Introduction
La philanthropie transnationale peut être définie comme toute forme de philanthropie qui circule et traverse les frontières, impliquant un ou plusieurs pays. La circulation de la philanthropie s’inscrit dans une histoire longue : si l’on regarde l’histoire des solidarités, on peut remonter aux actions des congrégations religieuses dans les pays lointains ou au travail des sociétés de bienfaisance à l’étranger, mais, sous sa forme moderne, la philanthropie s’est également rapidement internationalisée. Elle débute dans la seconde moitié du XIXe siècle, au cours de laquelle émergent des mouvements philanthropiques dont beaucoup vont développer leurs activités à l’international. La philanthropie américaine en Europe, en particulier, a connu un essor important au XXe siècle, autour de plusieurs moments charnières : les lendemains des première et seconde guerres mondiales, mais également pendant la guerre froide.
La philanthropie transnationale implique le travail de différents acteurs, privés et publics, qui vont lui permettre de circuler : il s’agit de professionnels du mécénat, de philanthropes, mais également d’autres acteurs, moins étudiés, que sont les diplomates. En effet, les travaux qui analysent le soutien des acteurs diplomatiques à la philanthropie transnationale sont assez rares, bien que le lien entre diplomatie et philanthropie ne soit pas nouveau – Ludovic Tournès parle de « diplomatie philanthropique » pour qualifier le travail des fondations américaines en Europe pendant la guerre froide (Tournès 2010). Nous allons nous concentrer ici sur ce point particulier afin de comprendre comment la philanthropie au-delà des frontières bénéficie de l’aide des « professionnels de l’international » que sont les diplomates.
Le soutien apporté par les diplomates aux organisations philanthropiques dépend souvent du type de philanthropie considérée. En effet, le terme générique de « philanthropie transnationale » recouvre des situations d’une grande diversité. La question de la structure utilisée (ONG, fondation, association) est centrale car à chaque type de structure correspond une forme de philanthropie différente. Si la philanthropie américaine en Europe au XXe siècle est surtout celle des grandes fondations, telles que le fondation Ford ou la fondation Rockefeller, qui créaient des liens forts avec les diplomates, elle peut prendre aujourd’hui une nouvelle forme, à travers des organisations originales : les associations d’American Friends, sociétés d’amis des institutions culturelles françaises.
Ces associations mettent en œuvre une forme singulière de philanthropie, qui présente un certain nombre de particularités : philanthropie individuelle (contrairement à la plupart des ONG ou fondations), culturelle (alors que la philanthropie transnationale se concentre rarement sur ce domaine), médiée à travers une organisation (les associations d’American Friends font le lien entre donateurs et récipiendaires), tout aussi perceptrice que distributive (elle ne donne pas seulement de l’argent aux institutions françaises, mais lève également des fonds) et dans le cadre de deux pays développés, alors que la majorité des flux de philanthropie transnationale vont des pays développés (pays du Nord) vers les pays en voie de développement (pays du Sud) ou entre deux pays développés dont l’un est dans une situation d’urgence ou de crise (comme la France aux lendemains des guerres mondiales). La philanthropie culturelle transnationale des associations d’American Friends constitue ainsi une sorte de niche de la philanthropie transnationale [1].
Les American Friends sont des associations américaines bénéficiant du statut de 501(c)(3) du code fiscal américain, qui permet à l’association et à ses donateurs de bénéficier de déductions fiscales sur certains impôts, offrant ainsi la possibilité de faire un don défiscalisé à une organisation basée aux États-Unis, mais œuvrant pour une cause étrangère. Leur siège et leurs bureaux se situent aux États-Unis (généralement à New York), mais elles ont une ou plusieurs personnes relais en France (à Paris généralement), le plus souvent au sein même de l’institution (un responsable mécénat, le responsable de la Société d’amis française ou autre). Elles sont ainsi à cheval entre les deux pays.
Les associations d’American Friends des institutions culturelles françaises sont nées dans un contexte particulier. Elles émergent en France dans les années 1980, à une période d’essor de la philanthropie (avec, notamment, plusieurs lois fiscales incitatives). Elles connaissent ensuite un développement important dans les années 2000 et surtout les années 2010, à un moment où l’État français, face aux coupes budgétaires, incite les institutions publiques à développer leurs ressources propres, encourageant, entre autres, la philanthropie. Un certain nombre d’institutions, notamment celles au rayonnement international, se tournent alors, pour lever des fonds, vers l’étranger, et en particulier les États-Unis, où la situation est particulièrement favorable à la générosité privée.
Mais ces associations ne sont pas seulement rattachées à des institutions françaises. En effet, il existe environ 2 000 associations d’American Friends, pour des institutions dans de nombreux pays (tels que la France, Israël, l’Australie, la Guinée, la Thaïlande, etc.) et dans des domaines divers (culturel, médical, éducatif, environnemental, etc.). La mission de ces associations est de lever des fonds pour l’institution culturelle à laquelle elles sont rattachées, ce qui constitue un véritable travail de mobilisation des élites mécènes. Pour ce faire, elles organisent pour les donateurs des événements et activités (dîners, conférences, galas, visites, voyages, etc.) dans les deux pays.
Les fonds levés par ces associations pour les institutions sont relativement peu importants, même pour les grandes institutions comme le musée du Louvre, si on les compare à ceux levés par des institutions de même importance aux États-Unis (pour donner une idée, le Metropolitan Opera levait, en 2011, autour de 182 millions de dollars [2]) : les plus grosses associations lèvent quelques millions, les plus petites lèvent plusieurs dizaines de milliers de dollars, mais les sommes semblent être plutôt de l’ordre de plusieurs centaines de milliers, dès que l’association se développe.
Quant aux mécènes des American Friends – sur la base des entretiens que j’ai pu mener avec 77 d’entre eux (voir sur ce point l’encadré 1 : méthodologie) –, on constate qu’ils sont, dans un certain nombre de cas, de grands philanthropes et que leurs profils correspondent en grande partie à ceux des donateurs des grandes institutions new-yorkaises comme le Metropolitan Museum ou la Frick Collection. Ils sont en grande majorité américains (même s’il y a également des Français installés aux États-Unis) et appartiennent à une élite assez traditionnelle : cette population est âgée et WASP (White Anglo-Saxon Protestant). Ils travaillent pour la plupart dans deux grands domaines : la finance (banque, investissement) et la culture/l’art de vivre. Quelques autres personnes travaillent dans le droit, les médias, l’immobilier, l’enseignement supérieur, la politique. Les fortunes sont assez importantes, mais diverses. Parmi les personnes interrogées, 4 figurent dans le classement du magazine Forbes (avec des fortunes estimées à plusieurs milliards). Au-delà des milliardaires, les mécènes des American Friends sont, presque dans leur totalité, millionnaires [3]. Ce sont également des élites à fort capital scolaire (53 % des interrogés ont fréquenté une université de l’Ivy League [4]) et fort capital culturel. Ils habitent pour la plupart à New York, mais possèdent généralement d’autres propriétés aux États-Unis (au Texas, en Floride, en Californie, etc.), mais aussi à l’étranger (en France, en Italie, en Angleterre, etc.). Ils se caractérisent ainsi par un intérêt pour la France et la culture française et sont des élites internationalisées, bien qu’insérées principalement dans les réseaux transatlantiques. Enfin, les membres des American Friends se caractérisent par leurs dons : certains sont cités parmi les plus grands donateurs américains (l’un d’entre eux est 34e sur le classement Business Week [5] de 2008 des 50 plus grands donateurs américains), d’autres ont une fondation (près de 25 % des interrogés), d’autres encore ont fait de multiples dons transnationaux.
Cette analyse s’appuie sur une recherche qualitative menée dans le cadre de notre doctorat sur la philanthropie culturelle transnationale et en particulier les associations d’American Friends des institutions culturelles françaises (le Louvre, l’Opéra de Paris, le musée d’Orsay, etc.). Cette enquête repose sur des matériaux divers : observations participantes (plusieurs mois de bénévolat auprès de certaines associations), entretiens (avec les responsables de ces organisations, mais également avec les mécènes, ainsi qu’avec de nombreuses personnes des mondes culturels, philanthropiques et diplomatiques français et américains), dépouillement systématique de la presse écrite et web, analyse de la documentation produite par ces associations, ainsi que des archives de la fondation Rockefeller concernant le don de John D. Rockefeller et ses fils au château de Versailles, au château de Fontainebleau, à la cathédrale de Chartres et à diverses autres institutions culturelles.
Cet article vise à comprendre le soutien des acteurs diplomatiques à cette forme particulière de philanthropie qui est celle des associations d’American Friends des institutions culturelles françaises. Ce soutien s’inscrit dans le cadre d’un encouragement des acteurs étatiques dans leur diversité à la philanthropie. En effet, les acteurs étatiques – qu’il s’agisse de directeurs d’institutions, conservateurs, diplomates et autres hauts fonctionnaires – sont nombreux à mettre à disposition les ressources étatiques pour les acteurs philanthropiques, créant des liens étroits entre acteurs des deux milieux. Il ne s’agit pas ici de simplement montrer la porosité qui existe entre États et philanthropie ou entre public et privé – qui ont été largement étudiés (Zunz 2012 ; Schuyt 2010 ; Engels et al. 2006 ; Simonet 2000 et 2002 ; Bory 2008) – mais d’examiner les modalités particulières de ces liens, en tentant de comprendre cette « reconfiguration » public-privé à travers leurs acteurs, tout en insistant sur l’enchevêtrement croissant qui existe entre diplomatie et philanthropie. Dans un premier temps, nous analyserons les liens qui unissent les acteurs diplomatiques et philanthropiques dans le cadre de la philanthropie des American Friends. Dans un second temps, nous nous intéresserons aux différentes modalités du soutien des acteurs diplomatiques aux American Friends. Enfin, dans un troisième temps, nous étudierons la manière dont ce soutien mène à un brouillage des frontières entre métiers publics et privés – les diplomates devenant en partie des fundraisers [6].
Une proximité entre élites diplomatiques et philanthropiques
Les mécènes des associations d’American Friends entretiennent des liens étroits avec de nombreux acteurs publics. Les diplomates occupent une place particulière dans ces relations car ils sont l’un de leurs principaux relais, dans le cadre de cette philanthropie qui se développe au-delà des frontières.
Des liens étroits entre diplomates et mécènes
Les American Friends entretiennent des relations étroites avec les diplomates français, ce qui leur permet de bénéficier de leur soutien.
La proximité des mécènes avec les diplomates est particulièrement importante, sous divers aspects : les liens sont nombreux, les contacts fréquents, les relations souvent personnelles. Les American Friends sont en rapport direct avec les diplomates français en poste aux États-Unis, que ce soit l’ambassadeur (à Washington), le consul général ou le conseiller culturel et ses adjoints (à New York) ainsi que certains consuls et conseillers culturels d’autres villes (notamment lorsque des événements y sont organisés). Tout d’abord, les mécènes connaissent pour la plupart les diplomates français et plusieurs appellent l’ambassadeur par son prénom (« Oui, je connais François et son épouse [7] »). Lorsque j’interroge les diplomates, ils me disent également qu’ils connaissent les personnes travaillant ou donnant à ces associations (« Je les connais très bien parce que j’étais en poste à New York donc j’ai suivi toute l’histoire des Amis américains [8] »). Ces liens prennent parfois une tournure plus personnelle, créant une véritable amitié. Ainsi, la Chairwoman d’une association est une amie proche de l’ambassadeur de France, qui a fait des commentaires personnels lors de sa remise de décoration (« L’ambassadeur a écrit lui-même son discours ! Quand je vois à quel point il a dit des choses personnelles… Il a dit des choses que seul lui pouvait savoir… C’était un magnifique discours [9] ! »). Ce lien des mécènes à la diplomatie est parfois encore plus fort, puisqu’un certain nombre d’entre eux ont des membres de leur famille qui ont travaillé dans la diplomatie.
Cette proximité est renforcée par les points communs qui existent entre les deux groupes en termes de profils. Si les mécènes des American Friends sont avant tout des élites économiques et culturelles, elles présentent également un fort capital scolaire et capital international – capitaux qu’elles partagent avec les fonctionnaires du Quai d’Orsay, dont les profils sont particulièrement homogènes. Parmi les 5 diplomates français rencontrés, les deux profils les plus communs sont les normaliens et les énarques (3 normaliens, 2 énarques, dont 1 personne normalienne et énarque). Il y a ensuite une personne qui a un profil un peu plus atypique, avec un doctorat de lettres à l’Université Paris VII. En termes de carrière, les situations sont moins homogènes. L’une des différenciations se fait entre les carrières qui sont plus orientées vers la diplomatie générale et les carrières plus orientées vers la diplomatie culturelle. Le diplomate ayant fait le doctorat de lettres a, lui, une carrière originale puisqu’après avoir travaillé dans la diplomatie culturelle, il est maintenant l’un des hauts responsables d’une institution culturelle parisienne. Enfin, une grande partie d’entre eux a eu plusieurs postes aux États-Unis ou dans des pays anglo-saxons, ce qui a certainement permis une familiarité avec les pratiques philanthropiques.
Cette proximité, qui se rapproche souvent d’une amitié, entre élites philanthropiques et diplomatiques, amène les diplomates à soutenir et encourager la philanthropie, et notamment les actions mises en œuvre par ces associations. Les responsables des American Friends insistent ainsi sur l’aide que leur apportent les diplomates dans la conduite de leur mission (« En tout cas l’ambassade nous a beaucoup aidés [10] »). Les propos sont parfois très laudatifs (« Nos diplomates sont extrêmement polis, aimables et coopératifs, et je dois dire que, en tout cas en ce qui me concerne, moi j’ai loué les services, de l’aide, j’ai toujours été reçu à l’ambassade, ça… vraiment, une aide complète [11] ! »). Cette aide ne concerne pas seulement New York mais aussi d’autres villes américaines : ainsi, l’une des responsables me confie que lorsqu’elle organise un événement dans une autre ville, son premier réflexe est d’appeler le consul local.
Cette personnalisation des relations entre diplomates et mécènes est importante car le soutien apporté à la philanthropie relève surtout d’une initiative personnelle. En effet, cette aide ne fait pas originellement partie des fonctions des diplomates et le ministère des Affaires étrangères ne donne aucune consigne sur l’attitude à adopter sur cette question :
– Est-ce qu’il y a des consignes de Paris sur l’attitude à avoir par rapport à ces associations ?
– Non, ce sont des gens qui connaissent le milieu, il n’y a pas de consignes particulières de Paris. Ils ne me disent pas « il faut faire telle visite ou tel entretien ». Par contre, dès que je suis au courant d’un projet, j’en informe le Quai d’Orsay, et évalue la pertinence du projet, ensuite j’ai les rênes longues pour faire ce que j’estime devoir faire [12].
L’initiative dépendrait de la « personnalité » de l’ambassadeur ou du consul qui décide ou non de soutenir l’action de ces associations (« C’est une question de personnalité », « c’est vrai que l’ancien ambassadeur, il aimait beaucoup ça, il soutenait, et du coup il y avait beaucoup de patronages [13] »). Malgré tout, la totalité des diplomates français rencontrés ont apporté leur aide à ces associations, suivant ainsi la politique volontariste d’encouragement menée par l’État français vis-à-vis de la philanthropie.
La proximité entre diplomates et mécènes : une particularité française ?
Ce soutien de l’État français à travers ses diplomates semble être une particularité française, puisque les diplomates américains ou d’autres nationalités (pour des associations d’American Friends non françaises [14]) sont beaucoup moins présents.
Les services diplomatiques américains offrent également un appui aux associations d’American Friends, mais de manière moins importante que les diplomates français. Ainsi, ils aident celles-ci pour l’organisation d’événements, mais dans une moindre mesure. L’ambassade américaine à Paris accueille beaucoup de réceptions, que ce soit à la résidence de l’ambassadeur ou à l’Hôtel de Talleyrand, comme l’ont confirmé les responsables des American Friends (« Quand ils viennent à Paris, cela inclut généralement une réception à la résidence de l’ambassadeur [15] »). Cependant, certains ont affirmé que cette aide de l’ambassade américaine n’est pas gratuite (ce que nous n’avons malheureusement pas pu vérifier de manière sûre) :
Nous sommes reçus à la résidence de l’ambassadeur à chaque fois. Oui, quand vous êtes américain vous avez le droit d’utiliser les lieux… mais vous payez […] mais pas cher… Maintenant c’est très recherché, ils ont des événements tous les jours à l’ambassade… C’est un peu la Maison des Américains, et ils nous disent toujours oui, même si c’est plus difficile aujourd’hui à cause du terrorisme, mais on a déjà été là-bas, donc ils nous connaissent. Mais il faut toujours payer, et c’est comme ça partout dans le monde, ils ne peuvent pas recevoir tous les Américains [16]…
D’autre part, les diplomates américains assistent plus rarement aux événements, ou font une rapide apparition, pour « marquer le coup », avant de disparaître pour s’occuper de leurs obligations plus urgentes :
Je suis allé à beaucoup de premiers événements, et aux galas qu’ils ont organisés à l’ambassade, mais je n’aime pas tellement aller aux galas. Donc je suis allé à certains d’entre eux, mais généralement pour l’ambassadeur, cela suffit qu’il soit présent, dise bonjour aux gens, s’ils le veulent, qu’il dise quelques mots, on peut les faire tôt, on n’a pas à rester jusqu’à 2 heures du matin. Ils aimeraient que vous restiez pour dîner, mais si vous ne pouvez pas rester pour le dîner, ils prennent ce que vous avez à leur offrir… Maintenant si c’est pour un dîner des Friends du Louvre, il faut avoir une bonne raison de ne pas rester pour le dîner, mais parfois, il y a des choses diplomatiques et autres qui sont pressantes pour le ministère des Affaires étrangères [17].
Cet appui des diplomates américains s’inscrit plus dans une forme de politesse diplomatique vis-à-vis de leurs ressortissants (comme ils le font d’ailleurs avec d’autres organisations américaines) que dans le cadre d’un soutien fort et sur le long terme, comme celui des agents français.
En outre, le soutien des diplomates américains dépend fortement des préférences des différents agents en poste en France : ils agissent en tant qu’individus plus qu’en tant que représentants de l’État. Nous avons pu observer que leur engagement se faisait souvent à titre privé. Il leur arrive ainsi de devenir Chairman ou d’être dans le Board [18] de ces associations (lorsqu’ils ne sont plus diplomates), mais également de faire des dons à titre personnel (« Pour l’hommage à James Conlon, nous avons reçu un don de 10 000 euros de l’ambassadeur des États-Unis en France, M. [nom], par le truchement de [nom], que nous remercions [19] »), voire d’être très impliqué dans une association, comme cet ancien diplomate américain qui est engagé auprès de l’une des associations d’American Friends parce que sa mère en était membre. Cette « personnalisation » de l’aide des diplomates américains diffère de la « personnalisation » du soutien des diplomates français : en effet, ces derniers sont malgré tout plus ou moins obligés, de manière tacite, de soutenir ces associations. Les diplomates américains ont, eux, comme me l’a expliqué un ancien ambassadeur, une plus grande liberté, tant qu’ils suivent la ligne principale de la politique étrangère américaine, surtout en matière culturelle, qui n’est pas considérée comme un domaine prioritaire. Il souligne que généralement les diplomates qui sont nommés en France sont des personnes intéressées par les arts, qui ont été impliquées dans les institutions culturelles dans leur pays, mais il peut arriver d’avoir un diplomate qui ne s’intéressera absolument pas à ces questions [20]. Ainsi certains interrogés font allusion à des diplomates beaucoup moins coopératifs (« Il est très gentil et nous soutient toujours […] chaque conseiller est différent. [Nom], avant lui, n’a rien fait pour nous [21] »).
Il existe également une différence avec les autres pays récepteurs de mécénat des American Friends, qu’il s’agisse de la Tate Foundation, des American Friends de l’Hermitage ou d’une autre association. Si certains diplomates acceptent d’aider ponctuellement ces organisations, par exemple pour faciliter la procédure d’obtention de visa pour les responsables culturels (« Ils viennent aux événements et nous sommes en contact avec eux pour obtenir des visas ») ou pour accueillir un événement, ils entretiennent généralement des liens moins étroits que les diplomates français ne le font : ils socialisent moins avec les mécènes, se lient moins d’amitié avec eux, viennent peu aux événements, même s’ils sont toujours invités, parfois ne connaissent même pas leurs responsables. On constate cependant des différenciations entre pays. En Angleterre, par exemple, les associations ont peu de contact avec les diplomates. Mais, là encore, cela varie d’une association à l’autre, en fonction des liens personnels, certains ayant plus d’entrées que d’autres dans ces milieux :
Nous avons eu le consulat comme partenaire pour un événement […] Sur notre Board, nous avons les « femmes de », nous avons [nom], la femme de l’ambassadeur du Royaume-Uni auprès de l’ONU et Madame [nom], l’ambassadeur du Royaume-Uni aux États-Unis, à Washington. Nous essayons d’avoir ces représentants sur notre Board. Parfois, l’ambassade du Royaume-Uni accueille des événements. Et c’est vraiment bien de pouvoir mettre leurs noms sur nos documents […]. Ils viennent à nos événements […]. À Londres, nous avons eu un événement à l’ambassade américaine […] et ils nous soutiennent, car [notre musée] représente l’art britannique, donc ils insistent sur le rôle des arts, l’impact des arts. Ils sont nos représentants nationaux [22].
En outre, les différenciations d’un pays à l’autre ne s’expliquent pas par l’intervention de l’État dans le domaine culturel, puisque les American Friends du Shanghai Museum n’ont presque aucun lien avec les diplomates, alors que le gouvernement chinois est fortement impliqué dans la culture. Ainsi, en ce qui concerne le soutien des diplomates aux organisations philanthropiques, ce sont surtout les relations interpersonnelles qui font la différence.
Un soutien logistique des diplomates français aux American Friends
Le soutien des diplomates français aux associations d’American Friends se concrétise, au-delà des discours, par une aide logistique importante pour ces associations qui doivent mener leur mission à l’international.
Un travail de « conseil » pour la création des associations d’American Friends
Le premier concours des diplomates est l’aide apportée aux institutions culturelles françaises lorsque celles-ci désirent créer leur association d’American Friends : leur connaissance du « terrain » en fait de véritables « experts » du monde philanthropique américain et leur permet de prodiguer de nombreux conseils.
Ainsi, lorsqu’une institution souhaite créer une association d’American Friends, elle commence par contacter les diplomates en poste aux États-Unis. Selon les diplomates interrogés, nombreuses sont les institutions à venir les voir pour obtenir des conseils (« ils venaient nous demander de les aider à créer [23] », « Sans arrêt, ils viennent nous demander conseil sur des sujets ponctuels ou des questions plus larges, ils viennent sans arrêt [24] »). Les associations viennent solliciter leur aide, qu’ils apportent volontiers. Cependant, les responsables des institutions culturelles, aux dires des diplomates, ne sont pas toujours préparés, ce qui conduit à de nombreuses critiques de leur part. Les diplomates se posent ainsi en acteurs légitimes qui « connaissent le terrain » et vont pouvoir les aider, adoptant parfois une posture paternaliste (« je leur disais que ce n’était pas pour tous et que c’est très concurrentiel [25] », « on leur dit “montez votre dossier […] c’est un statut juridique spécifique qu’il faut connaître [26]” »). En effet, les diplomates, en ayant vécu aux États-Unis, connaissent la philanthropie et ses pratiques et se posent en véritables « experts » :
Parce que vous savez, aux États-Unis, comme j’ai pu le remarquer, et étonnamment, le milieu de la philanthropie est très professionnel. Donc la pire des erreurs c’est d’y arriver en amateur. Il faut avoir un objectif précis et une connaissance des étapes nécessaires pour y arriver. C’est un processus de maturation et vouloir griller les étapes c’est la meilleure façon de se planter [27].
Maîtrisant à la fois le fonctionnement du monde culturel français et celui du monde philanthropique américain, ils disent agir en véritables « passeurs », tout en évitant aux associations de s’exposer à de grandes difficultés. Leur rôle consiste en deux principales étapes. La première est de « traduire », en « explicitant » auprès des institutions culturelles françaises le fonctionnement de la philanthropie américaine, afin qu’ils en aient une vision claire. La deuxième est d’offrir une perspective pragmatique, en offrant des conseils très concrets :
Le conseil c’était 1) d’avoir un Américain pour gérer la structure aux États-Unis, 2) de bien définir l’objet du fundraising, 3) de pas se lancer à l’aventure, c’est-à-dire qu’on ne peut pas débarquer du jour au lendemain à New York et 4) de dire que New York était un peu encombré et qu’il fallait peut-être réfléchir à d’autres lieux d’implantation [28].
Ces conseils se centrent sur l’importance du projet, qui doit être structuré et orienté vers une logique d’échange et d’ouverture vis-à-vis de la culture américaine. Il est intéressant de constater que les propos sont assez similaires d’un diplomate interrogé à un autre :
– Et vous l’avez, le mode d’emploi ?
– Je ne sais pas si j’ai le mode d’emploi, mais en tout cas je leur dis ce qu’il ne faut pas faire.
– Et qu’est-ce qu’il ne faut pas faire par exemple ? Est-ce que je peux vous demander ce que vous leur dites ?
– Qu’il ne faut pas considérer que le simple fait de venir est un succès assuré. Qu’il ne faut pas considérer que c’est un one shot [29] : je viens, je prends l’argent et je repars. Que derrière le cliché, il faut asseoir quelque chose de cohérent […], mais aussi créer un certain esprit américain [30].
Le premier conseil est ainsi de faire de la diplomatie avant de faire de la philanthropie, c’est-à-dire faire aimer l’institution culturelle (et la France plus largement) avant de lever des fonds, en ayant un véritable projet, une vision.
Une fois le projet lancé, les diplomates vont aider les institutions culturelles françaises à développer leur réseau : ils insistent en effet sur l’importance des contacts (« avant de créer une structure, il faut être au contact du marché, des gens intéressés, faire du networking [31] »). Ils aident les responsables des institutions à rencontrer des personnes, à se faire des contacts, à « mettre un pied » aux États-Unis :
Il y a la responsable d’une grande organisation culturelle en France – dont je ne dirai pas le nom – qui, lorsqu’elle vient de prendre ses fonctions, me dit : je connais mal les États-Unis, […] voilà quel est mon projet, faites-moi rencontrer des gens. Alors je lui ai fait un petit programme, je lui ai fait rencontrer des gens des milieux culturels, des milieux des affaires [32].
Leur réseau s’agrandit peu à peu : les responsables des institutions commencent progressivement à connaître des acteurs des mondes culturel et philanthropique américains, ce qui leur permet d’organiser des événements de plus en plus importants. Les diplomates insistent sur ce processus qui s’effectue de manière progressive et qui prend du temps (« Encore une fois, ce qui est important c’est le degré de maturité du projet. On n’organise pas de gala de 150 personnes pour le début. On fait un entretien, puis un déjeuner avec 10-12 personnes, donc il faut que le projet soit mûri. Donc il y a différentes étapes, différents stades [33] »). Au-delà de ces conseils, les diplomates offrent aussi un véritable accompagnement, parfois sur le long terme :
Il y a des choses qu’on ne peut pas faire : se substituer aux institutions, bâtir pour elles un projet à 10 ans, mais par contre on peut les conseiller, les aider, les mettre en relation. À Washington, il y a 10 consuls généraux qui sont là pour ça. On balaie le territoire, on connaît le milieu. Et puis il y a le rôle des intermédiaires, comme les avocats qui savent créer des associations 501(c)(3). On peut les aider à bâtir, programmer des visites, organiser des réceptions. C’est un rôle d’accompagnement et de conseil principalement [34].
Il arrive également que, par la suite, ils aident une association qui a du mal à se développer, afin qu’elle retrouve un certain dynamisme (« Il y a ceux qui existent en cellule dormante… les American Friends […] J’avais été contacté pour les aider à se réveiller, je les ai accueillis à l’ambassade mais ça ne rapporte pas grand-chose [35]… »). Une fois les conseils prodigués, ils analysent l’échec de certaines associations (« Là, on avait eu [nom]… bon ça c’est off the record [36], mais ils se sont plantés, ils avaient même pas de quoi payer la personne qui gérerait ça… Je leur ai pourtant expliqué [37]… ») ou la réussite d’autres (« les American Friends de […], [nom] fait bien tourner la boutique [38] »). Ils sont capables de comparer les modes de fonctionnement et manières de faire des différentes associations, les bonnes techniques et les mauvaises idées. Les diplomates jouent ainsi un rôle clé dans la création et le développement des associations d’American Friends : ils sont des observateurs distants, qui ont un certain recul sur cet univers, et prodiguent des conseils en se revendiquant « experts ».
Une mise à disposition de ressources matérielles, humaines et symboliques
En outre, les diplomates français mettent à disposition des American Friends les ressources étatiques qui sont à leur disposition, qu’il s’agisse de ressources matérielles, humaines ou symboliques.
Ainsi, ils proposent parfois de loger les associations, c’est-à-dire de leur prêter des locaux pour leur travail quotidien. Ce soutien est généralement une aide ponctuelle au moment de la création de l’association, qui a surtout concerné les premières associations qui ont été fondées. Il arrive que la situation devienne pérenne et que l’association s’installe dans les locaux : en effet, l’une des associations avec lesquelles nous avons travaillé était logée dans le bâtiment des services culturels de l’ambassade de France. Cependant, selon un diplomate, ils souhaitaient bientôt « la virer » car « on n’est pas là pour héberger des institutions [39] ». D’ailleurs, il paraîtrait que cette « aide » soit en fait une location, mais avec un prix très avantageux. Nous avons pu voir un document qui semble montrer que la location d’une pièce au sein de l’ambassade coûte 12 000 dollars à l’année pour l’association. Cette aide est d’autant plus importante que les prix des locations à New York, surtout avec de telles situations (le bâtiment est sur la Ve avenue), sont particulièrement élevés, comme nous le rappelle le responsable d’une autre association qui a, elle aussi, été hébergée (« L’ambassade a aidé… notamment en me prêtant un bureau au sein des services culturels à New York, donc c’était déjà un élément important parce que, comme vous savez, les bureaux à New York c’est hors de prix [40] »).
Le soutien le plus important consiste pour les diplomates à offrir leurs locaux pour l’organisation d’événements, que ce soit à New York (« On les aidait plutôt entre le consulat et le service culturel en leur proposant nos salons, en faisant des dîners, des choses comme ça [41]… ») ou dans d’autres villes. Malgré tout, il arrive que les services diplomatiques refusent parfois d’organiser des réceptions. Les contacts personnels entre responsables des associations et diplomates facilitent les négociations. Nous avons ainsi assisté à une conversation entre le membre du Board de l’une des associations et le conseiller culturel, car l’association souhaitait organiser un événement dans leurs locaux. La question de la salle qui est prêtée fait également l’objet de discussions. Ainsi, lorsque le consul général souhaite faire plaisir à l’une des associations – comme ce fut le cas pour l’une d’entre elles – il lui propose le « Salon rose », la plus belle et prestigieuse salle de réception du consulat, connue pour son plafond aux magnifiques boiseries. Il est intéressant de noter que cette association avait d’ailleurs offert au consulat la restauration de ce Salon rose.
Lors de ces événements, outre la mise à disposition des locaux, les diplomates offrent d’autres ressources. Il peut s’agir du traiteur, de la communication (mise à disposition de l’attachée de presse par exemple), de la logistique (impression des invitations, location de chaises, vidéoprojecteur, etc.) :
Le conseiller culturel […] a accepté d’organiser l’événement et de présenter les personnes qui sont « à l’honneur » […]. Les services culturels vont payer pour un technicien […], je ne l’ai pas encore rencontré, et pour un traducteur. Et les services culturels paient aussi pour la réception […]. Je dois également voir les services culturels concernant leur proposition pour le traiteur […]. Je dois avouer, ils nous aident beaucoup, ils accueillent l’événement, ils gèrent les réponses. Le pôle presse fait beaucoup de choses pour nous aider. Donc je dois dire qu’une grande partie de la logistique leur est déléguée, c’est un soulagement. Ils nous aident vraiment très bien. Ils ont beaucoup de stagiaires, qui nous aident beaucoup […]. Ils ont un très bon attaché de presse, ici, aux services culturels, qui fait un très bon travail et le personnel est en train de tout préparer [42].
Cette aide est précieuse pour ces petites associations qui n’ont pas véritablement le personnel et le financement pour prendre en charge ces éléments. C’est le cas d’un certain nombre d’organisations transnationales qui ne disposent pas de tout l’appareil bureaucratique que peut avoir un État (David et Tournès 2014). La collaboration entre acteurs privés et publics s’avère en ce sens précieuse. L’État, à travers ses diplomates, pourvoit ainsi ces petites associations des ressources qui leur font défaut.
Un travail de « coordination » des acteurs publics et privés
Enfin, le soutien apporté par les acteurs diplomatiques aux associations d’American Friends passe aussi par un rôle de « coordination » de tous les acteurs qui contribuent, aux États-Unis, au rayonnement et à la promotion de la France.
Les diplomates soutiennent ces associations, dont ils considèrent qu’elles se font le relais de la diplomatie publique (« Ces associations franco-américaines sont le relais auprès d’un public américain francophile d’une diplomatie qui est très ancienne [43] »), s’inscrivant dans la lignée de pratiques anciennes : en effet, aux États-Unis, le « mouvement francophile » s’est fondé « sur l’amitié des élites traditionnellement acquises à la culture française », cette tradition réservant « aux élites francophiles le soin d’organiser la publicité culturelle de la France » (Saint-Gilles 2005). Les élites états-uniennes ont ainsi, depuis longtemps, constitué un appui important des diplomates officiels, diplomatie complémentaire centrée sur la création de lieux de sociabilité pour les francophiles, le partage de valeurs communes et les échanges culturels (Dubosclard 2001 ; Chaubet 2013).
Ce soutien des diplomates n’est pas réservé aux associations d’American Friends des institutions culturelles, mais concerne de nombreuses autres organisations franco-américaines. Les diplomates français, de manière générale, aident les organisations qui promeuvent la culture française à l’étranger, mais également les institutions culturelles françaises qui souhaitent faire des collaborations transnationales, comme lors d’expositions organisées dans différents pays. Les diplomates estiment que cela fait partie de leur mission d’aider ceux qui contribuent au rayonnement de la culture française :
Comme on a un beau bâtiment, on met aussi ce bâtiment à disposition d’un certain nombre de personnes, à titre gratuit ou pas gratuit d’ailleurs, de temps en temps c’est des locations de bâtiment… et donc ça fait partie de la mission du conseiller culturel que d’accueillir au fond ces American Friends puisqu’au fond ils lèvent de l’argent pour des monuments et institutions françaises [44].
Cet aspect du rôle diplomatique s’inscrit dans l’évolution du métier – comme nous allons l’évoquer ultérieurement. Ainsi, face à des acteurs privés de plus en plus nombreux sur la scène internationale – qui participent à la promotion de la France aux États-Unis, et donc contribuent ainsi à la diplomatie culturelle –, les diplomates vont jouer un rôle de coordination. « L’efficacité de la représentation diplomatique passe par un suivi, voire un contrôle des activités des autres acteurs français » (Kingston de Leusse 1998 : 146). Ce travail de coordination va permettre aux acteurs étatiques de « chapeauter » toutes ces organisations, en les cadrant et supervisant.
En outre, le patronage est une pratique particulièrement répandue dans le cadre de la philanthropie transnationale (« oui, c’est purement symbolique en fait… mais ce n’est rien d’autre qu’un patronage, au sens américain du terme [45] »). Parfois, il peut également s’agir d’un parrainage sur un événement particulier, comme ce fut le cas pour l’anniversaire de l’une des associations. Ce soutien est plus ou moins important et dépend fortement des relations entre la France et les États-Unis, évoluant au gré des conjonctures (« Actuellement ça a beaucoup augmenté, tout le monde veut le patronage. Ça dépend des périodes, en 2003 ça avait chuté (elle fait le geste d’un pic vers le bas) et maintenant on a une recrudescence des demandes de patronage [46] »).
Ce soutien des diplomates offre aux activités des acteurs philanthropiques une légitimité, qui est parfois essentielle, car elle va leur permettre d’être plus efficaces dans leur travail de levée de fonds. Quand je demande à l’une des responsables des services culturels si l’appui de l’ambassade aide les American Friends à obtenir plus d’argent, elle estime que oui (« Il serait prétentieux de dire oui, mais à vrai dire oui […]. C’est une question de crédibilité et un symbole de prestige [47] », « c’est très politique, ces choses-là, même quand ce n’est pas officiel, c’est comme ça que l’on obtient de l’argent [48] »). Avoir le soutien d’une personnalité comme celle d’un diplomate permet de susciter la confiance et apporte une caution, qui peut être précieuse (« Le corps diplomatique a un rôle à jouer, oui […] ça rassure les gens, que les choses soient soutenues par l’ambassadeur ou le consul [49] »). Ainsi, les acteurs diplomatiques offrent leur patronage à ces associations en signe de reconnaissance de leur travail et mettent ainsi sous un même sceau un ensemble d’actions et d’activités diverses contribuant à « faire aimer la France ». La légitimité du patronage, renforcée souvent par la présence à l’événement d’un diplomate, vient compléter l’offre de reconnaissance offerte en France par les acteurs étatiques locaux, qu’ils soient culturels ou politiques.
Un brouillage des frontières entre public et privé dans les métiers diplomatiques
Cette relation rapprochée entre mécènes et diplomates conduit à de nombreux échanges et à une certaine porosité entre les deux milieux, contribuant à transformer le métier diplomatique et à brouiller les frontières entre public et privé.
Les diplomates, nouveaux « fundraisers » ? Une nouvelle fonction du métier diplomatique
Le métier diplomatique connaît, depuis quelques années, une évolution, intégrant de nouvelles fonctions, comme bien d’autres métiers publics. Parmi l’une de ces nouvelles fonctions, la levée de fonds joue un rôle important.
Meredith Kingston met, elle aussi, en avant les transformations contemporaines du métier de diplomate, en insistant sur la « difficile définition » de celui-ci et la nécessaire adaptation à « la stratégie d’élargissement du champ d’intervention du Quai d’Orsay » (Kingston de Leusse 1998 : 70). Face à la perte de monopole de la représentation de la France, due à la multiplication des acteurs sur la scène internationale, le diplomate se trouve confronté à une « diversification » de ses activités. Parmi ces nouvelles fonctions, la levée de fonds occupe une place importante : « Les transformations du contexte conduisent enfin à ajouter “aux aptitudes traditionnelles d’analyse et de négociation” la “capacité entrepreneuriale pour monter des projets culturels ou de coopération” et, de plus en plus, lever des fonds privés » (Loriol et al. 2008 : 5).
Ainsi, face aux coupes budgétaires, les services diplomatiques français sont incités à développer leurs ressources propres. Les diplomates installés aux États-Unis lèvent aujourd’hui également des fonds :
Un des grands fundraisers – et écrivez-le subtilement (regard souriant) – c’est l’ambassadeur. Les deux derniers ambassadeurs ont été formidables de ce côté-là. L’ambassadeur [nom], c’est lui qui a trouvé les 5 millions de [nom du projet]. Ensuite, celui d’après, il n’était pas très intéressé par ces questions. Celui que l’on a maintenant, [nom], il est aussi très actif […] il invite les mécènes à déjeuner à l’ambassade puis il leur remet une petite décoration (sourire) […] en même temps les grands mécènes qui donnent pour la culture française, c’est normal qu’on les récompense [50].
Les fonctionnaires du Quai d’Orsay ont développé plusieurs outils pour lever des fonds, mais aux États-Unis, où la philanthropie a un rôle central dans la société, ils ont institutionnalisé cette activité à travers une fondation : FACE (French American Cultural Exchange). En effet, les services diplomatiques français se sont alliés à cette fondation pour mettre en œuvre leurs opérations de levée de fonds (« La spécificité des services culturels, c’est qu’il y a une fondation qui s’appelle FACE, dont vous avez dû entendre parler […] et c’est vrai qu’on fait du fundraising pour cette fondation [51] »).
« La mission de FACE est de promouvoir les échanges et les collaborations artistiques, littéraires et éducatives entre les créateurs des deux pays. Fondée à l’origine en 1955, FACE a développé de nouveaux partenariats et a entretenu des relations établies depuis longtemps entre les artistes, les intellectuels, les éducateurs et les établissements culturels et éducatifs en France et aux États-Unis. Avec le soutien complémentaire d’entreprises, de fondations et de particuliers, FACE administre des programmes de subventions dans les arts visuels, le cinéma, la traduction et l’éducation, tout en apportant un soutien financier aux festivals franco-américains et à d’autres initiatives culturelles […]. Les bourses soutiennent les artistes français aux États-Unis ainsi que les artistes américains en France […]. Ces programmes sont ouverts aux candidatures une fois par an. Le processus de sélection est réalisé par un comité de professionnels indépendants français et américains reconnus comme experts dans leurs domaines. Les décisions de financement sont ainsi prises suivant un processus objectif et confèrent un haut degré de légitimité aux projets sélectionnés. FACE s’engage également à promouvoir la langue et la culture françaises aux États-Unis, grâce à une variété de programmes et de subventions dans les domaines du cinéma, de la littérature et de l’éducation. »
Source : site Internet de la fondation, http://face-foundation.org/
L’objectif est de « lever de l’argent afin d’être autonome », tout en permettant « d’associer la société civile américaine ». Ainsi, l’une des responsables des services culturels m’explique que la diplomatie participe de la philanthropie et permet à des donateurs privés de collaborer sur des projets qui seront soutenus par l’État. Elle prend l’exemple de la librairie [52], qui va être entièrement financée par le privé.
La manière dont fonctionne FACE est particulière. Ils n’ont pas de membres et peu d’activités – un gala de temps en temps (« le dernier gala qu’il y a eu c’était il y a 3 ans maintenant [53] »). L’organisation lève des fonds pour des projets précis. Au début, les responsables envoyaient des courriers à de nombreux donateurs, pendant « des mois », pour « peu de résultats » (« l’année dernière, j’avais fait des lettres, j’avais envoyé 500 lettres avec un projet, j’ai reçu… allez peut-être 400 euros, et ça m’a pris des mois à le faire, du coup je me suis dit plus jamais [54] »). Aujourd’hui, la stratégie est de ne jamais demander moins de 10 000 euros. Ce sont donc des dons importants, de 10 000 à 10 millions d’euros.
La diplomatie a ainsi intégré des pratiques de la philanthropie, et les services culturels ont pour cela la « bénédiction du ministère », comme me l’explique un diplomate :
Le ministère… plus on fait de fundraising, plus ils sont contents, parce que c’est autant d’argent en moins qu’ils doivent financer… donc au fond s’il y a une prise en charge par le mécénat d’un certain nombre de programmes, all’s the best, enfin je veux dire… les budgets du Quai d’Orsay comme les budgets de l’État ont diminué de façon drastique, chaque année j’avais une diminution de… je sais pas, près de 20 % de mon budget. Donc quand je suis arrivé c’était… [date], on était encore dans des années… […] où on avait des budgets, et puis après pff… ça a diminué, diminué et aujourd’hui j’ose pas imaginer ce que c’est… et encore New York est toujours encore un peu privilégié, un peu gâté… mais heureusement qu’on a cette fondation, qu’on fait du fundraising, ce qui nous permet de faire beaucoup de choses. Si on vivait sur notre simple budget, on ne ferait pas grand-chose [55]…
C’est d’autant plus important que le deuxième instrument, la location des locaux, ne « rapporte pas vraiment d’argent » car les bénéfices sont reversés à 50 % à Paris : les diplomates estiment ainsi que ce n’est « pas rentable » (« ça ne vaut pas le coup qu’on loue »). L’argent de FACE, lui, ne transite pas par l’État, ce qui permet à l’ambassade de compter sur ce surplus financier et de pérenniser les dons. Le Quai d’Orsay « a besoin d’argent », et ce d’autant plus qu’il y a eu « une perte de budget de presque 50 % en 10 ans et d’un quart des postes », « à cause de la RGPP [56] ». Selon les interrogés, la création de FACE serait aussi partie de ce constat, le MAEE [57] laissant les diplomates à l’étranger s’occuper de la levée de fonds (« ils n’ont pas le temps, ils n’ont pas les ressources à Paris pour faire ça [58] »). La recherche de mécènes devient une part importante du travail de diplomate, notamment en termes d’investissement temporel (« Ah bah c’est beaucoup de temps, hein, moi c’était la moitié de mon temps à chercher des mécènes [59]… »), ce qui transforme en partie le métier – défini généralement autour de quatre grandes activités : « présenter, informer, négocier, organiser » (Loriol et al. 2008 : 4), transformations qui s’inscrivent dans les évolutions majeures que connaît aujourd’hui le ministère des Affaires étrangères (Chaubet 2010 ; Allain 2012 ; Badel et Jeannesson 2014).
Un brouillage des frontières entre diplomatie et philanthropie : une situation délicate
Cette nouvelle activité des diplomates est cependant très critiquée par différents acteurs de la communauté franco-américaine, qu’il s’agisse des Français installés aux États-Unis, mais également des responsables culturels américains ou des responsables d’associations franco-américaines.
De nombreuses personnes interrogées insistent sur cet aspect particulier du travail diplomatique, en y ajoutant un avis désapprobateur (« Oui, l’ambassade… ça fait maintenant 10 ans qu’ils lèvent des fonds mais ça va en s’accélérant… Et maintenant ils vont créer une librairie dans l’ambassade, dans le service culturel… une librairie qui coûte des millions de dollars, qu’ils ont levés (air désapprobateur) [60] »). Cette nouvelle activité est tout d’abord critiquée, par des Français installés aux États-Unis, comme fonction qui se développe dans le cadre d’un métier de service public : les fonctionnaires de l’État français ne devraient pas avoir à lever des fonds – les diplomates eux-mêmes sont d’ailleurs conscients d’être critiqués (« on passe pour des libéraux »). Elle crée ensuite également un certain nombre de tensions aux États-Unis, vis-à-vis des Américains :
C’est une organisation, elle a 30 ans déjà maintenant… C’est la structure de fundraising des services culturels de l’ambassade […] mais maintenant c’est une association plus indépendante, parce qu’on donne des tax receipts [61]. Or le gouvernement américain ne voulait pas que l’on donne des tax receipts au gouvernement français (rire) [62].
Les Américains et Français installés aux États-Unis voient d’un mauvais œil qu’un gouvernement (d’un pays riche qui plus est) vienne chercher de l’argent dans un autre pays, tout en obtenant des déductions fiscales.
Ce sont surtout les associations franco-américaines (American Friends et autres) qui ne voient pas positivement le développement de cette nouvelle pratique. En effet, se crée une concurrence importante entre les services culturels de l’ambassade et les American Friends, mais également les autres organisations franco-américaines. L’une des responsables d’une autre association m’explique ainsi :
J’ai un bon rapport… avec l’ambassadeur j’ai un bon rapport, avec le consulat également… mais le service culturel c’est un peu différent : ce sont mes plus grands concurrents pour lever de l’argent… parce qu’ils ont une ambition culturelle sur New York… Ils lèvent de l’argent pour leur propre programmation, ils ont un bel immeuble sur la Ve avenue, et comme le gouvernement ne cesse de réduire leur subside depuis plusieurs années, ils ont mis en place du fundraising, en créant leur propre structure, qui s’appelle FACE, et qui est leur faux nez pour recevoir des fonds [63]…
Être en contact avec ces associations philanthropiques, qu’il s’agisse des American Friends ou d’autres organisations franco-américaines, leur apporte un certain nombre de bénéfices, notamment en termes de contacts, comme le met en avant un ancien diplomate (« Je me souviens, on faisait toujours une soirée pour les American Friends du Louvre, bénévole, enfin voilà on prêtait les lieux… avec l’espoir que ça nous amènerait aussi des mécènes et des gens qui s’intéresseraient aussi à notre cause donc [64]… »). Cela conduit les services culturels à se trouver dans une position délicate :
En fait il y a un jeu très complexe où… on représente la France donc il faut qu’on aide le Louvre, mais ce faisant c’est des mécènes qui pourraient aussi soutenir nos programmes… donc voilà c’est pour ça que c’est… Tout le monde déploie beaucoup beaucoup d’énergie sur New York [65].
Les responsables de ces organisations sont conscients de cet état de fait et deviennent parfois particulièrement méfiants, comme me l’explique un ancien diplomate (« En même temps les American Friends ils font une soirée chez nous mais ils sont là pour veiller aussi à ce qu’on ne leur pique pas trop leurs mécènes non plus… donc… […] mais il y a une sorte d’accord tacite : on chasse pas sur les terres de l’autre [66]… »). Se met alors en œuvre une concurrence entre acteurs diplomatiques et acteurs philanthropiques qui permet de nuancer l’idée d’un soutien indéfectible des diplomates aux associations d’American Friends. En effet, ce soutien n’est pas seulement l’expression de la politique étatique d’encouragement au mécénat, mais sert également les intérêts du Quai d’Orsay.
Conclusion
L’analyse de la philanthropie transnationale permet de mettre en lumière sous un nouvel angle le brouillage des frontières public-privé à travers différentes dimensions. Il passe à la fois par le soutien des diplomates aux associations d’American Friends pour aider les institutions culturelles françaises, mais également par le développement de pratiques de levée de fonds de la part de ces mêmes diplomates, créant une situation particulièrement délicate vis-à-vis de ces associations. Ce nouveau rôle des diplomates est d’autant plus problématique qu’il se conjugue sur le mode de l’informalité interpersonnelle. Ce brouillage public-privé s’exprime également sur d’autres points moins structurants de notre questionnement, mais qui mettent en avant les contradictions intrinsèques que produit ce brouillage : la contradiction entre ce qui relève du service public et des générosités privées, celle entre la règle (un statut contraignant, des déductions fiscales, etc.) et l’informel (des réseaux de contacts, des relations interpersonnelles, etc.), celle entre les orientations et directives de l’État et les initiatives personnelles prises par les diplomates, celle également entre relations de concurrence et relations d’amitié qui lient acteurs diplomatiques et philanthropiques. Les reconfigurations public-privé qui structurent les transformations récentes de l’État français gagnent ainsi à être étudiées, comme ici, dans une perspective compréhensive, avec une attention particulière portée aux acteurs et à leurs pratiques, permettant de dévoiler certains des dilemmes, contradictions, difficultés que ce brouillage peut engendrer.