Introduction
Le vieillissement de la population carcérale est devenu, ces vingt dernières années, une question incontournable de l’action publique […], touchant aussi bien à la gestion de la détention et du parc pénitentiaire qu’aux dispositions de procédure pénale […] La présence de populations vieillissantes et en perte d’autonomie, voire en situation de dépendance en détention, soulève de fait la question de la compatibilité de l’état des personnes avec la détention, mais également l’adaptation du cadre carcéral aux besoins de ces personnes.
Ces quelques lignes sont extraites de l’appel à projet sur le vieillissement et la perte d’autonomie en milieu carcéral publié par la mission de recherche Droit et Justice du ministère de la Justice, en 2012, en concertation avec l’administration pénitentiaire. L’expression de ce besoin de connaissances témoigne des enjeux institutionnels posés par la prise en charge du vieillissement en prison, devenu un problème de politique publique.
L’allongement des peines et la pénalisation croissante de certaines infractions (notamment en matière de délinquance sexuelle) conduisent à faire du vieillissement en milieu carcéral – et de son possible corollaire, la perte d’autonomie – un véritable enjeu pour l’administration pénitentiaire. C’est dans les années 1990 que s’amorce une augmentation des personnes âgées en prison (Kensey 2001), qui représentent au 1er janvier 2017 11,5 % de la population carcérale. Le phénomène s’observe dans de nombreux pays occidentaux [1]. Depuis le début des années 2000, la part relative de cette population est relativement stable en France. Mais l’on mesure l’ampleur de l’évolution si l’on se reporte seulement 30 ans en arrière : au 1er janvier 1980, 4,5 % de la population carcérale avait plus de 50 ans, les établissements pénitentiaires accueillaient 1 648 personnes âgées de plus de 50 ans, dont 359 âgées de plus de 60 ans. Au 1er janvier 2017, ce sont 9 058 personnes de plus de 50 ans qui sont incarcérées, dont 2 823 de plus de 60 ans (DAP 2017). Ainsi, la population dite « âgée » n’est plus marginale en prison.
L’article propose d’analyser les expériences des détenus âgés en prison à partir d’une recherche qui s’est attachée à comprendre les manières dont les personnes âgées vivent leur incarcération et les enjeux institutionnels que soulève la vieillesse en prison (Désesquelles et Touraut 2015). Le travail proposé se trouve ainsi à la croisée de deux champs de recherche particulièrement dynamiques ces dernières décennies : la sociologie du vieillissement et la sociologie carcérale.
Les recherches sociologiques consacrées à l’expérience sociale de la vieillesse portent particulièrement leur attention sur les moments de transition : passage à la retraite (Caradec 2004 ; Guichard-Claudic 2002a, 2002b), entrée en maison de retraite (Mallon 2004), veuvage (Caradec 2001), etc., en rendant compte du travail de redéfinition de soi des acteurs. Le vieillissement s’accompagne de nombreux changements sur le plan économique, social, familial, identitaire, physique… La vieillesse et le vieillissement ne relèvent pas tant d’une question d’âge numérique que d’un remaniement des positionnements au sein de la société, vis-à-vis de soi-même et vis-à-vis d’autrui (Bourdelais 1993 ; Caradec 2004). Les travaux analysent les inégalités sociales qui traversent le processus de vieillissement, mettant au jour les variables macrosociologiques qui influencent les manières de vieillir comme l’origine sociale ou le genre. Selon Vincent Caradec (2009), la sociologie du vieillissement développe trois axes : le premier est consacré au processus de construction sociale de la vieillesse, le second analyse comment se structure le groupe d’âge des « personnes âgées », le troisième axe vise à décrire les expériences vécues du vieillissement. C’est dans cette dernière perspective que s’inscrit ce travail.
La multiplication des travaux sociologiques sur la prison au cours des deux dernières décennies a permis de mieux connaître cette institution, son fonctionnement, sa population et les relations qui s’y observent. Des rapports émanant d’instances officielles [2] ou d’associations militantes, des livres témoignages et des reportages journalistiques ont aussi contribué à sortir progressivement la prison de « l’ombre » (Combessie 2009). Les approches développées portent sur le processus de construction de la population carcérale autant que sur les logiques d’organisation de la vie en détention. Les travaux pointent souvent les contradictions qui régissent ces lieux d’enfermement, s’interrogent sur leurs capacités d’évolutions, sur l’articulation entre contrôle et marge de manœuvre des acteurs. Alors que les mineurs incarcérés ont fait l’objet de plusieurs travaux ces dernières années (Chantraine 2011 ; Le Caisne 2008 ; Bailleau et al. 2012), les travaux ont rarement porté sur l’expérience carcérale des personnes âgées. Néanmoins, les « mineurs » constituent une catégorie spécifique d’un point de vue juridique et font l’objet d’un traitement judiciaire différent (tant du point de vue de la politique pénale que de la politique pénitentiaire), ce qui n’est pas le cas des « personnes âgées ».
Les écrits disponibles (Observatoire régional de la santé de Basse-Normandie 2007 ; MRIE 2010 ; Strimelle 2007) développent particulièrement le thème de la santé des personnes détenues âgées. Comme à l’extérieur des murs, un lien fort est établi entre vieillissement et problématiques sanitaires, notamment en termes de prise en charge des incapacités. Les travaux évoquent « un processus de vieillissement accéléré » (Soins Gérontologie 2011). La sociologue Véronique Strimelle (2007), dans un article consacré aux femmes âgées dans les prisons au Canada, interroge également la capacité de l’institution à assurer des soins dans cet environnement. En France, l’enquête HID-prisons (Désesquelles et al. 2002 ; Désesquelles 2003, 2005) a notamment montré la très forte surreprésentation des déficiences et des incapacités de toutes natures parmi les personnes détenues par rapport à la population générale et ce constat est également vrai pour ceux qui sont âgés de plus de 50 ans (Désesquelles et Touraut 2015). L’entrée par la santé est donc largement privilégiée. Mais si elle est essentielle, elle demeure une approche réductrice de la manière d’appréhender la question du vieillissement en prison et les expériences de la détention des personnes détenues âgées.
Pour mener ce travail, je me suis rendue dans quatre prisons [3] aux caractéristiques très différentes. L’étude s’est déroulée dans une maison d’arrêt (MA) destinée aux personnes prévenues ou condamnées à de courtes peines, un centre de détention (CD) où sont incarcérés des détenus en fin de peine ou condamnés à des peines d’une durée dite « moyenne » ou « en fin de peine », une maison centrale (MC) où sont placés les détenus condamnés à de longues peines et enfin dans un quartier pour femmes détenues dans un CD. Régis par des régimes de détention différents, les établissements se distinguent aussi au regard de leur capacité d’accueil (de 250 places à une structure prévue pour près de 600 détenus mais qui en accueillait plus de 800) ; de leur architecture, notamment parce que certains sont de construction récente, alors que d’autres se caractérisent par l’ancienneté de leurs bâtiments. L’enquête empirique a permis de réaliser 72 entretiens avec des professionnels et 63 entretiens semi-directifs avec des personnes détenues âgées de plus de 50 ans.
La question du seuil d’âge retenu, 50 ans, pose question. À partir de quel âge considérer les personnes détenues comme étant âgées ? Lorsqu’elles se présentent et se pensent comme telles ? Quand elles sont ainsi définies par les autres ? Quand elles ont atteint un certain âge (Ennuyer 2011) ? Quand leurs corps se dégradent ? Les fragilités des corps sont en effet au centre des politiques publiques de la vieillesse (Renaut 2004 ; Bréchat et al. 2008) et des discours autour du « bien vieillir » (Crignon-De Oliveira 2010). Pour autant, il est admis que le vieillissement ne se réduit pas à une dégradation de l’état physique. La définition de la vieillesse est toujours en partie contextuelle. Elle dépend nécessairement des rapports sociaux qui, selon le contexte, s’établissent entre des groupes d’âges ayant des poids démographiques distincts. Autrement dit, les divisions entre groupes d’âges sont toujours socialement construites. Or, en détention, l’âge avancé singularise les personnes au regard de la jeunesse qui caractérise la population carcérale, dont l’âge médian en France est de 31,7 ans au 1er janvier 2017. Le choix de faire porter l’étude sur les personnes détenues de 50 ans ou plus s’explique aussi au regard des inégalités sociales face à l’avancement en âge. La précarité des parcours de vie des personnes incarcérées, leur appartenance à des milieux sociaux défavorisés et les effets de la prison sur les corps se combinent pour rendre compte du processus de « vieillissement précoce » constaté en détention.
Pour autant, le fait que les personnes appartiennent à une même tranche d’âge ne permet pas de conclure qu’elles forment un groupe homogène. Leurs parcours, expérience et état physique sont très variés. Il importe alors de ne pas penser les personnes détenues âgées comme « un groupe constitué, doté d’intérêts communs, et de rapporter ces intérêts à un âge défini biologiquement » pour reprendre ce que Pierre Bourdieu (1984) écrivait à propos de la jeunesse. Il importe de considérer que « la manière de vieillir doit être appréhendée comme résultant à la fois de la trajectoire passée et du contexte présent » (Caradec 2012 : 87).
Comment les personnes détenues âgées vivent-elles leur incarcération ? Dans quelle mesure les trajectoires biographiques, très hétérogènes, déterminent-elles la manière dont l’enfermement et l’avancement en âge en institution carcérale sont vécus ? Je présenterai d’abord les principaux traits qui marquent l’expérience carcérale des personnes détenues âgées. J’analyserai ensuite les différentes manières dont la prison est appréhendée par les personnes âgées incarcérées à partir d’une analyse typologique.
Construire ses différences
Trois dimensions caractérisent l’expérience de la prison des personnes détenues âgées. D’abord, ils insistent tous sur leur sentiment d’être en décalage par rapport aux « autres » détenus dont ils critiquent le comportement. Ensuite, les détenus âgés estiment être vulnérables en détention. En conséquence, ils occupent les espaces de la détention de manière spécifique.
Se présenter comme étant en décalage
Tout d’abord, les personnes détenues rencontrées ont largement exprimé leur impression d’être en décalage par rapport à ce que serait la population carcérale. C’est essentiellement sur leur âge qu’elles établissent et revendiquent leur différence. Si, à titre individuel, elles peinent à se qualifier de « vieux », les personnes rencontrées établissent et revendiquent leur différence avec les autres détenus en se basant essentiellement sur un critère d’âge. Autrement dit, ils ne se considèrent pas comme vieux mais se présentent comme des détenus âgés. Les « jeunes » seraient l’image inversée de ce qu’ils sont eux-mêmes [4].
Pour ceux qui sont incarcérés pour la première fois à un âge avancé, la mise en avant de différences avec une population plus jeune et aux origines sociales plus modestes leur permet d’exprimer qu’ils sont étrangers au monde carcéral. Ils s’évertuent à décrire longuement le contraste entre ce qu’ils sont et les « autres », les « jeunes » dont ils déplorent la violence physique et verbale, le manque d’éducation, la consommation abusive de substances illicites… L’incompatibilité de leurs modes de vie est une épreuve supplémentaire pour les plus âgés, surtout dans les maisons d’arrêt ayant un fort taux de suroccupation.
Les jeunes foutent le bordel, c’est la télé à fond, la musique à fond.
(Renée, 56 ans, CD, condamnée à 30 ans, incarcérée depuis 14 ans, primaire [5].)
La valorisation de ce qui les sépare des jeunes leur permet de construire une distance à l’institution carcérale : eux ne sont pas dans ce monde-là alors que les jeunes seraient coutumiers de la prison. Les vrais délinquants, les vrais détenus ce sont les autres, les jeunes.
On m’a mis dans une cellule, dans un contexte qui n’est pas le mien. Quand vous allez en promenade, vous allez tourner avec des jeunes de 20 ans, 25 ans, vous vous demandez ce que vous faites là…
(Ahmar, 66 ans, MA, prévenu, incarcéré depuis 3 mois, primaire.)
Pour ceux dont le parcours de vie est plus fortement marqué par les séjours en prison, la critique des jeunes leur permet de valoriser les codes et le respect qui existaient entre les détenus dans le passé. Selon eux, la vie en prison serait plus fréquemment ponctuée de violences que par le passé.
Ça devient dur parce que celles qui arrivent font plus de bordel que quand je suis arrivée. D’années en années, celles qui arrivent c’est catastrophique. Il y avait de la violence mais moins que là. Là, c’est de pire en pire. Je n’avais jamais vu ça, c’est la première fois que je vois les détenues se retourner contre le personnel, frapper le personnel. Et les jeunes elles n’ont plus aucun respect pour les anciennes.
(Renée, 56 ans, CD, condamnée à 30 ans, incarcérée depuis 14 ans, primaire.)
Leurs discours constituent une reconstruction idéalisée des relations sociales qui auraient existé en prison. Ils relèvent également d’une logique de construction d’une identité de soi positive, l’histoire de vie et le récit de soi apparaissant comme reconstruction de leur identité (Ricœur 1983, 1990). Ils sont une élaboration discursive devant attester qu’ils ont plus de « savoir-vivre », qu’ils sont des êtres moraux ou, tout du moins, plus que les jeunes générations. Les discours déplorant une dégradation des relations sociales et valorisant un passé plus moral et solidaire ne sont pas spécifiques aux personnes détenues âgées. À l’extérieur, les personnes âgées développent également des discours critiques sur ce qu’elles perçoivent de l’évolution des comportements et des mœurs dans la société, insistant sur le temps d’avant idéalisé. Les sociologues parlent alors d’un sentiment d’étrangeté au monde (Caradec 2007). Les propos des détenus font également écho à un discours répandu dans la société actuelle selon lequel la montée de l’individualisme s’accompagnerait d’une croissance de l’égoïsme, d’une indifférence généralisée des uns vis-à-vis des autres.
Pour montrer leur décalage, la très grande majorité d’entre eux insistent aussi sur les bonnes relations qu’ils entretiennent avec le personnel de surveillance. En affirmant qu’ils ont des rapports apaisés avec le personnel de surveillance, les détenus âgés construisent leur singularité par rapport à l’image des détenus, à savoir leur opposition de principe aux personnels pénitentiaires.
Une forte vulnérabilité
Un fort sentiment de vulnérabilité caractérise aussi l’épreuve carcérale vécue par les personnes détenues âgées. Les personnes âgées estiment être en position de faiblesse par rapport aux autres détenus dans une institution où ils ne sentent pas en sécurité. Des détenus ont évoqué lors des entretiens, plus particulièrement lorsqu’ils ont été incarcérés pour la première fois à un âge déjà avancé ou quand ils étaient fragiles physiquement, avoir été abusés par certains de leurs codétenus exigeant d’eux des denrées, des cigarettes, etc.
– Il y en a toujours qui n’ont rien, ils n’ont jamais rien, tu as du café, tu as du sucre, tu as du tabac, qu’est-ce que t’as besoin ?
– Donc vous vous faisiez embêter ?
– Oh là, là, là, là… Après, bah pour avoir la paix, je lui donnais du tabac. Ici, ils savent emprunter, mais ils ne savent pas rendre. Oui, je m’en aperçois.
(Ernest, 71 ans, CD, condamné à 14 ans, incarcéré depuis 6 ans, primaire.)
Il est très complexe de mesurer les violences subies par les détenus âgés et plus difficile encore de savoir s’ils en sont plus souvent victimes que des personnes appartenant à d’autres tranches d’âges. Néanmoins, l’ambiance générale de la prison est décrite comme très anxiogène.
J’aime pas la violence comme ça, j’ai peur. Depuis que je suis arrivée en prison, j’ai peur. Je ne sais pas… Surtout, d’entendre crier… Et puis les insultes, oh oui, là, c’est donné pour rien les insultes. Du coup, on a un petit groupe de personnes âgées en bas, on est tranquille. Alors ils me disent : « Ah, tu payes un petit café aujourd’hui ? », alors du coup j’ai dit : « Bon allez on va faire un petit café. » Parce qu’entre jeunes, non, non, non, j’ai trop peur qu’elles fassent des bêtises dans mon verre, qu’elles me mettent des cachets… Je laisse même plus la porte ouverte tellement j’ai peur.
(Suzanne, 52 ans, CD, condamnée à 11 ans, incarcérée depuis 8 ans, primaire.)
Le comportement jugé violent des autres détenus, « les jeunes », les effraie.
– Je m’isole, pas complètement mais par exemple je n’ose pas aller dans la cour.
– Jamais ?
– Si, j’y suis allée quelques fois mais j’ai vu des filles se battre et ça m’a fait peur. J’ai une peur bleue de la prison. Si vous saviez comme j’ai peur ici.
(Brigitte, 62 ans, CD, condamnée à 10 ans, incarcérée depuis 4 ans, primaire.)
Les faiblesses de leur corps, dans une institution où la loi du plus fort semble prédominer, participent de ce sentiment de vulnérabilité. Au sein de la prison, avoir un corps musclé permet de se positionner dans un rapport de domination. La survirilité (Bessin et Lechien 2000) de mise dans certains lieux, définie par ceux qui donnent le ton en détention, repose essentiellement sur des atouts physiques, les muscles, davantage possédés par les jeunes. Le succès de la musculation (Gras 2005 ; Sempé et al. 2007), fortement marquée socialement, témoigne de cette logique de la force, de l’engagement physique et corporel. En prison, les détenus sont considérés comme âgés dès lors qu’ils ne sont plus à même de rentrer dans le jeu de la loi du plus fort à cause de leur affaiblissement corporel. Par là même s’observe une construction de la vieillesse par le physique.
Par ailleurs, les personnes détenues âgées font l’objet d’un processus de différenciation qui associe le fait d’être âgé avec le fait d’être un « pointeur », c’est-à-dire un auteur de crime à caractère sexuel.
Je ne fais rien parce que je ne peux pas sortir parce que vous savez ici, s’ils savent que je suis ici pour viol, ils attaquent, on m’a dit donc à cause de ça je ne suis jamais allé en promenade, je n’ai jamais fait de promenade mais je vais au culte. J’ai de bonnes relations avec les autres détenus mais je ne suis pas allé en promenade, cela me fait peur.
(Adhik, 69 ans, MA, condamné à 8 ans, incarcéré depuis 17 mois, primaire.)
La catégorie des mœurs ou des pointeurs procède largement d’une construction dans le sens où elle est une « figure morale » (Le Caisne 2004). Les actes auxquels elle renvoie sont considérés par les autres détenus comme les plus infamants (Le Caisne 2000). Leurs auteurs font particulièrement l’objet de violences et l’institution carcérale peine à assurer pleinement leur sécurité (Chauvenet et al. 2008 ; Rostaing 2012). Ce sont les « exclus parmi les exclus » (Rostaing 2012). Ainsi, les personnes incarcérées âgées sont stigmatisées (Goffman 1975) et ostracisées. Les détenus âgés peuvent alors subir de véritables représailles de la part de leurs codétenus en raison de cette association entre l’âge avancé et les crimes à caractère sexuel, ce qui alimente leur sentiment de vulnérabilité. Ses effets varient néanmoins selon les établissements, la stigmatisation étant largement neutralisée dans les prisons spécifiquement destinées à accueillir des auteurs d’infractions ou de crimes sexuels. Notons par ailleurs que le sentiment de vulnérabilité est également moindre pour ceux qui ont passé de longues années en prison. Le passé carcéral est source de respect entre personnes détenues. Il est aussi moins prégnant dans les centres de détention ou les maisons centrales. En effet, la vulnérabilité des plus âgés est particulièrement importante dans les maisons d’arrêt qui imposent une promiscuité forte avec une population souvent plus jeune.
Une vie à distance des autres limitée à certains espaces de détention
Le sentiment d’être en décalage et le souci de se prémunir des violences pour mener une « petite vie tranquille », pour reprendre une expression souvent mobilisée par les personnes rencontrées, les amènent à sortir très peu de leur cellule.
– En détention…
– Je ne sors pas… Non, non… Vous savez les gens qui sont là, à part peut-être un ou deux, c’est… c’est pas possible, je sais ce qui se passe et tout… Je ne pensais pas que c’était comme ça en prison… Je ne veux pas sortir, en plus j’ai été opéré de la hanche donc j’ai du mal à marcher, je ne sors pas…
– Vous ne sortez jamais en promenade ?
– Non, jamais, jamais, jamais… Je ne sors jamais donc télé, je bouquine un petit peu. Je regarde la télé, je lis le Télé 7 Jours, je dors un peu, je fais la sieste…
– Vous vous sentez parfois en danger par rapport aux plus jeunes ?
– Non, non, non et en plus je ne sors pas donc non.
– Mais c’est pas parce que vous avez peur que vous ne sortez pas ?
– Non, c’est parce que je ne voudrais pas être mélangé à eux, c’est tout…
(Robert, 67 ans, MA, prévenu, incarcéré depuis 4 mois, primaire.)
Ils occupent ainsi de manière spécifique les espaces de la prison. Il y a des lieux qu’ils investissent particulièrement : leur cellule, la bibliothèque, l’unité sanitaire. Il y en a d’autres à l’inverse où ils se rendent très peu, si ce n’est jamais : la cour de promenade, la salle de musculation ou le gymnase par exemple. Là, plus qu’ailleurs, les détenus se doivent d’afficher leur survirilité qui se construit très largement à partir de l’exposition de leur corps entretenu et athlétique (Gras 2005). Par ailleurs, dans ces lieux collectifs, et notamment dans la cour de promenade, la surveillance par le personnel pénitentiaire est considérée comme moins importante.
– Moi j’évite tous les lieux possibles de promiscuité, c’est un principe. Donc je ne fais jamais de promenade, je ne fais jamais de promenade. Je ne veux pas me trouver… La promenade est un lieu dans lequel il se passe un certain nombre de choses, il y a des violences, il y a des combines, je ne veux pas rentrer là-dedans, cela ne m’intéresse pas, je n’ai pas grand-chose à voir avec eux.
– Vous ne vous sentez pas en sécurité ?
– Ben ce n’est pas une question de sécurité mais je ne perçois pas l’intérêt.
(Laurent, 53 ans, MA, prévenu, incarcéré depuis 6 mois, primaire.)
Les détenus âgés quittent peu leur cellule car leur expérience de la prison est aussi éprouvante physiquement. Les douleurs exprimées résultent de l’inadaptation de l’architecture des prisons pour accueillir des personnes dont le corps souffre des maux de la vieillesse. Si les détenus âgés ne sont pas tous confrontés à des problèmes physiques, ils sont néanmoins nombreux à dire les difficultés qu’ils rencontrent à marcher, rester debout, monter ou descendre des escaliers, faire leur lit ou assurer l’entretien de leur cellule par exemple. Les douleurs décrites sont souvent nombreuses.
– C’est dur à supporter la prison alors que je suis encore valide, enfin à peu près valide…
– Pour vous laver par exemple, vous avez des difficultés ?
– Ah bah oui j’ai des difficultés parce que j’ai mal mais bon je fais quand même. C’est vrai que c’est pas évident quoi. Même pour dormir, j’ai mal aussi. Y a des nuits je ne dors pas à cause de ça, tellement je sais pas comment me placer… J’ai mal ça me fait mal dans la hanche parce que j’ai de l’arthrose dans la hanche aussi, et vous voyez, rien qu’appuyer comme ça, ça me fait mal, et ça descend dans la jambe, aussi, dans la jambe gauche.
– Et vous avez des difficultés pour marcher, parfois ?
– Bah parfois oui, ça se coince au niveau de ma hanche, je suis obligée de m’arrêter.
(Agathe, 52 ans, condamnée à 15 ans, incarcérée depuis 3 ans, primaire.)
Les contraintes qu’ils rencontrent dans leurs déplacements entravent et limitent fortement leur mouvement dans l’espace carcéral. Elles accroissent en conséquence leur sédentarité dans leur cellule. En effet, dans un des centres de détention de l’étude, qui accueille pourtant essentiellement des personnes âgées (au 1er juillet 2014 la moyenne d’âge y était de 49,5 ans), l’espace architectural ne facilite pas l’accessibilité. Composé de plusieurs bâtiments très anciens, dont l’un est classé, l’établissement ne dispose pas d’ascenseur, ni même de monte-charge. Toutes les salles d’activités scolaires, artistiques et culturelles sont regroupées dans un bâtiment disposant de hautes marches. Quelques-uns des détenus rencontrés m’ont fait part de leur impossibilité à s’y rendre, beaucoup d’autres ont évoqué leurs grandes difficultés à y accéder.
Je prends des livres à la bibliothèque. C’est au 3e étage alors je monte mais tout doucement parce que j’ai fait un infarctus et un AVC aussi. Je m’essouffle beaucoup alors je monte un étage et je me repose.
(Alain, 78 ans, CD, condamné à 9 ans, incarcéré depuis 5 ans, primaire.)
Ils sortent d’autant moins de leur cellule que les activités en prison sont souvent peu adaptées pour les corps vieillis ; l’exemple des emplois qui y sont proposés l’atteste. En effet, les postes imposent souvent des postures physiques qui peuvent être fatigantes ou douloureuses pour des personnes de 50 ans et plus. Les conditions de travail ne sont pas adaptées à leurs conditions physiques puisqu’il s’agit souvent de porter des choses lourdes, de travailler debout sur des tables hautes ou d’effectuer des petits gestes qui demandent une dextérité importante.
J’étais à l’atelier palettes et comme j’ai un handicap à la jambe gauche, tout s’est bloqué, je suis tombé. J’ai marché avec des béquilles durant quatre, cinq mois. Et puis j’ai une maladie de naissance qui fait que j’ai des douleurs chroniques dont j’ai l’habitude mais c’est vrai que c’est handicapant. Je ne peux pas marcher longtemps, je ne peux pas rester debout longtemps. Là je vais retourner aux palettes, mais bon.
(Bertrand, 50 ans, CD, condamné à 30 ans, incarcéré depuis 19 ans, primaire.)
Outre l’inadaptation des conditions de travail des postes proposés en détention, l’accès à l’emploi leur est aussi restreint en raison de la stigmatisation dont ils font l’objet quand ils sont considérés comme des auteurs d’infractions à caractère sexuel (AICS), et ce même si les ateliers sont un des espaces de la prison où sont partiellement suspendus les rapports de force qui s’observent ailleurs (Guilbaud 2008). En outre, sont souvent exclus par les commissions d’affectation les détenus qui bénéficient de ressources financières, afin de privilégier ceux qui n’ont pas de revenus ni de mandat. Les détenus bénéficiant d’une pension de retraite sont ainsi rarement sélectionnés, accroissant encore leur inactivité et leur isolement dans l’espace de la cellule.
Or, la sédentarité des détenus âgés est susceptible de leur être dommageable. Elle tend à renforcer leur position de dominés au sein de l’espace carcéral. En effet, « la mobilité, comme se plait à le rappeler Zygmunt Bauman, est devenue constitutive d’identités hiérarchisées » (Devresse 2012 : 71) et ce, en prison comme dehors. En outre, la sédentarité a des effets néfastes sur l’état physique des personnes âgées comme l’ont largement déploré les personnels de santé rencontrés au cours de l’étude.
À l’enfermement en prison, s’ajoute donc un enfermement au sein même de l’espace carcéral. Leur occupation de l’espace atteste de la surincarcération éprouvée par les personnes détenues âgées.
Des parcours distincts à l’origine d’expériences carcérales plurielles
Les personnes détenues âgées de 50 ans et plus ne vivent pas toutes l’incarcération de la même manière. La prison constitue un événement biographique qui interroge les acteurs dans leur conception d’eux-mêmes et dans le regard qu’ils portent sur leur vie passée, en cours et à venir. Il importe dès lors de saisir leur rapport à l’enfermement en considérant comment la prison s’inscrit dans leurs trajectoires de vie. Autrement dit, les rapports subjectifs à l’incarcération ne peuvent être pleinement appréhendés qu’en analysant les phases pré- et postcarcérales de leurs trajectoires sociales. La notion d’idéal-type, conceptualisée par Max Weber, permet de rendre compte de la diversité des expériences que les détenus âgés font de la prison. Les idéaux-types constituent des « tableaux de pensée » (Weber 1992 : 173) issus d’une « construction à la limite » (Schnapper 1999 : 24), qui regroupent des individus ayant un vécu de la situation et des comportements comparables. Les idéaux-types des trajectoires biographiques et des expériences carcérales des personnes âgées incarcérées ont été construits en identifiant, en croisant et en accentuant certains traits subjectifs distinctifs qui sont apparus les plus déterminants dans les récits des acteurs : le sentiment des acteurs d’avoir eu, ou non, un parcours de vie répondant aux normes sociales dominantes ; le rapport subjectif à l’âge ; leurs manières d’appréhender la sortie de prison. Autrement dit, l’expérience de la détention apparaît d’abord marquée par le fait que les personnes ont le sentiment d’avoir eu ou de ne pas avoir eu un parcours répondant aux normes sociales dominantes. Ensuite, le vécu de l’incarcération est marqué par les manières dont les personnes investissent leur âge, c’est-à-dire si elles estiment ou non être âgées. Enfin, l’expérience de la prison est différente en fonction de leurs attentes concernant leur sortie de prison et de ce qu’elles projettent d’y faire. Partant de là, trois idéaux-types ont été élaborés pour rendre compte de la manière dont la prison influence les trajectoires des personnes détenues : les parcours enrayés, les parcours accomplis, les parcours empêchés.
À travers cette analyse typologique, plusieurs expériences de la prison se dessinent, chacune se caractérisant par un affect dominant : le désappointement, l’amertume, l’acceptation, l’empressement et la renonciation.
Des parcours enrayés : entre désappointement et amertume
L’entrée tardive en prison, après une vie vécue comme « ordinaire », caractérise la trajectoire des détenus âgés dont l’expérience s’approche du premier idéal-type construit autour des récits de trajectoires enrayées. Celui-ci est plus souvent décrit par des personnes détenues rencontrées en maison d’arrêt.
Souhaitant se détacher des images du petit délinquant et du détenu professionnel, ces détenus mettent très largement en avant ce qui, dans leur parcours de vie, apparaît comme des garants de normalité. Ils s’efforcent d’attester qu’ils ne sont pas du monde de la prison, comme si d’autres le seraient. Ils insistent donc régulièrement pour rappeler qu’ils ont toujours travaillé, qu’ils ont eu une vie familiale et parfois qu’ils possèdent un petit pavillon. Pour la plupart, ils n’ont jamais connu la prison auparavant. Les personnes les plus proches de 50 ans parmi les personnes interrogées et les plus dotées socialement découvrent, souvent pour la première fois, l’univers carcéral à un âge déjà avancé. Elles vivent l’entrée en prison comme un coup d’arrêt violent dans une vie qui devait les conduire sans encombre à une retraite paisible. Ces détenus n’avaient pas envisagé d’être un jour incarcérés. Personne dans leur entourage familial ou amical ne l’a été avant eux. L’idée d’une chute développée par Gilles Chantraine (2004) peut être reprise pour évoquer leur expérience de la prison.
L’incarcération est ici associée à trois grandes épreuves. D’abord, ils regrettent que l’incarcération les contraigne à laisser en suspens les rôles sociaux joués à l’extérieur. Les individus concernés estiment qu’en raison de leur âge, ils occupaient une place centrale d’un point de vue professionnel et familial.
Avec l’âge sont venues les responsabilités et vous les abandonnez brutalement. Il faut accepter cette surculpabilité. La procédure a été décidée rapidement, vous n’avez pas le temps de vous organiser. Moi j’étais chef d’entreprise, une petite entreprise. Mais du jour au lendemain, je me suis retrouvé là, ce qui veut dire que 10 personnes derrière payent… À mon avis, le plus important quand vous avez une cinquantaine d’années, c’est que vous avez un certain nombre de responsabilités et ces responsabilités impliquent d’autres gens que vous.
(Laurent, 53 ans, MA, prévenu [6], incarcéré depuis 6 mois, primaire.)
En prison, ils souffrent de ne plus être en mesure d’assumer leurs multiples responsabilités. Le quotidien de la vie en prison constitue la seconde dimension de l’épreuve vécue. L’administration pénitentiaire est peu décriée, le travail du personnel est souvent salué et les conditions d’incarcération sont décrites comme correctes. Néanmoins, la prison est présentée comme très éprouvante au regard du travail d’apprentissage des règles de son fonctionnement qui contrastent fortement avec ce que les personnes ont vécu jusqu’alors. Elles insistent sur la souffrance qu’impose la cohabitation, dans la promiscuité de la cellule, avec des personnes ayant eu des parcours très éloignés des leurs, qui adoptent des comportements auxquels elles ne sont pas familiarisées et qui ont des rythmes de vie très différents.
Ben déjà je n’étais pas habitué, c’est une première – hélas ! – expérience et ce n’est pas simple […] Quels que soient les âges, je pense que c’est pareil mais quand vous n’êtes pas véritablement habitué à cet univers, vous n’avez pas les clés pour lire l’organisation, les codes, comment faire en sorte que finalement vous ne soyez pas un numéro parmi d’autres. Déjà c’est un peu difficile à comprendre… Alors que bon, un peu plus jeune, ou ayant un peu plus l’habitude, c’est plus simple. Je le vois […] Moi je ne suis pas du tout dans mon univers… […] Vous les voyez bien, quand vous allez à un parloir, on vous amène tous ensemble, et là vous voyez les autres, c’est combines et compagnie, je me vante de ce que j’ai fait, je passe des trucs pendant le parloir… J’ai un peu de mal à comprendre, ce n’est pas ma philosophie, c’est vrai que je n’habite pas dans les mêmes quartiers qu’eux…
(Laurent, 53 ans, MA, prévenu, incarcéré depuis 6 mois, primaire.)
L’émergence soudaine, au moment de leur incarcération, d’un questionnement relatif à ce que sera leur vie durant la période de la retraite constitue la troisième dimension centrale des récits de parcours enrayés. Les inquiétudes quant à l’avenir résultent du coup d’arrêt que l’incarcération a mis à leur vie professionnelle. Ces personnes qui font l’expérience de l’incarcération n’avaient pas anticipé qu’ils pourraient ne pas jouir d’une pleine retraite.
Bah, du coup, il va me manquer des années. Des années que je vais passer ici malheureusement. Bah, c’est des années de perdues… C’est fichu, là. Avec les années que je vais passer ici, je n’aurai pas une grosse retraite. J’aurai le minimum, c’est tout.
(Agathe, 52 ans, CD, condamnée à 15 ans, incarcérée depuis 3 ans, primaire.)
Le souci de pouvoir reprendre leur activité professionnelle en sortant de prison est dès lors largement exprimé. Leurs craintes sont grandes quand les acteurs prennent conscience qu’ils ne seront pas en mesure de cotiser suffisamment en raison de leur incarcération, ou qu’ils sortiront à un âge où il leur sera difficile de trouver un nouvel emploi. Ainsi, leur incarcération est un événement qui contraste fortement avec leurs expériences sociales vécues jusque-là, qui les déstabilise et les invite à se projeter dans l’avenir avec des appréhensions nouvelles. C’est à travers cette épreuve de la prison, qu’ils n’avaient jamais envisagé vivre, que les acteurs prennent conscience qu’ils ont vieilli.
Lorsque les détenus ne reconnaissent pas leur responsabilité dans les actes qui leur sont reprochés, alors, le sentiment qui domine leur récit de l’expérience carcérale est celui de l’amertume. Leur ressentiment découle de l’injustice que représenterait l’incarcération dans un parcours de vie exemplaire que l’incarcération vient entacher injustement. Si l’on rencontre en prison des personnes de tous âges qui clament leur innocence et affirment être l’objet d’une erreur judiciaire, le discours des détenus qui ont 50 ans ou plus se spécifie par le fait que leur sentiment de vivre une injustice est d’autant plus fort qu’ils estiment avoir eu une vie répondant aux normes sociales dominantes de la société. Leur parcours atteste selon eux de leur moralité et de l’erreur de jugement dont ils font l’objet.
De leur point de vue, la prison les a également fait vieillir. Ils décrivent les changements physiques qu’ils observent en eux depuis leur incarcération et les transformations de leur caractère. Leur humeur se serait assombrie.
– Vous craigniez de vieillir en prison ?
– Ben on vieillit déjà…
– Vous trouvez que cela fait vieillir ?
– Ah oui, oui, oui… Je n’avais pas cette mentalité-là, maintenant je suis un peu plus renfermé, je suis un peu plus taciturne. C’est la première fois que je me sens vieux parce qu’avant je ne pensais même pas à mon âge…
(Ahmar, 66 ans, MA, prévenu, incarcéré depuis 3 mois, primaire.)
L’injustice dont ils se disent victimes et les conditions d’incarcération éprouvantes désenchantent leur vision du monde. Ceux qui ne cessent de dénoncer l’erreur judiciaire dont ils affirment être l’objet refusent que la prison sonne le glas d’un parcours perçu jusque-là comme exemplaire. En conséquence, le retour à la vie libre est anticipé comme une reprise de leur vie précédente.
Des parcours accomplis : l’acceptation des « retraités » en prison
Le second idéal-type construit renvoie aux trajectoires présentées comme accomplies, l’incarcération se produisant quand les personnes sont à la retraite. Âgés le plus souvent de plus de 65 ans, ils ont connu un parcours de vie répondant aux normes sociales dominantes que représente le fait de travailler, d’avoir une famille, etc. Ils appartiennent souvent à un milieu social modeste, sans être pour autant défavorisé. Les détenus ayant un parcours proche de cet idéal-type ont souvent été rencontrés en centre de détention.
L’expérience carcérale décrite à travers la construction de cet idéal-type se scinde en deux temps : passé la violence du choc de l’incarcération, les personnes adoptent une vie assez routinière en prison. De ce fait, ils sont souvent qualifiés de « pépères » par les différents professionnels et par les autres détenus. En effet, durant les premières semaines de leur détention, ils sont complètement désemparés par la découverte d’un univers dont ils ignoraient tout.
Je ne suis pas habitué au langage prison, qui est tout à fait particulier et grossier, aux mœurs de la prison parce qu’il y a de tout, moi je ne suis pas habitué à ça. J’étais dans une école privée, et quand je suis arrivé ici, je me suis dit : « Mon Dieu, où est-ce que j’arrive quoi ? »
(Christian, 72 ans, CD, condamné à 17 ans, incarcéré depuis 6 ans, primaire.)
Au fil des semaines, ils parviennent à adopter une vie rythmée par quelques activités. Le fait d’être déjà à la retraite au moment de leur incarcération détermine en grande partie le rapport à la détention. Les enquêtés expriment dès lors avoir le sentiment d’avoir déjà fait leur vie. L’incarcération est ainsi, de leur point de vue, socialement et familialement moins préjudiciable. Le sentiment d’avoir accompli son parcours atténue celui de ne pas être à même d’assumer ses responsabilités, comme si la retraite les avait déjà éloignés de la vie sociale. Pour Jacques, par exemple, l’incarcération est ainsi appréhendée comme moins préjudiciable quant à sa vie sociale ou familiale puisque les principaux rôles sociaux ont déjà été assumés.
C’est un coup dur auquel je n’aurais jamais pensé. Comme je vous le disais j’avais tout : deux voitures, un terrain avec une caravane… Mais pour moi ça aurait été plus dur à 30 ans parce qu’à cet âge, j’étais marié et mes enfants étaient tout petits alors que là ils sont grands, mon patron ne m’attend pas. C’est déjà ça. Si j’avais eu 30 ans, je me demanderais comment on va me réembaucher à ma sortie ? Et puis financièrement je n’aurais rien alors que là, j’ai une retraite.
(Jacques, 75 ans, CD, condamné à 15 ans, incarcéré depuis 3 ans, primaire.)
Les personnes dont les récits tendent à s’approcher du second idéal-type souhaitent reprendre leur vie de retraité, se réinstaller dans leur pavillon et reprendre les activités traditionnellement associées à la retraite (le jardinage, la lecture, etc.). Ils sont néanmoins très anxieux que le juge d’application des peines prononce à leur encontre une interdiction de se rendre dans le périmètre géographique où ils résident et où ils ont construit leur vie. C’est à ce niveau que leur condamnation serait alors pour eux fortement préjudiciable.
Des parcours empêchés : entre espoir de la « dernière chance » et renoncement
Le troisième idéal-type, les parcours empêchés, vise à traduire les récits où les personnes ont eu des trajectoires éloignées des normes sociales dominantes et sont marquées par des années de prison. Les détenus proposant des récits proches de cet idéal-type sont plus souvent incarcérés en centre de détention ou en maison centrale, à savoir en établissements pénitentiaires pour longues peines. Soit parce qu’ils ont été incarcérés au cours de leur vie à de nombreuses reprises soit parce qu’ils effectuent une longue peine, commencée quand ils étaient encore jeunes. La longueur de leur parcours carcéral participe du caractère hors norme de leur trajectoire biographique. Lorsque je les rencontre, la plupart sont en prison depuis une, deux, voire trois décennies. Le troisième idéal-type renvoie aux parcours de personnes détenues qui n’ont pas investi pleinement les rôles socialement attendus. Avec l’âge, ils portent, pour la plupart, un jugement sévère sur leur histoire. Ils ont le sentiment d’avoir peu ou pas vécu, peu ou pas construit. Ceux qui portent les regards les plus critiques sur leur trajectoire estiment que leur vie reste à faire avant que la vieillesse ne les empêche d’investir un certain nombre de rôles sociaux et de réaliser des expériences diverses. Ceux qui adoptent les regards les moins complaisants sur leurs parcours affirment qu’ils ont à peine commencé leur vie, allant jusqu’à affirmer, pour l’un d’entre eux, qu’il a eu une « non-vie ».
À l’exception de quelques-uns, ces détenus ne pourront pas bénéficier d’« acquis sociaux et familiaux » tels qu’ils sont définis par Olivier Schwartz (1990), à savoir un lieu, des biens, des liens, puisque leur parcours de vie ne leur a pas permis d’en constituer. Les conditions matérielles qu’ils trouveront à leur sortie et le financement de leur retraite sont particulièrement problématiques. Si certains peuvent compter sur quelques soutiens extérieurs (conservés par-delà les murs depuis le début de leur peine ou qu’ils ont su tisser au cours de leur incarcération), ils sont souvent très isolés. Ces « longues peines » ont toute une vie sociale à reconstruire ou même à construire à l’issue de leur peine.
– Et au niveau du logement ?
– Pour le logement, pour les grandes peines nous avons un an minimum de semi-liberté. Et je pense que cette semi-liberté doit servir à faire les fondations, parce que c’est toute une vie à l’extérieur qu’il faut renouveler.
(Sébastien, 58 ans, CD, condamné à 33 ans, incarcéré depuis 24 ans, primaire.)
La sortie est investie d’attentes particulières puisque les acteurs estiment « avoir une dernière carte à jouer ». Ils redoutent qu’elle arrive quand il sera « trop tard », terme souvent entendu en entretien. Ils ont besoin d’avoir du temps pour réaliser leurs projets avant d’être trop âgés et trop fragiles physiquement pour investir de nombreux rôles et vivre des expériences plurielles, tant professionnelles que familiales et personnelles. Le sentiment que le temps presse traduit la prégnance d’un encadrement normatif des biographies et de l’intériorisation d’une « police des âges » (Percheron et Rémond 1991) [7]. Dans une acception large, la « police des âges » traduit les correspondances socialement et culturellement établies entre les âges biologiques et les rôles sociaux. Autrement dit, elle rend compte de l’existence de normes selon lesquelles les individus assument certaines responsabilités selon un ordre présumé naturel des âges de la vie. Ce sentiment que les choses sont encore possibles, mais pour quelques années seulement encore, rend la prison particulièrement pesante. Si les premières années de prison ont été vécues avec une certaine insouciance, chaque jour en prison pèse désormais.
La longueur de l’incarcération conduit également ces détenus à entretenir un rapport particulier à leur âge, qu’ils investissent d’attentes, parfois en décalage par rapport aux temporalités biographiques à l’œuvre dans la société. Ils font d’ailleurs eux-mêmes le constat de ce qui les différencie des personnes ayant le même âge qu’eux.
Je vois les surveillants qui ont la retraite à 55 ans, ils se disent qu’ils vont planter leurs choux à tel endroit, faire ceci, faire cela… Et puis, ils disent : « Et toi, tu vas faire quoi ? – Ben moi je vais monter une boîte, je vais faire ça. – Oh là, là, ce n’est plus de mon âge », alors même qu’ils sont plus jeunes que nous.
(Yvan, 56 ans, MC, condamné à la réclusion criminelle à perpétuité (RCP), incarcéré depuis 24 ans, primaire.)
Le sentiment d’avoir peu vécu nourrit leur impression de ne pas être vieux. N’ayant pu franchir toutes les étapes associées aux différents âges biologiques, ils ont du mal à appréhender les années qui ont passé. Les marqueurs du temps ont ainsi en partie échappé aux détenus partageant une telle trajectoire de vie. Moins que leurs propres changements, ce sont ceux vécus par leurs proches qui témoignent du passage du temps. Ainsi, la perte de proches constitue un marqueur fort de leur propre vieillissement. Ne pas se reconnaître comme « âgé » constitue aussi une manière de signifier que la prison n’a pas eu de prise sur leur corps et donc sur leur vie. Les discours des détenus dont le parcours est marqué par des années d’incarcération manifestent très clairement le fait que lutter contre le vieillissement, c’est autant lutter contre les effets physiques de l’âge que lutter contre l’institution.
Pour certains, la sortie s’est déjà fait trop attendre. Le récit de quelques personnes détenues, les plus âgées et les plus isolées, qui apparaissent comme emmurées, y a en effet renoncé car elle apparaît désormais trop coûteuse.
Je suis là depuis 1985. Moi maintenant, depuis 1985, je m’y suis fait quand même, c’est comme un oiseau qu’on met en cage, c’est la même chose. De toute façon je refuse de sortir… Cela ne m’intéresse plus de sortir, il n’y a plus rien qui m’intéresse dehors.
(Gaston, 71 ans, CD, condamné à la réclusion criminelle à perpétuité, incarcéré depuis 28 ans, récidive.)
Quand les personnes ont passé de très nombreuses années en prison, elles sont parfois très angoissées à l’idée de quitter la prison. Leur trajectoire de vie s’est essentiellement réalisée en prison et elles ne parviennent plus à projeter leur vie en dehors des murs. Ce qui est décrit là s’apparente dès lors à un processus de prisonniérisation (Clemmer 1958) où l’avancée en âge va de pair avec une habituation à l’institution qui rend difficile la projection en dehors de celle-ci.
Conclusion
Les différents idéaux-types peuvent être présentés de manière synthétique dans leurs différentes dimensions retenues dans le tableau suivant.
Typologie des trajectoires perçues | Un parcours enrayé Une vie inachevée |
Un parcours accompli Une vie faite |
Un parcours empêché Une vie à faire |
Rapports aux normes des trajectoires biographiques | Une trajectoire « ordinaire » interrompue précocement | Une trajectoire normée et aboutie | Une trajectoire en dehors des normes, qui reste à faire |
Rapports subjectifs à l’âge | « Prise de conscience » de l’âge | Sensation d’être en adéquation avec son âge | Difficulté à appréhender son âge |
Perspectives de sortie | Crainte de ne pas avoir les moyens de parfaire la préparation de sa retraite | Reprise du cours de sa vie | Deux manières d’évoquer la sortie :
— l’urgence de la sortie pour « jouer sa dernière carte » : l’empressement — « trop tard » : ne plus se projeter dans une vie hors les murs : le renoncement |
Expériences de la détention | Une expérience qui confronte à différent de soi Deux vécus se distinguent selon le rapport à sa propre responsabilité : — le désappointement — l’amertume |
Choc puis routinisation Vivre sa retraite en détention : l’acceptation |
Être spectateur de la détention Une détention oppressante |
L’analyse typologique permet de rendre compte de la multiplicité des expériences sociales des acteurs et des interférences entre leur trajectoire sociale, leur rapport subjectif à l’âge et leur rapport à l’enfermement. L’expérience carcérale dépend ainsi fortement du moment où l’incarcération est intervenue dans le parcours biographique des personnes détenues âgées et de l’âge des acteurs au moment où elle est intervenue. En retour, l’âge dit biologique est appréhendé de manière tout à fait différente selon les parcours de vie des acteurs.
S’ajoute à un sentiment partagé de décalage par rapport à autrui un fort sentiment de vulnérabilité qui participe d’une mise à l’écart, de l’isolement et de la sédentarité des personnes âgées dans l’univers carcéral. La vulnérabilité distingue et contribue à faire de la personne âgée un exclu. S’observent ainsi à la fois une forte invisibilité et une surincarcération des détenus âgés.
Il apparaît que les politiques pénitentiaires peinent à assurer leur sécurité et à favoriser les liens entre détenus. La présence croissante de personnes âgées interroge l’institution carcérale sur sa capacité à assouplir le principe d’uniformité de traitement des détenus et à adapter les conditions de détention aux situations particulières qu’elles rencontrent. Pour accroître leur implication dans les activités proposées et réduire leur isolement, des installations matérielles seraient nécessaires (allant de rampes à celle d’ascenseurs) pour faciliter les déplacements dans l’ensemble de la prison. L’organisation de la vie en détention pourrait aussi plus se moduler selon l’âge des personnes détenues et leur état de santé. Le nombre réduit de détenus âgés n’est a priori pas favorable à la mise en place d’activités pérennes, de postes de travail et d’une organisation plus spécifiques de la vie en détention à leur intention. La vulnérabilité des plus âgés et leur expérience de la détention questionnent plus largement la situation d’autres personnes détenues minoritaires et en conséquence souvent plus vulnérables comme les indigents, les transsexuels, les homosexuels, etc.
Il pourrait être considéré que ces expériences communes et le partage d’un même souci de distinction, à partir de l’âge, participent du fait que les plus âgés puissent être pensés comme constituant un groupe social. Pour autant, les détenus âgés peinent à se construire une « communauté d’expérience », ils n’entretiennent pas de liens particuliers entre eux, ni ne défendent ensemble des intérêts perçus comme étant communs. Ainsi, appartenir à une même tranche d’âge ne suffit pas pour faire groupe. D’abord, l’âge n’est qu’une des variables permettant de rendre compte des expériences du vieillissement en prison. En effet, il est entrelacé à d’autres caractéristiques qui permettent de saisir pleinement comment les acteurs font face au vieillissement en prison. Les expériences de l’incarcération à un âge avancé sont indissociables des enjeux soulevés par les mœurs et les longues peines.
Les trajectoires biographiques et les parcours carcéraux déterminent conjointement l’expérience de la prison des personnes détenues âgées, leurs manières d’appréhender leur âge et leur vie après la prison. La pluralité des parcours et des expériences carcérales interrogent alors l’institution sur sa capacité à répondre spécifiquement aux besoins des acteurs ayant des parcours distincts ; et ce à la fois dans la prise en charge au cours de leur détention mais aussi dans la manière de préparer leur vie à la sortie de prison. En effet, l’hétérogénéité des trajectoires de vie des détenus âgés implique des enjeux en termes de préparation à la sortie très différents selon les personnes. Tous ne bénéficieront pas des mêmes acquis sociaux et l’on voit là comment la trajectoire des acteurs est susceptible de prolonger des inégalités sociales fortes, voire de les renforcer, au moment de la retraite.