partir de laquelle on va créer des données – mais aussi par son idée que les rituels ont toujours ce double aspect, représentationnel qui renvoie à des catégories ou des dimensions qu’il aurait dit cognitives s’il travaillait aujourd’hui, et sensible, qui renvoie à des fonctionnements biologiques et des phénomènes corporels investis d’affect. Turner, c’est une sorte de papa de l’analyse rituelle moderne. Je ne crois pas qu’on puisse en faire l’économie. À la fin de sa vie, sur les questions de performance, pour moi, il perd un peu de rigueur. La communitas m’a aussi toujours laissé un peu froid. Mais cette importance qu’il met sur l’expérience est pour moi une inspiration très importante, [l’idée] qu’en fait il y a quelque chose qui est irréductible au discours dans l’expérimentation que font les participants au rituel. En fait, c’est vraiment quelqu’un qui n’est peut-être pas le premier mais qui a excellé dans l’ambition de prendre le rituel comme un objet digne d’être regardé en lui-même et d’essayer de comprendre comment ça marche.
L’initiation dans le tissu de la vie ordinaire
MV : J’aimerais te poser une question sur l’apprentissage et la transmission qui se jouent en amont de ces relations rituelles. Si l’on dit, pour schématiser, que la forme rituelle reconfigure des relations dans un moment particulier, on doit porter une attention particulière aux relations qui y sont préexistantes, est-ce que cette attention suppose d’y avoir été préparé ? Y a-t-il une espèce de propédeutique ou une pédagogie de l’attente du moment où va entrer dans le rituel, découvrir le rituel ? Est-ce que c’est quelque chose qui t’intéresse ou que tu envisages ?
MH : Je suppose que oui, mais je m’estime mal équipé pour le faire. J’ai fait un article avec François Berthomé sur la question des émotions dans le rituel (Berthomé et Houseman, 2010) et une des choses qui est ressortie c’était combien pour lui (qui est d’une autre génération que moi), cette idée que le rituel se distingue du train de la vie de tous les jours n’était pas satisfaisant précisément parce que ça ne permettait pas de répondre à ce type de questions. Comment la participation au rituel peut être préparée par d’autres choses, et inversement comment est-ce que cette expérience rituelle peut retrouver un appui pour exister au-delà du rituel à proprement parler ? Quels sont les mécanismes qui font du rituel une sorte d’événement exceptionnel qui intervient dans la vie de tous les jours ? Je suppose que je vois plus facilement l’autre bout de la question, c’est-à-dire comment est-ce que certains éléments constitutifs d’une expérience rituelle sont reconduits sous des formes dynamiques mais variables par la suite. Ce qui fait que la réalité vécue au cours du rituel s’impose comme quelque chose qui est caractéristique de ma vie quotidienne. Ça, je le vois mieux, notamment avec l’initiation. C’est toujours la même chose dans les initiations : le départ pour l’initiation est rapide, soudain, mais la sortie de l’initiation est toujours comme une sorte de chewing-gum qu’on étend. En revanche, j’ai beaucoup plus de mal pour l’amont.
Comment est-ce qu’il y a un amorçage en quelque sorte de l’expérience rituelle dans la vie de tous les jours ? La seule chose qui me vient à l’esprit, c’est des analyses qu’ont pu faire Véronique Duchesne (2007, 2009) et d’autres sur la façon dont les enfants jouent, par exemple, des possédés. C’est très intéressant cette dynamique où les enfants jouent consciemment à être des possédés. Ce qui me vient donc, c’est plutôt le côté enfance. Dans toutes les sociétés du monde, les gens ne débarquent pas dans ces rituels-là avec un degré zéro. En fait, il y a un travail énorme en amont qui prépare au type d’expérience qu’ils vont vivre là. Dans n’importe quelle société qui aurait des rites d’initiation, les enfants y ont participé comme exclus 4-5-6 fois et une des choses qui est toujours très frappante, c’est que dans toutes les sociétés où il y a l’initiation, les enfants connaissent par cœur les danses initiatiques : ils connaissent parfaitement tous les trucs que personne n’est censé connaître, ni les femmes, ni les enfants, et en fait ils jouent ça très très bien, tranquillement. Du coup, pour moi, on peut tirer une leçon de cela qui est que ce n’est pas le contenu qui compte, c’est la forme relationnelle dans laquelle ce contenu prend une certaine valeur. Mais on peut aussi prendre un autre parti qui est, en fait, que tout est déjà en place et qu’il ne manque que l’expérience de cette forme relationnelle, pour faire une sorte de nœud en quelque sorte, mais tout est là. C’est un autre type de terrain qui n’est pas évident, typiquement extensif. Il faut que je vive longtemps dans un milieu culturel de façon à pouvoir repérer toutes ces petites touches. Chez nous ce serait du genre, comment ça se fait que n’importe lequel d’entre nous peut comprendre l’importance de l’idée de « retrouver qui on est vraiment » [qui est au centre de certains rituels new Age]. Comment ça se fait que ce truc-là a un sens pour nous et que, pour la grande majorité des cultures, ça n’en a aucun ? C’est parce qu’en fait on y est formé depuis les régimes qui nous rendent plus légers, donc plus à même d’être bien en vous, à Timothy Leary et le LSD qui va m’ouvrir de nouvelles portes de la perception. Je veux dire qu’on a tout ça tout le temps. Donc je crois qu’on peut étudier ça chez nous au moins aussi efficacement que dans d’autres endroits.
Fig. 2 : Timothy Leary, nouveau prêtre du psychédélique
New Age et néo-paganisme : des objets rituels non identifiés ?
De la danse au reality show : l’Occident imbu de rituels
EG : Peux-tu nous parler justement, pour revenir aux recherches que tu mènes actuellement, de ce passage de l’initiation à la question du New Age qui est relié par le rituel, mais aussi par la question de la danse qui est un autre de tes objets de recherche ?
MH : Effectivement, je me suis intéressé à la danse. Cela fait onze ans qu’on organise un atelier mensuel de la danse avec Georgiana Wierre-Gore [3], notamment parce que je cherchais à m’écarter du modèle théâtral, scénique souvent utilisé pour le rituel. Dans la danse, il n’y a pas de distinction du genre comédiens/rôles et le contact est beaucoup plus immédiat entre, comment dire, l’expression, le moyen d’expression (le corps) et l’expression qu’on fait. Il y a beaucoup plus de présence d’émotion et il n’est pas aisé de poser une interprétation à une action dansée. Il y avait plein de raisons pour lesquelles la danse m’a beaucoup plu. C’était très, très, très riche et ça m’a aidé avec la préoccupation que j’ai depuis Naven qui est de prendre en compte les dimensions émotionnelles des relations et pas uniquement leurs dimensions formelles.
Et c’est vrai que je me suis beaucoup intéressé aux trucs New Age et néo-païens, au début pas tellement à cause de la danse mais plutôt à cause de l’initiation. Je cherchais des rites d’initiation pour les hommes dans les sociétés occidentales contemporaines, mais les quêtes spirituelles m’ennuient terriblement et du coup, je me suis plutôt tourné vers les rites de premières menstruations pour les filles. Et ce que j’ai trouvé m’a vraiment beaucoup dérangé, car il s’agit d’un mode de ritualisation qui repose sur une logique très différente de celle dont les ethnologues ont l’habitude, au point qu’on pourrait être tenté de dire que ce ne sont pas vraiment des rituels, mais plutôt des sortes de jeux, de simulations, des parodies ou métaphores de rituels, mais pas des rituels.
Or mon parti-pris était de dire « partons du principe que ce sont des rituels à part entière ». À partir de ce moment-là, on est dans l’obligation d’avancer une conceptualisation du rituel qui puisse s’accommoder à ce type de ritualisations-là, New Age, néo-païen, sans lâcher les rituels dont les ethnologues ont plus l’habitude, en voyant les uns et les autres comme deux types d’une même chose. Et là, il fallait vraiment avoir une sorte de théorie générale du rituel, avec des branches différentes, et c’est là-dessus que je suis parti, avec une sorte de mini-modèle composé de trois éléments : actions, dispositions et un lien présumé entre actions et dispositions. Et ça m’a amené à une conception du rituel dans laquelle le rituel est réductible au fait que les gens participent à une situation ou interaction en centrant leur attention sur le fait que les actions qu’ils accomplissent auraient un effet sur ceux qui les accomplissent. Du moment qu’on participe avec ce régime d’attention ou ce présupposé pragmatique, c’est du « rituel ».
L’idée est qu’il y a deux branches menant à la complexification d’une situation. Dans une branche, on complexifie l’action prescrite et dans l’autre branche, où on retrouve bon nombre de pratiques New Age, ce qui est complexifié, ce ne sont pas les actes, ce sont plutôt les agents qui sont en train de faire les actes. C’est plutôt du genre « je fais quelque chose qui acquiert une valeur dans la mesure où c’est une expression de certaines façons de penser, façons de ressentir, qui ne sont pas les miennes ordinairement, mais que je cherche à personnifier, à retrouver en moi ». Du coup, on va tous se tenir la main pour sentir combien la communauté est potentiellement présente parmi nous. Les premiers [rituels], je les appelle des rituels ours polaires, les autres des rituels cactus, parce que je me réfère à une bande dessinée de Gary Larson, dans laquelle il y a des Esquimaux qui voient débarquer chez eux une soucoupe volante avec des martiens qui sortent sous forme de cactus, et l’un dit à l’autre « Oh, je n’ai jamais vu un truc pareil ». Et pour moi, c’était ça, je voyais ces gens-là comme des ethnologues qui voyaient ces types de rituels là et disaient « je n’ai jamais vu un truc pareil » par opposition au rituel de type ours polaire qui est de la faune qu’ils connaissent.
Ces deux choses-là posent des problèmes parce que dans des rituels de type ours polaire que les ethnologues ont l’habitude de traiter, donc centrés sur la complexification des actions, une fois que les actions sont terminées, le rituel est terminé. Puisque ça se définit par les actions. Mais dans le cas des rites cactus, le rituel est défini par les agents qui font les actions. Or, eux, ils ne sont pas terminés, ils continuent à exister. Du coup ce n’est pas évident, toutes les histoires de limites, tout ce blabla que les gens font pour induire cette sorte de truc comme dans la visualisation : « vous voyez votre chat devant vous, vous le regardez dans les yeux, je sais que des fois, il ne veut pas vous regarder, mais prenez le temps pour essayer qu’il vous regarde… » Ce genre de choses là, je vois pas comment on pourrait ne pas traiter ça comme des paroles liturgiques. Mais du coup ces mêmes gens, ils écrivent des bouquins, ils ont des sites internet, ils n’arrêtent pas de produire des masses de… Il faut compter tout ça comme relevant en fait de rituels, comme des énoncés liturgiques ? Mon parti-pris, c’est de dire oui. C’est-à-dire que nous vivons dans un monde qui est imbu de rituels, exactement comme on a toujours dit pour les « bongo bongo »… C’est vrai qu’on ne les appelle pas « rituels » ces trucs-là, on les appelle psychothérapie ou méditation ou, je ne sais pas, Reality TV, plein de choses. Mais bon, chez les « bongo bongo », on n’appelle pas ça « rituel » non plus, de ce point de vue là, même combat. Donc, je pousse un peu ce truc-là pour voir jusqu’où je peux aller. Là où c’est difficile, c’est qu’une fois qu’on a cette sorte de schéma général, maintenant il faut rentrer dedans et il faut vraiment voir comment ça se magouille ces trucs-là. Et là, il faut faire du terrain.
Enjeux et complexités du terrain New Age
EG : Justement, peux-tu revenir un peu sur cette question du terrain New Age ?
MH : Là on en a fait récemment avec Marie Mazzella et Emmanuel Thibault sur la danse type spirituelle en région parisienne [4], où on a passé plusieurs centaines d’heures de pratique de danse en prenant des notes chaque fois. Comme ça, on peut émettre des hypothèses sur le fonctionnement de ces pratiques-là qui sont fondées non seulement sur des matériaux ethnographiques mais aussi sur une sensibilité ethnographiquement formée. Et là, on voit que le fait de faire du terrain, c’est absolument nécessaire : je veux dire qu’on voit comment certaines choses marchent. Je suis persuadé que d’ici cinq ans, le champ d’étude des ritualités contemporaines qui se rattachent au Développement personnel, au Néo-paganisme, au New Age, va être énorme, majeur, simplement parce que ça fait partie de notre vie en fait. « Je veux retrouver qui je suis vraiment » : c’est le type d’énoncé qui, encore une fois, dans la plupart des cultures du monde, est totalement absurde. Mais chez nous, on n’a aucun problème à comprendre ça, même si on n’a pas une idée très claire de ce qu’on veut dire. Ça passe comme une lettre à la poste. Ça veut dire que c’est notre culture religieuse…
Pour moi, il s’agit d’un énorme chantier qui s’ouvre, et là il faut travailler. Je veux dire, il faut des gens qui aillent faire du terrain et qui participent à ces pratiques, mais encore une fois, ça pose beaucoup de problèmes d’un point de vue conceptuel, d’un point de vue méthodologique. Ce n’est absolument pas évident. L’autre grand chantier qui, pour moi, est très important, c’est cette idée que le rituel est peut-être un mode parmi plusieurs de ce que j’appelle des « modes de participation » ou « régimes d’attention ». L’idée, en gros, c’est que quand je vois un bout de comportement d’un point de vue suffisamment distancié, je ne peux pas dire s’il s’agit d’un rituel, de gens qui jouent à un rituel, de gens qui mettent en scène un rituel, qui jouent à mettre en scène un rituel ou simplement une façon bizarre de se comporter. Je ne peux pas. En revanche, il me suffit d’un tout petit peu de participation pour que j’aie spontanément des hypothèses quant à la nature de l’activité en question qui, sans tomber juste à tous les coups, me permettent de me situer vis-à-vis des autres acteurs de façon appropriée. C’est dire que l’expérience d’une situation de jeu, d’une situation de rituel, d’une situation de spectacle ou d’une situation d’interaction ordinaire, n’est pas la même. Même si les actions sont les mêmes, elles ne sont pas vécues de la même manière.
Du coup, mon idée c’était : définissons, de façon un tout petit peu réductrice, ces différents modes de participation. Et comme ça, ça va nous permettre de reconnaître que la plupart des événements empiriques sont des mixtes, ne sont pas des cas purs de quoi que ce soit… C’est justement parce que, par exemple, on alterne entre rituel et jeu dans une mise en scène spectaculaire qui se transforme progressivement dans une interaction ordinaire, que l’efficacité de l’événement concerné s’impose. Un match de football par exemple, c’est évident que c’est à la fois un spectacle et un jeu, avec bon nombre de négociations qui président à cet événement qui relève de l’interaction ordinaire, et puis il y a plein de choses ritualisées. Comment dépasser le fait de dire que oui, c’est tout ça à la fois ? En gros, c’est une position contre la notion de « performance » en tant que catégorie globale, pas inutile, mais qui ne permet pas des discriminations internes suffisamment opératoires. Et du coup, j’ai fait mon petit modèle qui est que : on a des actions, on a des dispositions des gens qui font des actions, et on a une relation entre les deux. Et cette relation peut varier. Et chaque fois que cette relation varie, ça définit un nouveau mode de participation ou un régime d’attention.
Extrait vidéo 6 : Rituel, jeu, danse, spectacle ?
Et là, le parti-pris auquel je tiens beaucoup, c’est que plutôt que d’avoir des définitions floues et vaseuses qui nous permettent de dire « ah, ça c’est un rituel, ça c’est un jeu, ça c’est un spectacle… », inversons un peu le truc. Admettons que la grande majorité des événements empiriques sont des combinaisons de ces différents modes, d’une certaine façon, selon une certaine structure, et que c’est ça qui leur donne une efficacité particulière. C’est parce que, justement, les joueurs [de foot] ne peuvent pas prendre le point de vue d’un spectacle qu’ils peuvent d’autant mieux jouer pour les spectateurs et que quand le spectateur adopte une position de joueur et bien, il descend dans le champ de jeu et il se bagarre quoi. Et que justement, on a ces deux modes mais qui ne doivent pas être la même chose.
Et pour moi un axe pour appréhender ces trucs-là, c’était : quelle est la différence entre une danse non rituelle et une danse rituelle ? Je dois avoir plus que « la danse rituelle, c’est la danse dans le cadre d’un rituel ». Je veux que la danse ait des propriétés formelles qui font que ça contribue aux qualités rituelles autant que ça contribue aux qualités danse. Et du coup, là, j’ai déjà un type de phénomène qui en fait n’est pas séparable comme « oui c’est du rituel » ou « non c’est du spectacle ». En fait, c’est justement une certaine combinaison des deux dans certaines conditions et il se peut qu’à un moment donné, moi, je participe selon une modalité de participation rituelle et qu’à un autre moment non. Et que je revienne et que je participe maintenant et que quelqu’un d’autre participe plutôt sur le mode jeu. Évidemment quand on doit coordonner nos actions, il faut qu’on se mette un peu d’accord, c’est-à-dire que moi, si je suis en train de participer sur un mode de spectacle et toi sur un mode rituel, on va avoir plus de mal à faire des choses efficacement ensemble que si on est avec la même orientation.
Et les ritualités politiques ?
MV : Tu as évoqué l’abondante ritualisation de nos sociétés contemporaines, néo-paganisme, New Age, mais il y a aussi une abondante littérature sur les grands rituels civils et politiques (ritualité de l’acte électoral, mariage et baptême républicain, cérémonies d’accès à la majorité civile…). À lire tes travaux, on peut envisager des passerelles possibles avec ces études. Tu envisages notamment le rituel comme une forme de relation particulière qui transmet finalement des interrogations récurrentes telles qu’elles traversent nos sociétés à un moment donné, ce sont des pistes intéressantes pour les phénomènes politiques, mais j’avoue que j’ai du mal à envisager la transposition d’une analyse de la configuration relationnelle d’un rite initiatique Beti au mariage civil, par exemple, ou aux grandes cérémonies politiques.
MH : Pour le mariage civil, le baptême républicain, etc., je n’ai aucun problème, c’est-à-dire que je peux décomposer des objets de ce genre avec cette méthode. Je ne dis pas que c’est une analyse qui aboutit à une interprétation exhaustive mais décomposer ces pratiques en termes d’un jeu relationnel ne pose aucun problème. Mais c’est vrai que j’ai beaucoup plus de problèmes à faire ça avec une campagne électorale, d’autant plus que personnellement, malheureusement, j’ai très peu de sensibilité à la fois pour l’histoire et pour la politique. Je suis nul : j’adore l’histoire et j’oublie tout, tout de suite. Disons que j’ai tendance à avoir une vision de l’histoire un peu comme celle d’un conte. Et de la politique, j’ai une appréhension très approximative, c’est-à-dire pas assez tranchante.
Mais regardez par exemple des équivalents africanistes, du genre des travaux de Michel Izard sur la royauté Mossi. L’idée, en gros, c’est que toute la société en tous moments est prise d’une façon ou d’une autre dans un tas de dynamiques dont la structure s’étale sur des années. Ce n’est pas impossible que des campagnes électorales puissent être envisagées de ce point de vue là. Ce que je suspecte, c’est que le problème dans ce cas, c’est qu’avec les royautés sacrées en Afrique de l’Ouest, on est vraiment dans le truc ours polaire, c’est-à-dire que c’est vraiment les actions qui comptent et que chez nous, nos trucs politiques mobilisent énormément de types de ritualisation qui tournent autour de l’expression et de l’émulation de certains états d’esprit et façons de penser jugés exemplaires, cactus quoi, et je crois que, de façon générale, pour ce type de ritualisation, on n’a pas encore les outils conceptuels ou méthodologiques très adaptés. Je crois que dans ces grands appareillages politiques, dans ces rituels type cactus, il y a des dynamiques de réflexivité très importantes et j’ai l’impression que dans les jeux politiques, on joue justement de ça.
Le défilé pour Charlie, « Je suis Charlie », auquel j’ai participé ici. Pour moi, il y avait un côté rituel qui était évident, qui était flagrant et même assez ours polaire. Tout le truc c’était : « Je suis Charlie » (on ne sait pas ce que c’est) pour dire que je suis justement pas Charlie mais que je m’identifie à ces gens-là ; on applaudit les flics, même la foule, c’était étonnant, parce qu’elle était composée de petites unités, ce n’était pas du tout comme dans les manifestations où c’est des grands blocs, qui avancent. Il y avait plein de choses qui faisaient que c’était pas simplement une manifestation politique. C’était une manifestation politique mais dont la ritualisation était un aspect constitutif de son efficacité qui faisait que, quand on a expérimenté ça, c’était quand même un peu singulier. Donc là je crois qu’il y a plein d’éléments sur lesquels je peux appuyer mes trucs, mais tout ça, ça repose sur des choses, comment dire, observables : des énoncés liturgiques comme « Je suis Charlie », ou le fait qu’on applaudit les flics, ou la façon que les familles des gens tués doivent passer séparément de côté.
Le problème, c’est qu’avec la politique il y a énormément de blabla qui est beaucoup plus difficilement traitable comme des appareils liturgiques. Du coup, non seulement je tombe dans le côté cactus où ça m’échappe plus, mais aussi je suis dans le cas vraiment de mixte où l’intérêt d’aborder ça comme un rituel, ce n’est pas de dire « c’est un rituel », c’est de dire « si on aborde ça comme un rituel, est-ce que ça nous permet de voir certains rouages qu’on n’aurait pas vu si on ne l’avait pas vu comme ça ? ». Et ça ne veut certainement pas dire que le voir comme un rituel épuise le truc. Du coup c’est doublement difficile. Je crois que ça exige qu’on admette que ce phénomène-là, on ne va pas pouvoir l’étiqueter. On ne va pouvoir que prendre des sortes de coupes, en privilégiant certaines dimensions rituelles. Bon c’est merveilleux ça… mais en plus je crois que tout le fonctionnement du truc est plutôt quelque chose qui ne peut pas être réduit à des actions dont l’accomplissement aurait une valeur en elle-même. Il y a un bout de ça et il y a plein d’autres choses. En tout cas, moi je trouve que c’est très difficile. Je crois qu’en tout cas l’anthropologie n’est pas particulièrement équipée pour le moment conceptuellement pour aborder des objets d’une telle complexité.
« Ours polaire », « cactus » et réflexivité
Thierry Wendling : Tu as développé la métaphore de l’ours polaire et du cactus, en nous en donnant l’origine, et si j’ai bien compris le côté cactus c’est la réflexivité ? Or ça pique le cactus !
MH : Là, c’est l’appareil structural qui prend la relève, surtout à côté des poils de l’ours, le nord, le sud !… Mais en tout cas, le côté cactus, c’est vraiment le côté dérangeant. Les ethnologues ne s’intéressent à ces choses-là que depuis très récemment. La norme était plutôt de ne pas les prendre au sérieux ou en considération. Par exemple, Jacques Galinier et Antoinette Molinié (2006) : à l’évidence, des pratiques de ce genre faisaient partie totalement incontournable de leur terrain, et justement eux, ils ont eu le courage à la fois de les avoir pris en considération et d’avoir dit combien ça les dérangeait. Et je crois qu’ils avaient tous les deux à leur façon, initialement, des relations allergiques, comme énormément d’ethnologues ont cette réaction de rejet par les tripes de ce phénomène-là. Eux, ils avaient une raison supplémentaire qui était que les gens qui se réclamaient de ça le faisaient au prix d’une reconnaissance des populations indiennes sur place et le faisaient en s’appuyant en partie sur les écrits des ethnologues. Du coup, il y avait un côté récupéré à mauvais escient qui était insupportable. Mais de façon générale, que ça soit en France ou ailleurs, toutes ces mouvances ‘ramenables’ à des trucs ‘spirituels’, les ethnologues portent très peu d’attention dessus, à la différence des historiens des religions, même un peu des sociologues des religions, mais les ethnologues rien. Et c’est très dommage. Je ne crois pas que ça va durer. C’est inévitable que cela s’impose comme un champ dans lequel il va falloir travailler et dire quelque chose.
C’est tellement omniprésent. On a beaucoup aimé voir ça comme des sortes d’activités de quelques marginaux alternatifs, mais en fait c’est un des courants qui anime notre mainstream. Moi j’attache dans un même courant la psychothérapie, tout le coaching, le self-help, la volonté de retrouver qui on est vraiment, la Reality TV, je crois que ça vient de très loin. Même la pratique de la lecture romanesque, pour moi est un bel exemple de ce qui rend efficace quelque chose dont on sait que c’est faux tout en étant plus vrai que vrai. Je ne crois pas que c’est limité à l’Occident, mais l’Occident en a fait un mode et une sensibilité de vie extraordinaire, un peu comme les Australiens avec des systèmes de moitiés et de sous-sections quoi, c’est leur truc. Et notre truc c’est ça. Honnêtement, je le rattache au piétisme protestant et à l’émergence (c’est surtout Marika [Moisseeff] qui dit ça) de la médecine physique et de la médecine spirituelle comme son pendant nécessaire, Blavatski, le positive thinking, etc., et puis dans les années 60 on appelle ça New Age mais en fait, c’est une mouvance qui nous vient depuis longtemps, c’est notre mainstream culturel. Du coup, là, je sens vraiment que le fait de ne pas être sensible à l’histoire me joue des mauvais tours…
EG : Dans le cadre de ce numéro, nous nous servons de la notion de réflexivité pour penser l’innovation rituelle, notion qui ne fait pas partie de ton appareillage analytique. Mais la réflexivité est bien une notion que tu as placée au cœur de ton travail. Est-ce que tu pourrais nous faire un point sur ces acceptions de la réflexivité pour toi dans le rituel ou dans l’expérience rituelle ?
MH : Oui, je dois dire que mes idées sur la réflexivité se sont troublées. À un moment donné je voyais la réflexivité comme une sorte d’élément constitutif du rituel. C’est la prise en compte de ma position vis-à-vis d’autres acteurs dans une situation donnée. C’était un peu contenu dans l’idée d’aborder les actions rituelles non pas comme des actions mais comme des interactions. Donc ne serait-ce que de faire ça revient à dire « c’est moi qui fait un tel truc face à l’autre qui fait d’autres trucs dont moi je suis conscient et j’intègre ça ». C’est la réflexivité minimum.
Dans la « branche » cactus de la ritualisation (New Age et compagnie), c’est quand même autre chose, c’est-à-dire que là, l’idée c’est que toute adoption de rôle est doublée par le fait que je suis conscient du fait que j’adopte un rôle et cette réflexivité-là elle est d’un autre ordre. Ça fait que le côté moi ordinaire, qui s’efforce à avoir une expérience de ce genre, et moi extraordinaire qui en personnifiant certaines façons d’être, agit, de sorte à pouvoir avoir un effet sur le moi ordinaire, permet d’avoir en même temps le côté ordinaire et extraordinaire. C’est cette idée de réfraction, et là, la réflexivité est vraiment constitutive de l’efficacité du rituel.
« Les chaussures de Mauss » (ou comment enseigner l’anthropologie du rituel)
EG : Michael, quelques mots peut-être sur l’enseignement, puisque c’est aussi une autre de tes passions et Turner est peut-être aussi pour toi une autre source d’inspiration de ce côté-là… Tu t’es beaucoup appuyé, comme lui, sur des tentatives d’expérimentation rituelle avec tes étudiants, pas juste pour « le Rouge e(s)t le Noir » sur lequel tu as écrit [2004), repris en français (…)" id="nh2-5">5], mais aussi pour « les chaussures de Mauss »…
Extrait vidéo 7 : L'expérimentation rituelle comme ressort didactique
MH : Ah les chaussures de Marcel Mauss… je n’ai jamais écrit sur les chaussures… je ne pense pas que je vais le faire. Disons que beaucoup de gens qui travaillent sur le rituel ont un type de rituel qui, en fait, est une sorte de prototype implicite auquel ils se réfèrent. Pour moi c’était l’initiation, pas le sacrifice ou d’autres choses, plutôt l’initiation. Et dans mon enseignement, j’ai essayé de faire passer certaines idées sur le rituel en général, en puisant dans le modèle initiatique. Je cherchais une façon de faire ressentir aux gens certains éléments de l’expérience initiatique, notamment autour de deux choses qui, selon moi, sont constitutives de cette expérience, qui sont le secret et la souffrance. L’initiation conjugue ces deux éléments de façon particulière et je voulais donc que les gens puissent expérimenter ça, même un tout petit peu.
Donc j’ai créé un rituel d’initiation masculine, qui s’appelle le Rouge e(s)t le Noir, au cours duquel il y a des gens qui rentrent et qui se font initier et il y a les femmes qui font autre chose. On a fait ça pendant des années, ça a super bien marché. Des fois, ça marche moins bien, mais c’était pas mal du tout et je voulais trouver un autre truc. J’ai tenté quelque chose sur la divination à partir d’une paire de chaussures. Je racontais que c’est une paire de chaussures, mais pas n’importe laquelle, qui avait appartenu à Marcel Mauss. Après j’ai varié, car je ne voulais pas préciser justement l’origine exacte. Mais grosso modo, c’était une paire de chaussures que Maurice Bloch avait pu acquérir lors d’un vide-grenier de quelqu’un de sa famille puisque c’est la famille de Marcel Mauss. Ensuite, je crois que l’histoire, c’était qu’il l’avait donnée à Philippe Descola, lorsque Philippe Descola est entré au Collège de France et que moi je lui ai emprunté afin de pouvoir m’amuser et que ça faisait tout à fait sens parce que j’étais à l’EPHE dans la salle même où Marcel Mauss enseignait.
Et en gros, là, c’était un exercice qui était très intéressant parce que j’apportais ma paire de chaussures et je disais aux étudiants, on était en cercle généralement, et je disais « Voilà, maintenant notre visée… ». Donc je racontais mon histoire des chaussures de Marcel Mauss et je disais « on veut, en gros, entrer en communication avec Marcel Mauss ». Et pendant à peu près une heure, les gens expérimentent. Il y a des gens qui mettent leurs pieds dans les chaussures, qui se couvrent avec un tissu et qui disent « Marcel Mauss je suis là »… Bon, ça ne marche pas très bien, il y a d’autres gens qui essayent de faire différents trucs avec les chaussures, qui marchent avec… Les gens tentent de trouver des dispositifs pour établir une relation avec Marcel Mauss, une relation qui est repérable, notamment au travers des paroles émises et des actions qu’ils font les uns les autres.
Du coup, tout mon propos c’est de dire, on n’a pas besoin de bien recenser une série de croyances autour de Marcel Mauss (par exemple, Marcel Mauss, il faut lui parler en français sinon il n’entend pas) pour que les gens soient parfaitement à même de créer un dispositif. Et il y avait certains dispositifs qui marchaient mieux que d’autres. Et effectivement, celui qui généralement marchait mieux, c’était un truc où on réduisait la discussion entre oui et non. C’est-à-dire qu’on posait des questions à Marcel Mauss, il répondait oui ou non. Comment est-ce qu’on détermine ? Parfois, avec des pièces qui roulaient et qui tombaient comme ça, ou avec un bout de papier avec oui ou non que les gens laissaient tomber… Il y avait des petites choses qui commençaient à rentrer, et ça totalement spontanément, les gens avant de laisser tomber le papier et bien ils touchaient le papier avec une des chaussures, puis il y avait une personne qui était désignée pour faire ça. Il y avait plein de petites choses qui s’additionnaient qui faisaient que… Alors ça prend une heure, une heure et quart, les gens commencent les premières questions qu’ils posent à Marcel Mauss. C’est toujours « Marcel Mauss est-ce que vous êtes avec nous ? ». Mais là où c’est significatif c’est comment les gens s’adressent à lui. Est-ce qu’ils disent Marcel ? Marcel Mauss ? Professeur Mauss ? Et chaque fois qu’ils font un choix, ils rentrent dedans et, en fait, ils sculptent un truc. Et à partir d’à peu près une heure, les gens commencent réellement à poser des questions qui leur importent, du genre « est-ce que mon mémoire va être bien reçu ? » et des trucs comme ça.
Ce qui est très intéressant, c’est que donc on fait ça pendant peut-être 10, 15 minutes, pendant pas longtemps, et là je dis : « il faut qu’on termine ». Et pour moi le plus intéressant, c’est qu’à ce moment-là, je vais pour prendre les chaussures et tout le monde : « Non, non, non ! Il ne faut pas ! Non, non on ne peut pas arrêter comme ça, il faut faire quelque chose… ». Et c’est là où vraiment l’imagination… C’est merveilleux les dispositifs que les gens ont trouvés pour sortir de cette sorte de truc rituel. Pour certains, c’était de faire marcher les chaussures à l’envers pour aller jusqu’à la porte… D’autres, de donner un chocolat à Marcel Mauss, qu’on met entre les chaussures et qu’ensuite on jette par la fenêtre… Il y a plein de dispositifs très intéressants où là aussi je crois que c’était très utile. Parce que pas mal d’étudiants ont eu l’expérience, simplement pendant quelques minutes, d’agir en fonction d’une réalité dont la vraisemblance leur était, comment dire, s’imposait à eux en raison de leur expérience personnelle de ces actions-là.
J’ai beaucoup aimé ça. Je n’en ai pas fait d’autre, mais c’est vrai que je trouve très utile d’embarquer des gens dans des histoires ou des mises en scène dont les conséquences peuvent les surprendre. Et d’une certaine façon c’est un peu ce que moi je vise dans la pédagogie de l’ethno. Si c’est fait sur un champ de connaissances qui est structuré par des lectures, par des cours et des trucs comme ça, je trouve que ça a un effet didactique très fort.
Pourquoi les lapins…
EG : Pour conclure Michael, on t’a demandé de choisir un objet et puisqu’on est chez toi, tu as choisi un lapin…
Extrait vidéo 8 : Le tabou du lapin
MH : Oui, en fait, il y en a partout ici, là, là, partout. C’est un article que j’avais fait il y a longtemps (Houseman, 1991) pour répondre au pourquoi de l’interdit qui existe dans les pays de l’Atlantique Nord concernant la mention du mot lapin sur un bateau. Ça m’a beaucoup intéressé, j’ai fait beaucoup d’entrevues avec des marins, partout, j’ai adoré ça. J’ai tout un bouquin que je peux faire là-dessus pour ma retraite… Mais en gros c’est un truc qui tourne autour du côté extraordinaire des lapins ou lièvres car, disons dans l’Europe actuelle, dans les traditions, ces deux animaux se rejoignent. Grosso modo, ça tourne autour du fait que chez les lapins et chez les lièvres aussi, reproduction et sexualité sont inséparables. Et que ça a comme conséquences des trucs très curieux qui font que finalement la différenciation des sexes n’est pas si importante que ça, l’un peut devenir l’autre, les lapins peuvent changer de sexe ou comme ça. […] C’est très compliqué, je ne peux pas le répéter exactement comme ça.
En gros, les marins se trouvent dans un milieu productif avec un risque dans lequel, pour des raisons un peu obscures, c’est important que sexe et procréation soient séparés. Et grosso modo les lapins sont des animaux qui rendent présentes la simultanéité et l’interdépendance de sexe et reproduction. Et du coup ça pose des problèmes comme des hommes à robe, comme des femmes sur les bateaux… Mais à vrai dire mon intérêt de ce truc-là n’était pas tellement d’offrir une explication claire, que j’ai fini par faire, avec un truc incestueux : le fait que pour un homme, une femme est à la fois un protagoniste sexuel et un environnement gestatif et il ne faut pas que les deux se conjoignent en mer parce que si ça se passe au milieu de la mer, la mer c’est bien comme environnement mais si elle est à la fois environnement et protagoniste, je suis foutu. C’était une quantité d’éléments dans le folklore, dans les témoignages que l’on m’a donnés qui allaient dans le sens d’une systématisation de ces représentations.
Fig. 4 : Des lapins en cadeau (collection personnelle de M. Houseman)
Photographie : ethnographiques.org
Depuis le 12e siècle, il y a ces représentations de lapins, de lièvres comme pouvant changer de sexe tout le temps, comme étant l’animal le plus ignoble parce qu’il pouvait avoir des rapports sexuels tout en étant enceinte, ce qui était pour l’église un truc absolument épouvantable. Il y avait une sorte de monde de représentations qui s’articulait parfaitement. Et quand j’ai demandé aux marins pourquoi ils ne disaient pas le mot lapin c’était « ben oui, parce que j’ai voulu le faire et mon grand frère il m’a donné une baffe et depuis je le fais plus… » c’est tout ! Ou des choses du genre : « parce que si jamais le bateau va à côté des falaises, si jamais il y a des lapins là-dedans, ça risque de faire tomber les falaises sur le bateau », qui sont en fait des variations sur le fait que les lapins vont bouffer la coque, vont manger les cordes ou vont se démultiplier, etc. En fait, il y avait une inadéquation totale entre les raisons efficientes pour lesquelles les gens ne disaient pas ce mot-là et tout cet héritage symbolique. Et du coup je ne savais pas très bien quoi faire avec ce hiatus énorme. J’en ai fait une analyse structurale à fond, et du coup, j’ai dit le symbole : non ! Mais j’ai gardé mon amour pour les lapins… Et pour l’objet, le problème, c’est que les gens ont commencé à me donner des lapins. Du coup, voilà, j’en ai plein partout…