« What sorts of scientists are they whose main technique is sociability and whose main instrument is themselves ? »
Clifford Geertz (2000 : 94)
Introduction
Au cœur de notre recherche [1], une question ambitieuse : comment la mobilité humaine affecte-t-elle les sociétés qu’elle traverse et qu’elle lie ? Cet intérêt pour les conséquences des migrations internationales nous a conduits à analyser l’espace transnational qui relie le Sénégal et la France. L’attention portée aux liens que les migrants entretiennent avec leur pays d’origine a mis en évidence l’importance des transferts qu’ils destinent à leurs proches, mais également celle des envois de fonds collectifs qui transitent par les associations que les ressortissants d’une localité donnée créent sur leur lieu de résidence. Ces derniers incarnent la façon dont les migrants parviennent à lier intimement des espaces géographiques distants de plusieurs milliers de kilomètres : « On tisse les mêmes tissus (…), c’est comme si vous étiez l’un sur l’arbre l’autre sur la terre » expliquera l’un de nos enquêtés [2].
Les investissements individuels et collectifs des ressortissants vivant à l’étranger à destination de leur pays natal constituent ainsi « une activité transnationale » qui « implique la création de réseaux, l’organisation de transferts divers (argent, information…), de part et d’autre […] générateurs de flux, d’organisation, c’est-à-dire d’un espace en soi » (Lacroix, 2003 : 40) [3]. Nous avons fait de cet espace notre lieu d’enquête, en y analysant le rôle-clé des associations de migrants – structures qui canalisent les transferts collectifs depuis le pays d’accueil vers le pays d’origine (Beauchemin et Schoumaker, 2009 ; De Haas, 2012 ; Van Hear et al., 2004 ; Levitt et al, 2003 ; Meseguer & Aparicio, 2012 ; Orozco & Welle, 2005 ; Yang, 2011).
Construction de l’objet et entrées sur les terrains
Étudier ces transferts collectifs, leurs déterminants et leurs conséquences, semblait en effet d’autant plus prometteur que cette problématique permettait de dialoguer avec l’état des connaissances à la fois en économie du développement et en sociologie des migrations.
Soucieux de contextualiser notre terrain, nous avons d’abord puisé dans les travaux portant sur la place des migrations dans l’histoire récente du Sénégal (Chen, 2013 ; Dia, 2007 et 2008 ; Diop, 2008 ; Dahou & Foucher, 2004 ; Lacroix et al., 2008 ; Ndiaye & Robin, 2010). Or, cette littérature étaye l’idée que la mobilité, notamment vers la France, a joué un rôle central dans les évolutions socio-politiques du Sénégal contemporain, sans toutefois explorer la façon dont les ressources financières des migrants participent de leur(s) rôle(s) politique(s).
En resserrant la focale, on retrouve cette même lacune dans la littérature portant spécifiquement sur les associations de migrants. Ces structures atypiques, qui ont suscité l’intérêt de chercheurs français dès le début des années 1990 (Daum et al., 1993 ; Daum, 1995 et 1998 ; Gonin, 2001 ; Lavigne Delville, 1994 et 2011 ; Quiminal, 1991), ont été au cœur d’une importante production académique au tournant des années 2000 (cf. le travail de synthèse de Bernard et al., 2015). Les « associations de migrants » (« Home Town Associations » ou « HomeTown Organizations » dans la littérature anglo-saxonne) ont fait l’objet de recherches multiples (cf. Lacroix, 2015 : 7-12), notamment car ces structures offraient une entrée empirique de choix pour étudier les liens entre migrations et développement ; mais aussi car l’étude de ces structures se révélait stimulante sur le plan théorique tant elles incarnaient (ou justifiaient) l’intérêt du « tournant transnational » (Faist, 2012) qu’opéraient alors les sciences sociales.
S’inscrivant dans le prolongement de ces deux décennies de recherches, le projet TIMME ne pouvait réduire le fonctionnement des associations [4] de ressortissants sénégalais à l’une de ses facettes que ce soit « ici » ou « là-bas » (Lacroix, 2010 ; Levitt & Schiller, 2004 ; Riccio, 2008 ; Wimmer & Schiller, 2003). Impossible donc de confiner notre enquête à un lieu unique puisque la structuration de ces associations épouse les routes migratoires avec généralement trois antennes (Dia, 2008 ; Lacroix et al., 2008) : une dans la localité d’installation des migrants (majoritairement en Île-de-France) [5], une dans leur village natal au Sénégal et un relais dans la capitale de départ (Dakar). Étudier ces entités séparément aurait eu pour conséquence de fragmenter l’espace transnational dans lequel elles évoluent, sans pouvoir étudier leurs relations (Lacroix, 2003 : 44). Les interdépendances entre ces antennes associatives – et les scènes sociales qu’elles constituent – s’observent à plusieurs niveaux. Car l’engagement associatif des migrants ne se comprend qu’à la lumière de leurs positions sociales avant leur départ, de leurs conditions de vie en France (De Haas, 2010 ; Van Hear et al., 2004) et des liens maintenus avec le pays d’origine, liens eux-mêmes façonnés par leurs projets de retourner vivre dans le pays natal. Les associations de migrants matérialisent les dynamiques qui structurent l’espace transnational, mêlent intimement des lieux distincts – des sphères dont l’éloignement géographique contraste avec la proximité des pratiques (Lacroix, 2010). Les stratégies et positions des agents prennent leur sens dans cet espace transnational, où les représentations, normes et pratiques sont le fruit de recombinaisons originales entre contextes de départ et d’arrivée (Vari-Lavoisier, 2010). Face à un objet aussi étonnant que passionnant, nous avons misé sur l’intelligence collective et conçu un protocole d’enquête transnational, interdisciplinaire et collaboratif : le dispositif TIMME (Terrains interdisciplinaires et multi-sites sur les migrants et leurs engagements). Cette enquête, menée entre septembre 2011 et avril 2012 par des sociologues français et sénégalais, auprès des antennes françaises et sénégalaises de cinq associations de migrants s’appuyait sur un protocole visant à collecter des informations tant quantitatives que qualitatives [6].
La première section présente la genèse de l’enquête TIMME pour montrer comment la méthodologie a cherché à épouser son objet d’étude. La deuxième section revient sur le passage de la théorie à la pratique – ou comment les participants se sont appropriés l’objet d’étude. La troisième section présente quelques-uns des résultats issus de ce dispositif.
Genèse du projet
L’enquête TIMME s’inscrit dans le prolongement du projet MIDDAS (« Migrations internationales et développement : une analyse à partir de données appariées migrants-familles d’origine au Sénégal »), un projet conçu et mené au sein du laboratoire DIAL (IRD) [7] par Flore Gubert (cf. encadré 1). Financé par l’Agence nationale pour la recherche et l’Agence française de développement, ce projet avait permis de documenter les pratiques individuelles de transferts des migrants sénégalais. L’une des principales innovations de MIDDAS était de dépasser le décalage entre une thématique (transnationale) et une production statistique trop souvent nationale (cf. Singleton, 1999). L’enquête a ainsi produit des données appariées, c’est-à-dire collectées à la fois auprès de migrants sénégalais dans différents pays de destination et auprès de leurs familles d’origine. Les questionnaires ont été administrés à des migrants sénégalais vivant en France, en Italie, en Côte-d’Ivoire et en Mauritanie puis, aux ménages d’origine de ces mêmes migrants au Sénégal.
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L’enquête MIDDAS a fourni des informations quantitatives sur les transferts des migrants sénégalais – et a mis en évidence leur fort engagement associatif. L’analyse des données appariées a révélé que les réseaux d’interconnaissance des migrants (composés le plus souvent de parents éloignés et de ressortissants issus du même village ou de la même ethnie), jouent un rôle décisif dans le maintien du système d’obligations qui incite les migrants à redistribuer les bénéfices migratoires. Cette injonction à la redistribution éclaire la proportion importante de migrants qui envoient des fonds au Sénégal : plus de 80 % des émigrés sont concernés, quel que soit leur pays de destination (même si les montants moyens transférés par migrant sont bien moindres dans le cas de la Côte-d’Ivoire et de la Mauritanie que dans le cas de la France et de l’Italie). L’analyse des données a également montré que parmi les migrants enquêtés en France, 25,3 % sont membres d’au moins une association et que parmi eux, 92 % réalisent des transferts (contre 81,4 % pour ceux qui n’en sont pas membres).
Ces données ont suscité l’envie de mieux comprendre la contribution des associations de migrants à ces mécanismes de redistribution – en investiguant plus précisément leur rôle et leur fonctionnement ainsi que les logiques d’appropriation des biens publics qu’elles financent dans les localités d’origine. C’est ainsi qu’est né le projet de recherche GLAMMS (« Associations de migrants, gouvernance et biens publics locaux dans les pays d’origine : le cas des associations de migrants maliennes et sénégalaises en France et en Italie ») dont Flore Gubert et Sandrine Mesplé-Somps ont assuré la coordination scientifique. Financé par la Ville de Paris, ce projet s’est focalisé non plus sur les migrants et leurs familles d’origine, mais sur les associations de migrants et leurs actions dans les communautés d’origine en vue de produire des analyses « méso » venant se superposer aux analyses « micro » issues du projet MIDDAS [11].
C’est dans ce cadre qu’a été conçu et mis en œuvre le dispositif TIMME. Tout comme les enquêtes MIDDAS, ce dispositif visait à dépasser le « nationalisme méthodologique » (Ahmed, 2009 ; Levitt & Schiller, 2004 ; Portes, 2003 ; Wimmer & Schiller, 2003) qui postule (plus ou moins implicitement) que les limites de la société coïncident avec celles de l’État-nation (Bonifazi et al., 2008). L’objectif était donc de collecter des données : transnationales d’une part (recueillies dans les pays de résidence des migrants et dans leurs localités d’origine) et comparatives d’autres part (à travers leur recueil auprès d’associations de migrants sénégalais dans deux pays de destination : la France et l’Italie) [12].
Question de focale : une ethnographie à « méso-échelle »
L’enquête TIMME a pris le parti de considérer « l’association » comme échelle d’observation – et comme on l’aurait fait dans une ethnographie classique, on a cherché à retracer son histoire, à documenter ses pratiques et à mener l’enquête au sein de son réseau d’interconnaissance. Découlant des questions théoriques (Fitzgerald, 2006), ce choix a des implications fortes sur ce que les chercheurs se donnent les moyens d’étudier ; ici, cette « méso-échelle » avait l’intérêt d’inclure dans notre champ d’investigation toute une série d’acteurs « statiques » (non-migrants) directement liés aux migrations (Levitt, 2001), notamment par leur relations avec ce type d’associations.
En France, il s’agissait des acteurs institutionnels et associatifs qui n’ont pas de contact direct avec un migrant en particulier mais coopèrent avec des associations de migrants. Au Sénégal, on incluait les villageois (non migrants) impliqués dans, ou rémunérés par, l’association ; ainsi que ceux qui bénéficient de ces projets et ceux qui s’y opposent ; ou encore les acteurs locaux, tels que : le chef de village, le PCR (président de la communauté rurale), les associations d’usagers et autres groupes plus ou moins formels, impliqués dans la gestion des biens publics. Leurs points de vue se sont révélés décisifs pour sortir des discours iréniques sur les projets de « développement » portés par les migrants – et ont confirmé l’importance d’enquêter auprès des non-migrants pour étudier les conséquences des migrations internationales.
Échantillonner… entre ethnographie et statistique
Dans l’optique de s’appuyer sur les atouts respectifs de méthodes trop souvent opposées, le projet visait également à proposer une ethnographie « armée par les statistiques » (Weber, 1995). Ainsi une première ethnographie transnationale « pilote » a été menée auprès d’une association de migrants sélectionnée de façon raisonnée : après analyse des caractéristiques les plus fréquentes au sein de l’échantillon de soixante-huit associations recensées dans l’enquête MIDDAS (cf. supra), la sélection visait à identifier une structure aussi « idéal-typique » que possible. Se rapprochant au mieux des régularités identifiées au sein de l’ensemble de l’échantillon, le premier cas ethnographié combinait donc les caractéristiques suivantes : il s’agissait d’une structure recrutant ses membres sur une base géographique (les membres venant du même village) et affichant parmi ses objectifs le financement de projets de développement au Sénégal, enregistrée au Journal officiel dans les années 1970, etc. Ce dispositif a ensuite été répliqué en sélectionnant respectivement cinq et six autres associations en France et en Italie [13]. La multiplication des études de cas visait à éprouver la validité externe des observations réalisées au sein de la première structure. Le choix des associations a été, là encore, fait de façon raisonnée, afin de pouvoir s’attacher ensuite à « mettre en rapport, à comparer, à rapprocher, à opposer » ces différentes études de cas (Weber, 1995 ; Fitzgerald, 2006 : 15-16).
L’objectif était d’apporter une contribution à la littérature existante, en élargissant le champ de l’enquête au-delà la vallée du fleuve Sénégal (à l’est du pays), seule zone dont les associations avaient déjà fait l’objet d’ethnographies approfondies. Les aléas de l’entrée sur le terrain (et notamment la caducité des contacts dont nous disposions pour certaines associations) ont toutefois modifié notre premier échantillonnage, ce qui a entraîné certains biais favorisant la sélection d’associations visibles et pérennes – biais dont nous sommes bien conscients. Les associations finalement retenues ont toutefois permis de répondre au souci initial de diversifier les contextes d’investigation. La réalisation d’un terrain en Casamance (au sud du Sénégal) permettait par exemple d’enquêter un autre contexte rural tandis que le choix d’une association dans la ville de Thiès (en zone urbaine) a mis en évidence la façon dont les logiques d’appartenances locales se reconfigurent à l’échelle du quartier (cf. cartes plus bas).
Du multi-sites au transnational
Si le projet se voulait au départ « multi-sites » (comme son nom le rappelle), la réflexion collective post-enquête nous a amenés à relativiser la fausse nouveauté du « multi-situé »]. De fait, la plupart des enquêtes ethnographiques font varier les sites et peuvent à ce titre être aisément labellisées « multi-sites ». En revanche, peu d’ethnographies sont réalisées au sein de réseaux d’interconnaissance ancrés sur plusieurs continents simultanément. La spécificité d’étudier des trajectoires migratoires en les suivant à travers les frontières a permis de constituer un espace géographiquement disjoint en un lieu d’enquête. Plutôt que multi-située, notre enquête ethnographique a ainsi été transnationale.
Contrairement aux enquêtes quantitatives transnationales qui se sont multipliées ces dernières années (de Massey, 1987 à Arenas et al., 2009), les enquêtes qualitatives transnationales restent marginales. Malgré les appels en ce sens (Burawoy, 2003 ; Marcus, 1995 ; Mazzucato & Schans, 2011), leur mise en œuvre reste rare, d’abord pour des raisons matérielles (Ahmed, 2009) : réaliser un terrain dans plusieurs pays est coûteux financièrement. Cela implique aussi de surmonter bien des obstacles logistiques (qu’il s’agisse de visas, de vaccins et peut-être plus encore de logements, pour la durée d’une recherche qui s’allonge à mesure que les lieux d’enquête s’éloignent) – sans même évoquer les difficultés qu’il peut y avoir à concilier vie professionnelle transnationale et vie personnelle.
Les premières initiatives transnationales collectives émanent de l’université de Princeton (États-Unis) : plusieurs projets de collecte de données multi-sites ont été menés au sein du Center for Migration and Development [14] dont la plus connue s’intitule Mexican Migration Project (MMP). Entreprise, en 1982, par Jorge Durand et Douglas S. Massey, cette enquête vise à mieux comprendre les conditions de vie socio-économiques des migrants mexicains installés aux États-Unis (Durand & Massey, 2006 : chap. 13).
À l’exception du MMP, les enquêtes sur les migrations ont été menées soit sur le lieu d’installation des migrants [15] ; soit dans le pays d’origine des migrants [16] ; elles ne permettent ainsi pas d’enquêter cet espace de flux, ou espace transnational, que nous souhaitions justement placer au cœur de notre enquête. Ces projets, remarquables à plus d’un titre, ne reposent ni sur un appariement des données, ni sur une coopération scientifique associée, même lorsqu’il s’agit de documenter les activités transnationales des migrants – comme le confirme une récente revue des enquêtes multi-sites (Mazzucato, 2008) [17]. À plusieurs égards, la méthodologie « SMS » pour « simultaneous multi-sited » (Mazzucato, 2008 et 2009) pallie certains de ces écueils en proposant une enquête inscrite dans la durée et menée de façon simultanée entre le Ghana et les Pays-Bas (Mazzucato, 2008 : 76). Cette initiative reste une exception – même si elle ne nous semble pas épuiser les défis posés par l’analyse de données appariées (nous y reviendrons en conclusion).
De la théorie à la pratique : une reconquête collective du collectif
Le dispositif : constitution de l’équipe et déroulement de l’enquête
Le projet TIMME propose à ce titre une réelle innovation méthodologique. Cette enquête ethnographique a en effet été réalisée par un collectif transnational franco-sénégalais. Côté français, le projet s’est appuyé sur un séminaire de formation à la recherche par la recherche proposé aux étudiants en deuxième année du master « Pratiques de l’interdisciplinarité » de l’École normale supérieure et du master « Études africaines » de l’université de Paris I en 2011-2012. Placé sous la responsabilité de deux sociologues (Jean-Philippe Dedieu et Aïssatou Mbodj-Pouye), ce séminaire s’est très largement appuyé sur les projets précédents (en particulier MIDDAS et GLAMMS, cf. supra), avec l’objectif d’en approfondir et d’en prolonger les conclusions. Côté sénégalais, trois doctorants ont réalisé une enquête ethnographique-miroir au Sénégal au sein des communes concernées par les interventions des associations étudiées. Les équipes française et sénégalaise se sont ensuite retrouvées au Sénégal afin de réaliser des entretiens en commun au sein des cinq localités sélectionnées – avec en filigrane l’espoir que des différentes études émergent des éléments nourrissant une réflexion commune.
Lors de la première phase (septembre – décembre 2011), les ethnographes français ont recueilli, auprès de leurs enquêtés, les coordonnées de leurs homologues sénégalais (c’est-à-dire de membres du bureau de l’antenne sénégalaise de l’association en question). L’objectif était de respecter les fondamentaux de l’enquête ethnographique en progressant de proche en proche, au sein de réseaux d’interconnaissance (Beaud & Weber, 2003), ici transnationaux. Les ethnographes sénégalais ont utilisé ces coordonnées obtenues en France pour débuter leurs propres terrains au sein des antennes villageoises des mêmes associations. À l’issue de leurs premiers mois de terrain, les ethnographes (français et sénégalais) ont restitué le déroulement de leurs enquêtes ethnographiques, les principaux faits saillants de leurs terrains respectifs, et ont été invités à réfléchir aux similitudes et aux spécificités des cas étudiés (deuxième phase : janvier – février 2012). Les ethnographes français devaient alors rédiger un mémoire et utiliser également les matériaux recueillis par leurs homologues sénégalais. Pour des raisons de temps, mais également du fait de leur manque de familiarité avec un terrain qui leur était inconnu, les données recueillies au Sénégal n’ont été que très marginalement mobilisées par les étudiants français à ce stade. Si la perspective de réaliser ensuite un terrain en commun, au Sénégal, a donné lieu à des échanges, ils sont restés d’ordre très informel et la troisième phase (février – mars 2012) a donc été un relatif insuccès. Enfin, la dimension transnationale du projet s’est concrétisée quand toute l’équipe s’est réunie (quatrième phase : avril 2012). Quatre ethnographes français se sont rendus au Sénégal afin de poursuivre leur enquête et confronter leurs hypothèses (élaborées à partir du terrain francilien) aux « réalités » du terrain sénégalais et, surtout, aux analyses de leurs trois homologues dakarois. Cette rencontre entre jeunes ethnographes français et sénégalais, que le dispositif TIMME a favorisée, a été l’étape la plus innovante et la plus riche du projet. À Dakar, trois journées de travail collectif [18] visaient à mutualiser le travail déjà réalisé et à arrêter des hypothèses communes (pour l’équipe, déclinée en binômes) afin d’identifier les stratégies empiriques à mettre en œuvre. Les ethnographes se sont ensuite regroupés en binômes binationaux (qui avaient travaillé sur la même structure, de part et d’autre du Sahara) et sont partis ensemble sur leurs terrains respectifs (cf. cartes) pour dix à douze jours d’enquête. À leur retour, les séances collectives de restitution et de réflexion ont été particulièrement riches, tant sur le plan méthodologique (apports et limites du dispositif) que sur le plan analytique du fait des similitudes et différences entre études de cas. |
Une double focale
La dimension multi-sites collective a permis d’adopter une double focale sur une seule transaction à un instant donné (cf. carte) et de dépasser ainsi une aporie des enquêtes multi-sites individuelles : l’impossibilité de capter la simultanéité des transactions et des flux (Mazzucato, 2008 et 2009) – au risque de tomber dans les mirages de la reconstruction a posteriori d’un côté ou de l’autre. Cette enquête a permis de montrer empiriquement comment certains subissent la distance quand d’autres jouent de l’opacité qui en découle – apportant ainsi un éclairage sociologique sur les travaux qui mettent en évidence l’importance de l’asymétrie informationnelle, principalement issue de l’économie du développement (Gubert, 2000).
La constitution d’une équipe binationale pour collecter et analyser les données découlait de la volonté de croiser les regards de (jeunes) chercheurs de disciplines et de nationalités différentes pour comprendre les pratiques – hybrides – observées. Finalement, plus que la multiplicité des lieux d’enquête, la composition de l’équipe a fait toute la différence et a permis d’affronter le défi de l’ethnographie transnationalisée : combiner la diversité des lieux d’enquête et une contextualisation des informations, souvent fragmentées, recueillies sur ces différents sites, grâce à une compréhension approfondie des logiques propres à chaque localité [19]. Les capitaux sociaux, très variés, des enquêteurs, ainsi que leurs connaissances respectives de chaque contexte national, ont joué un rôle non négligeable. Les « passeports » d’entrée sur chaque terrain (Fitzgerald, 2006), c’est-à-dire les ressources nécessaires au bon déroulement de l’enquête, ont été mobilisés alternativement par différents membres de l’équipe. Connaître les membres de la structure francilienne a ainsi été un réel atout pour négocier l’entrée sur le terrain le plus fermé, celui de Kamoa (terrain de Boukanao, cf. carte) ; tandis que la très bonne connaissance du paysage associatif de sa ville natale par Fatou Diop a été une ressource décisive pour mener l’enquête dans un quartier de Thiès (cf. carte).
Enfin, les questions linguistiques ont confirmé la pertinence, si ce n’est la nécessité d’abandonner « the “lone ranger” model of fieldwork » (Fitzgerald, 2006 : 6). Ces binômes binationaux ont ainsi pu combiner les avantages d’une forme d’intériorité – « the intimate acquaintance with the social milieu » – et les atouts d’une extériorité, qui offre « fresh perspectives and autonomy » (Merton, 1972). D’autant que la chronologie du projet a créé une possibilité de réflexivité rare en ethnographie : le terrain au Sénégal, mené d’abord par les ethnographes seuls, puis en binôme, a permis de faire varier les situations d’entretiens et d’observation, les nuances et glissements observés venant constituer des matériaux enrichissant d’autant notre compréhension des scènes sociales observées.
Réappropriations individuelles d’un objet d’étude commun
Toutefois, le collectif ne se décrète pas : il se construit. L’une des réelles difficultés rencontrées par le projet n’a pas été sa dimension interdisciplinaire ou internationale mais plutôt sa tentative de faire cohabiter des participants aux statuts et aux degrés d’implication différents. Les « enquêteurs » ont ainsi clairement refusé le statut de « petites mains » ethnographiques pour bousculer aussi bien le protocole que les problématiques mêmes, apportant ainsi une contribution décisive à l’enquête.
La première déconstruction/reconstruction du dispositif a été l’abandon du guide d’entretien introduit au début de l’enquête. Bien que fourni à titre « indicatif », l’existence même de ce guide a « bridé » certains étudiants qui avaient l’impression de faire « subir » un long questionnaire à leurs enquêtés. Ce qui avait été pensé comme innovant (un recueil de données ni strictement ethnographiques ni strictement statistiques) était perçu comme forme de « quantitatif honteux » (Passeron, 1991) par certains membres de l’équipe. Les débats autour de ce « guide » sont assez révélateurs des difficultés que doivent surmonter les collaborations entre économistes et sociologues, dont les cultures scientifiques contrastent. Alors que la collecte de données quantitatives insiste sur la comparabilité et la possibilité d’identifier des lignes de convergence entre cas différents, les sociologues étaient davantage soucieux d’étudier l’irréductible singularité de leurs propres terrains. S’il a eu le mérite de fixer les thèmes d’enquête, l’abandon du guide fut nécessaire et salutaire, notamment en ce qu’il a permis aux étudiants de se réapproprier leur rapport au terrain – et plus largement au projet. On a ainsi assisté à l’émergence aussi inopinée qu’instructive de la thématique du football (Grysole, 2012) ou encore de celle du « Gamou de Kamoa ».
Un Gamou est une fête religieuse, dont le point d’orgue est une nuit de prière (conférences, chants religieux). Or dans le cas de Boukanao, le Gamou revêt une signification particulière ; en effet, la zone de Kamoa est réputée pour être très soudée (comme le suggère la dénomination souvent usitée de « boucle de Kamoa »). Cette cohésion est au cœur de l’association villageoise, en témoigne son nom : le « Kamoa Jamoora » (littéralement : Kamoa entendons-nous) est, en diola, une injonction à l’entente. Le Gamou, fête religieuse, est justement une occasion pour réaffirmer, ou du moins afficher, cette entente : parce que cette fête joue un rôle fédérateur, il est important d’y être vu, et de contribuer à son financement. Autant d’éléments contextuels indispensables pour analyser, par exemple, la participation des membres de l’antenne française de l’association villageoise (en 2011) au Gamou, participation à la fois financière et physique dont les enjeux sont sans doute politiques avant d’être religieux.
Ainsi les différents terrains ont rappelé la force, si ce n’est la nécessité, d’une approche qualitative pour étudier « ce que l’analyse statistique ne permet pas d’éclairer : les processus d’enchaînement singuliers, l’entrelacement étroit de thèmes dissociés » a priori (Beaud, 1996). Reflétant les difficiles arbitrages entre qualitatif et quantitatif, cette étape a donc favorisé l’émergence de thèmes originaux… tout en rendant plus difficile l’émergence de conclusions transversales aux différents terrains. Ainsi la focale ethnographique rendait flagrantes les divergences de trajectoires entre les différentes structures qui nous intéressaient. Ce qui in fine a permis de comprendre la façon dont chaque association fédère ses membres selon un registre qui lui est propre. À tel point que le projet TIMME est aussi venu interroger la consistance même de la catégorie « association de migrants » : est-elle si profondément hétérogène qu’elle mériterait d’être dissoute ? Ici, le fait de réaliser plusieurs ethnographies parallèles a permis de dépasser cette hésitation : l’unité de ces structures – certes diverses – s’articule autour d’une historicité partagée, d’un mode d’organisation (transnational) et de leur rôle, puissant, dans la canalisation des envois de fonds des migrants vers leur village natal. On a ainsi pu forger empiriquement notre définition des « associations de migrants » comme étant, a minima, l’ancrage formel, dans le droit français d’une initiative associative menée par des immigrés.
Savoir parler de ses projets, de part et d’autre du Sahara
De l’entre-discours à la circulation des normes
Bien sûr, ces immigrés sont aussi des émigrés (Sayad, 1999), à la jonction entre des univers de sens différents. Il en résulte des phénomènes de traduction et de réappropriation qui rappellent le rôle de passeur des migrants (Lavigne Delville, 1994 et 2011). Vivre entre deux contextes pousse à développer des compétences singulières ; monter des projets, depuis le pays de destination vers le pays d’origine, nécessite une réelle maîtrise des univers de langue et de sens, de part et d’autre (Lacroix, 2003 et 2012). Les activités associatives sont donc particulièrement propices à l’accumulation de capitaux sociaux transnationaux, qui ne sont ni ceux du Sénégal ni ceux de la France mais ceux de cet entre-deux [20]. À travers ce rôle de passeur (Bierschenk et al., 2000), les migrants ne produisent pas tant un double discours qu’un entre-discours : un discours qui lie leurs deux pays et permet la rencontre d’attentes de part et d’autre.
Le projet TIMME a permis de documenter la dextérité des dirigeants d’associations à produire des discours variant en fonction des contextes. Ils savent par exemple minimiser le rôle des chefs traditionnels, lorsqu’ils sont en France, tout en sachant les respecter au Sénégal. La chefferie reste en effet incontournable dans le Sénégal rural, notamment en matière de gestion des biens publics locaux (Leservoisier, 2003). Familiarisés avec l’univers de sens de la France, certains de nos enquêtés sont conscients de l’illégitimité de la chefferie, dont le rôle est ainsi euphémisé, voire nié en France, comme l’explique ici Laurence [21] :
« À Cergy j’ai toujours eu des réponses du type : « le chef du quartier ? Non, non, c’est pas nécessaire ». J’ai eu que des réponses négatives disant que y’a pas de délégué de quartier, que de toutes façons, c’est pas nécessaire, y’a pas de raison (…) que, vu qu’ils font du développement c’est institutionnel, c’est la mairie qui décide, etc. Alors qu’à Thiès, tout le monde m’a dit : « ben oui, on est allés voir les délégués de quartier (…) c’est nécessaire, ça se fait toujours […] ».
Plus largement, le projet a éclairé la façon dont les migrants sélectionnent et censurent certaines de leurs pratiques lors de leurs retours (temporaires ou définitifs) au village – mais aussi bousculent les non-migrants, à l’image de ces hommes qui, lorsqu’ils rentrent au village, font les courses au marché et provoquent l’étonnement dans un Sénégal rural où les femmes ont l’exclusivité de cette tâche. À cet égard, le projet a permis de rendre compte de la façon dont la mobilité humaine favorise la circulation de normes pratiques (Olivier de Sardan, 2016 : 117-119).
Une contextualisation plus aisée de chacun des terrains étudiés
Enfin, lors des journées de travail collectif, les restitutions des autres ethnographes permettaient à chacun de contextualiser son propre terrain. Non sans induire un biais, car ce type de dispositif tend à privilégier les points communs et à minimiser les différences (Olivier de Sardan in Schareika et al., 2011 : 31-44). Toutefois, les débats, notamment entre binômes, et peut-être plus encore au sein des binômes, ont été un bon « antidote face aux risques sur-interprétatifs si prégnants en anthropologie » (ibid.). Au-delà, « la verbalisation qu’impose le débat à plusieurs et le "brainstorming" collectif manquent […] au chercheur individuel » qui tend souvent à dissocier le recueil de l’analyse des données (Bierschenk & Olivier de Sardan, 1994 : 6). D’autant que cette « verbalisation » a pris une dimension supplémentaire du fait de la diversité des parcours des participants. Ainsi la première matinée de travail collectif n’a pas du tout porté sur les thématiques envisagées car nous avons longuement discuté terminologies – et il ne s’agissait pas de débats conceptuels : les échanges les plus riches ont peut-être porté sur les termes comme « cousin » ou « marabout », « réussite » et « chef de village ». Derrière ces enjeux sémantiques, c’étaient toutes nos prénotions que nous discutions et tout ce que notre socialisation nous révélait et nous cachait que nous examinions ensemble.
Des binômes bi-nationaux
Malgré l’évidence avec laquelle s’est imposée l’idée de « transnationaliser » l’équipe de recherche, à notre connaissance, la question de la nationalité (et donc des socialisations, capitaux sociaux,…) des chercheurs est rarement abordée en tant que telle mais plutôt éludée. Dans les travaux de Valentina Mazzucato [22] (2009) par exemple, il est fait état des difficultés à obtenir des contacts auprès des migrants ghanéens (l’auteure explique leur méfiance par la concomitance d’enquêtes policières menées alors par les autorités néerlandaises) :
« This [context] made migration a highly sensitive topic in Ghana surrounded by a great distrust of foreigners asking questions about migrants. Working with local research assistants helped assuage the suspicion of local residents. However, the most helpful, indeed crucial, tactic in getting respondents in Ghana to collaborate in our study, was asking the migrants to telephone their network members » (Mazzucato, 2009 : 223).
C’est donc au détour d’une phrase que l’on apprend que l’équipe d’enquêteurs était exclusivement néerlandaise et que l’inclusion d’« assistants » ghanéens dans le projet a été envisagée de façon instrumentale – et finalement abandonnée au profit d’appels téléphoniques plus « tactiques ». Les rares contributions abordant explicitement la question des coopérations avec les partenaires du pays où ils réalisent leurs recherches soulignent avant tout leurs difficultés (Fransen et al., 2011 ; Rubbers & Petit, 2009) au point de noter laconiquement :
« In some cases it will become necessary to change partners for different reasons such as lack of capacity or trust issues » (Fransen et al., 2011 : 17).
Au-delà des enjeux matériels et des instrumentalisations réciproques, rares sont ceux qui parlent du fond de ces coopérations. Dans notre cas, des obstacles (désillusions, âpreté des enjeux financiers, etc.) se sont certes présentés, mais notre approche relevait d’une autre démarche et nous mène aujourd’hui à d’autres conclusions.
En effet, le principe des binômes bi-nationaux a permis à la fois de ne pas être toujours en groupe (au complet), laissant à chacun de l’espace pour se réapproprier l’enquête en dehors du collectif, et de permettre la compréhension mutuelle des différences de normes ou de pratiques. C’est ainsi que Maxime explique :
« Le fait d’être en binôme ça m’a vachement aidé parce que arriver sur un endroit comme Kabel dans une famille en plus, enfin… […] partir avec Fatou, ça évitait deux entrées sur le terrain et ça a vraiment été profitable parce que toi [Fatou] t’étais très intégrée à la famille, du coup ça a un peu détourné l’attention de mon arrivée, ce qui m’a permis un peu de prendre mes marques et tout. Et puis voilà après, j’ai pas mal sollicité [Fatou] pour… pas mal d’interprétations de la vie quotidienne notamment quoi. Parce que pour se repérer sur plein de choses... » [23].
Et même ceux qui étaient critiques au départ ont dit et redit, par oral et par écrit, que les relations d’enquête, au sein des binômes ont été très riches d’enseignements [24], produisant des rapprochements inattendus. Amélie écrit par exemple :
« La collaboration avec Mariem a été fructueuse : je connaissais la partie française de ce terrain multi-situé, elle était déjà venue à Bakel six mois plus tôt et les villageois nous ont accueillies en conséquence. Toutes les deux, avant d’être considérées comme des femmes ou des personnes d’une appartenance particulière (« sérère » pour Mariem, « toubab » pour ma part), nous avons été perçues comme des intellectuelles, urbaines de surcroît […] les signes d’étonnement de Mariem à certains moments ont été un révélateur précieux de la spécificité d’un territoire caractérisé par une forte émigration et une organisation villageoise prédominante, dans une zone où l’État intervient peu […] Par ailleurs, habituée des projets de recherche dans différentes régions du Sénégal, elle s’adaptait aisément et me transmettait certains codes de conduite (qu’elle-même découvrait parfois d’ailleurs en cours de route) » [25].
Et les effets de connaissance ont été partagés au sein de l’équipe : Mariem explique comment elle a aussi appris des choses à travers cette expérience en binôme, notamment :
« […] sur le mode d’organisation au niveau des familles, par exemple, sur l’organisation de la dépense quotidienne. Y’avait des choses qui étaient étranges pour toi [Amélie] et que moi je trouvais normales parce que chez moi aussi c’était comme ça mais y’avait des choses qui étaient étranges aussi pour moi bien que je suis sénégalaise, je vis dans un village mais comme par exemple, le fait ne pas accepter du tout qu’un couple puisse aller construire ailleurs, vivre ailleurs et garder le lien entre la famille, moi j’ai trouvé ça très étrange, vraiment » [26].
Jouer collectif
À plusieurs égards, le dispositif TIMME est un modeste émule de la procédure ECRIS (Enquête collective rapide d’identification des conflits et des groupes stratégiques), mise en œuvre au LASDEL (Laboratoire d’études et de recherche sur les dynamiques sociales et le développement local [27]), basée à Niamey (Niger) autour de Jean-Pierre Olivier de Sardan (Bierschenk & Olivier de Sardan, 1994) – enquêtes qui ne sont pas transnationales mais insistent sur les bénéfices du travail collectif. À ce titre, notre expérience confirme, à sa petite échelle, comment le travail d’équipe confronte chaque enquêteur à « une pluralité de logiques sociales » qui l’aide à sortir d’un point de vue souvent orienté par l’entrée sur le terrain et les accointances qui en découlent. Ce pluralisme des points de vue est beaucoup plus difficile à appréhender en solitaire, où l’ethnographe est « sans cesse menacé de s’identifier à un sous-groupe […] et risque soit de rester extérieur aux divers points de vue locaux, soit de s’enfermer dans un seul d’entre eux » (Bierschenk & Olivier de Sardan, 1994).
On a notamment observé à quel point la réalisation du terrain en binôme amenait chaque participant à effectuer des entretiens avec des acteurs qu’il n’avait pas envisagé de rencontrer, questionnant mécaniquement chaque participant sur ses propres façons de penser et de faire et mettant en évidence un certain nombre de routines (intellectuelles ou méthodologiques) incorporées de façon plus ou moins latente et reproduites de façon plus ou moins consciente. Plus encore, « l’enclicage [28] » que l’enquête nous amenait à interroger était plus large : le groupe auquel nous tendions toujours à nous identifier – et, peut-être plus encore, à être assigné par nos enquêtés – était d’abord celui de notre couleur de peau et de notre nationalité. Sans prétendre dépasser ces difficultés, les échanges au sein des binômes ont permis de poser des jalons pour se demander plus profondément comment notre propre parcours et notre propre personne façonnent nos échanges sur le terrain, nos catégories d’observations et de description, puis d’analyse.
Les effets inattendus de l’ancrage institutionnel du projet
Au-delà de ces atouts, ce dispositif a créé un effet inattendu : des doutes, chez les enquêtés, quant à la nature réelle de l’enquête. Alors que certaines associations avaient reçu tout récemment des financements français (parfois de plusieurs centaines de milliers d’euros) dans le cadre de projets de co-développement, leurs membres voyaient arriver des « enquêteurs », disant réaliser une étude pour « l’Institut de recherche pour le développement » les conduisant à s’interroger : et si c’étaient les bailleurs qui avaient commandité cette enquête ? À plusieurs reprises sur le terrain, cette question ressurgit, non sans biaiser certains entretiens, comme l’explique Vieux Inssa :
« C’est comme si […] les gens savaient que l’IRD allait faire une mission et que la mission allait aller au village […] et [que] ça va avoir un reflet [effet] aussi sur les projets que les gens vont soumettre à la mairie de France ou quelque chose comme ça. Donc ça a participé peut-être à raffermir certains liens [entre les antennes sénégalaises et française de l’association, ici de Kamoa] […] il [un enquêté] est allé jusqu’à appeler les gens de France [les membres de l’antenne française] pour contrôler avant de me parler. Pour voir ce qu’il va dire à peu près. Donc il me dit : « oui j’ai appelé l’autre, on a discuté, maintenant tu peux venir ». Ils ont discuté de quoi ?... C’est ça aussi quoi… pfff. […] ils se sont parlé. […] Donc ils ont dû échanger quelque chose.
Ilka : C’est compliqué !
Vieux Inssa : Oui c’est compliqué, c’est compliqué. Ça, ça influence beaucoup le terrain. (…) Parce que lorsqu’on espère beaucoup de choses de quelqu’un on évite de le mouiller. Est-ce qu’ils n’ont pas fait le lien en disant : si on a un discours très critique sur [l’association] (…) si demain ils déposent des projets à la mairie de France, est-ce que ça va être financé ? et du coup, ça leur retomberait dessus » [29].
L’ambiguïté de l’objet de l’étude et plus encore la confusion produite par l’étiquette « IRD » a sans doute incité certains enquêtés à donner une image très consensuelle des actions des associations et des relations en leur sein. Aussi nos données surestiment-elles probablement la qualité des relations entre les antennes des associations ainsi que l’image dont jouissent, au village, les antennes françaises. Pourtant, ces relations ont souvent été décrites comme conflictuelles et l’équipe a recueilli une profonde insatisfaction du côté des antennes sénégalaises – insatisfaction à analyser, donc, en gardant à l’esprit que les rivalités mises au jour sont sans doute une estimation « basse » de la vivacité des tensions entre antennes francilienne et villageoises. De même, ces doutes sur la nature de l’enquête (commanditée par un organisme de recherche ou par des bailleurs ?) peuvent avoir conduit nos enquêtés à voiler certains écarts par rapport aux règlements, suggérant que l’équipe n’a mis en évidence que les cas de détournements les plus ostensibles [30].
Écrire, oui – mais à combien de mains ?
Par ailleurs, le dispositif reste ancré dans un contexte académique plus large : celui de la recherche française en sciences sociales dont les contraintes n’ont pas manqué d’infléchir la trajectoire du projet – de façon particulièrement prégnante concernant les « produits » issus de cette aventure collective. En effet, si les dispositifs de financement de la recherche (tels que ceux de l’Agence nationale pour la recherche) encouragent la constitution de collectifs de recherche pour la collecte de données, les espaces de coopération dans les phases d’analyse et plus encore d’écriture restent limités. D’une part, la difficulté à produire des articles collectifs est liée au fait que la pratique de l’écriture collective reste moins fréquente en sociologie qu’en économie. D’autre part, la situation des sociologues de l’équipe – tous sans poste au moment de l’enquête – rendait impérieuse la nécessité pour eux de produire des textes non collectifs. Les articles collectifs restent bien moins valorisés que les articles individuels – et à cette étape de leur « carrière », les plus jeunes chercheurs impliqués dans le projet ne pouvaient en quelque sorte pas s’offrir le « luxe » d’investir non seulement leur temps mais aussi leurs matériaux originaux dans un projet éditorial collectif. Ainsi, la plupart des produits issus du projet TIMME demeurent individuels – à commencer par la production de quatre mémoires de master (Dompierre-Major, 2012 ; Grysole, 2012 ; Royoux, 2012) et d’une thèse (Vari-Lavoisier, 2015). Ces travaux portent la marque de ces dynamiques quelque peu contradictoires : ils explorent des problématiques différentes et développent des analyses originales, tout en éclairant chacun à leur manière les questionnements du projet TIMME, c’est-à-dire « comment la mobilité humaine retravaille les façons de faire et de penser le développement à l’échelle locale dans le Sénégal contemporain ? »
Conclusion : la recherche en sciences « humaines »
L’une des beautés de l’expérience ethnographique est sa capacité à surprendre l’ethnographe lui-même, à le transformer : « observateur observé, sujet-objet agissant et agi, le chercheur est, à l’instar de ceux qu’il étudie, un individu collectif dont les représentations évoluent dans leur interaction avec celles des sujets-objets de son étude » (Combessie, 2001). Or la mise en œuvre de ce projet brouillait d’autant plus la frontière entre sujet et objet que les ethnographes étaient amenés à migrer eux-mêmes et à participer à la circulation des façons de dire et de penser.
Ce qui amenait à mesurer à quel point la conduite d’une recherche transnationale, par une équipe franco-sénégalaise, s’inscrit dans des contextes institutionnels – ici dramatiquement asymétriques. Aussi, cette expérience rappelle la nécessité de penser la matérialité des dynamiques intellectuelles : coopérer c’est d’abord créer les conditions concrètes qui permettent l’implication des uns et des autres. Mener une enquête collective entre l’Europe et l’Afrique confronte aux questions, parfois pénibles, de positionality (Faist, 2012). Les difficultés rencontrées pour mener cette enquête, et en particulier pour conserver autant de symétrie que possible entre le Sénégal et la France, ont incontestablement fait partie des enseignements de cette aventure. De la façon dont les ethnographes sénégalais devaient produire une pièce d’identité pour accéder au centre de recherche de Dakar (contrairement aux ethnographes français), jusqu’aux échanges au sein de l’équipe, en langue française et mobilisant largement des références théoriques françaises, la diversité des violences symboliques reproduites par ce dispositif n’a pas manqué de nous faire réfléchir aux multiples canaux par lesquels nationalité, couleur de peau, capitaux symboliques et sociaux s’enchevêtrent. Asymétries qui s’immiscent jusque dans la légitimité à penser la société… sénégalaise, puisque la conception de ce projet reste située en France.
« L’affrontement intime entre conscience morale et projet scientifique n’est jamais aussi fort que lorsque nous décidons de mettre à plat les relations de pouvoir qui traversent l’enquête […]. L’ethnographie suppose d’accepter d’abord d’être bousculé[e] par les nouvelles réalités qu’on ambitionne d’étudier, ensuite d’accepter aussi, ce qui reste rare, d’en faire état et de penser ce remuement » (Bensa, 2008 : 325).
L’analyse lucide des mécanismes par lesquels on se surprend à être un rouage de ce « grand partage » n’est pas anodine ; nos désillusions nous ont aussi appris beaucoup sur les mécanismes reproduisant des inégalités, ancrées dans le temps long. À travers ces obstacles et la découverte d’une réelle volonté de les surmonter, de part et d’autre on a pu éprouver collectivement la complexité et l’ambivalence des relations qui lient Sénégalais et Français.