Compte-rendu d’ouvrage

ADELL Nicolas, BENDIX Regina F., BORTOLOTTO Chiara & TAUSCHEK Marcus, 2015. Between Imagined Communities and Communities of Practice

ADELL Nicolas, BENDIX Regina F., BORTOLOTTO Chiara & TAUSCHEK Marcus, 2015. Between Imagined Communities and Communities of Practice. Participation, Territory and the Making of Heritage. Göttingen, Universitätsverlag Göttingen.


L’ouvrage, en anglais, fait suite à un séminaire international qui s’est tenu entre 2009 et 2011 entre anthropologues français, allemands, italiens, suisses et américains sur le thème : « Institutions, territoires et communautés : perspectives à propos du patrimoine culturel immatériel ». Une première publication avait déjà rassemblé une partie de ces communications [1]. Composé de treize articles, une introduction et une conclusion qui cadrent bien le sujet, l’ouvrage est organisé en quatre grandes problématiques : « L’énigme des communautés », « Communauté, participation et territoires dans une perspective législative », « Valeurs culturelles et engagement communautaire sous les auspices de l’Unesco », « Réflexions sur les experts en patrimoine et les décideurs » [2]. Au cœur de l’ouvrage, sont développés sous de multiples coutures, le rôle de l’UNESCO, et accessoirement du Conseil de l’Europe, dans la production du patrimoine culturel immatériel (PCI) et ses effets sur les « communautés ». Mais c’est aussi une réflexion plus ample et argumentée sur le rôle des institutions publiques et l’autonomie des acteurs. Chaque article est suivi d’une bibliographie souvent riche. Les uns sont plutôt ethnographiques, d’autres portent sur des approches plus juridiques et institutionnelles, les derniers sont plutôt théoriques. Afin de ne pas alourdir cette recension, nous n’évoquerons pas explicitement chacun de ces textes.

Les idéologies politiques qui gouvernent les conceptions de la communauté font ressortir les divisions profondes dans nos manières de concevoir le patrimoine. D’une part, on trouve des formes de patrimonialisation qui visent à valider le lien objectif entre des communautés nationales et leur patrimoine ; d’autre part, les institutions internationales qui mettent en avant les formes de patrimoine défendues et gérées par les communautés de pratiques, sur le modèle des communautés d’apprenants développées par Etienne Wenger (1998). Celles là (heritage communities of practice) ont ainsi vocation non seulement à être les gestionnaires, mais aussi les garantes de la transmission du patrimoine dont elles ont la charge alors que les Etats, qui constituent l’Unesco, continuent de le défendre en tant que garant de leur unité nationale.

Depuis la signature de la convention de 1972 de l’UNESCO jusqu’à la Convention de 2003 sur la Sauvegarde du patrimoine immatériel, l’idée de patrimoine a été associée, pour le meilleur et pour le pire, à la question de l’identité, et aux idées de participation, d’émancipation, de défense des peuples autochtones, aux droits culturels et enfin à la redécouverte du local. Cette politique ne va pas sans une grande ambivalence : d’un côté le soutien à une défense quasiment contre-hégémonique des communautés [3], de l’autre celle d’un modèle idéologique néo-libéral de préservation du patrimoine qui va pousser à sa marchandisation. Ainsi la question du PCI doit-elle être envisagée dans un contexte international plus large de requalification du rôle des États, des organisations internationales et des communautés à l’heure des transformations du capitalisme valorisant les actifs immatériels (connaissances, numériques, financiers).

Identifier la communauté relève cependant souvent de la devinette, comme le montre excellemment l’exemple de l’inventaire du patrimoine immatériel de la Suisse (cf. le chapitre Bottoms, Genuine and Spurious). Qui décide qui est la communauté de base qui doit faire remonter des propositions, et comment ? Qui forme cette communauté ? Sont-ce les amateurs (opposés aux experts), les citoyens (opposés aux gouvernants) ? La communauté patrimoniale est-elle plus légitime que l’électeur ou le citoyen ? Est-elle prédéterminée, ou bien définie par l’entremise de la démarche de reconnaissance patrimoniale elle-même, comme le soutien l’anthropologue ? Et s’il s’agissait surtout, au bout du compte, de reconnaître des formes d’engagements citoyens derrière des pratiques festives, ludiques, et patrimoniales ?

Certes, les communautés patrimoniales forment une catégorie politique, et avec le patrimoine et la communauté ils sont aussi les produits de nos manières de nous penser en tant qu’individus vis à vis des autres et dans le monde. Le patrimoine culturel se construit dans l’intersubjectivité en tenant compte des contextes d’élaboration, entre les droits de la personne, les droits collectifs et l’universalité. Son lien étroit avec l’identité pose la question des outils juridiques de sa préservation et de sa reconnaissance. Mais n’y a-t-il pas alors le risque de l’essentialiser et de réifier les identités collectives ? Une alternative serait de le considérer pour ce qu’il peut apporter comme réponses aux insécurités sociales que nous vivons, par exemple en aidant à faire baisser l’isolement de chacun en réactivant des collectifs passés. En cela, le patrimoine aurait plus à voir avec les « politiques de la reconnaissance » et les droits de la personne qu’avec la normativité culturelle ou juridique.

Cependant, ce serait une erreur de réduire l’UNESCO à un organisme édictant des déclarations et des conventions : son but reste de promouvoir « la paix dans l’esprit des hommes » par l’éducation et la culture dans le monde. C’est à cet horizon qu’il faut comprendre l’inclusion de droits nouveaux et de communautés non représentées par les États dans les conventions et déclarations de l’organisation internationale. Cette « démocratisation » conduit l’UNESCO à un vrai paradoxe : alors qu’elle reste une organisation rassemblant des États, elle tend à promouvoir la participation directe des personnes qui peuvent être des membres de communautés qui vont revendiquer leurs droits à se démarquer des romans nationaux, en profitant éventuellement de l’attrait international pour un tourisme dit culturel. Une tension permanente existe ainsi entre les professionnels et les administrations d’une part, qui s’appuient sur des textes normatifs, et les anthropologues, qui considèrent le patrimoine comme une construction politique, qu’elle vienne des institutions publiques ou des communautés elles mêmes. S’ensuivent de nécessaires ajustements entre chercheurs et institutions. Quels sont le statut juridique, la reconnaissance politique et la réalité sociologique ou territoriale des communautés sensées animer la participation que prône l’UNESCO ? Elles devraient assurer la préservation et la gestion au quotidien du patrimoine – en particulier du patrimoine immatériel –, alors que la mise en œuvre des inventaires et l’application des mesures de sauvegarde restent du domaine des États. Quelle place ont-elles, dans ces conditions, dans la mise en œuvre d’instruments juridiques ou politiques ?

Dans le droit international, le terme « communauté » ne fait d’ailleurs pas l’objet d’une définition précise, y compris à l’UNESCO qui se contente généralement de la formule « Communautés, groupes, individus ». Il faut voir là l’opposition de certains États qui défendent l’intangibilité du corps national. Cependant, ce flou permet de faire accepter des textes sur le patrimoine des « peuples indigènes », des « minorités » ou des « communautés locales » dont les définitions ne recouvrent pas exactement la notion de communauté. C’est paradoxalement l’Europe, berceau de l’État nation, qui a été pionnière en matière de reconnaissance de la variété des patrimoines, que ce soit par les paysages culturels, la reconnaissance de la démocratie comme l’un de ses patrimoines, ou la convention de Faro du Conseil de l’Europe qui, en 2005, reconnaît la notion de « communauté patrimoniale ». Elle définit le patrimoine par le partage et l’adhésion de chacun, plutôt que par un héritage ethnique ou territorial, ou par des traditions « transmises de génération en génération ».

L’influence des textes produits par l’UNESCO dépasse cependant le périmètre des sites et objets pris en considération comme le montre l’exemple de Rhodes, inscrite en 1988 sur la liste des villes du patrimoine mondial. La survalorisation de son patrimoine médiéval a contribué à dévaluer d’autres éléments patrimoniaux comme ceux liés au catholicisme, conduisant les fidèles à développer leur propre conception du patrimoine destinée à renforcer leur communauté (cf. chapitre : « Self Heritage-Making and Religious Minority in Greece : An Ethnography of Heritage Activities outside the Cultural Institutions »). Les stratégies de patrimonialisation peuvent être particulièrement complexes. La défense d’un quartier ancien à Paris (« The Place Making of Communities in Urban Spaces : The Invention of the Village Saint-Louis Sainte-Marthe ») a mobilisé habitants d’origines ethniques diverses, artistes et responsables politiques dans le but de préserver l’habitat ancien menacé de destruction sur la base de la reconnaissance du cosmopolitisme, considéré comme un signe de vitalité, et de la qualité du voisinage. Mais la défense du patrimoine du quartier s’est accompagnée de la mise en tourisme de sa dimension multi-ethnique et aujourd’hui le quartier est cité dans les guides de visites de Paris.

Comment cette participation peut-elle être mise en forme ? Dans le Parc Naturel Régional du Ballon des Vosges, plutôt que de se lancer dans un inventaire, le choix a été fait de mettre en place des groupes de travail composés d’habitants, et un comité de pilotage présidé par le Parc. Les habitants étaient invités à « négocier » entre eux leurs choix, suivant l’idée qu’ils constitueraient un « public » au sens que John Dewey (2003) donne à ce terme, c’est à dire un ensemble de personne concernées par un sujet, correctement instruites à son propos et formant sur lui des avis partagés et publics. Les éléments ont été choisis en fonction de leur intérêt pour l’ensemble de la communauté qu’ils représentaient, et non de valeurs patrimoniales abstraites qu’un inventaire aurait pu produire. Reste que la participation n’est pas un processus spontané – pas plus que la « communauté » est un groupe naturel : elle doit être mise en œuvre et est donc soumise à une autorité.

Une autre démarche est celle produite par le mécénat privé ou public qui met en lumière les interdépendances de la culture et du patrimoine avec les questions financières. On voit ainsi le sponsoring et le financement public pousser à la démocratisation des formes artistiques et patrimoniales les plus légitimes, par exemple dans la diffusion de modèles esthétiques ou architecturaux dans les villes italiennes, mais tendre aussi à « aplatir » les hiérarchies esthétiques quand l’opéra et les ballets de cours se produisent sur des scènes plus populaires. La notion de valeur s’étend alors à des secteurs nouveaux de la culture, comme la comédie musicale ou le repas gastronomique des Français ce qui peut contribuer à ce qu’elle devienne socialement moins clivante, alors que les inégalités sociales augmentent par ailleurs (cf. chapitre : « Patronage and Preservation : Heritage Paradigms and Their Impact on Supporting “Good Culture” »).

Au final, toute politique patrimoniale est le fait de procédures, mais aussi des formes d’engagement et des stratégies des acteurs publics qui la portent. Comment concilier la philosophie générale des droits humains portée par les instances internationales qui défendent les communautés de pratiques, et les intérêts nationaux des États membres de ces mêmes organismes qui continuent à privilégier les « communautés imaginées » nationales ? L’ethnologue convoqué comme expert fait alors plus souvent qu’il ne le souhaite office de médiateur entre des groupes d’acteurs qui ne se comprennent pas forcément bien. Il se retrouve balloté entre acteurs institutionnels et porteurs de projets. Il doit produite une « monographie polyphonique », selon l’expression de Nicolas Adell, qui stabilise des pratiques peu fixées. Il se retrouve au centre de controverses et doit pourtant trouver le point d’équilibre d’une nouvelle légitimité patrimoniale. Le patrimoine émerge au croisement du politique et du pouvoir, c’est un projet de domination dans lequel les différences sont domestiquées. L’anthropologue peut-il se satisfaire de cette déconstruction ? Il peut contextualiser les régimes de patrimonialisation, de communauté et de participation pour les interpréter au sein d’enjeux politiques, idéologiques ou territoriaux plus vastes ; il peut aussi interroger sa propre éthique ou sa propre pratique lorsqu’il participe au processus ; il peut enfin trouver des ressources auprès de disciplines voisines comme les sciences juridiques qui ont une grande influence sur l’UNESCO.

Au sein d’une littérature scientifique sur le patrimoine, abondante et trop souvent redondante, cet ouvrage a le mérite de traiter la question de la communauté patrimoniale en proposant judicieusement de confronter « communauté imaginées » et « communautés de pratiques ». Il marque indiscutablement une date dans cette production par la richesse de ses analyses. Cependant des questions restent en suspens, mais c’est la rançon de la qualité. La thèse de Benedict Anderson a fait l’objet de très nombreux commentaires qui ne sont pas évoqués ici. Nombre d’entre eux (Chivallon, 2007) tournent autour de l’idée que l’imprécision sémantique de la formule de « communautés imaginées », qui peut expliquer son succès, a favorisé un débordement de la notion de « nation » au-delà de l’État auquel l’histoire occidentale l’avait associée, en particulier dans les diasporas. Elle a aussi conduit à une surenchère de la notion d’imaginaire, laissant croire que pouvait exister un marché libre de l’imaginaire qui serait détaché du réel. Or ce que montre l’ouvrage, si on le lit un peu entre les lignes, c’est que le patrimoine fait redescendre l’imaginaire de la communauté dans le réel des pratiques, des disputes et des attachements. Un approfondissement des « communautés imaginées » permettrait de sortir celles-ci de la matrice savante et politique que leur a conférées Anderson (1983) et de montrer qu’elles ne sont parfois pas si éloignées des communautés de pratiques, ce que Michael Herzfeld (1997) avait déjà évoqué, d’une certaine manière, en leur préférant l’expression « d’intimité culturelle ».

add_to_photos Notes

[1Bendix et al. (2012).

[2Notre traduction.

[3On trouve là une inspiration des Cultural Studies qui avaient fait de la notion gramscienne de « contre-hégémonie » l’un des fondements de leur théorie de la culture.

library_books Bibliographie

ANDERSON Benedict, 1983. Imagined Communities. London, Verso.

BENDIX Regina F., EGGERT Aditya, PESELMANN Arnika (dir.), 2012. Heritages Regimes and the State. Göttingen, Universitätsverlag Göttingen.

CHIVALLON Christine, 2007. « Retour sur la « communauté imaginée » d’Anderson. Essai de clarification théorique d’une notion restée floue », Raisons politiques, 3(27) : 131-172.

DEWEY John, 2003 [1927]. Le public et ses problèmes. Pau, Publications de l’université de Pau. Editions Léo Sheer.

HERZFELD MICHAEL, 1997. Cultural Intimacy, Social Poetics in the Nation-States. New York, Routledge.

WENGER Etienne,1998. Communities of Practice. Learning, Meanning and Identity. Cambridge, Cambridge University Press.

Pour citer cet article :

Michel Rautenberg, 2017. « ADELL Nicolas, BENDIX Regina F., BORTOLOTTO Chiara & TAUSCHEK Marcus, 2015. Between Imagined Communities and Communities of Practice ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2017/Rautenberg - consulté le 19.04.2024)
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