Fin de vie en EMS : ethnographie d’une carrière en unité psychogériatrique

Résumé

Comment le placement en établissement médico-social (EMS) est-il vécu ? Cet article envisage ce processus comme une forme de déprise où les résidents s’adaptent et réagissent à leur nouveau lieu de vie jusque dans le temps du mourir. Le cas soumis à analyse est celui d’une femme de 87 ans qui termine sa vie dans l’unité psychogériatrique d’un EMS de Suisse romande et dont la trajectoire de dix-huit mois a fait l’objet d’un suivi ethnographique. L’analyse se construit par la restitution des temps forts de sa carrière institutionnelle : elle rend compte du contexte avant l’institutionnalisation, du travail déployé par les professionnels dès l’entrée, des perceptions, interactions et stratégies de la résidente au sein de la structure. Entre acceptation et perte de contrôle, déprise et sentiment de dépossession de soi, le cas analysé met en lumière certaines facettes de la complexité du vécu et de la prise en charge institutionnelle des personnes âgées atteintes de démence.

Abstract

“End-of-life in a nursing home in ethnographic perspective : the institutional career of a resident living (and dying) in a psychogeriatric unit.”
How do residents of nursing homes experience placement in a new social environment ? This paper is a case study focusing on the adjustment processes of an eighty-seven year old woman who spent the last part of her life in the psychogeriatric ward of a nursing home in French-Speaking Switzerland. The analysis traces critical points in the resident’s institutional career, which lasted eighteen months. Consequently, the paper firstly describes the resident’s social context and daily life previous to her institutionalisation, before describing her experience of the institution (perceptions, interactions and strategic actions at a micro level). The resident’s experience is contrasted with the perspectives and perceptions of family and staff members. Additionally, the medical care and social work accomplished with and around her is also analysed. The study highlights both the continuous tensions between the acceptance of illness and loss of control and between collective regulation and individual needs, concluding that the resident’s loss of self is a major challenge for both caregivers and families dealing with dementia.

Sommaire

Introduction

À l’heure où la prise en charge institutionnelle des personnes âgées est censée favoriser leur autonomie « quel que soit leur état et jusqu’à leur mort » (Mallon 2004 : 32), l’accompagnement des personnes atteintes d’une forme de démence questionne sur les moyens d’y parvenir. En effet, les personnes qui sont touchées irréversiblement dans leur capacité à raisonner, à s’orienter et à parler ne représentent-elles pas la figure contemporaine emblématique de la perte d’autonomie dans l’avancée en âge ? Face à ces individus fragilisés, comment maintenir du lien, ne pas basculer dans une action trop brusque, trouver l’équilibre entre l’aspect totalisant des soins et le respect de la dignité ?

Dans la littérature des sciences sociales, les enquêtes sur les personnes atteintes de démence (Alzheimer et troubles apparentés) s’intéressent pour une large part aux trajectoires et stratégies des malades et des aidants familiaux dans le temps qui précède l’entrée en institution (Ladson et Levkoff 1999 ; Samitca 2006). Lorsqu’elles touchent à la vie institutionnelle, elles ne prennent plus directement pour objet le « dément », mais se concentrent plutôt sur les caractéristiques générales du placement (Arbuz 2004) ou sur la nouvelle figure normative du « résident âgé » (Levilain 2000 ; Planson 2000 ; Thomas 2005). Certaines enquêtes sont également à l’origine d’une problématisation en termes de rupture et de reconstruction identitaire (Freudiger 2008 ; Mallon 2004). Fondé sur une approche dynamique et processuelle du vieillissement (Caradec 2001), ce champ d’études décrit non seulement les mécanismes d’adaptation au statut de résident en fonction des structures institutionnelles et des propriétés sociales des individus (Jaujou et al. 2006 ; Mallon 2004), mais aussi les manières de réagir face aux contraintes de la vie en communauté (Rimbert 2005, 2006 ; Willy 2008). Ces recherches ont l’avantage d’avoir engagé une nouvelle lecture du phénomène totalitaire à la suite de l’étude princeps de Goffman (1968). Elles démontrent que les résidents actuels des maisons de retraite médicalisées ou des établissements médico-sociaux (ci-après EMS) ont désormais une plus grande marge de manœuvre dans l’organisation de leur vie (Mallon 2001) et que les structures qui les hébergent tentent de s’adapter au mieux à leurs « besoins » (Martin 2006).

Or, si l’humanisation des anciens hospices a bien donné lieu à une reformulation des normes de contrôle et de prise en charge, qu’en est-il de l’application de ces nouvelles philosophies d’action – celle du projet de vie notamment (Freudiger 2008) – dans les lieux consacrés à l’accompagnement des personnes atteintes de démence ? Alors que les pathologies démentielles de type Alzheimer et troubles apparentés ne cessent de croître et les unités stationnaires pour les prendre en charge également (Höpflinger et al. 2011), peu d’ethnologues se sont introduits dans ces nouveaux espaces dits « psychogériatriques » pour étudier la carrière morale (Goffman 1968) de leurs pensionnaires [1].

Cet article s’intéresse à un tel processus par une étude de cas consacrée à la trajectoire de Suzanne Praz (nom fictif), placée dans une unité fermée et sécurisée à l’âge de 87 ans pour cause de démence. L’objectivation de cette carrière [2] qui se construit sur dix-huit mois (du 10 mars 2011 au 15 août 2012) se fait en deux temps : tout d’abord, j’analyse les caractéristiques sociales et le contexte de vie de cette personne ; puis je procède à un découpage de son parcours en institution en fonction des dimensions qui ressortent à la fois de l’analyse du matériau empirique (observations, entretiens, documents, etc.) et des données de la littérature. L’objectif est de comprendre le vécu du placement, comment cette personne s’adapte à sa situation et les formes de déprises repérables jusqu’au temps du mourir.

Ethnographier la carrière de résidents en unité psychogériatrique

Les données analysées sont issues d’une recherche [3] qui s’est déroulée entre 2010 et 2013 au sein d’un EMS de 59 lits. L’entrée dans cette institution a fait l’objet d’une stratégie fondée sur la transparence. Dans une première étape, nous avons négocié avec la direction les conditions et modalités de notre « place » dans l’EMS : je fus ainsi rattaché à l’équipe d’animation tandis que la responsable du projet fut affiliée à l’équipe de soin. Dans une deuxième phase, il s’agissait de rencontrer l’ensemble du personnel lors de séances de présentation du projet et de ses buts. Enfin, nous avons démarré le terrain d’enquête par un mois d’immersion afin de connaître les professionnels et nous familiariser avec le rythme de l’institution. Après cette phase d’immersion, il était convenu que nous puissions opérer plus librement pour atteindre notre principal objectif : à savoir suivre la première année de vie d’une dizaine de résidents dans l’établissement [4].

L’EMS d’accueil, entre un espace « ouvert » et « fermé »

L’EMS d’accueil a été construit en 1989 et dessert une commune de moyenne montagne d’environ 8 000 habitants, dans un canton de Suisse romande [5]. Ce n’est qu’en 2004 que l’unité psychogériatrique (ci-après UPG) a été aménagée, répondant au souhait de la direction de garantir une meilleure sécurité des pensionnaires et de renforcer le contrôle sur la catégorie des résidents « déments ». Cet aménagement a conduit à une division du bâtiment en deux espaces indépendants l’un de l’autre : le premier est ouvert sur l’extérieur et les résidents qui y vivent ont un degré d’autonomie relativement élevé ; le second est fermé et surveillé par un dispositif d’alarme, il abrite donc des personnes plus dépendantes. Cette division se remarque aisément dans les représentations sociales, car le monde « d’en haut » – celui de l’UPG – est très redouté par les résidents de l’espace ouvert : on entend souvent dire que les personnes qui y vivent sont « vraiment malades », par opposition aux vieillards « valides » de l’espace ouvert. Ce stéréotype négatif (Tettamanti et al. 2009) alimente donc la distance avec la figure du « dément », il renforce la division de l’EMS en territoires, les résidents « valides » ne visitant quasiment jamais l’UPG.

Du point de vue géographique, l’espace ouvert regroupe la majorité des résidents et comprend le rez-de-chaussée du bâtiment, le premier étage ainsi que l’aile droite du deuxième étage (45 personnes en 2011) (photo 1, photo 2 et photo 3). L’espace fermé où l’UPG regroupe la minorité des résidents souffrant de problèmes neurodégénératifs divers (13 personnes en 2011) se situe au centre et dans l’aile droite du deuxième étage. Plus précisément, cette partie de l’EMS est composée d’un couloir qui donne sur les chambres, d’un salon central qui comprend une cuisine, des tables à manger avec fauteuils, un coin bibliothèque avec téléviseur, une pièce réservée au personnel ainsi qu’un balcon-terrasse (photo 4). À l’arrière se trouve une pièce plus petite avec des canapés et une table : elle est dédiée aux visites et au repos, c’est un lieu « un peu plus cocooning », selon les mots d’une aide-soignante (photo 5). Depuis cette pièce, une passerelle sécurisée ouvre sur un jardin protégé à l’arrière du bâtiment (photo 6 et photo 7). L’ensemble de l’espace est sécurisé par un dispositif d’alarme. Chaque résident est muni d’un badge dit « anti-errance » qui l’empêche de sortir de la structure sans être accompagné – les portes coulissantes et l’ascenseur se bloquent lorsqu’il s’en approche. Contrairement aux résidents de l’espace ouvert, les résidents de l’UPG ne possèdent pas la clé de leur chambre, celle-ci étant généralement fermée à clé pendant la journée.

À l’UPG, l’organisation et la nature du travail ne sont pas très différentes de ce qui se fait dans toute institution pour personnes âgées (Anchisi et Debons 2014 ; Höpflinger et al. 2011). Les tâches cliniques et médicales sont assurées par les infirmières en relation avec les trois médecins référents du de l’EMS, alors que les tâches d’hygiène, de manutention des corps et d’accompagnement sont assignées pour l’essentiel au personnel subalterne et aux animateurs. En revanche, comme mentionné précédemment, la singularité du lieu tient au degré de dépendance des personnes qui y vivent, et par conséquent au volume de travail que ces résidents génèrent en termes d’accompagnement et de soins. Mesuré par le système de points BESA [6], ce degré atteint en effet une moyenne plus élevée ici que dans l’espace ouvert. Mme Praz atteint par exemple un degré de dépendance de 8 points sur 12 à son entrée et les résidents de l’UPG évoluent globalement entre 8 et 11 points, contre une moyenne de 5 à 7,5 points pour leurs compagnons de l’espace ouvert. En volume de travail, une journée standard à l’UPG fait ainsi intervenir six employés en continu pour 13 résidents au moment de l’enquête : quatre membres du personnel subalternes (assistantes en soins et santé communautaires, auxiliaires de soins ou aides-soignantes), un animateur (présent un jour sur deux en moyenne) et l’infirmière responsable qui coordonne l’équipe de soins. Précisons enfin que tous les membres du personnel de l’UPG sont sélectionnés sur une base volontaire et qu’ils reçoivent des formations continues régulières sur les maladies neurodégénératives.

La rencontre avec Mme Praz

L’arrivée de Mme Praz en mars 2011 m’a permis de fréquenter davantage le secteur psychogériatrique. Lors de mes passages à l’UPG, j’apparaissais soit comme un assistant dans les activités d’animation telles que jardinage, sorties, lecture de journaux, etc., soit dans un rôle d’accompagnant à la fois moins défini et plus libre. Dans ce cas, j’étais la plupart du temps assis dans le coin bibliothèque, je pouvais alors observer les comportements des uns et des autres, aider le personnel à l’occasion et interagir avec les résidents.

Dans nos premiers échanges, j’ai expliqué à Mme Praz les raisons de ma présence tout en étant sceptique sur sa capacité à conserver cette information en mémoire. Néanmoins, elle m’a vu très régulièrement consigner mes observations par écrit (« Ah, vous écrivez un livre ? », me demandait-elle souvent). Au fil du temps, ma présence était devenue familière et elle y trouvait même un certain avantage, car je lui offrais une oreille attentive, voire par moments un réel soutien moral et affectif. Malgré ses troubles cognitifs, une relation ethnographique a donc pu s’instaurer, et ceci d’autant plus que la résidente a conservé sa capacité langagière jusqu’à sa mort. En plus de l’observation, il était ainsi possible de consigner ses impressions et, plus largement, de (re)donner du crédit à sa parole par le travail de contextualisation et d’analyse.

Comme le relève Gérard Althabe, « l’ethnologue est toujours là comme acteur, il occupe une place variable (de cette façon, la dérive policière de l’enquête est évitée, elle consiste à évaluer à travers la dialectique du mensonge et de la vérité ce que nos interlocuteurs nous disent et ce que nous voyons) » (1990). Appliquée à ce terrain en particulier, une telle posture m’a permis de m’éloigner du registre médico-soignant très prégnant, qui interprète l’évolution des résidents avant tout sur le plan des pathologies ou des déficits. Sans pour autant invalider la vision médicale, mon but consistait plutôt à envisager les comportements de Mme Praz comme autant de déprises tactiques témoignant d’un travail d’adaptation bien réel malgré les affres de la maladie. Cette notion est empruntée à Isabelle Mallon (2004), qui l’oppose à celle de déprise stratégique, pour désigner des situations dans lesquelles les individus subissent leur vieillissement et luttent constamment pour maintenir ou recouvrer des territoires d’autonomie identitaire [7]. Comme nous le verrons, Mme Praz entre bien dans cette dernière catégorie de situations jugées globalement « difficiles » à gérer par le personnel et les proches. Il s’agit dès lors d’en saisir les logiques, ce que je ferai ci-après par l’analyse du contexte pré-placement d’une part, du déroulement de sa carrière institutionnelle de l’autre.

La maisonnée de prise en charge avant l’institutionnalisation

Mme Praz vient d’une famille de paysans catholiques et elle a vécu toute sa vie dans une commune de moyenne montagne rythmée par les travaux agricoles et ouvriers. Née en 1924, elle est l’avant-dernière fille d’une fratrie de huit enfants – six filles et deux garçons. Paysans vignerons, ses parents possédaient du bétail et travaillaient de manière saisonnière comme ouvriers agricoles. Dans ce contexte, elle suit le parcours traditionnellement réservé aux femmes : après sa scolarité obligatoire, elle effectue une école ménagère. Entre 19 et 25 ans, elle est embauchée comme ouvrière dans une usine de fabrication de meubles. Elle se marie en 1949 et cesse de travailler une année plus tard, à la naissance de son fils. Le mariage est homogame : son mari est également originaire de la commune. Après un apprentissage de maçon, il travaille toute sa vie dans le bâtiment en tant qu’employé. Le couple construit sa maison familiale sur un terrain acheté et y emménage dès 1953.

Dans les années 1990, des problèmes de santé se manifestent du côté de M. Praz [8] et, par ailleurs, le couple subit la perte de leur fils unique. Célibataire et sans enfants, ce dernier décède en effet d’un cancer à 44 ans [9]. Ces événements déstabilisent la routine du ménage et rendent nécessaire l’activation d’une première maisonnée de prise en charge (Weber 2005). Un réseau informel s’organise autour de l’aide pour l’achat et le transport des denrées quotidiennes, car aucun des époux ne bénéficie d’un permis de conduire [10]. Paul, un neveu de M. Praz qui est aussi le parrain de son fils défunt, devient le principal aidant extérieur. Ce dernier est plâtrier peintre et travaille dans la région ; il explique qu’« à la longue, l’oncle me prend comme son fils ». Par ailleurs, l’épouse de Paul, Adeline, s’implique également dans la prise en charge. Elle s’est déjà investie dans l’accompagnement de sa propre mère, puis de sa belle-mère (la mère de Paul et la sœur de M. Praz) jusqu’à leur décès. Sa situation – la soixantaine, sans emploi – en fait une candidate toute désignée pour accomplir un travail de care.

Les premiers signes de la maladie de Suzanne Praz apparaissent en 2005 avec des défauts de mémoire et des oublis. Selon Adeline, la situation se détériore surtout à partir de 2009, avec un problème de motricité qui limite sa marche et ses sorties déjà peu nombreuses. À 85 ans, la maison familiale devient son dernier lieu de repli et de protection : elle a besoin d’une présence constante à ses côtés. Le médecin de famille est sollicité, mais ses venues à domicile suscitent une forte réticence, de sorte qu’aucun diagnostic formel n’est réalisé.

C’était une dame extrêmement craintive, anxieuse à la maison […] Faire une consultation spécialisée de la mémoire aurait été simplement illusoire […] Cette dame n’était pas du tout collaborante.
(Médecin de famille, entretien du 22 août 2012 [11].)

Dès cette époque, la surveillance s’intensifie et repose essentiellement sur son mari à la santé déjà fragile : « Il faisait tout à la maison et pour finir il devenait fatigué », explique Paul. Très logiquement, la maisonnée se maintiendra jusqu’au jour où M. Praz est hospitalisé. Démarre alors une période de transition jusqu’au placement de Suzanne en mars 2011. Cette épreuve inaugure ainsi l’ultime déprise d’un couple qui en est à sa 63e année de mariage. Du côté de M. Praz, le choix du placement suscite culpabilité et tristesse. Preuve d’une situation préalable compliquée, il n’accompagnera pas sa femme le jour de son entrée, préférant déléguer cette responsabilité à Paul et Adeline.

C’était trop dur… Moi personnellement j’aurais voulu la garder ici. Mais je ne pouvais pas. Alors c’était obligé de la placer. À mon retour [d’hôpital] c’était impossible de continuer à vivre avec elle parce qu’il fallait tout contrôler. J’avais pas envie… pas envie… mais pour finir... […] J’ai regretté. Mais je ne pouvais pas faire autrement.
(M. Praz, entretien de mai 2011.)

Le déroulement de la carrière institutionnelle

Même si les contacts avec l’EMS étaient établis depuis plusieurs mois, l’urgence de la situation nécessitait une réponse rapide. Or, à cette période de l’année, toutes les chambres étaient déjà prises, c’est pourquoi Mme Praz a été placée en collocation, dans la seule chambre pour deux personnes de l’UPG. De provisoire, cette solution deviendra néanmoins pérenne, car la résidente ne sera pas déplacée ultérieurement [12]. Ce choix s’explique, entre autres, pour des raisons financières, l’attribution d’une chambre double permettant en effet de limiter les coûts déjà élevés de l’institutionnalisation [13].

Dans ce contexte, le placement ne découle donc pas d’un choix volontaire. Comme nous le verrons dans les points suivants, outre sa mise en collocation plus ou moins « forcée », le caractère « subi » du placement se manifestera de différentes manières tout au long du parcours de Mme Praz, rendant son adaptation « difficile ».

Une entrée vécue dans la confusion

Je rencontre Suzanne dès le deuxième jour de son placement. Ce jour-là, elle est assise dans un canapé du salon et scrute son environnement. En face d’elle, Ida Morrens [14] est assise dans un fauteuil gériatrique : elle est tremblotante et s’exprime par des râles périodiques. À côté, Mme Fourdel est très agitée et chante à tue-tête tandis qu’une autre résidente marche de long en large. Cette dernière ne parle plus, mais a l’habitude de caresser les gens : elle adresse des regards attendrissants puis continue inlassablement sa recherche d’objets de toute sorte ; elle ouvre très régulièrement le robinet de la cuisine, ce qui lui vaut les réprimandes magnanimes du personnel soignant. Près de la fenêtre, un autre résident se fait remettre à l’ordre plus brusquement. C’est M. Métroz. Il attend qu’on lui distribue sa cigarette réglementaire. Une aide-soignante lui fait remarquer qu’il vient de fumer avant de hausser le ton face à son indifférence, puis le traite de « péto » – expression issue du dialecte local, qui signifie « individu borné, têtu ».

Quant à Suzanne Praz, elle ne sait pas où elle se trouve et demande avec insistance sa « maison ». La matinée durant, elle ne cesse de manifester sa volonté de quitter les lieux. Elle cherche des informations au sujet de son mari, ne comprend pas les discussions « qui vont dans tous les sens », réclame la sortie à une aide-soignante affairée qui tente, sans succès, de la rassurer.

Au cours de la matinée, une infirmière s’approche de nous et établit un canal de communication excluant Mme Praz. Cette technique – assez courante à l’UPG – me met mal à l’aise, car j’imagine que les personnes concernées sont loin de ne pas comprendre que nous parlons d’elles. Cette infirmière m’explique qu’il est prévu de faire manger la résidente au réfectoire du rez-de-chaussée, c’est-à-dire avec les résidents de l’espace ouvert. Cette mesure a été prise « pour qu’elle ne se sente pas enfermée dans la maison », me dit l’infirmière ; elle est censée permettre à la résidente de « voir du monde ».

Une semaine plus tard, j’apprends par une aide-soignante que Suzanne est « dans son histoire à elle… Elle dit que son mari a rencontré une doctoresse et qu’il ne veut pas venir la voir, car il veut rester avec elle ». Dès nos premiers échanges, elle est dans un état de désorientation teinté de tristesse : au bord des larmes, elle me demande à plusieurs reprises de confirmer qu’elle est bien en maison de retraite, ce qui m’oblige à la rassurer constamment. De plus, pendant cette même matinée, deux aides-soignantes souhaitent munir Suzanne Praz du badge « anti-errance ». L’épisode ne fera qu’amplifier son désarroi. Les employées manipulent ainsi son corps à la recherche de l’endroit idéal pour accrocher le badge. Suzanne est dépitée :

On peut faire ce qu’on veut de moi, je peux sauter par la fenêtre. Une vie à ça j’en peux plus […] Si on pouvait mourir quand on veut on serait déjà enterré.
(Suzanne, journal de terrain, 27 mars 2011.)

La conscience de la maladie et de la mort

Chez la plupart des résidents qui n’ont pas anticipé l’entrée en institution, le placement renforce le sentiment de vieillissement et d’inutilité sociale (Mallon 2004). Ce sentiment pénètre notamment entre les temps forts de l’institution que sont le lever, les repas et le coucher (Rimbert 2005). Les après-midi, par exemple, sont particulièrement propices à l’ennui et à l’attente (Willy 2008). Face à l’horloge du salon central, j’ai pu en faire plusieurs fois l’expérience : assis auprès de Suzanne et d’autres résidents, les paroles manquent et le temps s’allonge, ce qui ravive en moi l’impression de « vacance » au sens de désœuvrement et d’oisiveté (Goffman 1968 : 31).

On ne sait pas trop que faire. Ici on nous fait tout, moi je n’ai plus rien à faire…

Ou encore :

Il faut attendre le dernier souffle, c’est tout ce qu’on a à faire […] Maintenant je vis au jour le jour. Je viens ici boire un café. C’est tout ce qu’on a à faire […] Ici on a tout. Tout ce qu’il faut. On nous fait tout ce qu’on veut. On n’a rien à faire.
(Suzanne, journal de terrain, 14 avril 2011.)

Ces extraits du journal de terrain font ressortir à la fois la dimension totalisante de l’expérience institutionnelle et celle du rabattement définitif de la temporalité de vie sur le temps présent (Willy 2008). De plus, au fil des jours et des mois, Suzanne Praz n’aura de cesse de convoquer sa « maison » et son « mari ». Une large part de son mal-être provient en effet de la rupture engagée avec ses repères identitaires antérieurs, lesquels entrent dans l’imaginaire du familier et du « chez-soi ». Dépouillée de cet univers protecteur et contrainte de vivre en institution, il n’est pas étonnant que le placement ravive en elle la conscience de sa maladie.

J’étais jeune et j’étais bien, mais maintenant j’ai vieilli et j’ai tout perdu […] Je viens ici pour ne pas être seule. Mais ça va pas là-dedans [en pointant sa tête] […] Ça tourne dans la tête, ça travaille beaucoup… Le matin ça va, mais l’après-midi ça travaille […] Oh, mais comme j’en peux plus. Je sais pas comment je vais faire […] Je flanche un peu […] J’arrive plus, je peux plus. C’est fini. C’est le pire des jours. Moi, pour moi, je vais mourir. On se laisse aller. [Mais qu’est-ce qui ne va pas ?] [15] Tout. [Pourtant on peut bien discuter.] Merci, vous êtes gentil. Mais pour moi je vais mourir. Je sens que ça va mal, je ne vais pas aller loin [l’air très affecté, au bord des larmes].
(Suzanne, journal de terrain, 27 mars 2011.)

Comme l’écrit Mallon, les « déprises contraintes s’opèrent dans la douleur et la tristesse puisque la redéfinition des limites de l’autonomie est externe à l’individu. Elles déstabilisent l’identité de la personne âgée en mettant en exergue son incapacité à donner du sens à sa vie par elle-même » (2004 : 241). D’où un sentiment de perte de maîtrise qui prend Suzanne comme par surprise. L’une des premières déprises observables sera d’ordre discursif : il s’agira de relire l’événement sous l’angle de la trahison par ses proches et son mari. Cette explication – qui est vue par le personnel comme un indice supplémentaire de l’emprise de la maladie sur Suzanne – permettra à la résidente de créer un semblant de continuité dans la rupture, autrement dit de « se faire une raison ».

On m’a trahie, on m’a laissée tomber. Je suis seule. Mon fils est mort. Mon mari est en clinique […] Je viens dans cette maison pour mourir. J’en peux plus, plus de forces. Ça s’affaiblit […] J’ai de la parenté, mais ils ont tous leurs enfants. Mais maintenant, je peux plus aller, ils ont tous assez pour eux. [Vous vous sentez seule ?] Oh oui.
(Suzanne, journal de terrain, 27 mars 2011.)

La régulation du mal-être par les professionnels

Face au mal-être de la résidente, et en accord avec les proches, les professionnels décideront de ne pas confronter Suzanne à la « vérité » (son mari est en effet déjà rentré de clinique) dans le but qu’elle ne se focalise pas trop sur son domicile. On m’invite également à suivre la consigne. Selon une animatrice, la « bonne attitude » à adopter dans ce cas comme avec les autres personnes de l’UPG consiste à éviter les questions trop directes : « Ici on ne pose pas de questions, des questions oui, mais sur la vie avant, sur le passé [ton appuyé], mais pas sur la vie d’ici », m’explique-t-elle [16]. Ne pas questionner la personne sur sa situation permet, selon elle, d’éviter de raviver des « sentiments douloureux » vécus par un placement éventuellement non consenti et sans retour en arrière possible. Comme je l’ai entendu à de nombreuses reprises, les professionnels présupposent en effet que « le malade va finir par s’habituer », jouant ainsi sur le temps long du placement. Dans ce sens, la question de la « vérité » ou « demi-vérité » est subsumée dans ce que Glaser et Strauss (1964) définissent comme un contexte de conscience fermée. À l’UPG, l’action des professionnels n’a pas pour objectif de travailler sur la conscience d’une mort proche, il s’agit plutôt d’aménager le temps qui reste ; car même si, dans le cas de Suzanne comme dans d’autres cas similaires, le placement est un facteur explicatif majeur du mal-être, cet état de fait ne peut être remis en cause. L’essentiel du travail des professionnels est ainsi dévolu à la régulation et à la gestion du mal-être.

Ce travail s’opère dès l’entrée par l’ouverture du dossier de soin. Les notes qui s’y trouvent sont intéressantes à analyser puisqu’elles donnent accès aux perceptions du personnel sur ce qu’il considère comme des symptômes à réguler, comme le montrent ces exemples :



  • 14 mars 2011 : très angoissée… veut partir chez elle… REÇU DISTRANEURIN 3 c.c.
  • 31 mars 2011 : pense toujours qu’elle doit rentrer à la maison et s’agite. 13h15. 1 dose Rescue. Très agitée, veut avoir des nouvelles de son mari, a fait un petit coucou au téléphone. Depuis est calme, essuie la vaisselle.
  • 26 mai 2011 : Mme est angoissée ++ au moment du coucher. Veut rentrer et ne veut pas laisser son mari seul.
  • 26 juillet 2011 : reçu Distraneurin, car angoissée +++. Tourne beaucoup, pleure.
  • 28 juillet 2011 : demande sans arrêt sa veste pour partir en haut à la maison. N’est pas confortable, perturbée. Difficulté à la marche.
  • 20 août 2011 : veut partir voir son mari, s’angoisse +++, a mal au cœur, donné 5 c.c. de distra.

    (Extraits du dossier de soin de Mme Praz.)

Ces notes sont réalisées par les professionnels soignants en contact direct avec les résidents pendant l’ensemble de leur carrière institutionnelle. Elles illustrent donc la logique médico-soignante par laquelle les résidents sont appréhendés en tant que « cas ». La régulation médicamenteuse et les ajustements en cours de carrière s’effectuent sur cette base.

Dans le cas de Suzanne, on constate dans l’ensemble que les critères de jugements se répartissent autour des deux pôles d’appréciation que sont l’« humeur calme », « facile », « collaborante » et à l’inverse l’« humeur agitée », « perturbée », « désorientée » ou « angoissée ». Une évaluation par le médecin référent de l’EMS aura lieu début avril 2011 et débouchera sur l’administration de neuroleptiques dits « de réserve ». Puis les contrôles se feront à échéance régulière en été, en automne et en hiver. Ils aboutiront à l’augmentation des doses administrées dans le but de calmer « l’angoisse » de la résidente. De même, et toujours d’après le dossier, les doses de réserve seront très couramment utilisées dès l’automne – notamment dans les transitions entre l’activité d’animation des après-midi et le repas du soir ainsi qu’au moment du coucher. Certaines notes signalent alors des « hallucinations auditives » et une tendance de la résidente à se dire « observée ».

L’adaptation contrainte et les moments de félicité

À côté du registre médico-soignant, l’équipe de l’UPG travaille sur des activités ciblées telles que jeux, promenades, ateliers des sens, etc. Exclusivement dédié à l’aspect relationnel, ce travail réunit chaque jour une aide-soignante et un animateur qui s’intéressent aux trajectoires de vie et qui tentent parfois de solliciter les résidents sur des sujets d’actualité (articles de journaux, émissions télévisuelles, etc.).

Chez Suzanne Praz, l’engagement dans les activités proposées fera l’objet d’un refus net ou le sujet d’âpres négociations. Ainsi en est-il des nombreux échecs à son enrôlement dans la confection des tartes aux pommes du mardi matin, dans le jardinage thérapeutique de l’après-midi ou encore dans les séances de massage (plus rares) offertes par l’un des animateurs. En revanche, la marche accompagnée sera plus facile à instituer en guise d’activité ordinaire. Tout d’abord munie d’une canne, puis d’un déambulateur à partir de janvier 2012, Suzanne s’y attache comme s’il s’agissait d’une mobilisation contre sa maladie et la dépossession de soi entraînée par l’institutionnalisation (Weber 2012). De même, une animatrice que j’interroge en juillet 2011 me fait remarquer ce qu’elle considère comme les signes d’une réelle adaptation à l’institution : Suzanne assisterait régulièrement au chant, à la gymnastique douce avec ballon et également – voire surtout – à la prière du chapelet et à la messe du jeudi.

Par ailleurs, dès le mois de novembre 2011, la vie institutionnelle prend une nouvelle tournure à la suite de l’arrivée de M. Praz dans une chambre double du premier étage. Ce dernier entre à l’EMS après un nouveau séjour d’hospitalisation, dans un état de santé très fragilisé [17]. Néanmoins, sa présence est l’occasion de recréer du lien et un sentiment de maisonnée à l’intérieur de l’institution.

M. Praz organise en effet ses journées autour de deux activités principales : les visites à sa femme (matin et après-midi) et son repos en chambre. Comme il me l’explique lors d’un après-midi passé ensemble, il est venu rejoindre sa femme avec qui il se doit d’affronter les événements « pour le meilleur et pour le pire » ; il s’agit donc pour lui « d’être courageux » et de « rester serein » [18]. Suzanne et son mari se rencontreront dans l’arrière-salon plutôt que dans leurs chambres respectives [19]. Le couple reçoit également la visite de leurs neveu et nièce Paul et Adeline – qui se déplacent une à deux fois par semaine et le week-end depuis l’entrée de leur tante – ainsi que d’une autre nièce. Ces temps de sociabilité familiale permettront d’habiter de manière plus intime les moments creux de l’institution. Ils se traduiront chez Suzanne par des états de félicité relative, qui seront faits de sourires, de joie et de tendresse. En revanche, les moments de transition – surtout lors des départs de son mari – raviveront systématiquement son mal-être ; ils exigeront un accompagnement serré de la part du personnel afin de réinscrire Suzanne dans le temps institutionnel.

Par ailleurs, la ré-union institutionnelle du couple sera de courte durée. En effet, M. Praz est vite rattrapé par ses problèmes de santé. Après quelques semaines, son médecin identifie des augmentations du rythme cardiaque et impose à son patient une diminution de la fréquence des visites à sa femme jugées « trop nombreuses et stressantes » (entretien du 12 décembre 2011). Mais la mesure ne suffira pas à renverser la situation : avant Noël, une nouvelle hospitalisation est réalisée en urgence.
À son retour, M. Praz se trouve dans un état de fatigue intense, il s’installe dès lors dans une économie de paroles et de mouvements jusqu’à son décès le 2 février 2012.

Cette mort – face à laquelle le personnel se dit étonnamment « surpris [20] » – viendra s’ajouter à une liste déjà nombreuse puisque cinq décès auront lieu à l’UPG entre janvier et février 2012. L’annonce du décès sera faite à Suzanne par Paul et Adeline en présence d’une animatrice. Suzanne sera accompagnée au chevet de son mari (dans sa chambre) pour un dernier hommage et il sera décidé qu’elle ne se rende pas à son enterrement à l’église du village, pour éviter la confrontation à un environnement jugé anxiogène et perturbateur. Afin d’anticiper d’éventuelles crises, le personnel augmentera également sa présence auprès de la résidente durant tout le mois de février. En parallèle à certains ajustements médicamenteux, les animateurs effectueront plus de sorties en binôme alors que les soignants porteront plus d’attention aux réactions de Suzanne. Ces mesures rendront Mme Praz relativement sereine malgré l’événement. En effet, elle ne s’attachera pas de manière exagérée à l’image de son mari défunt et intégrera plutôt son absence dans un discours nouveau teinté de résignation et de fatalisme.

Je trouve Suzanne dans l’arrière-salon de l’UPG. Elle me dit y venir pour éviter d’être là où les gens parlent beaucoup dans le salon central. « Au début c’était dur [Pourquoi c’était dur ?] C’était dur parce que j’avais peur. [Peur de quoi ?] Peur d’être avec tant de personnes. Alors des fois on s’excite. On doit dire et redire, dire encore… » Elle réitère le fait qu’elle se sent seule, qu’elle n’a plus de famille, qu’elle attend, qu’elle n’est plus toute jeune, etc. Mais elle explique aussi comment elle meuble ses journées entre déjeuner, passage au salon, promenade le matin, repas de midi, promenade l’après-midi, repos dans l’espace arrière jusqu’au soir. Elle reconnaît les lieux et ne se plaint plus de vouloir rentrer chez elle. « On est habitué maintenant. Je me dis qu’il faut faire aller plutôt que de m’accrocher à des mauvaises pensées. Parce que c’est comme ça, on ne peut rien y faire. »
(Journal de terrain, 14 avril 2012.)

Les tactiques d’évitement et l’appropriation de l’espace

Dès l’automne 2011, Suzanne Praz passe une grande partie de ses journées dans l’arrière-salon de l’unité, la pièce où s’était reconstitué un semblant d’intimité avec son mari et ses neveux. Selon les notes du dossier de soin, Mme Praz vit de plus en plus d’« épisodes de délires », elle se sent « persécutée » et « croit qu’on parle d’elle ». Ceci expliquerait son attitude d’évitement et son retrait dans la pièce arrière de l’unité, à la fois moins bruyante et moins fréquentée que le salon central, principal lieu d’activité. Or, s’il ne fait pas de doutes que les pensées de Suzanne sont liées à l’évolution de sa pathologie, il n’est pas inintéressant de les considérer aussi sous l’angle de déprises tactiques.

À ce titre, l’attitude de Mme Praz doit être mise en perspective, selon moi, avec sa socialisation antérieure, car en évitant le salon central de l’UPG, tout indique qu’elle reproduise le schéma de vie qui prévalait à son domicile, lorsqu’elle passait ses journées sans véritables contacts avec d’autres personnes que son mari, Paul et Adeline. Cette vie relativement isolée de la communauté correspond ainsi à un habitus que le couple Praz avait semble-t-il choisi. Selon le témoignage de Paul et Adeline, leurs aïeux vivaient de manière très indépendante et ne fréquentaient pas volontiers les fêtes populaires ni les rassemblements villageois : « L’oncle et la tante vivaient un peu en vase clos avec leur fils déjà… Alors après [le décès du fils] c’était la même chose […] ils vivaient reclus et pis voilà […], ils étaient habitués à rester pour eux » (entretien du 10 décembre 2011). À cela s’ajoutait aussi une mésentente avec le voisinage direct, qui les avait forcés à s’isoler davantage.

En effet, dès le mois de novembre, Mme Praz m’expliquera que lorsqu’elle se trouve dans le salon central, elle doit contrôler ses attitudes et faire attention à ce qu’elle dit (« Ici ça discute. Il y a des choses qu’il faut faire attention de dire. Quand j’étais à l’école ménagère, on nous a appris à ne pas dire certaines choses. Ici on ne peut pas tout dire »). De même, elle comparera cet espace à une rue ou à un café avec son caractère collectif, anonyme, mais aussi sa sociabilité de façade et sa courtoisie imposée (« Oh ici c’est comme dans la rue. Au village quand on croise quelqu’un on dit toujours bonjour. Ici c’est la même chose. Un bonjour, un au revoir et c’est tout »). Dans sa perception de l’espace central, le personnel, dont elle ne se souvient pas des noms, tient d’ailleurs le rôle de « dames qui s’occupent du comptoir » à qui elle propose parfois de régler sa note en liquide. Enfin, en ce qui concerne la tenue, Suzanne me fera remarquer un jour que ses congénères « sont tous endimanchés » lorsqu’ils entrent dans le salon. Elle-même n’y entre qu’une fois habillée et munie de son sac à main, deux attributs qui participent de sa « tenue » en public (Goffman 1974).

L’événement suivant, dans lequel je suis impliqué, est tout à fait révélateur de cette dimension publique des corps à l’UPG, et particulièrement dans le salon principal.

Un matin, je retrouve Suzanne assise dans le salon commun, les bigoudis sur la tête. D’emblée, elle explique « avoir honte avec ça sur la tête […] Normalement, quand on fait ça on reste chez nous. On va pas sortir faire les commissions avec les bigoudis ». Elle appelle une « dame » (c’est-à-dire une employée) pour savoir si elle peut les lui enlever, mais celle-ci invite la résidente à patienter : « Il-faut-que-vous-soyez-patiente-Madame ! Pour être belle il faut patienter ! », lui répond-elle en articulant ses mots. Insatisfaite, Suzanne n’en reste pas là. Elle dégrafe ses bigoudis de son propre chef. Puis elle se rend, avec mon aide, jusqu’à sa chambre pour se recoiffer avant de revenir au salon, consciente d’avoir transgressé la consigne au bénéfice de son bien-être. Une telle transgression nous vaudra évidemment une remise à l’ordre. L’aide-soignante : « Mais je vous avais bien dit d’attendre, Suzanne, c’est qui qui vous a enlevé les bigoudis ? [Suzanne] Je suis désolée. C’est une faute, je sais. C’est lui qui m’a aidée [en me pointant du doigt]. » Cette situation provoque en moi le sentiment inconfortable d’avoir commis une faute : nous sommes comme deux enfants pris la main dans le sac.
(Journal de terrain, 12 octobre 2011.)

Cette dernière anecdote montre que le malaise de Mme Praz est suscité par la confusion entre espaces public et privé générée par la situation. De son côté, l’aide-soignante se trouve également dans une position complexe – ou aporétique (Corbaz 2011) – qui la conduit à faire un choix difficile : elle sacrifie le bien-être de la résidente et son sentiment de pudeur devant la logique sécuritaire du vivre-ensemble (Rimbert 2005) qui impose qu’aucun malade de l’UPG ne soit laissé en chambre sans surveillance.

Mes observations attestent, à ce titre, que malgré le désordre ambiant qui confère à l’UPG son caractère d’hétérotopie – au sens d’espace « autre » (Foucault 1994) – un certain ordre est de rigueur, dans lequel les professionnels tiennent le rôle d’entrepreneurs de morale (Becker 1985). Fortement régulée par le jeu des regards, la normativité du lieu offre certes un cadre d’expression relativement lâche à la singularité de chaque malade, mais les comportements de chacun ne sont acceptables et acceptés que s’ils ne troublent pas l’équilibre (précaire) du collectif.

Dans ce contexte, un dernier aspect doit être également rappelé, qui renforce l’hypothèse de déprise tactique de Suzanne au fil de sa carrière. À l’instar des autres résidents de l’unité, cette dernière ne possède en effet pas les clés de sa chambre. Or, si une telle mesure facilite la surveillance des professionnels, elle limite considérablement l’appropriation d’un espace intime par les pensionnaires. En outre, comme je l’ai déjà évoqué, la difficulté est accentuée pour Suzanne puisqu’elle est installée dans une chambre pour deux personnes (photo 8). J’apprendrai en cours d’enquête que sa voisine est plongée dans un état végétatif et qu’elle entre dans des états de crise notamment pendant la nuit, ce qui a un effet désécurisant chez Suzanne (entretiens avec les veilleuses, 6-7 février 2011). Hormis quelques photos accrochées aux murs, la chambre restera quasi identique à son état d’origine tout au long du séjour. Le contraste est saisissant entre cet espace très fonctionnel et les aménagements intérieurs de certaines chambres indépendantes que j’ai pu visiter dans l’espace ouvert, où l’importation des anciens meubles, la présence de bibelots, de livres et de décorations diverses sont autant d’indices d’une appropriation de l’institution par les résidents (Mallon 2004) (photo 9 et photo 10).

Face à cette difficulté de se reconstituer un « chez-soi », c’est donc bien la fréquentation de l’arrière-salon qui permet à Suzanne de pallier le manque d’intimité imposé par l’institution. Cette tactique apparaît dès lors comme une adaptation secondaire (Goffman 1968) par laquelle Suzanne retrouve, pour un temps du moins, une forme d’isolement apaisante.

Le temps du mourir, entre perte de maîtrise et souffrances



  • 5 avril 2012 : discuter au colloque de l’état de [Suzanne Praz], car elle est à nouveau persécutée, l’impression qu’elle dérange tout le monde. Se sent oppressée, s’angoisse et panique de se retrouver toute seule. Mis en question pour revoir le TTT [traitement] avec médecin. Lui proposer des Mandalas.

    (Extrait du dossier de soin de Mme Praz.)

Dès avril 2012, de nouveaux signes d’agitation justifient une discussion en réunion d’équipe autour du cas de Suzanne (le 5 puis le 18 avril 2012). Les traitements seront modifiés [21] et la fréquence des notes dans le dossier de soin augmentera significativement. Pour ma part, je n’observe plus aussi systématiquement qu’avant la carrière de la résidente. C’est pourquoi je me réfère davantage aux notes des professionnels dans ce dernier point.

Dans l’ensemble, ces écrits témoignent d’une augmentation des problèmes de santé sur les plans cognitif et physique. D’une part, on signale des comportements de désorientation et d’angoisse toujours plus marqués :

« se sent persécutée », « croit ++ qu’on parle toujours d’elle », « très perturbée », « a besoin d’être réorientée dans l’espace et le temps à tout moment », « Toujours mal-être très marqué. Qu’est-ce que je vais faire ? Comment je vais faire ? Je suis seule. Où je dois aller ? Je voudrais mourir, etc. déambule comme une âme en peine », etc.

(Extraits du dossier de soin.)

D’autre part, on décrit des ennuis physiques peu présents jusque-là et probablement dus aux effets secondaires des médicaments. Plusieurs chutes alertent le personnel qui met en place un tapis d’appel à côté du lit de Mme Praz et impose le fauteuil roulant pour les sorties hors de l’EMS. Puis sont signalés des problèmes dermatologiques (« plaques rouges au niveau du visage et dos », « lésion cutanée au niveau du siège »), des douleurs dorsales, une sensation d’oppression constante au niveau du thorax et des céphalées (« Ce matin, me dit qu’elle est toute foutue », « se tient toujours le thorax », « dit avoir mal partout »). En juillet 2012, une fatigue musculaire est remarquée notamment au niveau de sa nuque : une minerve lui est proposée, mais Mme Praz refuse catégoriquement. En août, la souffrance semble prendre définitivement le dessus de sorte que des soins de conforts sont mis en place (« Impossible à calmer » (4 août), « état très régressif » (6 août), « n’arrête pas de dire “aidez-moi, je n’en peux plus” », « crie sans arrêt » (10 août)). Sa mort aura lieu le 15 août 2012 au matin.

On n’a pas réussi vraiment à maîtriser [la trajectoire] y compris avec un certain nombre de médicaments. Et après il y a la question… les choses ont progressé aussi au niveau de la démence. Ça devenait un peu difficile de jongler entre les effets secondaires des médicaments et les indications thérapeutiques, à maîtriser ses angoisses, etc., donc l’équilibre n’était pas facile à trouver. Et là je ne pense pas que c’est peut-être pas le bon cas d’adaptation au home pour cette dame.
(Médecin de famille, entretien du 22 août 2012.)

Adeline qui se déplaçait tous les jours à cette période explique qu’elle ne l’avait « jamais vue comme ça auparavant […] On ne la voyait que souffrir, elle était pas tranquille, elle appelait à l’aide tout le temps [et] la journée elle était comme persécutée ». Cette période de crise dure environ deux semaines durant lesquelles la situation était devenue « catastrophique », pour reprendre le terme de l’infirmière présente quelques jours avant sa mort. Dans un tel contexte, il n’est pas étonnant que le décès de Suzanne Praz soit d’emblée traduit dans le registre du soulagement à la fois du côté des proches et du personnel de l’EMS. En outre, son agitation était d’autant plus difficile à supporter qu’elle perturbait durablement le vivre-ensemble de l’UPG, de sorte que l’alitement s’imposait pour préserver le collectif. La même infirmière explique en effet que : « C’était devenu insupportable pour tout le monde […] Elle prenait trop de place et à la fin elle criait de plus en plus fort. Alors on a dû la laisser au lit » (entretien du 22 août 2012). C’est finalement l’administration d’un patch de morphine qui réussira à apaiser les douleurs de Mme Praz qui vit ses trois derniers jours dans un état plus serein. « Elle s’est calmée, elle s’est endormie, elle était toute tranquille », note ainsi l’infirmière responsable de l’administration des antalgiques, « donc je trouve que c’était une bonne décision. Et la famille était là aussi. La nièce était très contente. Elle préférait la voir un petit peu endormie et tranquille dans le lit que de la voir angoissée et agitée » (entretien du 22 août 2012).

Conclusion

L’entrée en EMS équivaut pour Mme Praz à une véritable plongée dans l’inconnu qui exige l’apprentissage de nouvelles relations et normes en matière de « tenue » et d’organisation du temps. Le mal-être qui l’anime trahit de fortes tensions internes que les réponses apportées par le personnel ne permettront que partiellement de dissiper. Ce qui a pour résultat un parcours jalonné de difficultés récurrentes pour les équipes de soin et d’accompagnement.

Toutefois, face à la vie publique imposée par l’institution et malgré les problèmes de santé et un habitus plutôt solitaire, Mme Praz réussit à garder « prise » sur son environnement de différentes manières : par le maintien de certaines activités (la marche, le chant, la fréquentation de la messe, etc.), mais aussi par une adaptation à la géographie de l’espace, lorsqu’elle organise ses journées autour de l’arrière-salon, un lieu qui, durant quelques mois, sera alimenté par une sociabilité familiale retrouvée. Dans ce contexte, la période qui suit le décès de M. Praz apparaît comme un véritable tournant. Face à cette épreuve, la résidente déploie un nouveau discours de la résignation, prémisse d’une ultime déprise. Mais les conditions objectives semblent manquer pour réussir à contrer l’effet de la maladie, de la perte et de la dépendance.

Cette étude de cas emblématique d’une déprise contrainte et d’une adaptation difficile nous questionne ainsi sur ce qui s’apparente à un processus de dépossession de soi inexorable (Weber 2012) et sur les modalités qui permettent d’y faire face, notamment lorsque les atteintes de santé tendent à envahir le vécu du temps présent.

L’une des pistes dont cette analyse témoigne à sa manière est l’importance des supports relationnels et matériels qui, en offrant des prises adaptées sur le monde, permettent aux individus âgés – voire très âgés – de gérer au mieux leur vieillissement (Caradec 2001 ; Mallon 2004). L’appui d’autrui significatifs issus ou non de la descendance directe apparaît, par exemple, comme un élément clé dans cette épreuve du grand âge qu’est l’entrée en EMS. Dans un autre cas qu’il m’a été donné de suivre à l’UPG, la présence des enfants – et particulièrement l’attention engagée d’une fille sur le travail médical – a été déterminante. Cette présence a non seulement conduit les professionnels à réévaluer certaines décisions tout au long de la carrière, mais aussi à construire une négociation réelle sur les options à prendre aux différentes étapes de celle-ci. Grâce au soutien des équipes et de la famille, la résidente avait alors réussi à trouver un équilibre idéal malgré des atteintes neurologiques très avancées. Or, dans le cas étudié ici, il faut noter que la gestion de la trajectoire médicale a été entièrement déléguée, dès l’origine, aux professionnels. Cette délégation signale non seulement la forte distance culturelle qui sépare Suzanne du monde médical, mais aussi l’absence d’un proche faisant office de médiateur dans les moments critiques.

La comparaison de cette étude de cas avec celle de Solène Billaud et Baptiste Brossard (2014) – qui analysent les capacités d’une personne âgée issue d’un milieu aisé à surmonter l’épreuve d’un placement en institution contre son gré – permet également de mettre l’accent sur les disparités qu’il peut exister entre les situations à un âge avancé, chacun ne disposant pas des mêmes ressources en termes de capital social et culturel pour faire face à son vieillissement. Ce que ces chercheurs nomment le « sens pratique de la dépendance » est en effet intimement lié à ces ressources incorporées dans le passé et mobilisées lors des déprises de fin de vie. De ce point de vue, les faibles capitaux culturels et sociaux de Suzanne Praz ont certainement eu un impact dans sa capacité à opérer stratégiquement et à se familiariser à son nouveau cadre de vie.

Mais que devient ce « sens pratique » chez des personnes qui sont touchées par la démence, atteinte qui perturbe irrémédiablement leur sentiment d’identité personnelle et qui leur fait perdre, aux yeux d’autrui, leur statut de sujet pensant et autonome (Li et Orleans 2002) ? À ce titre, la carrière de Suzanne nous montre, d’une part, que les manifestations de ce « sens pratique » sont toujours présentes malgré les apparences et, d’autre part, que dans de telles situations de dépendance, les professionnels (comme les proches) deviennent des remparts à la fois indispensables et déterminants contre la perte de sens, d’estime de soi et de prises sur l’environnement. À bien des égards, ces derniers se situent non plus en périphérie, mais au cœur même des mécanismes de déprise déployés par les malades pour préserver un tant soit peu leurs liens avec le monde (Corbaz 2011).

add_to_photos Notes

[1Rappelons que le passage en EMS concerne environ 40 % des individus diagnostiqués par une forme de démence en 2011 en Suisse (Höpflinger et al. 2011).

[2J’utilise la notion de carrière dans son sens sociologique (Hughes 1996 ; Goffman 1968), j’y intègre ainsi à la fois l’idée de progression d’un individu dans une institution (on peut identifier des étapes a posteriori) et le vécu subjectif de cette progression (on peut saisir le sens attribué aux évènements par l’individu, les ajustements et stratégies identitaires).

[3Cette recherche était financée par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (via le fonds DoRe) et par la Fondation Eugen et Elisabeth Schellenberg. L’équipe était constituée de la responsable du projet, la professeur Murielle Pott, et moi-même en tant que chargé de recherche. Le projet a été validé en 2010 par la commission cantonale d’éthique médicale.

[4Il s’agissait de comprendre le processus d’adaptation et de reconstruction identitaire des résidents suivis. Pour chaque carrière, le corpus de données se compose de notes de terrain (suivi ethnographique), d’entretiens formels et informels avec les résidents, leurs proches et les professionnels, de documents institutionnels (dossiers de soin et d’animation, dossiers administratifs, etc.).

[5L’intégration de l’institution dans le tissu social local se repère d’ailleurs d’emblée par les réseaux d’interconnaissance entre résidents, familles et professionnels, à la fois multiples et très caractéristiques d’une sociabilité villageoise (« Ici, tout le monde se connaît », entend-on souvent).

[6Le système BESA permet d’évaluer les besoins en soins des personnes vivant en institution sur la base d’un score (degré de dépendance) qui va de 1 à 12 points. En général, l’entrée en EMS correspond à un degré de 5 points, ce qui équivaut à un volume de travail de 60 minutes par jour. La moyenne globale de l’EMS d’accueil en 2011 était de 6,5 points, un niveau qui est resté stable jusqu’à aujourd’hui. Précisons encore que le degré 12 n’est presque jamais atteint (entretiens avec le directeur de l’EMS, le 22 février 2011 – actualisation en avril 2017).

[7À l’opposé, la déprise stratégique renvoie à une forme de maîtrise globale de l’individu sur son vieillissement.

[8Ce dernier est opéré d’un quintuple pontage coronarien en 1987 et quelques années plus tard, il est victime d’une embolie pulmonaire. Sa santé est également fragilisée par des problèmes de vessie (on soupçonne un cancer de la prostate) qui le contraignent à des drainages réguliers depuis les années 1990. Il explique ainsi n’avoir jamais eu besoin de docteur jusqu’à 63 ans, « et après c’était la pagaille » (entretien du 12 juin 2011).

[9Lors d’une visite au domicile familial, j’ai observé que la chambre du fils était encore intacte. J’ai appris qu’il vivait toujours chez ses parents lors de son décès. « C’était un type très bien », explique M. Praz, « la rupture a été très dure, [prénom de sa femme] n’arrive toujours pas à en parler. Moi oui, mais ma femme non » (entretien du 12 juin 2011).

[10Précisons ici que la voiture commence à se démocratiser uniquement dans les années 1960 dans la commune. Le fait que M. ou Mme Praz ne passent pas leur permis n’est donc pas surprenant. Dans ce contexte, cela tient plus à des raisons culturelles que financières (entretien avec Adeline, l’épouse du neveu de M. Praz, en septembre 2011).

[11Précisons qu’à l’entrée de Mme Praz en EMS, le diagnostic médical rapporté dans son dossier de soin est le suivant : « Démence – troubles cognitifs. Troubles mnésiques anxieux. HTA ++. »

[12En général, les résidents en collocation sont en effet déplacés en chambres solo dès qu’une place se libère. Cette situation concernait une petite dizaine de cas dans l’ensemble de l’EMS au moment de l’enquête.

[13Même si la différence de prix entre une chambre solo et une chambre en collocation n’est pas très élevée (121 francs suisses contre 116 francs par jour), le directeur administratif me faisait remarquer que cette différence n’était pas négligeable car elle pouvait servir à financer d’autres dépenses courantes à charge des familles, comme le matériel de soins, le coiffeur ou les habits. Précisons encore que sur le plan financier, un résident classé 6 sur l’échelle BESA et installé en chambre individuelle coûte environ 223 francs par jour (102 francs pour les soins et 121 francs pour la chambre), contre 351 francs pour un pensionnaire noté 12 et installé en chambre individuelle (limite supérieure). Mme Praz (8 points BESA à l’entrée) génèrera un coût moyen de 257 francs par jour.

[14Tous les noms utilisés sont fictifs.

[15Les phrases entre crochets dans les citations renvoient aux questions ou précisions de l’auteur de l’article.

[16J’apprendrai d’ailleurs plus tard qu’une infirmière a émis l’hypothèse selon laquelle mes questions avaient un effet anxiogène sur la résidente.

[17Notons que l’idée d’emménager dans la même chambre que Suzanne a été d’emblée rejetée par la directrice des soins, qui a justifié cette décision par « expérience » et sur la base des complications qui auraient pu découler de cette collocation sur la santé de M. Praz lui-même. Ce dernier ne questionnera pas cette mesure, pas plus que ce qu’il appelle le « règlement » de l’EMS. Il se dit « arrangeant ».

[18Cela n’est pas un vain mot dans une situation où tous deux sont devenus « de grands malades », comme il me le rappelle. Je suis d’ailleurs plusieurs fois témoin de scènes d’agacement où M. Praz perd patience face aux pertes de mémoire de sa femme (« c’est ici le home ? », « on va redescendre à la maison maintenant ? Tu fais quoi ici ? », etc.). Comme le rappelle aussi Adeline : « [à la maison] l’oncle s’énervait parce que c’était des répétitions sans cesse » (entretien réalisé en avril 2011).

[19En effet, lorsque les familles visitent leurs aïeux, elles utilisent le plus souvent la chambre. C’est le cas autant pour les résidents de l’espace « ouvert » que pour ceux de l’UPG qui bénéficient d’une chambre indépendante. Dans le cas du couple Praz, l’espace de la chambre est trop restreint pour permettre l’installation d’un coin salon, raison pour laquelle il fréquente l’arrière-salon de l’unité.

[20Selon l’infirmière en charge des soins durant la journée précédant sa mort, l’état de santé de M. Praz était encore incertain, autrement dit la partie n’était pas considérée comme terminée : « Il aurait tout à fait bien pu reprendre du poil de la bête… », dit-elle, « je l’ai vu souvent avec d’autres résidents » (entretien du 3 février 2012).

[21Notons qu’un anxiolytique est administré par voie veineuse et renouvelé chaque mois. Il s’agit de l’Haldol Décanoas, qui remplace les neuroleptiques utilisés jusqu’alors tels que la Distraneurin ou le Séroquel. Les doses administrées augmentent également entre les prises, passant de 50 mg à 100 mg dès juin 2012.

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Pour citer cet article :

Jérôme Debons, 2017. « Fin de vie en EMS : ethnographie d’une carrière en unité psychogériatrique ». ethnographiques.org, Numéro 35 - décembre 2017
Vieillir en institution, vieillesses institutionnalisées. Nouvelles populations, nouveaux lieux, nouvelles pratiques [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2017/Debons - consulté le 24.04.2024)
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