Les éditeurs de l’ouvrage Ethnographies plurielles. Déclinaisons selon les disciplines partent du constat que de nombreuses disciplines des sciences sociales se réclament aujourd’hui de la méthode ethnographique : ethnologie, sociologie, sciences politiques, sciences de l’éducation, de la communication, Sciences et techniques des activités physiques et sportives (STAPS), histoire. Bien loin de défendre une vision restreinte de l’ethnographie comme appartenant à la seule anthropologie sociale et culturelle, ils proposent de comprendre comment cette méthode se décline dans ces différentes disciplines. Reconnaissant que la méthode ethnographique est au cœur d’enjeux institutionnels, de définition, de légitimisation et de hiérarchisation entre elles, particulièrement entre la sociologie et l’anthropologie, les auteurs proposent de dépasser les frontières et de faire état des acquis des unes et des autres. Ils invitent alors à une approche cumulative plutôt que concurrentielle, une position originale dans le panorama des ouvrages publiés ces dix dernières années en France.
Martine Segalen rappelle que la revue Ethnologie française a participé à cette ouverture aux autres disciplines que l’ethnologie, dès 1971, en rompant avec une ethnographie ruraliste et folkloriste. La revue a voulu être actrice d’une approche des terrains de la modernité, publiant des articles plus problématisés, issus de disciplines aussi diverses que la sociologie, la littérature, les sciences cognitives. L’auteure souligne que les aléas rencontrés par la revue traduisent les difficultés de l’ethnologie, traçant sa voie dans les entrelacs des sciences sociales depuis les années 80.
L’ouvrage reflète la grande diversité des objets de recherche et des disciplines qui font usage de l’ethnographie. Les articles portent sur des objets aussi variés que les fonctions de conciliateurs de justice ou d’assesseurs au tribunal pour enfants, la patrimonialisation manquée d’un groupe professionnel, un culte contemporain néo-maya, les fêtes en Provence, des pratiques artistiques à l’école et au collège, la sexualité de femmes « libertines », la fermeture des hôpitaux parisiens.
Malgré cette pluralité, des éléments de continuités importants jalonnent les narrations réflexives des contributeurs. Plusieurs articles restituent, ainsi, à la manière de Jeanne Favret-Saada (1977), les rapports sociaux dans lequel l’ethnographe doit se frayer un chemin : le refus d’enquête et le licenciement auquel s’est confrontée Tiphaine Barthélémy à la fin des années 80 lors d’un terrain sur les manutentionnaires du port de Dunkerque l’amène à mettre au jour les conflits qui prévalaient alors dans un espace professionnel en reconfiguration. L’ethnographe, médiateur d’un projet de patrimonialisation que certains refusent et que d’autres veulent s’approprier pour légitimer leurs revendications, se trouve face à des questions éthiques plus générales que l’auteure pose avec acuité : celle des droits des enquêtés à dissimuler leur existence et à refuser la construction d’une mémoire sur leurs pratiques. On retrouve ces réflexions dans l’expérience de fermeture des hôpitaux de Paris analysée par Anne Monjaret qui met en jeu des confrontations de groupes socio-professionnels, ou dans celle de Philippe Combessie qui aborde le dicible et l’indicible des relations sexuelles féminines dans un contexte, certes de transformations de l’intimité [1], mais aussi de rapports de genre encore inégalitaires.
Plusieurs articles illustrent combien l’ethnographie en et du mouvement est aujourd’hui pratiquée systématiquement lorsque l’objet de recherche l’induit. Ainsi, Sylvie Pedron Colombani narre comment l’étude d’un culte néo-traditionnel maya, le culte de Maximon, remet en cause radicalement l’observation participante localisée. Ce culte la conduit d’un village Atitèque à suivre l’« itinéraire d’un personnage extrêmement complexe ancré dans la vie de nombreuses communautés » (p. 98) au Guatemala et aux Etats-Unis. Mouvements et parcours du chercheur se retrouvent – dans des dimensions spatiales moins vastes – dans d’autres enquêtes portant sur un projet artistique à l’école maternelle ou des fêtes de Provence, rappelant les prérogatives de Colette Pétonnet (1979) sur la nécessité pour l’ethnographe de suivre les acteurs là où ils se déplacent. Paradoxalement, les ethnographies localisées les plus proches des monographies classiques, pourtant vécues et présentées ici comme inédites, apparaissent dans des lieux que les ethnologues ont souvent négligés. En effet, objets d’études anciens en sociologie et en anthropologie de l’éducation, comme le retrace Jean Paul Filliod, ou plus originaux en STAPS (J. Saury et M-C. Crance), des activités artistiques et d’apprentissages à l’école et au collège sont observées sur des temps compris entre quelques mois et plusieurs années, dans des espaces relativement homogènes et en permettant aux ethnographes de naviguer d’une position interne et externe, en suivant le projet et ses acteurs.
Mais les observations sont difficiles ou parfois impossibles à mener lorsque les sites sont multiples et la foule dense, comme le cas des fêtes en Provence (L.-S. Fournier) ou lorsque des lieux sont interdits d’accès à l’observateur, tels les délibérés de justice (J.-N. Retière). Ces obstacles, que tout ethnographe a rencontrés dans son expérience, conduisent à faire des choix : de séquences temporelles et spatiales circonscrites ou d’observations indirectes rapportées par des informateurs-trices privilégiés, par exemple. Les multiples écrits singuliers découverts dans les archives, des agents de police ou d’un criminel (P. Artières), sont autant de descriptions d’actes anciens et de traces des perceptions professionnelles, dans un passé définitivement impraticable à l’observation directe.
La question de la temporalité, objet de tensions dans les définitions de l’ethnographie, est abordée ici avec beaucoup de sérénité. Alors que des ethnologues dénient une validité à des terrains courts cadrés par des commandes [2], les contributions de cet ouvrage montrent que les ethnographes savent se saisir des temps imposés pour aborder en profondeur, en densité, un objet plus circonscrit et problématisé. Les ethnographies en pointillés, jalonnées d’entretiens et de rencontres discontinues, mises bout à bout, construisent quant à elles des observations sur un temps long.
L’unicité des pratiques rapportées dans l’ouvrage tient à une détermination de tous à recueillir un matériau divers (archives, dossiers, entretiens, observations directes et indirectes, entretiens informels, films, photographies) dans la recherche d’une compréhension approfondie d’un phénomène social (comme Marcel Mauss l’aurait sans doute appréciée). Ainsi, confrontées aux limites du discours, Anne Jarrigeon et Joëlle Menrath combinent l’anthropologie visuelle, la sémiotique et l’ethnographie pour proposer une interprétation sensible, poétique de la ville et des usages des moyens de télécommunications où corps, objets, espaces sont à éclairer. Les contributeurs auraient pu alors aborder la dimension collective de la recherche – qui transparaît dans certaines expériences – pour questionner le mythe, également tenace, de la nécessaire solitude de l’ethnologue face à son terrain.
Le grand mérite de cet ouvrage est donc de prouver que les modalités du travail ethnographique peuvent être plurielles, sans pour autant remettre en cause la qualité des matériaux recueillis. L’ouvrage rompt, avec un certain courage, avec une doxa qui voudrait que seule l’ethnologie détienne les clés de la « vraie » ethnographie, s’éloignant ainsi de la quête de légitimité d’une discipline pour inviter plutôt à un cumul des savoirs et des expériences propices aux avancées scientifiques.