Introduction
Les recherches collectives sur le mouvement altermondialiste ont accompagné sa naissance officielle à Seattle en 1999 puisque la première fut réalisée par une équipe états-unienne l’année suivante, en novembre 2000, à l’occasion du contre-sommet à la Conférence des Nations unies sur les changements climatiques tenue à La Haye en Hollande. Elles vont, à partir de là, se multiplier jusqu’en 2007 avant de décroître de façon très significative par la suite, à l’exception de celle conduite par un groupe franco-sénégalais lors du Forum social mondial (FSM) de Dakar en 2011 (Siméant et al., 2015). En dix ans d’épisodes contestataires, une vingtaine d’enquêtes collectives ont été réalisées lors de forums sociaux mondiaux ou continentaux, parmi lesquelles les Européens font jeu égal avec les Nord-Américains [1], tandis que l’on compte une équipe australienne et une seule « du Sud », avec les enquêtes périodiquement réalisées aux FSM par l’institut de recherches brésilien Ibase [2] (Sommier, 2015 : 25) (voir le tableau 2015). Trois raisons principales expliquent sans doute que les Européens occupent cette place de choix, suffisamment inédite dans le paysage académique international pour être notée. D’une part, le Vieux Continent a été objectivement le plus concerné par les premières contestations de la mondialisation néolibérale. Les autorités nationales et européennes vont alors commanditer (et donc financer) nombre de rapports et d’études, ce qui, évidemment, ne sera pas sans incidence sur leur orientation, comme nous le verrons. Enfin, après les nouveaux mouvements sociaux (NMS), l’altermondialisme a constitué le terrain privilégié d’investigation des sociologues européens des mouvements sociaux qui y trouvèrent l’occasion de s’affirmer dans une spécialité disciplinaire sous hégémonie de leurs collègues américains.
C’est plus vrai encore des Français, une UMR, le CRPS (Centre de recherches politiques de la Sorbonne, désormais CESSP-Sorbonne) devenant un laboratoire pilote sur la question par la réalisation de 4 enquêtes à l’occasion de la mobilisation contre le G8 d’Évian, au printemps 2003, du deuxième Forum social européen (FSE) en Île-de-France à l’automne de la même année, aux FSM de Nairobi (janvier 2007) et de Dakar (février 2011). Trois d’entre elles ont eu recours, comme les autres (mais pas seulement), à la méthode du sondage en manifestation, l’INSURA (INdividual SUrveys during RAllies), requérant des forces collectives qui seront regroupées dans le GRAAL (Groupe de recherche sur l’activisme altermondialiste) dont on se propose ici de retracer l’histoire. Sa genèse et son fonctionnement d’abord, dans un contexte marqué à la fois par la restructuration du laboratoire d’accueil à mon instigation, en étant devenue la directrice, et l’émergence de la nouvelle cause altermondialiste, un double contexte qui rend compte du choix d’un acronyme hautement révélateur de l’isomorphisme entre celle-ci et le groupe qui l’étudiait. Ensuite sa disparition et la participation du centre de recherche à des dispositifs très institutionnels de recherches comparées sur l’altermondialisme, en particulier sous l’égide du 6ème PCRD qui, à bien des égards, a constitué un contre-modèle à celui imaginé et vécu de façon éphémère par le GRAAL, avant que ce dernier ne soit d’une certaine manière reproduit pour la dernière enquête de ce type réalisée lors du Forum social mondial de Dakar en 2011 (Siméant et al., 2015). En raison de la position à la fois scientifique et institutionnelle qui fut la mienne au cours de ces enquêtes, l’article comporte nécessairement une dimension personnelle si ce n’est réflexive puisqu’elles accompagnèrent mon premier mandat à la tête de l’unité et virent la mutation des conditions de la recherche publique dans un contexte de mobilisation dont j’étais en même temps partie prenante.
L’enquête collective, une utopie communautaire
Ce titre, partiellement emprunté à Paul-André Rosental (2005 : 31), illustre parfaitement l’expérience éphémère qui sera celle du GRAAL dans le contexte de montée en puissance de la nouvelle cause altermondialiste dans notre pays et de bousculement des hiérarchies universitaires. On pourrait dire en filant la métaphore des légendes arthuriennes que les recherches qui y furent conduites relevaient à la fois de l’espoir d’un monde (académique) meilleur et de la quête initiatique d’un savoir.
Un double statu nascenti
Avant d’être formalisée par Pierre Favre, Olivier Fillieule et Nonna Mayer (1997), l’INSURA (INdividual SUrveys during RAllies) n’avait été utilisée qu’en de rares occasions [3]. Cette méthode se systématise au fil de l’émergence de la nouvelle cause contre la mondialisation néolibérale qu’elle accompagne depuis le travail pionnier de Della Porta (et al.) lors de l’anti-G8 de Gênes de l’été 2001 (Andretta et al., 2002), puis du premier Forum social européen tenu à Florence à l’automne 2002. Ayant assisté à cette dernière enquête, je décidai de la reproduire pour le suivant, en 2003, qui allait se dérouler en région parisienne. Je venais en effet de prendre la direction du Centre de recherches politiques de la Sorbonne (CRPS, UMR 8057) en dépit du triple handicap que constituaient ma position de femme, qui plus est maîtresse de conférences et non pas professeure, et d’une évaluation mitigée de l’unité de l’époque, considérée essentiellement par les tutelles comme une collection de mandarins entourés de leurs écuries de doctorants. Engager une politique volontariste de création d’un véritable collectif de recherche à travers la mise en place de séminaires réguliers (au moins 3 par mois) et d’enquêtes collectives constituait un enjeu à la fois institutionnel (pour continuer à recevoir l’onction du CNRS) et personnel pour m’imposer dans un univers masculin et professoral.
Ce qui allait devenir le GRAAL, composé principalement de doctorants, naquit de cette collision entre l’état naissant de l’altermondialisme et celui du nouveau CRPS. Cette notion, forgée par Francesco Alberoni (1968) à partir de celle de statu nascendi de Max Weber pour qualifier le moment de naissance d’une nouvelle formation sociale, désigne un rassemblement, par nature transitoire, d’individus portés par un projet à dimension utopique en opposition à une institution et à ce titre, unis par des sentiments d’enthousiasme, de solidarité et de communion. Elle traduit bien ce qu’était alors le mouvement social altermondialiste, particulièrement dans notre pays compte tenu des deux événements qui s’y préparaient (la mobilisation anti-G8 à Évian des 1er, 2 et 3 juin 2003 et le second Forum social européen du 12 au 15 novembre 2003), dans une période marquée par une forte mobilisation (post-21 avril 2002 [4], personnels de l’éducation nationale, intermittents, etc.). Et les chercheurs s’y ruèrent en masse, soit, pour les plus âgés, comme activistes et potentiels leaders soit, surtout chez les jeunes, comme jeunes chercheurs, soit les deux à la fois… Les enquêtes que ce mouvement suscita furent aussi le cristallisateur du développement et de l’affirmation d’une sociologie proprement européenne des mouvements sociaux, en Italie [5], en Allemagne [6], en France, etc. Elle était en France en cours d’affirmation autour d’une même génération, issue de la science politique, qui venait d’accéder à des fonctions de maître de conférences ou de chargé de recherche, en particulier avec le Groupe d’études et de recherches sur les mutations du militantisme (GERMM) créé en 1994 par Nonna Mayer et Olivier Fillieule, bientôt rejoints par Eric Agrikoliansky [7].
Lorsque l’appel aux bonnes volontés fut lancé, à partir du CRPS mais aussi au-delà, grâce à ces deux collègues et amis, il reçut un écho immédiat auprès de jeunes doctorants enthousiastes à l’idée de s’engager dans une enquête collective sur un mouvement social qui avait alors le vent en poupe et, il faut le reconnaître, la sympathie des observateurs. Ils y voyaient aussi le moyen de briser la solitude que l’exercice de doctorat induit nécessairement et de connaître, enfin, une expérience de recherche collective à monter de A à Z. L’équipe, constituée d’une vingtaine de personnes, rassemblait surtout des politistes, et des sociologues travaillant soit sur un mode d’action (par exemple la grève ou l’expertise), soit sur une famille de mouvements sociaux (par exemple le syndicalisme, les ONG de défense des droits de l’homme, etc.), chacun apportant ainsi ses connaissances particulières pour éclairer ce qui se présentait comme un « mouvement de mouvements ». Dépassant les frontières du CRPS, il fallait lui trouver un nom ; ce fut le GRAAL, pour Groupe de recherche sur l’activisme altermondialiste. À distance, l’acronyme paraît doublement révélateur. D’une part, il éclaire les attentes presque eschatologiques de la cause et, pourquoi le nier, la porosité pour ne pas dire la circularité entre activistes et chercheurs. D’autre part, et peut-être plus encore, l’appellation du groupe était très fidèle à son « esprit », isomorphique à bien des égards avec le militantisme étudié, par son caractère composite et juvénile, ses modes de fonctionnement où l’égalitarisme, l’informalité et le dépassement des hiérarchies étaient de rigueur, à la manière dont Roger Chartier aurait introduit une nouvelle forme de travail collectif au Centre de recherches historiques dans la seconde moitié des années 1970 (Martin-Fugier, 2005).
Ainsi le protocole d’enquête fut-il patiemment et collectivement élaboré au cours de joyeuses réunions d’une journée entière où chacun « selon ses moyens » apportait nourritures célestes (intellectuelles) et terrestres nous permettant de pique-niquer pour ne pas interrompre le brainstorming ni pénaliser les moins fortunés. Transportés par la préparation de l’enquête, sa conduite puis ses résultats, nous nous appliquâmes à y trouver une suite dans l’élaboration d’un séminaire sur la question des carrières et sociabilités militantes, à un rythme mensuel de 2002 à 2006, puis bimensuel entre 2007 et 2008 sur les techniques d’observation des mobilisations [8]. En somme, l’expérience du GRAAL semblait être la preuve qu’une « autre recherche est possible », pour paraphraser le slogan de la cause, loin des logiques individualistes et de plus en plus compétitives vers lesquelles nous pousse et nous renvoie un management néolibéral des savoirs qui commençait à poindre, et très loin aussi des logiques standardisatrices et budgétivores des enquêtes par projet répondant aux appels d’offre. Elle s’inscrivait donc dans « cette logique de collectifs réunis autour d’objets émergents [qui] correspond aussi à une manière d’inscrire le travail de recherche dans un horizon d’attente, dans une forme de promesse d’application, ou du moins d’utilité sociale au sens large : lutter contre le réchauffement climatique, l’érosion de la biodiversité ou le cancer, mettre au point des objets et procédés technologiques innovants… » (Granjou et Peerbaye, 2011 : 12).
Recherches du et au Graal
Si, comme le signalait l’introduction, les enquêtes collectives européennes sur l’altermondialisme ont recouru aux matériaux statistiques, en partie, sans doute, à des fins de « scientificité » [9], elles se distinguent de celles qui sont conduites outre-Atlantique en y associant des méthodes qualitatives (entretiens et observation ethnographique). Pour l’équipe du GRAAL, l’INSURA fut à la fois un défi et une épreuve dans la mesure où la plupart de ses membres n’avaient ni compétences ni même formation aux méthodes quantitatives et où le CRPS ne disposait alors pas d’ingénieur statisticien. Mais devoir ainsi se former sur le tas et à niveau d’incompétence égal [10] a sans doute paradoxalement contribué à l’« ambiance » de ruche bon enfant et surtout à l’absence de division du travail. Ce fut aussi l’un des moteurs de la collaboration engagée avec l’université de Lausanne pour notre première enquête à l’occasion de la mobilisation contre la tenue du G8 à Évian aux premiers jours de juin 2003, qui constituait en quelque sorte pour nous une sorte de répétition générale avant le FSE de novembre [11].
Cette collaboration a conduit une douzaine d’entre nous à prendre les bus affrétés par les principales organisations pour se rendre dans les trois villages alternatifs en bordure d’Annemasse (le « village intergalactique », le « village alternatif, anticapitaliste et anti-guerre » et le « Point G », non mixte) et au « Sommet pour un autre monde » organisé par des associations de solidarité quelques jours avant. Il s’agissait alors, au cours du voyage puis du campement, d’acquérir une familiarité suffisante avec les participants, de se fondre dans l’ensemble en quelque sorte, pour observer les formes de sociabilité militante en limitant au maximum les effets d’interférence dus à la présence du chercheur – la jeunesse des membres du GRAAL y a beaucoup contribué –, mais aussi, pour ceux qui n’allaient pas suivre la vie des villages alternatifs, d’établir un minimum de confiance dans la perspective de la passation des questionnaires. Huit cents questionnaires d’une quarantaine de questions ont été récoltés côté français tandis que des collègues suisses faisaient de même de l’autre côté de la frontière lors de la manifestation du 1er juin. Au total, plus de 2 000 questionnaires ont permis de dresser le profil sociographique des militants, leur trajectoire militante passée et présente, leurs motivations à l’engagement altermondialiste et leurs visions du monde, tandis qu’un important matériel ethnographique a été récolté dans les villages et au contre-forum.
Une enquête similaire a été conduite cette fois sans l’aide des Suisses lors du second Forum social européen qui s’est déroulé à Paris et en région parisienne en novembre 2003. Deuxième événement altermondialiste de l’année organisé en France, il constituait donc un enjeu considérable à la fois pour les groupes français dans l’espace protestataire national et pour leur place dans la galaxie altermondialiste (en particulier dans le processus d’organisation des forums sociaux) à une échelle au moins européenne. Par ailleurs, cette nouvelle enquête devait nous permettre de procéder à la comparaison des principaux moments d’intervention contre la mondialisation néo-libérale : la forme forum et la mobilisation anti (-G8 en l’espèce), où l’aspect contre-forum n’est qu’un élément parmi d’autres initiatives (manifestations, villages alternatifs, actions spectaculaires, etc.). Il apparaissait intéressant de voir si les publics en étaient différents et si oui, en quel sens (Agrikoliansky et al., 2009).
Pour couvrir les quatre sites hébergeant l’événement (La Villette, Bobigny, Ivry, Saint-Denis), il avait été fait appel au volontariat d’environ soixante-dix étudiants de maîtrise et de troisième cycle, mais aussi aux bonnes volontés extérieures au département de science politique de Paris I. Le programme avait fait l’objet d’un examen attentif de sorte à dégager dix équipes spécialisées sur un thème ou une famille de mouvements (par exemple « sans » [12], « écologistes », « humanitaires », etc.) de moins de dix membres chacune de façon à assurer leur présence dans les 75 séminaires sélectionnés souvent dispersés sur au moins trois des quatre sites. Des binômes ou trinômes composés de membres du GRAAL en étaient responsables. La préparation de l’enquête avait donné lieu à de nombreuses réunions du groupe pour affiner le questionnaire et se coordonner, mais aussi à des cours de formation pour ceux amenés, toujours sur la base du volontariat, à participer à la phase quantitative (questionnaire QFSE). À la récolte de questionnaires (2 600 au total) se sont combinées des méthodes qualitatives :
- 1) Le premier objectif de l’enquête était d’étudier le processus de préparation du Forum. Il s’agissait en particulier de suivre les réunions préparatoires et de s’interroger, ce faisant, sur les conditions dans lesquelles plusieurs dizaines d’organisations (300 dans le Comité d’initiative français et une vingtaine dans l’exécutif, le Secrétariat d’organisation – SO) ont pu coopérer au sein de structures nationales et européennes. Ce travail a été fait par les deux responsables de l’enquête (Eric Agrikoliansky et moi-même) par le moyen à la fois d’entretiens avec les membres du SO, d’observations des réunions de préparation tant au niveau strictement français (SO et Comité d’initiative français) qu’européen (lors des Assemblées européennes de préparation), mais aussi du dépouillement des archives des différentes instances de préparation entièrement mises à notre disposition (notamment les procès-verbaux des réunions du SO). À ce matériel s’est adjoint celui récolté de leur côté par Dominique Cardon et Eric Agrikoliansky : les archives du groupe Programme et les listes de discussion électronique.
- 2) Une investigation parallèle a été menée, par voie d’entretiens semi-directifs conduits par les volontaires (essentiellement des doctorants travaillant sur les organisations en question) auprès des responsables ou délégués des groupes organisateurs, sur les dynamiques sectorielles et organisationnelles qui conduisirent des dizaines de représentants et de militants de mouvements très hétérogènes (des syndicats aux organisations de solidarité internationale, en passant par les mouvements de « sans », de défense de l’environnement, de défense des droits de l’homme, des organisations féministes, des revues, etc.) à participer à l’événement.
- 3) L’observation ethnographique (Guide d’observation) d’une quarantaine de conférences et la rédaction, pour chacune, d’un compte rendu harmonisé centré sur la prise de parole publique (qui parle ? à titre personnel ou au nom d’une organisation ? sur quel registre ?) et les modalités de circulation de cette prise de parole (y a-t-il des règles énoncées dès le départ ou s’improvisent-elles ? qui a le micro et celui-ci circule-t-il, si oui comment ? quelle est la part du temps consacré aux exposés des invités et celui du débat, etc.). En raison de la difficulté de l’exercice, mais aussi de son importance dans un événement qui se veut être un modèle de démocratie directe, ce volet a été accompli par des doctorants et des chercheurs, hors du temps consacré à la distribution des questionnaires. Ce matériau a été collectivisé et utilisé par de nombreux membres de l’équipe (pour leurs propres recherches ou pour l’ouvrage qui devait rendre compte de l’enquête).
Paul-André Rosental (2005) souligne que la « collectivité comme utopie communautaire » connaît deux mises à l’épreuve : la question de la signature des textes, et celle des carrières. La première n’a pas posé de difficulté dans la mesure où tous les membres du GRAAL qui le souhaitaient et avaient le temps nécessaire ont participé, en leur nom propre, à l’ouvrage collectif qui paraîtra au printemps 2005. Un seul binôme fonctionna difficilement. L’unique déconvenue fut le refus de la maison d’édition de l’éditer sous la signature collective du GRAAL et c’est la raison pour laquelle il le fut sous celle des deux responsables. Et une frustration certaine fut de ne pas avoir réussi à mener à terme une publication du même type sur la mobilisation anti-G8, pour des raisons de disponibilité mais aussi de frictions entre les équipes suisse et française qui seront résolues par un article à signatures multiples (Fillieule et al., 2004). Par la suite, certains ont publié seuls ou à deux des articles utilisant les matériaux qui étaient (et sont toujours) à disposition de tous. Au risque d’apparaître irénique, nous n’avons pas subi non plus la seconde mise à l’épreuve, celle des carrières. Sur les 21 auteurs, il y avait un chercheur d’un institut privé et six titulaires du monde académique qui a été rejoint par 10 des 14 doctorants. Trois autres continuent hélas à y occuper des postes précaires et le dernier est devenu bibliothécaire universitaire. L’expérience incita enfin plusieurs étudiants à s’engager à leur tour dans un doctorat en raison de l’enthousiasme qu’elle avait soulevé et que renouvelleront les enquêtes conduites aux FSM de Nairobi (2007) et de Dakar (2011).
Le sacre par les contrats ?
Ce qui vint à bout du GRAAL fut simplement le temps. Au fil des années, surtout après la sortie du livre, la communauté s’est effilochée et finalement dissoute en 2008, les uns et les autres étant rattrapés par leurs engagements respectifs dont, pour la majorité, la conclusion d’une thèse. Pour ma part, une mobilisation pour la recherche publique avec Sauvons La Recherche (Sommier, 2009), la direction du laboratoire et l’enchaînement (au sens propre comme au figuré !) de plusieurs contrats consacrant le CRPS comme le laboratoire spécialiste français de l’altermondialisme, jusqu’à plus soif. S’ensuivirent dès lors deux histoires parallèles : celle du collectif, progressivement réduit comme peau de chagrin lors du séminaire, et celle des recherches contractualisées à venir. Toutefois, les régimes de contrainte de ces enquêtes étaient à ce point opposés que le « collectif » qui les mena n’a de commun que le nom. Non seulement les dernières ne furent conduites que par deux personnes du CRPS (une post-doctorante et moi-même), un chercheur spécialisé sur la question refusant d’y participer (sans doute par anticipation des conditions de leur déroulement), mais surtout leur protocole nous échappa dans sa quasi-totalité, nous reléguant pour l’essentiel à un rôle d’exécutantes.
« Chercheur-entrepreneur », un nouveau métier
Les recherches sur l’altermondialisme ont été l’occasion de collaborations accrues entre chercheurs européens, facilitées notamment par des fonds publics incitatifs. L’enquête sur le G8 d’Évian en 2003 a par exemple été menée par des équipes de l’université de Lausanne, de Genève et de Paris 1 grâce aux subsides accordés par la fondation suisse Germaine de Staël. Elle se prolongea par la constitution la même année d’un réseau européen, coordonné par Paris 1 et réunissant cinq équipes européennes de recherche sur la question de la généalogie du mouvement [13] et qui déboucha, à la suite d’un colloque international sur les filiations et les généalogies du mouvement dans chaque pays organisé à Paris fin septembre 2005, sur une publication (Sommier et al., 2008) posant la question de la portée de la méthode comparative en sciences sociales.
Les mêmes équipes quasiment se retrouvèrent autour d’un Specific Targeted Research or Innovation Projects européen (STREP) piloté par Donatella Della Porta de l’Institut européen de Florence sur le thème de la « Democracy in Europe and the Mobilization of Society » (DEMOS) qui associait en outre les universités du Kent (Chris Rootes), d’Urbino (Mario Pianta) et de Genève (Marco Giugni) [14]. Ce contrat, négocié dans la foulée de la réalisation des enquêtes du GRAAL, fut en quelque sorte pour moi l’occasion de faire l’apprentissage d’un nouveau métier, celui de « chercheure-entrepreneuse » découlant, comme l’explique Isabelle Bruno, de la construction d’un « espace européen de la recherche » ouverte par la stratégie de Lisbonne lancée en 2000 (Bruno, 2009 : 94). Je découvris au cours de l’été 2004 les délices des calculs des charges de personnel de recherche exprimés en unité personne/mois, qui m’obligèrent à interrompre mes vacances aoûtiennes. Puis les préceptes du management par projet dans la novlangue qui, partant du PCRD, irrigue désormais l’ensemble des rouages de la recherche française et dont Aline Giroux note avec raison qu’elle est, selon la terminologie de George Orwell dans 1984, un « instrument de contrôle de la pensée » (Giroux, 2002 : 147) et à ce titre porteuse d’une véritable révolution : workpackages, diagrammes de Gantt et de Perth, milestones, deliverables, eligible costs, indirect costs, etc. (Kustosz, 2012). Et enfin les exigences d’accountability et leur cortège de documents à remplir pour « justifier des dépenses réalisées, mobiliser les partenaires pour organiser les réunions d’avancement ou pour produire les rapports d’avancement des projets, rendre compte des activités réalisées selon les formats préétablis par les agences de financement, etc. » (Hubert et Louvel, 2012 : 22). Entre le temps consacré à la bureaucratie et celui à récolter de très vastes données pour nourrir (et rendre à temps) les workpackages successifs (voir infra), il n’en restait guère pour la réflexion. D’autant qu’il fallait aussi, dans la logique du publish or perish, publier les rapports au plus vite ; il y en aura quatre au bout du compte, dont trois rédigés au cours du contrat (Della Porta, 2007, 2009a, 2009b ; Della Porta et Rucht, 2013). La mue du système français de recherche était en cours et j’y participais, tout en la dénonçant activement avec Sauvons La Recherche...
Ce rythme de travail et surtout ses conditions étaient très éloignés de l’expérience du GRAAL, mais l’obtention d’un contrat européen était un véritable sacre pour le CRPS qu’il mettait définitivement à l’abri du couperet de la « désumérisation » [15]. Un contrat en appelant un autre, le laboratoire fut invité à se joindre à un nouveau projet européen sur les manifestations porté, dans le cadre du 7e PCRD, par Stefaan Walgrave de l’université d’Anvers, Bert Klandermans et Jacquelien van Stekelenburg de l’Université libre d’Amsterdam. Intitulé « Protest and Democracy. Comparatively surveying protest activists across issues, nations, and time » (PRODEM) et lui aussi sous l’égide de l’appel d’offres destiné à éclairer les « Democratic “ownership” and participation », il devait comprendre une équipe nord-américaine dirigée par David McCarthy de l’université Cornell et une équipe européenne composée de cinq groupes de recherche spécialisés sur la question des mouvements sociaux (Anvers, Amsterdam, Florence, Berlin, Canterburry, Paris). Le protocole de recherche commun prévoyait d’enquêter sur trois types d’événements contestataires : une manifestation coordonnée au moins à l’échelle occidentale (type manifestation mondiale contre la guerre, ou contre la mondialisation néolibérale) ; une manifestation syndicale ; une manifestation de nouveaux mouvements sociaux. L’objectif était double : mutualiser les enquêtes quantitatives conduites avec l’INSURA sur les manifestations ; permettre la comparaison pour mesurer l’impact (ou son absence) de la dimension proprement nationale dans la dynamique même des manifestations portant sur des revendications identiques. Ce projet (Caught in the Act of Protest : Contextualizing Contestation Project) sera porté à son terme et aura étudié au total 90 manifestations et 17 000 manifestants de 9 pays entre 2009 et 2012. On y retrouve les collègues italiens, britanniques et suisses de DEMOS, mais finalement pas les Français. Après avoir été engagé dans le processus de préparation, le CRPS s’en verra fermer la porte au terme d’une rocambolesque querelle entre l’Union européenne et le CNRS à propos, semble-t-il, des feuilles de temps (time sheets) pour lesquelles la première demandait 70 millions d’euros de redressement au second (Kustosz, 2012 : 33). Nous faisions piètre figure mais j’en éprouvais un grand soulagement tant l’enquête de DEMOS qui venait de se terminer officiellement avait été éprouvante.
Boire le calice jusqu’à la lie
Sans renier en aucune façon cette expérience qui plongea le CRPS sous les feux européens (mais aussi dans des arcanes administratives plus complexes encore qu’en France), elle s’avéra constituer de mon point de vue un anti-modèle à celui du GRAAL, pour ne pas aller jusqu’à parler de dystopie. Le protocole (ou design) de recherche était d’emblée verrouillé et n’a jamais pu être sérieusement amendé ni même discuté en raison d’une organisation fortement hiérarchique autour du responsable de la recherche et de ses lieutenants, moins du fait, sans doute, de dispositions psychologiques que de contraintes structurelles. Le programme était très lourd et les deadlines telles que le rythme était effréné. L’équipe porteuse était dotée d’une administration très efficace et très coutumière des contrats européens, ce qui était loin d’être le cas de Paris 1, dépourvu d’un secrétariat formé à ces procédures. Nous n’étions que deux à y être engagées, une post-doctorante [16] recrutée à cette fin et moi-même, chargée par ailleurs de la direction du CRPS et de l’intégralité de mon service d’enseignante, et toujours sans ingénieur d’études pour traiter les données quantitatives qui constituaient la quasi-majorité des matériaux, ce qui n’était ni notre tasse de thé ni notre spécialité…
Le research design était aussi extrêmement contraint par le pilotage de la recherche inhérent au fait même qu’elle s’inscrivait dans une visée de « gouvernance » induisant les problématiques de recherche. DEMOS relevait en effet de la 7ème priorité du 6ème PCRD, consacrée aux « Citizens and Governance in a Knowledge Based Society ». Il s’attachait à la fois aux représentations qu’ont les altermondialistes de la démocratie représentative et aux pratiques démocratiques internes à leurs organisations. Il se composait de six workpackages :
- L’analyse de la « structure des opportunités politiques » (un concept mainstream de la sociologie des mouvements sociaux) et d’une trentaine d’organisations investies dans la mobilisation antiglobalisation de chaque pays ;
- Les usages militants d’Internet (discursifs et organisationnels) avec une analyse quantitative de 37 sites web à partir d’un codebook de 127 questions, et des entretiens avec sept webmasters des principales organisations ;
- Les visions et discours relatifs à la démocratie dans le mouvement par la récolte d’une documentation sur 244 organisations et des entretiens semi-directifs à partir d’un questionnaire de 28 questions avec les représentants de 210 d’entre elles (souvent en fort décalage par rapport aux textes officiels) ;
- Les réseaux organisationnels et modes de fonctionnement par l’analyse des organigrammes et des modalités de prises de décision comme le « fonctionnement au consensus », le choix d’une structure ouverte et horizontale, les principes de démocratie participative, etc. ;
- Une enquête quantitative (Questionnaire Athènes), conduite au cours du 4ème Forum social européen tenu à Athènes en mai 2006, sur le profil sociographique des activistes par pays et surtout leurs représentations de la démocratie participative qui occupaient 11 des 32 questions posées, souvent difficilement compréhensibles pour les enquêtés. Ainsi, sur les 5 300 questionnaires distribués, seuls 1 063 seront exploitables dont, sur ce volet des représentations, seulement 747 réponses valides ;
- Une micro-analyse de la démocratie délibérative dans deux organisations par l’observation ethnographique du fonctionnement à l’échelon national mais aussi au niveau local (Attac et le réseau No Vox pour la France).
Le workpackage stratégique au regard de l’appel d’offres sur la démocratie (WP3 Democracy in movement) auquel avait répondu le projet, cristallisa tous ces travers après que son protocole avait été révisé par l’équipe pilote. Malgré les doutes et réticences, il fallut déduire de l’analyse de 244 documents formels d’organisation (en priorité leurs statuts) mais aussi d’éléments recueillis sur leur site web (comme les sections « about us », « frequently asked questions ») leur modèle organisationnel et leurs méthodes de prise de décision, leurs « conceptions de la démocratie » et les relations entretenues avec les institutions, l’objectif étant ensuite de corréler ces résultats avec l’âge, l’orientation et la taille du groupe en postulant que plus les groupes étaient petits et de création récente, plus ils étaient démocratiques... Le matériau (les documents officiels des groupes) nous semblait inadéquat pour répondre aux questions posées, les postulats hâtifs si ce n’est critiquables. Quant au travail qui en découlait, il était démesuré d’autant que, telle l’organisation scientifique du travail de Taylor, il était indiqué que l’investissement en temps devait être léger et le codage du codebook de 182 questions ne pas prendre plus d’une heure par organisation. Malgré l’insatisfaction diffuse chez les « partenaires » de l’enquête, je fus la seule à m’en émouvoir publiquement, ce qui explique peut-être le fait que le CRPS ne fut pas cosignataire du livre issu de l’observation ethnographique du fonctionnement réel des organisations, bien que le matériel récolté par les Français y ait été utilisé, et qu’il ne fut pas associé à un autre projet financé sur un sujet semblable (quoique plus large encore sur le rôle de la société civile dans la période de transition ayant suivi la chute du Mur de Berlin et les révolutions arabes), et ni même averti.
On a en effet assisté depuis cette première enquête à la multiplication des financements d’institutions de tout niveau – national, européen [17], international – pour engager des recherches collectives ou doctorales [18] sur la contribution des mouvements sociaux à la démocratie. Il ressortait de DEMOS que le mouvement altermondialiste (GJM pour Global Justice Movement) était effectivement nouveau, ouvert, inclusif et tolérant (Della Porta, 2009b : 43), qu’il favorisait la participation citoyenne et expérimentait des modes de fonctionnement alternatifs. L’Executive summary à destination des bailleurs de fonds concluait ainsi :
« The lessons of such conflicts and convergences between the GJM and EU policies suggest that social movement actors should be recognised as having a legitimate voice in the process of deliberation about European policies, and should be encouraged to participate in a more open and democratic process of policy making. This process is likely to lead to more effective and democratic outcomes for EU policies. If the demands advanced by the GJM for greater democracy and for policy alternatives are given serious consideration, new ideas and social actors could be integrated in the European political process ; the state of European democracy would be strengthened ».
Conclusion
Après cette expérience, et plus largement après trois enquêtes quantitatives sur le mouvement altermondialiste, j’avais décidé de passer à autre chose. Prise par la direction du CRPS, j’avais déjà refusé de participer à la recherche qualitative menée à l’occasion du Forum social mondial de Nairobi en 2007 par Johanna Siméant et Marie-Emmanuelle Pommerolle (2008). Accepter de les rejoindre pour en conduire une sur le FSM de Dakar en 2011 fut un ré-enchantement en ce qu’elle renouait avec l’esprit et la pratique du collectif qui avaient été ceux du GRAAL. Basée sur le volontariat et le désintéressement, elle fut elle aussi entièrement construite par l’ensemble des chercheurs qui le souhaitaient, de la conception du protocole empirique à l’écriture, en passant par le codage des données statistiques au moyen d’un logiciel libre pour lequel nous fûmes formés par son concepteur, par ailleurs membre de l’équipe [19]. L’enquête sur place s’inspira largement de la méthode du stage de terrain ethnographique du DEA de sciences sociales de l’EHESS-ENS décrite par Florence Weber (1987), par la concentration de l’équipe dans un temps et un lieu soustraits aux contingences du quotidien, ou encore par les discussions collectives de retour d’enquête le soir après le dîner. Aucun des membres du GRAAL n’y participa, l’équipe de 46 personnes étant constituée exclusivement d’africanistes et d’Africains, doctorants pour la plupart, dont quelques-uns avaient déjà participé à la recherche à Nairobi. À la différence de cette dernière, qui était exclusivement qualitative, celle conduite à Dakar reposait principalement sur l’INSURA avec le recours à un questionnaire largement basé sur celui utilisé en 2003 (Siméant et al., 2015). Cette parenté, que l’on ne retrouve pas dans les autres enquêtes évoquées en introduction (en particulier sur les questions portant sur les appartenances socio-professionnelles), a permis de constater une notable évolution de la cause au fil des 10 années d’expériences protestataires, tant du point de vue du profil des participants, toujours plus élitaire par le niveau de leur capital scolaire et de leur appartenance aux catégories moyennes-supérieures (professions Intermédiaires et surtout cadres et professions intellectuelles supérieures), que du point de vue des groupes investis. Les organisations pionnières de la cause, en particulier en France (altermondialistes stricto sensu comme Attac, mouvements de « sans » et syndicats), très revendicatives, s’avèrent en effet en très net recul au profit des organisations humanitaires ou d’aide au développement d’un côté, de défense des droits de l’homme de l’autre. Il s’ensuit une mutation profonde du champ multi-organisationnel de l’altermondialisme qui s’accompagne d’une professionnalisation du militantisme, avec un secteur d’emploi associatif dont la hausse est spectaculaire, occupant 30% des actifs à Dakar, et un répertoire d’actions de plus en plus tournées vers le plaidoyer et la rencontre entre professionnels du développement (Sommier, à paraître). On peut toutefois regretter que l’analyse n’ait pu profiter de l’ensemble des enquêtes réalisées en raison des protocoles empiriques employés limitant leur comparabilité et des contraintes institutionnelles liées au financement de la recherche (Sommier, 2015).
Le bilan tiré de ces deux ensembles d’enquêtes collectives est contrasté. Si les recherches contractualisées débouchèrent sans conteste sur un succès institutionnel et un désenclavement de la recherche française sur le sujet – et par voie de conséquence sur une réelle satisfaction de la directrice d’unité que j’étais alors –, elles furent frustrantes sur le plan intellectuel et donnaient un avant-goût amer des transformations profondes que le paysage scientifique était en train de connaître dans notre pays sous le coup de réformes multiples contre lesquelles j’étais par ailleurs engagée. L’organisation hiérarchisée et taylorienne du travail de recherche, pour le moins peu propice à l’autonomie et la créativité, la soumission des hypothèses de recherche à des fins d’application pratique et le rythme effréné imposé par les contrats, sources d’aliénation professionnelle, étaient aux antipodes de l’expérience du GRAAL et entravent de mon point de vue irrémédiablement la constitution d’un véritable collectif. Une « autre recherche » est certes possible puisque je (et je crois pouvoir dire « nous ») l’avais vécue au GRAAL, mais hélas dans un environnement d’indépendance et de « gratuité » de la recherche en passe d’être englouti ou, en tout état de cause, sérieusement menacé.