Anouk Cohen nous invite à concevoir le livre comme un « dispositif d’interaction ». Avant d’être l’objet « fini » que l’on tient entre les mains, il est aussi et surtout un « lieu » autour duquel s’organisent de nombreux acteurs : lecteurs, vendeurs, éditeurs, écrivains, imprimeurs, pouvoirs publics, missions étrangères, mais aussi des technologies et des matériaux. Pour suivre au plus près le livre, entendu en ce sens, l’auteure a mené un travail ethnographique remarquable tant par son ampleur que par la diversité des sites où furent menées ses investigations. Elle a travaillé pendant plusieurs années à des postes différents dans plusieurs maisons d’édition, imprimeries et librairies de Rabat et de Casablanca, les deux centres urbains où se concentre l’industrie du livre au Maroc. À partir de ces ancrages ethnographiques, elle a également eu l’occasion de rencontrer de nombreux lecteurs et écrivains, de prendre part à plusieurs salons du livre, d’interroger des mécènes… Comme l’indique Roger Chartier dans la préface de l’ouvrage, l’immersion ethnographique constitue incontestablement l’originalité et la force de cette étude portant sur les processus de fabrication et de consommation du livre.
L’enquête, commencée au milieu des années 2000, prend place à un moment charnière pour le monde de l’édition au Maroc. Le taux d’alphabétisation atteint aujourd’hui plus de 70 % de la population. Les universités produisent chaque année des cohortes de nouveaux diplômés qui, il est vrai, peinent souvent à trouver un emploi. Le Maroc jouit par ailleurs, depuis l’accession au pouvoir de Mohammed VI, d’une ouverture politique importante et de nouvelles initiatives en matière culturelle. Dans ce contexte, de nombreuses maisons d’édition ont vu le jour. La production éditoriale a décuplé, des thèmes anciennement tabous sont aujourd’hui largement abordés, de nouvelles vocations d’écrivains ont éclos, etc. C’est ce monde éditorial en pleine ébullition que cette étude nous donne à voir et, à travers lui, une société marocaine en mutation.
À défaut de pouvoir passer en revue les douze chapitres de l’ouvrage, contentons-nous de présenter ici deux thèmes transversaux : le dualisme linguistique français-arabe et les matérialités du livre. Ces deux thèmes structurent de part en part la « chaîne opératoire » du livre au Maroc. Ce concept, emprunté à Leroi-Gourhan, organise la succession des différents chapitres : les quatre premiers traitent des lieux et publics du livre, les quatre suivants de sa confection et les quatre derniers du travail d’écriture. En sillonnant les rues de Rabat et Casablanca, on remarque d’emblée que les ouvrages francophones et arabophones ne se vendent pas dans les mêmes lieux : les « terrassiers » (qui présentent leurs livres sur des cartons posés à même le sol) et les « kiosquiers » (qui sont installés dans de petites cabanes en bois sur les trottoirs) distribuent pour l’essentiel des livres en arabe. Les bouquinistes du quartier des Habous à Casablanca se sont spécialisés, quant à eux, soit dans le livre francophone, soit arabophone. Il en va de même, à quelques exceptions près, pour les librairies. Les ambiances de ces lieux de vente sont fort contrastées : alors que les principaux canaux de distribution du livre arabe sont « ouverts » sur le tumulte urbain – on y entend souvent aussi, en bruit de fond, le Coran psalmodié –, les librairies francophones sont des lieux « fermés », en retrait et relativement silencieux. Le lectorat marocain est ainsi profondément clivé. Le public francophone est dans l’ensemble plus restreint mais plus aisé que le public arabophone. Par ailleurs, lire dans une langue plutôt que dans l’autre, c’est aussi se tourner, littéralement, vers des régions du monde très différentes. Une majorité d’ouvrages vendus au Maroc proviennent en effet, soit de France, soit du Moyen-Orient. Les auteurs marocains, qu’ils écrivent en arabe ou en français, se vendent généralement moins bien que leurs collègues étrangers. À cette ouverture contrastée au monde correspondent également des imaginaires et des rapports au politique très différents : « l’arabe semble renvoyer à une écriture classique (relative à la religion, à l’histoire arabe, à la philosophie islamique et à la poésie) tandis que le français correspond davantage à une pratique moderne aux prises avec l’économie, la gestion et la médecine et des genres littéraires récents tels l’autobiographie et le témoignage » (p. 353). Ainsi, il n’est pas anodin qu’une majorité des récits carcéraux d’anciens prisonniers politiques des années de plomb, qui ont commencé à paraître en nombre au cours des années 2000, aient été écrits majoritairement en français. Comme si le détour par le français permettait de mettre à distance ces événements douloureux et de désamorcer en partie leur portée critique. Les livres d’histoire publiés en arabe, quant à eux, concernent généralement la période précoloniale. Ils se présentent sous la forme de comptes rendus magistraux et se veulent beaucoup moins contestataires. Anouk Cohen explique, dans une veine comparable, pourquoi la publication de l’hebdomadaire arabophone Nichane a été sévèrement punie pour la publication de son numéro intitulé « Les blagues, comment les Marocains rient de la religion, du sexe et de la politique », alors que son alter ego francophone avait fait paraître quelques mois plus tôt un numéro sur le même thème sans subir de réprimandes importantes. Selon l’auteure, c’est le rapport à la langue arabe qui explique cette différence de traitement. Publier en darija s’avère en soi déjà insolent, dans la mesure où cette langue dialectale n’est normalement pas une langue scripturaire, fonction exclusive de l’arabe classique ou moderne. Par ailleurs, reproduire ces blagues, en dialecte, telles qu’elles s’entendent, c’est les diffuser, sans voile, avec toute leur insolence. Lorsque ces mêmes blagues se trouvent traduites en français, leurs effets sont, pour ainsi dire, « désamorcés ». On retrouve, enfin, ce même clivage linguistique au niveau des maisons d’édition. Les réseaux des maisons d’édition francophones et arabophones s’entrecroisent rarement et répondent à des logiques concurrentielles différentes. On notera notamment qu’elles s’adressent à des organismes très différents pour obtenir des aides à la publication, financées soit par la France, soit par les pays du Golfe. On voit donc combien, d’un bout à l’autre de la chaîne, la césure linguistique structure la vie du livre au Maroc.
La matérialité du livre (le choix du papier, du format, de la couleur, la police, la reliure, etc.) lie aussi, parfois de façon étonnante, les différents maillons de la production et de la distribution du livre. La matérialité joue d’abord un rôle crucial dans la course à la réduction des coûts. Les éditeurs se rabattent sur un papier de piètre qualité pour limiter les dépenses et utilisent des couvertures interchangeables pour réduire les frais de conception. De même, le format des livres produits au Maroc est presque toujours identique en raison du matériel d’impression, souvent vieillissant, disponible sur place. La matérialité du livre s’avère importante pour d’autres raisons également. Nous avons vu que les vendeurs de rue sont un canal important d’écoulement des stocks d’imprimés. Or, les achats s’y font pour l’essentiel de manière fortuite : c’est « en passant » qu’on s’arrête devant un étal et qu’on achète un livre. Les éditeurs proposent en conséquence des couvertures aux couleurs attrayantes pour capter le regard des passants. L’auteure note par ailleurs que les vendeurs de ces étals sont souvent analphabètes : la matérialité des livres s’avère essentielle pour manier leurs stocks. Les reliures de qualité et les dorures permettent, par exemple, de distinguer les ouvrages du patrimoine littéraire et religieux des livres islamiques contemporains, souvent moins bien reliés et protégés par une simple couverture cartonnée et colorée. Anouk Cohen relève par ailleurs que le livre est, en fait, dans de nombreux cas un objet à exposer plutôt que le support de textes à lire. C’est le cas notamment des grandes collections d’ouvrages du patrimoine arabe : celles-ci sont fièrement exposées dans les bibliothèques privées, mais rarement consultées. Anouk Cohen montre également combien les aspects matériels du livre du Coran importent : la forme, la taille, le type d’enluminure guident les choix des acheteurs. Le Coran, en fonction de ses qualités matérielles, participe d’usages diversifiés (offrir le livre en cadeau, exposer l’ouvrage dans une bibliothèque, le lire chez soi ou dans les transports en commun, etc.).
Si nous n’avons pu brosser ici qu’à grands traits quelques thèmes abordés dans l’ouvrage, ils suffisent cependant à donner une idée de la trame générale de cette étude. En guise de conclusion, il importe de revenir brièvement sur l’approche ethnographique insuffisamment mise en exergue dans les lignes ci-dessus. En effet, c’est en s’immergeant de longues années dans le monde du livre au Maroc qu’Anouk Cohen a pu mettre au jour les rapports de force complexes et les multiples « petites » technologies qui façonnent la chaîne opératoire du livre. En général, tous ces aspects s’effacent avec le produit final. Le grand intérêt de cette ethnographie est donc qu’elle nous donne à voir des entrelacs d’acteurs humains et techniques visibles sur le vif, mais difficiles à reconstituer a posteriori. Il n’est pas anodin à ce propos que Roger Chartier, historien réputé du livre, ait écrit dans la préface de l’ouvrage qu’il aurait été heureux de pouvoir, lui aussi, interroger de vive voix et observer directement les imprimeurs, éditeurs et colporteurs qui sont au cœur de ses propres recherches.
Cependant, on regrettera peut-être, à certains égards, le manque de perspective historique de l’ouvrage. L’ethnographie et le concept ordonnateur de l’étude – la chaîne opératoire – font la part belle à la synchronie. L’auteure défend néanmoins l’hypothèse selon laquelle on assisterait aujourd’hui au Maroc au passage d’une lecture collective, normative et rituelle à une lecture plus individuelle et intime. Si l’auteure décrit les habitudes de lecture et d’écriture contemporaines, elle n’aborde que superficiellement le rapport traditionnel à la lecture. Pour étayer son hypothèse, Anouk Cohen aurait sans doute dû étudier les usages des manuscrits dans le Maroc précolonial et colonial et interroger la centralité de la mémorisation jusqu’à une époque récente dans ce pays. Il ne s’agit pas ici d’une critique, mais plutôt d’une invitation à entrecroiser davantage les recherches historiques et ethnographiques sur le livre, au Maroc notamment.