Les « esprits-lettres » des Sora
En Inde, comme ailleurs en Asie du Sud, les supports du rituel se transforment, se démultiplient et franchissent des frontières sociales, notamment du fait de l’impact exercé par de nouvelles technologies – imprimerie, audio, vidéo – sur le religieux (Babb & Wadley 1995, Dasgupta 2006). Images, musiques et objets cultuels changent tant du point de vue de la forme sous laquelle ils circulent que de leur contenu. On observe alors des mutations des pratiques religieuses et l’émergence de nouvelles formes rituelles (Lutgendorf 1995, Smith 1995).
Chez les Sora, un groupe tribal concentré dans des villages situés au centre-est de l’Inde – à la frontière de l’Odisha et de l’Andhra Pradesh –, on assiste à une reconfiguration des rituels et à la transformation des supports privilégiés du divin du fait de l’appropriation de nouveaux moyens de communication, phénomène couplé avec la conversion au christianisme [1] ou à l’hindouisme [2], et l’essor de nouveaux mouvements religieux endogènes. Pris dans un contexte pluri-religieux, les acteurs tribaux sont amenés à réfléchir sur leurs pratiques rituelles, lesquelles sont invariablement condamnées par leurs voisins de caste et par les missionnaires chrétiens. Confrontés à différents modèles liturgiques, certains élaborent de nouvelles formes cultuelles par lesquelles ils se distinguent à la fois des groupes sociaux dominants et des membres de leur propre communauté. À la fin des années 1930 en Odisha, Mangaya, un instituteur sora devenu guru, procède ainsi à des réformes rituelles radicales ; les rites du mouvement religieux qu’il fonde sont centrés sur le culte rendu à une écriture inventée dont les signes matérialisent des divinités. Ce système graphique est essentiellement utilisé en contexte rituel et l’usage des « esprits-lettres », de même que la manière dont ces derniers sont appréhendés, sont étroitement corrélés au statut religieux de ceux qui les manipulent. La plupart des dévots, qui boivent les caractères alphabétiques sous la forme d’une potion lors des rites, sont incapables de lire les manuels de prières imprimés brandis lors des offices par des spécialistes religieux qui s’arrogent le monopole de l’écrit. Mais de nos jours, les rituels scripturaires suscitent des frustrations et les acteurs opèrent des remaniements pour pallier les insuffisances des puissances alphabétiques.
Les rites ne sont pas des machines atemporelles aux rouages bien huilés qui "marchent" à tous les coups, quelles que soient les motivations individuelles ou collectives des participants (Schieffelin 2007). Ils peuvent parfois "échouer" (Geertz 1957 ; Grimes 1990 ; Hüsken 2007) ou du moins être considérés comme insatisfaisants ou obsolètes, et être alors rejetés, remplacés par d’autres, ou faire l’objet de réajustements. Si le rite affecte les acteurs, ces derniers ne se contentent donc pas de le subir passivement. Soulignant la plasticité et la polysémie des rituels, certains auteurs ont ainsi insisté sur l’importance d’une approche diachronique (Fabre 1987) intégrant le vécu des divers protagonistes (Houseman 2012, Segalen 1998, Wendling 2007) et les manières dont ils s’approprient différents modèles rituels, les critiquent et les réinventent (Colas & Tarabout 2006, Osella & Osella 2006, Højbjerg 2002). À travers l’histoire d’un mouvement religieux sora, il s’agira de s’interroger sur la manière dont un instrument de pouvoir-savoir tel que l’écriture, dès lors qu’il a été « affecté » [3] (Kulick & Stround 1993 : 31) – réapproprié de manière créative – par les acteurs qui s’en emparent, contribue à redéfinir leurs pratiques rituelles et sur les diverses formes de résistance que celles-ci suscitent en retour. On s’intéressera aux mutations générées par l’écriture, aux possibilités liturgiques qu’elle ouvre mais également aux “limites” d’un support qui, de nos jours, est fortement concurrencé par d’autres médiums que l’écriture avait dans un premier temps refoulés loin de la scène rituelle [4].
De la lettre à l’esprit. Appropriation de l’écrit et innovations rituelles
Le rite constitue un objet d’étude privilégié pour penser les modalités d’appropriation par des populations colonisées de l’écriture, un symbole de pouvoir invariablement associé à l’administration coloniale, aux missions chrétiennes et à l’éducation qu’elles dispensent (Street 1993, Barber 2006, Kirsch 2008). En effet, au sein de groupes où l’alphabétisation et la conversion religieuse sont menées de pair – apprendre à lire revient souvent à se convertir et réciproquement (Lévy-Bruhl 1922 : chap. XI-3 ; Probst 1993) – les liens entre religion et écriture et les usages liturgiques qui sont faits de l’écrit sont nombreux. Certains utilisent un tel support pour stocker leur savoir rituel : aux XVIIIe et XIXe siècles des prophètes amérindiens inventent ainsi des écritures pour consigner chants et discours rituels (Déléage 2013). Pour d’autres, il s’agit plutôt de fonder un nouveau corpus de connaissances et de préceptes. Dans le cas des Églises indépendantes africaines au XXe siècle, l’histoire de ces institutions, les visions de leurs fondateurs ainsi que le déroulement des rites sont souvent consignés dans des journaux et registres, textes qui servent parfois de guides aux fidèles. Le texte peut en outre être mis en valeur par la récitation inspirée dont il fait l’objet (Kirsch 2008 : 145-155) ou par des joutes oratoires au cours desquelles les acteurs exhibent leurs compétences (Turner 1967 : II, 83). À l’inverse, l’appropriation du support écrit peut renvoyer à un usage essentiellement iconique. Dans le cas des prophétismes scripturaires africains, toutes les écritures inventées ne sont pas lues et certaines sont d’ailleurs créées par des individus illettrés (Swiderski 1984). On assiste alors à la naissance de « pseudo-écritures indéchiffrables » (Bonhomme 2012 : 1015) permettant de légitimer l’autorité de leur inventeur (Probst 1993). On s’intéressera ici, dans une perspective comparative, au contexte de création de l’écriture sora, forme graphique qui matérialise des esprits et qui constitue le point focal de nouvelles pratiques rituelles.
Tensions religieuses et créations scripturaires
Les groupes tribaux de l’Inde (Adivasi [5]) sont pendant longtemps restés à l’écart de l’écrit sans que ce médium, d’abord associé aux castes, au pouvoir royal, et à la littérature religieuse de l’hindouisme populaire (Carrin 1986), leur soit demeuré inconnu pour autant. Mais c’est pendant la période coloniale que les contacts de ces groupes avec l’écrit s’intensifient, principalement du fait de l’implantation de missions chrétiennes dans les villages. Dans le cas des Santal, Carrin (1986, 1987) montre comment l’introduction de l’alphabet latin par des missionnaires à la fin du XIXe siècle a stimulé une prise de conscience identitaire qui s’est manifestée notamment par une revalorisation des pratiques rituelles : des maîtres d’école, devenant les scribes de leur propre société, comparaient ainsi leurs rites à ceux de leurs oppresseurs hindous et la manipulation de l’écrit a suscité une réflexion critique sur les dieux des autres et sur la notion de purification [6].
Un peu plus tard, chez les Sora, les Santal et d’autres groupes adivasi, ce sont des fondateurs de mouvements religieux qui s’approprient l’écriture en inventant de nouveaux systèmes de signes graphiques [7] autour desquels ils instaurent des réformes rituelles majeures. Dans l’Inde tribale, l’écriture exerce ainsi comme en Afrique (Amselle 2001, Kirsch 2008, Peel 1968, Turner 1967), en Amérique (Dalby 1968, Déléage 2013, Dubelaar & Pakosie 1988) ou ailleurs en Asie (Culas 2005, Smalley, Vang & Yang 1990), une fascination qui nourrit l’imaginaire de personnages charismatiques. Chez les Sora, c’est à Mangaya Gomang, un homme appartenant à la branche des Sudho Sora [8], que l’on attribue l’invention d’une écriture alphabétique en 1936. Après avoir été instituteur puis préparateur en pharmacie, Mangaya devient guru. Il fonde un mouvement religieux qu’il nomme Matharvanam. Ce terme renvoie aux collines où Mangaya aurait « découvert », après avoir obtenu une vision en rêve, les graphèmes d’une écriture inconnue gravée sur une roche. Certains de ses disciples racontent aujourd’hui que c’est face à un cadavre qu’il s’apprêtait à disséquer alors qu’il travaillait dans un hôpital que Mangaya prit conscience de l’importance d’avoir une écriture à soi. Comparant un corps nu, sans vie, prêt à passer au scalpel, à une langue dépourvue d’écriture, il pria pour obtenir une écriture qui permettrait aux siens de se défendre contre le mépris et les sarcasmes. D’autres racontent qu’à la suite de longues discussions avec son beau-père Malia Gomang au sujet de leurs rituels, dont se moquaient les castes voisines, Mangaya décida de « fabriquer » (subja) des « habits pour la parole ».
En parallèle à l’invention d’une écriture, l’instituteur-guru instaure des changements rituels importants tels que l’édification de sanctuaires, la mise en place d’offices réguliers et la condamnation du sacrifice animal. Les spécialistes religieux jusqu’alors chargés des libations de sang et d’alcool sont détrônés par des officiants qui arborent le cordon brahmanique et offrent des substances végétales aux divinités. Le mouvement de Matharvanam s’inscrit ainsi dans la lignée des nombreux mouvements réformateurs tribaux qui prennent leur essor au XIXe siècle en Inde (Singh 1982, Guillaume-Pey 2011). Né en Odisha, le culte de l’écriture sora s’est depuis implanté en Andhra Pradesh et en Assam, où des Sora ont adopté les valeurs diffusées par les officiants formés par Mangaya. Ces derniers sont souvent comparés à des brahmanes par les Sora qui n’ont pas rejoint le mouvement (Guillaume-Pey 2014). Cependant, les rituels des adeptes de Matharvanam sont loin d’être une pâle copie des rites brahmaniques : en témoigne le rôle crucial octroyé à l’écriture dans le culte, médium qui occupe une place particulièrement ambiguë dans l’hindouisme brahmanique où c’est au contraire la parole vive qui est valorisée (Malamoud 2002 [9]).
Chez les Sora, comme chez les Ho et les Santal (Carrin 2002) où l’on observe également des créations scripturaires, la reconfiguration des pratiques rituelles permet aux acteurs tribaux d’élaborer une nouvelle identité religieuse en se distinguant à la fois de l’hindouisme et du christianisme, les grandes religions avec lesquelles ils sont en contact, et des pratiques cultuelles vernaculaires, condamnées à la fois par les castes dominantes et les missionnaires chrétiens.
Ces phénomènes d’invention d’écritures sont ainsi liés à l’émergence de mouvements socioreligieux en opposition à des formes cultuelles allogènes et à des institutions concurrentes endogènes, un phénomène qui a été observé ailleurs. Parmi les populations de langue algonquienne d’Amérique du Nord, Déléage (2013) souligne de même que les processus d’invention scripturaires couplés avec la reconfiguration des pratiques rituelles s’inscrivent dans un contexte de conflit institutionnel. Les prophètes algonquins se dotent d’une écriture et s’inspirent de la liturgie chrétienne en réponse au prosélytisme des missionnaires. Quant aux chamanes ojibwa, navajo et kuna, dont l’initiation, longue et coûteuse, est marquée par la mémorisation d’un imposant corpus de chants rituels, l’invention d’une écriture permet à ces derniers de renforcer leur prestige en s’opposant à des spécialistes rituels concurrents – les chamanes visionnaires – au sein de leur propre communauté [10].
C’est donc au sein de tensions entre des groupes ou des institutions religieuses concurrentes qu’il s’agit de resituer les inventions rituelles qui accompagnent la création de systèmes de signes graphiques et d’appréhender les modalités de diffusion et d’usages d’écritures qui constituent des sources de prestige et d’autorité considérables.
Forger des lettres pour offrir un nouveau corps aux dieux : le choix stratégique de Mangaya
Intéressons-nous à présent à l’alphabet sora (Fig. 1) qui se distingue des écritures régionales officielles – telugu en Andhra Pradesh et odia en Odisha – et de l’alphabet latin, tant du point de vue de la forme des caractères que de leur ordonnancement [11]. Sa création est, on l’a vu, tantôt présentée comme une « découverte » inspirée par une divinité, tantôt comme une « fabrication » motivée par des arguments idéologiques, et en particulier par une volonté de réformer les rituels du groupe.
Fig. 1. Caractères de l’écriture inventée par Mangaya présentés dans un manuel d’apprentissage de la langue sora édité par une ONG de Srikakulam (Andhra Pradesh). Une école, désormais fermée, avait été fondée dans les années 2000 par cette ONG qui s’était fixée pour mission de diffuser l’écriture sora auprès des élèves tribaux de la localité. L’ordonnancement des caractères respecte ici celui des abécédaires qu’on trouve dans les manuels de prières publiés par le mouvement de Matharvanam. Sous chaque graphème créé par Mangaya figure le caractère équivalent dans l’écriture telugu et l’alphabet latin.
L’écriture sora, prise comme un tout, est considérée comme la forme manifestée de Jagannath, avatar de Vishnu qui est une figure religieuse majeure en Odisha depuis la période médiévale. Élevé au rang de divinité tutélaire du royaume des Ganga au XIIe siècle, Jagannath est devenu au XIXe siècle un symbole d’assujettissement et d’oppression pour les marges tribales auxquelles des rajas hindous imposaient le culte (Beltz 2007, Kulke 1978, Banerjee-Dube 2001) [12]. La légende du temple de Puri raconte que Jagannath était autrefois vénéré dans les bois par un chef tribal avant qu’un brahmane envoyé par un roi hindou ne s’empare du dieu et le ramène à Puri où le roi édifie un temple (Geib 1975). Inspiré par ce récit, Mangaya écrivit une suite relatant le « retour » du dieu volé sous une forme alphabétique (akshara brahma) chez ses premiers dévots, identifiés aux Sora [13]. L’écriture est depuis vénérée comme la forme parfaite de Jagannath, par opposition aux statues de bois de Puri, support inachevé du dieu que des disciples de l’instituteur-guru considèrent aujourd’hui comme « vides ».
À la différence de nombreux leaders religieux adivasi, Mangaya ne rejette pas les puissances autochtones au profit d’un culte monothéiste (Guillaume-Pey 2011). L’écriture sora est de fait surnommée « l’écriture des esprits » (sonum sompeng) par les adeptes de Matharvanam résidant en Odisha ; en Andhra Pradesh, des convertis emploient en outre l’expression « esprit-lettre » (nyonan-lipi) pour désigner chaque caractère. Sur les vingt-quatre lettres dont est composée cette écriture, près de la moitié renvoient, selon un principe acrophonique, à une unité phonique correspondant au premier phonème du vocable désignant un esprit (sonum / nyonan [14]), dont la lettre est la forme manifestée. À celles-ci s’ajoutent deux caractères désignant des classes de puissances du panthéon sora : les ancêtres et les divinités tutélaires des spécialistes religieux. Plusieurs graphèmes renvoient en outre à des supports habituellement associés aux esprits tels que le poteau central des habitations, le van à riz, et le pot. Le /P/ est par contre associé à un élément nouveau introduit dans les rites : l’ardoise. Lors des offices, un spécialiste religieux trace les lettres sur ce support en prononçant le nom de l’esprit matérialisé dans chaque caractère. L’officiant – ou un de ses assistant(e)s – lave ensuite l’ardoise à l’eau, recueille le liquide dans un pot et offre à boire quelques gouttes de cette “potion alphabétique” aux participants.
Si la plupart des lettres renvoient à des puissances sora ou à des objets rituels qui leur sont associés, les chiffres correspondent à des divinités empruntées à l’hindouisme : les navagraha, les neuf planètes divinisées de l’astrologie hindoue. Enfin, l’adoption d’un symbole inspiré des schémas anatomiques du cœur, dans lequel les caractères de l’écriture sont souvent tracés (Fig. 2) peut renvoyer au christianisme [15], de même que la lettre /K/ : kitung, terme qui désignait une classe d’esprits chez les Sora mais dont les missionnaires se sont emparés pour traduire le mot « dieu » [16].
Fig. 2. Autel villageois dédié à l’écriture sora et devant lequel sont déposées des offrandes végétales lors des offices. Les graphèmes inventés par Mangaya, préparateur en pharmacie devenu guru, sont peints à l’intérieur d’un symbole en forme de cœur dont le graphisme peut évoquer celui des ouvrages d’anatomie (Andhra Pradesh, 2013).
Photographie : C. Guillaume-Pey.
L’alphabet créé par Mangaya, loin d’être un support neutre, matérialise ainsi des divinités, des objets et des espaces soigneusement sélectionnés, empruntés à différents registres religieux. L’ordre dans lequel ces derniers sont agencés détermine en outre le calendrier rituel du mouvement de Matharvanam. Ce système de signes graphiques, en vertu des puissances ou objets présentifiés par les trente-quatre graphèmes dont il est composé et de leur ordonnancement, constitue ainsi une véritable charte liturgique. Chez les Ho du Bihar, groupe chez lequel on assiste également à la création d’un alphabet dans le cadre de l’émergence d’un mouvement religieux, celui-ci a de même pour vocation de guider les réformes sociales et les rituels (Carrin 2002). Il convient à présent d’examiner comment, dans le cas des Sora, les disciples de Mangaya ont appliqué ce "programme" rituel édicté par leur guru.
Manipuler et penser le corps alphabétique des dieux : des appropriations liturgiques contrastées
Dans les habitations des dévots de Matharvanam, les « esprits-lettres » sont tracés à la craie sur le sol ou sur le mur, à l’emplacement autrefois réservé à d’autres signes graphiques : les peintures rituelles (idisu’ung) qui constituent des “maisons” pour les esprits dans l’espace domestique (Guillaume-Pey 2016). Les villageois placent des offrandes végétales devant les lettres et entourent le portrait de leur inventeur de fleurs (Fig. 3). Contrairement à d’autres systèmes graphiques élaborés dans des groupes adivasi de l’Inde [17], « l’écriture des esprits » est exclusivement utilisée en contexte rituel dans la plupart des villages et sa diffusion est intimement liée au culte qui lui est dédié. Les principaux médiums sur lesquels l’alphabet de Mangaya apparaît sont de fait des supports rituels. Dans les sanctuaires bâtis en Odisha et en Andhra Pradesh, les lettres sont gravées sur une roche recouverte par un dôme en pierre (Fig. 4). Si leur inventeur comparait le premier temple – érigé à Marichigooda – à une « poste », aucune activité épistolaire ne s’y déploie. Les Sora, à la différence des Papous de Nouvelle-Guinée étudiés par Kulick et Stroud (1993), ne sont les récipiendaires d’aucune missive divine [18]. Les potentialités du support écrit sont donc loin d’être toutes exploitées par les dévots ordinaires puisqu’une classe d’officiants formés par Mangaya s’arroge le monopole de l’écrit. Comment est appréhendée cette écriture qui à défaut d’être lue peut être vénérée et bue, littéralement incorporée par les dévots qui absorbent l’eau de lavage d’une ardoise sur laquelle un spécialiste religieux trace les lettres divines ?
Fig. 3. Autel domestique chez un spécialiste religieux (purpurmar) du mouvement de Matharvanam. Les signes alphabétiques sont ici directement tracés à la craie sur le sol. Dans le cadre posé contre le mur, on peut voir un portrait de Mangaya (Andhra Pradesh, 2008).
Photographie : C. Guillaume-Pey.
Fig. 4. Dôme de pierre situé au centre d’un sanctuaire de Matharvanam bâti en Andhra Pradesh. Il abrite une roche dans laquelle a été gravé l’alphabet sora (Andhra Pradesh, 2008).
Photographie : C. Guillaume-Pey.
Des puissances fixées dans et par l’écriture
L’association des esprits à des lettres induit un certain nombre de changements concernant la manière dont ils sont conceptualisés. Le panthéon des Sora est habituellement caractérisé par une grande plasticité, de nouvelles puissances pouvant y être régulièrement intégrées tandis que d’autres sombrent progressivement dans l’oubli. Selon la localité et la période considérée, on peut ainsi observer des variations importantes dans les panthéons villageois (Dumont & Pocock 1959 ; Elwin 1955 : chap. III). La liste des sonum choisis par Mangaya est de fait peu représentative du complexe de puissances auxquelles des Sora de l’Andhra Pradesh qui rejoignent aujourd’hui le mouvement rendaient jusqu’alors un culte. On assiste ainsi à une uniformisation du panthéon, désormais homogène pour l’ensemble des adeptes de Matharvanam, quel que soit leur lieu de résidence.
L’autre conséquence de la fixation des esprits dans l’écriture concerne leur rapport à l’espace. Chez les non-convertis, le paysage est saturé par la présence diffuse de multiples puissances plus ou moins personnifiées dont le mode d’action est pour les acteurs comparable à celui du courant électrique (Vitebsky 1993 : 53). Conçues avant tout comme mobiles, ces forces peuvent cependant être “stockées” dans – ou transiter par – divers supports : éléments paysagers, victimes sacrificielles, images et objets rituels, ou voix d’un spécialiste religieux en transe. Les esprits se donnent ainsi à voir, à toucher, à entendre – en un mot, à expérimenter – par le biais de ces supports, permanents ou provisoires (Guillaume-Pey 2017). Écrire est une manière de fixer des puissances qui désinvestissent alors les espaces du dehors auxquels elles étaient avant tout associées pour se retrouver littéralement “inscrites” dans l’espace villageois. Un officiant de Manukonda, village de l’Andhra Pradesh, explique que depuis que Mangaya a découvert l’écriture, « les nyonan n’errent plus parce qu’ils sont dans les lettres ». Un de ses confrères observe en outre que ces derniers sont devenus bons : ils ne « mangent » plus les villageois. La fixation de ces féroces puissances du dehors dans l’espace villageois aurait donc pour corollaire leur pacification, le potentiel de nuisance conféré aux esprits étant proportionnel à leur degré de mobilité.
La manière dont les dévots de Matharvanam conçoivent les esprits contraste ainsi fortement avec la perception qu’en ont les Sora extérieurs au mouvement. Ainsi, il est parfois difficile pour les nouveaux convertis d’établir un lien entre les « esprits-lettres » et les puissances qu’ils vénéraient jusqu’alors. Entre le discours des officiants rituels (purpurmar) qui ont été les disciples de feu Mangaya [19] et celui des nouveaux adeptes, il existe de fait des écarts significatifs quant à la matière de penser la relation entre les esprits et leur support alphabétique. Les seconds ne semblent pas toujours convaincus par les discours des premiers. Une adepte résidant dans un village de l’Andhra Pradesh où les dévots de Matharvanam sont minoritaires affirme ainsi que les lettres « ne sont pas des nyonan » et explique en outre, à l’instar des chrétiens, avoir « jeté » (sédalé) ces puissances. Pour elle, il ne s’agit donc pas des “mêmes” esprits. Pour des villageois de cette localité, qui jonglent entre les rites célébrés par les Sora qui se réclament de l’hindouisme [20] et par les adeptes de Matharvanam, les puissances vénérées par les uns et par les autres, en dépit de leur appellation commune, sont de fait perçues comme des entités bien distinctes. C’est le cas par exemple pour Karua, un homme qui fréquente les sanctuaires de Matharvanam depuis environ une dizaine d’années sans cesser pour autant de participer aux rituels de sa communauté villageoise. À l’occasion des grandes fêtes hindoues, lors du Dasara par exemple, cet homme rend un culte aux nyonan-lettres mais également au complexe de puissances vénérées par les Sora “hindous”. Malgré la condamnation dont le sacrifice sanglant fait l’objet au sein du mouvement, Karua continue à jouer le rôle de sacrificateur chez ses voisins. Après avoir mis à mort une volaille destinée aux esprits (nyonan) dans son village, il se rend au sanctuaire de Matharvanam le plus proche, une noix de coco à la main. Sur le chemin, lorsque je lui demande si le fruit est destiné aux mêmes esprits que le coq précédemment sacrifié, il répond par la négative.
La lettre contre la transe : la dissolution d’un espace discursif
La perception des « esprits-lettres », de même que les usages qui en sont faits, sont étroitement corrélés au statut rituel de ceux qui les manipulent. La plupart des dévots sont incapables de lire l’alphabet auquel ils rendent un culte. De fait, écriture et lecture sont des compétences transmises au sein d’une classe de spécialistes religieux (purpurmar) qui détiennent les ouvrages [21] et manuels de prières écrits par Mangaya. Ces livrets dédiés à la fois à l’apprentissage de l’écriture et à la transmission du culte qui lui est rendu comprennent un abécédaire, le récit de sa découverte, et un ensemble de prières et d’hymnes, récités ou chantés lors des offices. Les aspirants à la prêtrise apprennent à lire et à écrire sous la tutelle d’anciens disciples de Mangaya au sanctuaire de Marichigooda, village où l’écriture est apparue à leur guru et qui est toujours considéré comme le centre rituel du mouvement. Les spécialistes ainsi formés sont chargés de diffuser le culte dans leur localité. En Andhra Pradesh, de jeunes officiants se rendent une fois par semaine dans les villages où le culte n’est pas encore implanté pour y donner des « cours du soir » et célébrer des offices le matin suivant. Dans ces cours, il est moins question d’apprendre à lire et à écrire aux nouveaux adeptes que de leur enseigner des chants dévotionnels (bhajan) louant l’alphabet (Fig. 5). Lors des offices célébrés dans les sanctuaires, des purpurmar vêtus comme des brahmanes entonnent des chants devant la pierre où sont gravées les lettres, lesquels sont repris en chœur par les dévots assis à l’extérieur. Puis, les officiants sortent du sanctuaire une lampe au beurre clarifié à la main et les participants passent leurs mains au-dessus de la flamme, geste également effectué dans les puja hindoues. Les spécialistes distribuent ensuite des offrandes végétales – bananes, riz et noix de coco – aux participants et leur font boire les lettres.
Fig. 5. Cours du soir au village de Gonantri où les dévots s’apprêtent à entonner des chants dévotionnels (bhajan) rythmés par des tabla, à la gloire de l’alphabet inventé par leur guru Mangaya (Odisha, 2007).
Photographie : C. Guillaume-Pey.
Fig. 6. Pendant qu’un purpurmar chante les prières consignées dans un livret, un autre spécialiste trace les lettres à la craie sur une ardoise lors du rituel célébré tous les jeudis par les dévots de Matharvanam (Odisha, 2017).
Photographie : C. Guillaume-Pey.
Fig. 7. Le purpurmar qui a tracé les graphèmes lave ensuite l’ardoise et recueille l’eau de lavage dans un pot (Odisha, 2017).
Photographie : C. Guillaume-Pey.Vidéo 1. Jeune femme offrant à boire la ‘‘potion alphabétique’’ (pajingda’a) aux dévots présents (Odisha, 2017).
Réalisation : C. Guillaume-Pey.Dans ces performances où les gestes effectués, les vêtements des officiants, le choix des offrandes et la répartition spatiale des participants sont indéniablement inspirés d’un modèle de ritualité hindou, on assiste en outre à une reconfiguration des modes de communication avec les esprits, ce qui entraîne l’exclusion des femmes de la prêtrise et une redéfinition des interactions entre spécialistes rituels et dévots ordinaires. Le seul mode d’incorporation des esprits considéré comme légitime est l’absorption d’une potion alphabétique. La possession, pratique qui à l’instar du sacrifice sanglant est associée à des groupes de bas statut en Inde, n’a pas sa place dans les offices hebdomadaires. L’une des conséquences majeures de la sacralisation de l’écrit est donc la délégitimation d’un genre oral dont le rôle était jusqu’alors crucial dans les rituels : les dialogues avec les esprits (Vitebsky 1993, Guillaume-Pey 2011).
Ces dialogues, organisés lors des rites agraires, funéraires et thérapeutiques, réunissent un cercle plus ou moins large de participants autour des kuram (n. m.) / kuramboy (n. f.), spécialistes qui offrent leurs voix aux esprits. Si ces officiants occupent le devant de la scène rituelle, les non-spécialistes y jouent néanmoins un rôle crucial : en orientant par leurs questions le déroulement des dialogues, en prenant soin du corps du spécialiste en transe et, plus généralement, en veillant au bon déroulement du rituel, ce sont eux qui rendent la performance des spécialistes possible. Les kuram sont d’ailleurs loin d’être les principaux garants d’une quelconque "norme rituelle" puisque ce sont invariablement des personnes ordinaires, généralement les bénéficiaires du rite, qui s’efforcent de maintenir une certaine discipline et rappellent à l’ordre les spécialistes eux-mêmes lorsqu’ils estiment que les kuram ne jouent pas correctement leur rôle. En outre, ceux qui incarnent la parole des esprits n’ont pas le monopole de l’interprétation. Ainsi, lors des rites de cure, l’ensemble des participants est activement engagé dans le processus réflexif qui permet de donner sens à l’infortune, lequel se déploie aussi bien pendant la séance de possession (tédung) qu’en amont et en aval du rite. Une fois la séance terminée, en effet, le processus interprétatif ne s’arrête pas brutalement, il “déborde” du rite (Guillaume-Pey 2011). La parole du médium laisse des choses en suspens et les participants se chargent d’interpréter celle-ci lorsqu’elle est jugée équivoque ou incomplète. Ainsi, le tédung – terme qui signifie « découvrir », « révéler » – ne permet de mettre à jour l’étiologie du mal et les moyens d’y remédier que dans la mesure où les participants reprennent et complètent la part d’opacité inhérente à la parole du kuram dont on dit parfois « qu’il ment » durant le temps où il est « pris » par les esprits.
Les spécialistes formés par Mangaya condamnent l’usage de la possession de même que le sacrifice sanglant. À la fin des offices, ils invitent parfois les dévots à se détourner des kuram, arguant que ces derniers extorquent de l’argent à leurs clients incultes sans avoir le pouvoir de remédier à leurs maux. À l’instar des pasteurs baptistes – leurs concurrents directs – ils les traitent de voleurs et insistent sur le fait qu’ils ne sont pas « éduqués » (saduele). Au niveau du style, la rhétorique des purpurmar se distingue peu de celle des pasteurs, mais les arguments donnés diffèrent sensiblement. Si les kuram sont condamnés, ce n’est pas en vertu de leur complicité avec des puissances diabolisées mais de par la manière dont ils entrent en communication avec elles, laquelle est jugée impure. La prétention des kuram à accueillir les esprits dans leur corps propre en leur offrant leur voix est rejetée, de même que d’autres techniques de divination, telle celle consistant à interroger les esprits à l’aide de feuilles et de grains de riz. Les purpurmar manipulent quant à eux les caractères alphabétiques pour établir des prédictions. Cet usage mantique de l’écriture [22] rapproche le purpurmar de la figure de l’astrologue hindou, parfois très populaire dans les groupes tribaux (Guillaume-Pey 2005). Les spécialistes rituels, qui imposent le chant et la prière aux dévots ordinaires tout en se réservant l’accès à la lecture des manuels et ouvrages écrits par Mangaya, se distinguent ainsi des kuram en pointant leur ignorance, ici synonyme d’analphabétisme. C’est donc autour de l’écriture, symbole de pouvoir que Mangaya s’est approprié et dont ses disciples contrôlent désormais la diffusion, que les positions de chacun sont délinéées. Et le rejet de la parole du possédé signe de fait la dissolution d’un espace discursif où la réflexivité des acteurs pouvait se déployer.
Des pierres qui poussent. Vers un émoussement du charisme de la lettre ?
L’écriture sora, considérée à la fois comme la forme achevée de Jagannath, le support des puissances du panthéon sora qui prennent corps dans les lettres et celui des planètes divinisées de l’astrologie hindoue incarnées dans les chiffres, apparaît de prime abord comme une création particulièrement ingénieuse combinant des éléments empruntés à différents registres religieux. Mais ce divin bricolage orchestré par un intellectuel sora, aussi astucieux soit-il, est-il vraiment efficace aux yeux des dévots illettrés lorsqu’il s’agit d’entrer en contact avec leurs ancêtres ou des esprits associés à la localité ? Dans un groupe où les esprits s’incarnent habituellement dans une multiplicité de supports, où les vivants communiquent avec les défunts par l’intermédiaire d’officiants qui leur prêtent leurs voix et où les morts sont associés à des supports concrets tels que des pierres badigeonnées de sang sacrificiel, on peut, en effet, se demander si une écriture “bonne à boire” mais pas “bonne à lire” constitue un support rituel entièrement satisfaisant lorsqu’il s’agit de communiquer avec le divin, et plus largement, de lui offrir un corps. Certaines observations faites en contexte funéraire et lors des offices hebdomadaires célébrés aujourd’hui par des adeptes du mouvement de Matharvanam amènent à en douter. Intéressons-nous à présent à des innovations rituelles récentes qui se déploient autour de l’adoption de nouveaux supports rituels.
Rendre aux ancêtres leur corps de pierre
Dans certains villages, l’écriture est fortement concurrencée par d’autres supports rituels qu’elle avait détrônés et autour desquels émergent de nouvelles formes liturgiques. La réintroduction de ces supports par des dévots ordinaires marque un nouveau tournant dans l’histoire du mouvement de Matharvanam au sein duquel on assiste, semble-t-il, à un certain émoussement du charisme de la Lettre et à une remise en question du pouvoir exercé par la classe d’officiants qui contrôlait jusqu’alors la diffusion de l’écriture.
Chez les dévots de Matharvanam, où les ancêtres sont matérialisés par un caractère alphabétique, les secondes funérailles (guar) disparaissent. Lors de ce rite, célébré une fois par décade pour les morts appartenant à la même unité de culte inter-villageoise, les restes des défunts – cendres et débris d’os – sont exhumés du champ de crémation (ketelo) et transportés dans un espace funéraire plus proche du site habité où un cercle de stèles brutes est érigé : le « jardin de pierre » (ganuar). Des sacrifices de buffles et des dialogues avec les morts ont lieu dans cet espace. À l’issue de ce rituel, les morts récents, affamés et malveillants (kulba), sont transformés en ancêtres nourriciers (elda). Mais, à l’instar des chrétiens, les disciples de Mangaya cessent de célébrer ce rituel au cours duquel les vivants conversent une dernière fois avec leurs morts. Chez les premiers, Vitebsky (2008) a fait une remarquable analyse des moments de détresse affective, de silences ponctués de larmes, durant lesquels les convertis tentent d’exprimer leurs sentiments envers leurs parents défunts, qu’ils ne parviennent à oublier faute d’un accompagnement rituel adéquat.
Fig. 8. Sanctuaire de Matharvanam bâti en 2003 près de Seethempeta (Andhra Pradesh) sur le modèle du premier bâti à Marichigooda en Odisha (2008).
Photographie : C. Guillaume-Pey.On peut observer des troubles similaires chez des dévots de Matharvanam, en particulier chez les nouveaux adeptes. Lorsqu’ils évoquent leurs défunts, ces derniers se plaignent de ne plus pouvoir converser avec eux. Le fait d’ignorer l’état émotionnel dans lequel se trouvent les morts et la suppression des secondes funérailles constituent une source d’inquiétude plus ou moins intense pour leurs proches. Ces dernières années, émergent de nouvelles pratiques rituelles en réaction contre les frustrations générées par le culte de l’écriture. Dans certains villages distants du centre rituel du mouvement, on observe ainsi des pratiques funéraires peu orthodoxes qui ne sont pas sans évoquer les secondes funérailles autrefois célébrées. C’est le cas dans trois villages de Srikakulam, près desquels un sanctuaire de Matharvanam a été érigé en 2003 (Fig. 8). Sur les pentes de la butte au sommet de laquelle il trône, émergent çà et là de la végétation quelques pierres brutes qui font inévitablement songer à celles d’un ganuar. Une jeune villageoise qui me conduit dans cet espace désigne une des stèles en disant : « Tu vois la pierre à côté de l’assiette [23] ? C’est notre sœur aînée (kaké). Elle est morte il y a trois ans ». Des villageois ont décidé d’organiser un rituel quelques années après la mort de leurs proches au cours duquel, à l’instar du guar, une pierre matérialisant le défunt est érigée. L’échelle à laquelle ce rite est célébré est toutefois beaucoup plus modeste puisque c’est ici le groupe domestique et non un groupement inter-villageois qui prend en charge l’organisation de la cérémonie. Toutefois, lors de certaines fêtes hindoues, les habitants des trois villages situés à proximité du sanctuaire vont honorer leurs ancêtres de concert. Ceux qui ont planté une pierre pour leurs défunts vont alors déposer des offrandes végétales près de la stèle. La lettre apparaît ici comme un support insuffisant pour matérialiser les ancêtres et c’est autour de la pierre, support par lequel ils étaient présentifiés autrefois, que se cristallise l’attention des vivants en contexte funéraire.
Faire parler les lettres et converser avec leur inventeur
Fig. 9. Termitière avec le symbole en forme de cœur dans un sanctuaire villageois. L’officiant chez qui elle est apparue fait des offrandes de fleurs et de grains de riz cru mélangés à du curcuma (Odisha, 2013).
Photographie : C. Guillaume-Pey.Fig. 10. Pierres qui ont ‘‘poussé’’ au pied d’un arbre duquel a jailli du lait pendant quarante-cinq jours. La première lettre de l’alphabet sora, /SA/, est gravée sur la plus grosse (Odisha, 2013).
Photographie : C. Guillaume-Pey.En Odisha, dans des villages plus proches du centre rituel de Matharvanam, de nouveaux supports ont de même étaient introduits par des dévots ordinaires. À Lauguda une termitière portant le symbole en forme de cœur dans lequel est habituellement tracée l’écriture est « apparue » (dungnayté) il y a quelques années dans la maison d’un homme, devenu depuis un médiateur privilégié avec les esprits (Fig. 9). Et à Gulumunda, deux pierres ont “poussé” au pied d’un arbre en septembre 2012 (Fig. 10). Un homme me montre une photo sur son portable où l’on voit un liquide blanc jaillir de l’arbre. Il explique que pendant quarante-cinq jours, du lait en a coulé et que les pierres ont poussé à l’endroit où ce liquide est tombé. « Elles ont déjà grossi depuis l’an dernier », précise-t-il. La première lettre de l’alphabet sora est gravée sur la plus grosse. Le moment où les pierres sont sorties de terre coïncide avec le retour de la possession dans ce village. En août 2013, j’assiste à un office hebdomadaire qui débute de manière “classique” par des chants rituels mais s’achève de manière totalement inattendue : un homme et une femme brandissant épées, haches, arcs et flèches se livrent à des danses (Vidéo 2) avant de s’effondrer, possédés. Des clients, venus des villages alentour, s’assoient près des médiums pour parler avec les puissances auxquelles ils prêtent leur voix (Fig. 11). Ces dialogues, durant lesquels les villageois exposent leur infortune – et les interactions qui les sous-tendent – rappellent les séances de divination (tédung) organisées par les Sora qui ne vénèrent pas l’écriture.
Vidéo 2 : Médium en transe dansant avec un arc et une hache lors d’un office hebdomadaire (Odisha, 2013).
Réalisation : C. Guillaume-PeyFig. 11 . Après avoir dansé, la médium s’apprête à recevoir ses clients, assistée par son époux et par une femme du village (Odisha, 2013).
Photographie : C. Guillaume-Pey.Outre le fait de répondre de manière personnalisée aux attentes de leurs clients, les trois médiums qui officient dans ce village – deux femmes et un homme – apparaissent comme de nouveaux garants des traditions qu’ils contribuent à changer puisqu’ils ne sont pas simplement possédés par les ancêtres de leurs clients mais par des puissances qui constituent un emblème d’autorité majeur pour les dévots de Matharvanam. Il devient possible, en effet, de dialoguer avec les diverses puissances incarnées dans les lettres par leur intermédiaire, y compris avec Jagannath et l’inventeur de l’alphabet sora lui-même. Les villageois ont ainsi décidé d’organiser chaque année le 16 juin, date de naissance de Mangaya, une séance de possession pour converser avec leur feu guru. La possession, réhabilitée par les villageois, offre ainsi aux acteurs un cadre discursif qui constitue un terreau propice à l’innovation rituelle. Après la séance de possession célébrée ce jour-là, les villageois discutent de la possibilité d’organiser un nouveau rite à l’occasion du prochain Rath Yatra, la fête annuelle dédiée à Jagannath qui est célébrée en grande pompe dans toute la région. Un mois auparavant, lors du premier jour du Rath Yatra – qui correspond à la sortie en char de Jagannath – la « mère » du dieu est venue réclamer ses « enfants », la première étant identifiée à la termitière de Lauguda, les seconds aux pierres qui ont “germé” au pied de l’arbre. Lors de la présente séance de possession, Jagannath, matérialisé par la pierre portant la première lettre de l’alphabet, a exprimé le souhait d’être réuni avec sa « mère » et son « père », lequel est associé à la pierre de Marichigooda sur laquelle Mangaya a “découvert” l’alphabet gravé. Les villageois répondirent au dieu qu’ils n’avaient pas de char pour le transporter chez ses « parents » mais lui promirent d’en trouver un pour le prochain Rath Yatra. Ils souhaitent organiser ce rite en collaboration avec ceux de Lauguda et de Marichigooda qui, espèrent-ils, accepteront d’apporter leur contribution financière. L’organisation d’un yatra entre ces trois villages signerait, de fait, la reconnaissance par les disciples de Mangaya d’un centre religieux émergeant où officient des médiateurs porteurs de normes rituelles alternatives.
Le débranchement du registre rituel en question
En parallèle à la réintroduction de supports rituels préalablement évincés par l’écriture, la diffusion du mouvement de Matharvanam passe aujourd’hui par l’adoption de nouveaux médias. Kamesh, un jeune instituteur sora de Srikakulam qui officie en tant que purpurmar dans son village, a ainsi investi ses économies dans un projet d’enregistrement de chants rituels sur cassettes audio et sur CD pour diffuser le culte de l’écriture. Il interprète certains chants dédiés à l’alphabet, mêlant sa voix à celle de Stephen, un chanteur sora chrétien très populaire. La vidéo qui accompagne le CD, et que Kamesh présente comme son « making-of », montre une réunion à laquelle des centaines de Sora venus d’Odisha, d’Andhra Pradesh et d’Assam ont participé en 2009 pour discuter des clivages religieux au sein du groupe, que beaucoup considèrent comme un des principaux obstacles endiguant l’amélioration de leur statut dans la société des castes. D’influentes figures de la communauté sora étaient réunies pour l’occasion : le fils aîné de Mangaya, le chanteur sollicité par Kamesh, un instituteur chrétien qui a récemment inventé un autre système d’écriture pour transcrire le sora, et deux leaders politiques sora ayant occupé la fonction de membre de l’Assemblée législative (MLA) en Odisha et en Andhra Pradesh. L’un d’entre eux est également leader d’un mouvement réformateur sora dont le fondateur prétendait être l’incarnation d’un être suprême ayant eu pour précédents avatars Socrate, Jésus et Bouddha. Kamesh et quelques purpurmar résidant dans des villages pluriconfessionnels, considérant que la diffusion de l’écriture sora est le meilleur moyen de préserver leur langue, ont décidé à la suite de cette réunion d’apprendre l’alphabet à de jeunes Sora éduqués, quelle que soit leur religion. Ces derniers sont chargés de l’enseigner à leur tour aux enfants de leur village lors des vacances scolaires. Ainsi, la transmission de l’écriture de Mangaya ne s’effectue plus exclusivement en contexte rituel par le biais de ses disciples.
Ces derniers soutiennent les initiatives de Kamesh bien qu’elles restreignent de fait leur contrôle. Beaucoup, en effet, sont aujourd’hui favorables à la diffusion des « esprits-lettres » sur des supports "modernes" hors contexte rituel, projet qu’ils jugent préférable à la diffusion d’une écriture concurrente, inventée en 1997 par Ravi Gomango, un instituteur sora chrétien de Srikakulam. Ce dernier a élaboré un système de transcription du sora à partir de vingt-six caractères de l’écriture telugu remaniés par l’ajout de quelques signes diacritiques. Depuis 2005, Ravi bénéficie du soutien du gouvernement pour distribuer ses manuels scolaires en sora dans des écoles de l’Andhra Pradesh. Des disciples de Mangaya, inquiétés par son succès, ont demandé à l’instituteur de renoncer à son écriture pour adopter la leur. Ravi considère avec un brin de condescendance l’association des dieux à des lettres et se gausse des disciples de Mangaya « qui n’ont aucune notion de linguistique ». Cependant, il n’est pas réfractaire à l’idée d’adopter leur écriture, si du moins ces derniers l’autorisent à y apporter quelques modifications. Les réunions se multiplient sans que les deux partis soient parvenus à un accord. Jusqu’à présent, les disciples de Mangaya refusent de laisser Ravi retoucher leur écriture, prétextant que celle-ci est la forme parfaite, achevée, de Jagannath.
Remarques conclusives
Avec l’invention d’une écriture, on assiste chez les Sora à l’émergence d’un mouvement religieux dans le cadre duquel les acteurs introduisent des changements rituels importants. Si, à bien des égards, les dévots de Matharvanam alignent leurs pratiques sur celles des brahmanes dont les purpurmar portent le cordon, leurs rituels sont loin d’être une réplique des rites brahmaniques pour autant. Comme certains auteurs l’ont observé dans d’autres contextes en Inde (Colas & Tarabout 2006), le modèle de ritualité hindou choisi est ici adapté, retravaillé par les acteurs. Les processus de transferts impliquent une réflexion sur ses propres traditions comme sur celles des autres, qu’il s’agit, même lorsqu’elles sont prises pour modèles, d’améliorer (Osella & Osella 2006, Vignato 2006). Mangaya, en inventant un support rituel qui condense des symboles de pouvoir majeurs – l’écriture, des divinités hindoues et des puissances vernaculaires – s’inscrit dans une telle démarche. Au sein de ce panthéon reconfiguré, où Jagannath occupe une place centrale, la forme alphabétique prise par cette ancienne divinité royale est vue comme son support ultime, supérieur aux statues vénérées dans les temples hindous – formes du dieu que les adeptes déclarent inachevées et vides.
À l’issue de ce divin bricolage, l’écriture inventée par Mangaya apparaît comme un emblème identitaire qui est vénéré, brandi, mais demeure fort peu lu puisque la plupart des dévots sont incapables de reconnaître les caractères qu’ils absorbent durant les rituels. Si dans les tribus de l’Inde, l’invention de systèmes graphiques a parfois encouragé l’émergence d’une littérature militante, pour les dévots de Matharvanam, les lettres, détournées de leur usage ordinaire, ne signifient rien au-delà d’elles-mêmes. L’écriture sora, peu diffusée hors contexte rituel, a ainsi provoqué des réactions parmi l’élite éduquée, telle celle d’un instituteur chrétien auquel les disciples de Mangaya refusent de donner la possibilité d’offrir un nouveau corps à leurs dieux en retouchant les lettres. La diffusion de l’écriture jusqu’alors contrôlée par une classe d’officiants – et sa problématique “échappée” du rituel – suscite aujourd’hui des débats au sein du groupe, qui ont favorisé l’adoption de nouveaux médias pour en diffuser le culte. Les changements rituels instaurés par Mangaya et imposés par ses disciples ont par ailleurs déclenché résistances et frustrations parmi les adeptes illettrés qui se contentent de "boire" les lettres. On observe des dissonances entre le discours des spécialistes et des dévots ordinaires et c’est aujourd’hui au tour des seconds d’innover en se réappropriant des supports rituels rejetés par les premiers. En réhabilitant la possession, ils reconstruisent des schèmes relationnels et une structure énonciative propices au déploiement d’une démarche réflexive, laquelle peut aussi bien conduire à la résolution de cas d’affliction personnelle qu’à la création de nouveaux rites.