Introduction
Depuis sa création, et d’une manière beaucoup plus intense depuis le début des années 2000, le très populaire club de hockey Canadien de Montréal a mis sur pied une grande variété de collectes de fonds. Grâce aux tournois de golf (ceux organisés par l’équipe, l’entraîneur ou certains joueurs), à la tournée des Anciens Canadiens [1], aux annuels radio-téléthons et aux loteries 50/50 [2] qui ont lieu durant les parties de hockey, des dons sont recueillis au profit de la Fondation des Canadiens pour l’enfance et des diverses causes que soutient ce club. À cette brève liste s’ajoutent des initiatives plus individualisées, telles que le port de la moustache chez les joueurs et le personnel entraîneur dans le cadre du mouvement Movember [3] et l’intégration d’éléments roses à l’équipement en signe de solidarité à la lutte contre le cancer du sein. Impliquant les corps des joueurs, cette forme d’engagement se réalise à travers un registre d’actions beaucoup plus personnelles que les précédentes. Malgré leur variété et leur rayonnement distincts, ces pratiques philanthropiques particulièrement médiatisées font désormais partie des activités régulières des membres du Canadien de Montréal. Cette brève liste (qui pourrait facilement être allongée) met en scène une variété de causes soutenues par l’équipe comme une série d’actions lancées tant par l’organisation de l’équipe, sa fondation que ses (actuels et anciens) joueurs. Elle témoigne du même coup de la grande effervescence et des différentes directions et voies qu’emprunte l’activité philanthropique liée à ce club de hockey. Comment caractériser l’activité philanthropique issue de l’univers du Canadien de Montréal et comment faire sens de l’hétérogénéité des pratiques qui la composent représentent des questions auxquelles cet article aspire répondre.
Depuis la dernière décennie, des recherches en études culturelles et en sociologie critique du sport ont commencé à questionner les liens qui unissent la philanthropie et le milieu du sport (King 2012 et 2003 ; Jacobson 2010, pour ne nommer que celles-là). Si le contexte néolibéral et la grande présence des discours sur la santé promouvant l’activité physique ont été identifiés comme éléments ayant favorisé les croisements entre la philanthropie et le sport, les façons dont la philanthropie se réalise au regard des contraintes et possibilités du milieu du sport professionnel médiatisé, de même que leur inscription dans des manières de faire déjà instituées, demeurent des éléments à ce jour peu documentés. Dans le but d’affiner la compréhension des manières dont advient la philanthropie dans le milieu du Canadien de Montréal, cet article souhaite identifier les formes par lesquelles se déclinent ces pratiques de même que leurs transformations. Comme le souligne Paul Godfrey (2009), la philanthropie est une pratique ancienne et le milieu du sport verse depuis longtemps dans ce type d’activité. En regroupant des pratiques philanthropiques tantôt contemporaines, tantôt issues de périodes passées, l’objectif est alors de saisir comment elles sont devenues désormais indissociables du spectacle sportif contemporain – plus particulièrement celui du Canadien de Montréal.
La longévité singulière de l’équipe (le Canadien de Montréal a fêté son centième anniversaire en 2009) de même que son histoire largement documentée et sa manière de cultiver depuis de nombreuses années une tradition de charité à l’égard de la communauté (Valois-Nadeau 2014) en font un cas d’étude privilégié pour détailler et caractériser l’évolution de l’activité philanthropique de ce milieu. À travers l’amalgame de différents matériaux hétérogènes, tels que les rapports d’activités de la Fondation des Canadiens pour l’enfance, deux (auto)biographies d’anciens joueurs du Canadien de Montréal, le site internet du club de hockey et celui de l’association des anciens joueurs, des articles de journaux faisant mention de donations et de spectacles caritatifs [4], une archive a été constituée pour retracer les pratiques philanthropiques qui ont évolué dans cet univers. Le recours à ces diverses sources médiatiques a ainsi permis d’effectuer une première recension des pratiques philanthropiques du Canadien de Montréal à travers les époques. Dans la mesure où cette « histoire » n’est pas encore écrite, l’organisation de ces traces a alors offert un aperçu des manières dont s’est structurée l’action philanthropique du Canadien de Montréal, en regard des transformations qu’ont subies les milieux philanthropiques, sportifs et médiatiques. Cette archive est le fruit d’un travail de sélection et de collecte de données qui s’est opéré au cours des deux dernières années [5].
De cette archive ont émergé trois configurations de l’activité philanthropique, qui feront chacune l’objet d’une analyse détaillée au cours des prochaines sections. À tour de rôle, que ce soit à travers l’exploration des pratiques caritatives spectaculaires, et plus spécifiquement du circuit des collectes de fonds basé sur les parties de hockey amicales, la professionnalisation de l’activité philanthropique à travers la création de fondations sportives ou à travers les manières dont certains joueurs exercent leur rôle de philanthrope, l’analyse de ces configurations mobilise des éléments clés pour questionner la venue d’un genre médiatique et d’un type de spectacle singulier. Car en interrogeant les enjeux et les logiques qui ont affecté et déterminé les manières d’exercer la philanthropie dans l’environnement du Canadien de Montréal, cet article vise à saisir en quoi ces pratiques sont modelées par les nouvelles formes de célébrité, de médiatisation du don, par la professionnalisation de l’activité philanthropique ainsi que par l’intégration des discours de responsabilité sociale d’entreprise au sein du Canadien de Montréal. Ainsi, qu’elles adviennent sous le mode d’événements, qu’elles soient intégrées à une institution ou individualisées à travers des dons personnalisés, les pratiques philanthropiques liées à cette équipe participent toutes à la production d’un divertissement de plus en plus structuré et amalgamé aux activités courantes des membres du Canadien de Montréal et font de l’activité caritative bien plus qu’une simple donation.
Le circuit des collectes de fonds ou le spectacle du hockey comme lieu d’engagement
Les activités philanthropiques du Canadien de Montréal entremêlent depuis longtemps collecte de fonds et spectacle sportif. Depuis pratiquement un siècle (Holman à paraître), les parties de hockey sont le prétexte pour générer des dons et le Canadien de Montréal, en tant qu’équipe sportive emblématique au Québec, participe à la popularisation de cette pratique. En s’adaptant aux possibilités médiatiques et en évoluant en adéquation avec le développement d’une industrie sportive tirant profit de la renommée de ses anciens joueurs, cette pratique philanthropique basée sur la performance sportive est devenue un créneau privilégié pour amasser des fonds. Dans le milieu du Canadien de Montréal, en plus de la tenue de loteries lors des matchs de hockey et de la mise sur pied de joutes caritatives occasionnelles impliquant les joueurs vedettes de l’équipe et des enfants (Fondation des Canadiens pour l’enfance 2014), de nombreuses parties de hockey réunissant joueurs amateurs et anciens professionnels du Canadien sont organisées pour collecter des fonds à travers la province du Québec et même le pays. Ces parties caritatives, jouées pour le bénéfice de diverses associations, semblent être devenues peu à peu un genre spectaculaire en soi, qui se développe en parallèle des activités de l’équipe actuelle. Loin d’être laissée au hasard ou d’être le fruit d’un geste spontané, cette configuration de la pratique philanthropique fait appel au contraire à un grand nombre d’employés et de technologies nécessaires à l’organisation et à la diffusion d’un spectacle formaté. Empruntant à d’autres événements philanthropiques, tels que les concerts-bénéfice ou les téléthons, l’idée d’une performance publique divertissante qui stimulera le don, les événements philanthropiques du Canadien de Montréal s’étendent désormais dans de nouveaux lieux et rejoignent de nouveaux publics.
Bien avant que l’organisation du Canadien de Montréal mette sur pied de tels événements, la ligue Dépression (1932-1960), ligue amateur basée à Montréal, avait déjà recours aux parties de hockey pour collecter annuellement des fonds au profit de l’organisme catholique Saint-Vincent-de-Paul (Holman à paraître). Réunissant jusqu’à près de 5 000 spectateurs, ces parties de hockey ont fait l’objet d’une couverture médiatique [6] qui contribua à populariser cet événement. Ces joueurs de hockey amateur, qui « joue[nt] pour s’amuser, tout en faisant la charité » (Holman à paraître), sont devenus les acteurs d’un spectacle caritatif façonné par une culture religieuse, alors responsable de pallier les effets d’une pauvreté endémique. Advenant au sein d’un contexte où la gestion des questions sociales était partagée entre l’État québécois et le clergé, ces événements caritatifs ont constitué, selon Holman, des lieux où se performait une masculinité à l’aune des modèles et des vertus prônés par le milieu catholique.
Au cours des années 1970, une forme plus organisée (et du même coup plus fréquente, visible et lucrative) d’événements philanthropiques a vu le jour grâce aux Productions Marc Verreault. Cette compagnie spécialisée dans la gestion et la production événementielle a mis sur pied un spectacle sportif caritatif qui n’était plus occasionnel, mais qui mobilisait sur une base quotidienne tout une équipe de production. Tirant profit de la célébrité d’anciens joueurs de hockey professionnel (principalement issus du Canadien de Montréal), les Productions Marc Verreault ont assuré pendant quarante ans l’organisation et la coordination d’événements sportifs, dont plusieurs de nature caritative [7]. Allant de la tournée d’anciens joueurs de hockey – les Anciens Canadiens comme les Grandes Étoiles LNH – aux parties amicales caritatives, en passant par la tournée d’adieu de l’ancien joueur très populaire Guy Lafleur, cette compagnie a contribué à consolider et à normaliser le croisement du don et du spectacle du hockey. En développant l’offre de spectacles offerts en variant plusieurs fois sur le même thème (Classique des Étoiles l’Équipeur, Anciens vs Célébrités, Anciens vs équipe locale amateur, etc. [8]), ces spectacles sportifs caritatifs ont commencé à s’inscrire sur une base régulière dans le paysage médiatique et sportif québécois, en prenant place tant au sein de petits arénas de région qu’au milieu d’amphithéâtres professionnels.
Au cours des années, les Productions Marc Verreault ont développé un spectacle qui a cru en envergure et qui a tourné à travers la province, le pays et même à l’international (aux États-Unis notamment [9]). À travers la mise en scène de spectacles sportifs que d’aucuns pourraient qualifier de nostalgiques (« Nous faisons revivre les belles années du hockey à tous les fans à travers le Québec »), ce groupe spécialisé en événementiel a réussi « à attirer jusqu’à 19 000 personnes pour une seule partie » et espère « attirer un minimum de 100 000 personnes cette année [2010-2011] » (Productions Marc Verreault 2014-2015). Les sommes amassées ont également suivi cette popularité : pour leur saison 2010-2011, les Grandes Étoiles du Hockey ont recueilli plus de 800 000 dollars distribués à différents organismes de charité à travers le Québec, l’Ontario et les Maritimes [10].
Fig. 1. Affiche du match des Anciens Canadiens à Gatineau au profit de la Société canadienne de la sclérose en plaques, 2017.
Source : site internet Carpe Diem Ottawa [11] (droits réservés)
La période qui a vu poindre le spectacle sportif caritatif et son déploiement à l’échelle provinciale et internationale coïncide avec l’émergence et la popularité croissante de concerts-bénéfice et téléthons. En peuplant de manière plus intensive les écrans de télévision au cours des années 1980-1990, ces événements philanthropiques ont contribué au développement d’un genre médiatique fondé sur la compassion et les émotions, à une époque où l’État-providence commençait à limiter ses investissements publics (Devereux 1996). À travers des événements phares tels que le Live Aid concert en 1985, la télévision – et les spectacles médiatiques en général – sont devenus un moyen légitime pour collecter les dons du public et diffuser une sympathie dépassant les frontières géographiques (Devereux 1996). Qualifiés de « dispositif de production de solidarité collective » par Dominique Cardon et al. (1999 : 18), les téléthons et autres spectacles médiatiques caritatifs ont ainsi participé à la transformation des modes d’engagement des publics, désormais normalisés à travers une économie culturelle de la charité fondée sur le divertissement [12]. Reprenant l’image du marathon, où la performance physique devient essentielle (temps d’antenne continu et privation de sommeil chez les animateurs de téléthons, etc.), et en réunissant l’instant d’un événement plusieurs personnalités publiques, les événements philanthropiques spectaculaires deviennent un genre médiatique basé sur la grandeur et l’extraordinaire. Dans un tel contexte, comme le soutiennent Olivier Driessens et al. (2012), les célébrités sont devenues indispensables, voire des conditions intrinsèques à la production d’un large éventail d’événements philanthropiques médiatisés. Parce que leur présence apporte une visibilité à la cause soutenue et que leur impact sur les montants collectés est direct (Cardon et al. 1999 ; Driessens et al. 2012), les célébrités ont commencé à être de plus en plus étroitement associées aux collectes de fonds à grande échelle, faisant du même coup du milieu du divertissement un des lieux légitimes où se traduit l’engagement à l’égard d’une communauté.
Même si les événements sportifs caritatifs organisés par les Productions Marc Verreault se sont développés en marge du spectacle du Canadien de Montréal et avec moins de moyens que cette équipe de sport professionnel millionnaire – on faisait appel à des joueurs retraités du Canadien de Montréal, généralement moins populaires que les joueurs actuels, et la présence médiatique semblait se limiter aux affiches promotionnelles dans l’aréna et à celles diffusées dans les journaux locaux –, ces spectacles ont tout de même contribué à mettre de l’avant un genre d’événement philanthropique qui s’est consolidé au fil des années. Ces parties de hockey caritatives ont bénéficié de la popularité encore existante des joueurs retraités, qui ont fait carrière à une époque où le sport professionnel s’est grandement médiatisé [13], et sont devenues un spectacle encore couru, sans commune mesure avec les conditions dans lesquelles fut créée la ligue Dépression, qui vit le jour au moment où les parties de hockey commençaient à être retransmises à la radio. Au fil du temps, par l’édification de procédures régulant les manières dont s’orchestrent les matchs caritatifs, les Productions Marc Verreault ont développé un format de spectacle caritatif pouvant facilement être reproduit dans le cadre d’une tournée. Par exemple, les photos d’équipe sont prises au même moment (par exemple durant la mise au jeu officielle pour celles réservées aux journaux locaux ; à la fin du match pour celles destinées aux participants) et le style de présentation des joueurs se doit d’être le même – et idéalement fait par un animateur de radio locale (Productions Marc Verreault 2014-2015). Homogénéisé à travers une formule éprouvée et similaire aux façons de procéder dans le milieu du sport professionnel, ce type de spectacle sportif philanthropique a donc pu être aisément diffusé dans 51 villes canadiennes au cours de l’édition 2013-2014 [14] et reproduit pendant plus de 40 ans. Si les téléthons marquaient une rupture dans le programme télévisuel (Driessens et al. 2012), la tournée des Anciens s’est au contraire installée comme une forme d’événement philanthropique régulier et continu, uniformisé et décontextualisé des lieux de son spectacle.
Fig. 2. Prise de photo collective lors du match des Anciens Canadiens à Brossard, 2015.
Photographie : Fannie Valois-Nadeau
En 2014, après 40 ans d’existence, les Productions Marc Verreault ont été achetées par l’organisation du Canadien de Montréal et ont cessé du même coup de se développer en parallèle (voire en marge) des activités du club. Par cette acquisition, les événements caritatifs sportifs ont été officiellement intégrés aux activités de l’équipe de hockey (bien que les joueurs impliqués ne soient plus membres de l’équipe actuelle). Justifiée comme moyen d’accroître la présence d’anciens joueurs au sein de l’organisation (Brousseau-Pouliot 2014), cette transaction a permis à l’organisation du Canadien de Montréal de lancer « plus d’événements » caritatifs (Brousseau-Pouliot 2014) et ainsi d’étendre son rayonnement dans le milieu québécois. Dès cet instant, outre la tournée des Anciens, de nombreuses activités caritatives ont été ajoutées au calendrier des Anciens du Canadien de Montréal, diversifiant par conséquent l’offre d’événements caritatifs sportifs. Animation d’encans, parties de balle-molle, invités d’honneur, et autres font désormais partie des « services » répertoriés sur le site internet de l’équipe. Affichées sous un calendrier et « twittées » par des employés du Canadien de Montréal, les activités philanthropiques événementielles sont hébergées au sein même du site internet de l’équipe, ce qui leur permet du même coup de jouir d’une plus grande visibilité et d’être prises en charge par l’équipe de communication du club. En étant désormais amalgamés aux dispositifs médiatiques de cette équipe de sport professionnel, les événements philanthropiques impliquant les anciens joueurs sont devenus encore plus lucratifs, avec plus de 1 500 000 dollars amassés chaque année [15] (Brousseau-Pouliot 2014). Hormis une plus grande visibilité de la Fondation des Canadiens pour l’enfance, le rachat de cette compagnie ne semble toutefois pas avoir affecté le type de causes soutenues.
Ce rapatriement des activités caritatives spectaculaires qui réfèrent de près ou de loin au nom et au logo du Canadien de Montréal de même que leur diversification témoignent des transformations qui surviennent au sein de cette organisation de sport professionnel, plus que jamais impliquée auprès de la communauté et présente dans la vie culturelle « hors glace ». La gestion de ces divertissements caritatifs et l’extension de leur répertoire mettent alors en évidence un genre d’activités qui englobe bien plus que le spectacle de l’équipe actuelle, et qui fait ainsi de la philanthropie une voie par laquelle les transformations du spectacle sportif s’opèrent. Avec la création de la Fondation des Canadiens pour l’enfance et la venue d’une forme plus institutionnalisée de la pratique philanthropique, les rôles, les actions et le rayonnement de cette équipe ne deviennent alors que plus variés et étendus.
Le foisonnement des fondations dans le milieu du sport professionnel à l’aune de la responsabilité sociale d’entreprise
Dans l’environnement du Canadien de Montréal, la pratique philanthropique s’est institutionnalisée en concomitance avec la création de la Fondation des Canadiens pour l’enfance en l’an 2000. Encadrant depuis une grande majorité des activités philanthropiques lancées par le club de hockey et ses joueurs, la Fondation des Canadiens pour l’enfance réunit, encadre, facilite, médiatise et stimule les pratiques de charité déjà bien ancrées au sein de la culture de cette organisation sportive (Fondation des Canadiens pour l’enfance 2009). La Fondation des Canadiens pour l’enfance est ainsi devenue au fil du temps la principale institution responsable de l’organisation des multiples événements caritatifs associés au Canadien de Montréal, de la gestion du capital accumulé [16], de la sélection des bénéficiaires et de la réalisation des mandats dont elle est désormais dotée. Par la création de la fondation, la philanthropie s’est intégrée aux activités quotidiennes de l’équipe de hockey, formalisant et régulant du même coup les formes d’engagement social du Canadien de Montréal. Par l’existence même de la Fondation des Canadiens pour l’enfance (et la présence d’employés et de moyens voués à son bon fonctionnement), l’importance accordée à la philanthropie est alors officialisée. En instituant ainsi les activités philanthropiques sous l’égide de sa fondation, le Canadien de Montréal s’est alors doté de moyens pour augmenter sa présence publique et sa capacité d’action au sein de la communauté.
L’enregistrement officiel de cette fondation coïncide avec l’émergence du discours sur la responsabilité sociale d’entreprise (RSE) dans le milieu du sport professionnel. Devenu le « guiding principle » de nombreuses entreprises à partir des années 1980-1990 (Godfrey 2009), ce discours s’inscrit dans une logique souhaitant faire de l’entreprise un acteur et un citoyen responsable (qualifié de « corporate citizenship »), concerné, affecté et mobilisé par le sort de la communauté où il s’est établi [17]. Dans le milieu du sport professionnel nord-américain, ce discours fut porté par de nombreux experts en « sport management » qui ont vu dans la pratique philanthropique une façon d’allier cette responsabilité sociale aux stratégies de construction d’images positives du club sportif et de fidélisation des publics (Babiak et al. 2012). Ces experts en « sport management » ont ainsi développé tout un vocabulaire, allant de la « strategic philanthropy » (Babiak et al. 2012), qui met en évidence les bénéfices du comportement altruiste des joueurs et équipes philanthropes, à la logique de « sport corporate responsability » (Bradish et Cronin 2009), qui identifie le potentiel (lucratif) de la responsabilité sociale d’entreprise dans ce milieu. Considérant l’importance du public dans le développement des marchés sportifs milliardaires, ce genre de discours a donc reçu une attention particulière et s’est rapidement trouvé amalgamé aux orientations et plans stratégiques des équipes sportives professionnelles. Bien que la popularité du Canadien de Montréal au Québec ne soit pas à remettre en question, il n’empêche que les injonctions économiques imposées par la Ligue nationale de hockey et les délocalisations et relocalisations d’équipes professionnelles survenues au cours des années 1990 et 2000 dans une course aux profits (Gruneau et Whitson 1993 ; Whitson et Gruneau 2006) ont favorisé l’émergence de la philanthropie comme moyen pour développer les liens entre la ville d’accueil et l’équipe de sport professionnel. Endossé par le Canadien de Montréal comme par toutes les autres équipes membres de la Ligue nationale de hockey [18], ce discours a contribué à légitimer et à normaliser l’implication sociale et financière des organisations de sport (Bieganek et Huberty 2015), faisant d’elles du même coup des industries culturelles engagées dans le développement des communautés.
Si la Fondation des Canadiens pour l’enfance constitue la première organisation philanthropique officiellement créée au nom de cette équipe de hockey, elle n’est cependant pas la première à émerger dans l’environnement du Canadien de Montréal. En effet, en 1971, le joueur vedette Jean Béliveau décida de fonder une organisation caritative à la suite d’une fête organisée en l’honneur de son 500e but et de sa retraite (Béliveau et al. 2005 : 349). Après avoir reçu de nombreux cadeaux de la part des représentants des hautes sphères politiques et de la compagnie Molson [19], Béliveau a mentionné dans son autobiographie : « si on me donne de l’argent, je ne veux rien pour moi. Je répartirai cette somme entre les quatre ou cinq organismes de charité avec lesquels je suis associé depuis quelques années » (Béliveau et al. 2005 : 348). Au cours de ses vingt ans d’existence, cette fondation a été une des premières formes organisées de collecte et de distribution de dons fondées sur la renommée d’un joueur professionnel québécois.
Circonstancielle et teintée par l’humilité et la générosité du joueur, la fondation Béliveau est loin d’avoir porté en elle les visions stratégiques du club de hockey. En s’instituant à un moment où « le service des relations publiques d’une équipe de hockey s’occupait généralement des tâches relativement élémentaires comme la publication occasionnelle d’un communiqué de presse » (Béliveau et al. 2005 : 38-39) et où les outils et techniques de promotion d’un tel événement n’existaient pas, la constitution du fonds Béliveau, bien que légalement enregistré, fut redevable uniquement des nombreuses activités de représentations publiques de ce célèbre joueur [20]. Dans les années 1990, alors que la fondation de Jean Béliveau cessa ses activités et que son capital fut transféré à la Société pour les enfants handicapés du Québec, une seule condition fut posée par l’ancien joueur, soit que l’on respecte « la pratique de longue date de la fondation, à savoir qu’elle devait utiliser cet argent pour acheter du matériel tangible qui allait profiter directement aux bénéficiaires » (Béliveau et al. 2005 : 351). Comme Béliveau l’a écrit fièrement, « notre fondation n’a jamais versé d’argent dans le but de défrayer des salaires ou des frais d’administration. Louise Richer, mon assistante au Forum [21], s’occupait des opérations au jour le jour et me soumettait toute demande de fonds » (Béliveau et al. 2005 : 351).
Au cours de ses seize années d’existence, la Fondation des Canadiens pour l’enfance s’est développée d’une manière fort divergente des principes préconisés par la fondation de Jean Béliveau. En accroissant d’année en année son budget et sa visibilité, en diversifiant l’éventail des activités de collecte de fonds [22], en multipliant le nombre d’organismes bénéficiaires et en instaurant ses propres programmes d’intervention qui laissent la trace du Canadien de Montréal au sein de la ville (Valois-Nadeau 2014), la pratique philanthropique est devenue un champ d’intervention façonné par les orientations du club de hockey. Encadrées par le développement d’une expertise en « sport management » qui détaille, modélise et analyse l’engagement social et financier des équipes sportives (Bradish et Cronin 2009), les activités de la Fondation des Canadiens pour l’enfance semblent également façonnées par le développement d’une expertise et professionnalisation de la charité (Lambelet 2014). Cette professionnalisation se ressent notamment à travers la croissance d’une équipe d’employés responsables des communications et des relations à la communauté de même qu’au sein du conseil d’administration, où siègent désormais les principaux partenaires financiers, directeur des ventes et propriétaires de l’équipe [23]. En étant désormais outillée pour mettre sur pied des projets incarnant ses valeurs et sa mission, la Fondation des Canadiens pour l’enfance est devenue au fil du temps « pro-active » (Lambelet 2014 : 27) dans la sélection et la gestion des problèmes sociaux à enrayer. Ainsi, en plus de répartir des fonds à des organismes existant à la manière de celle de Béliveau, la Fondation des Canadiens pour l’enfance développe depuis la saison 2007-2008 ses propres programmes d’intervention (tel un programme d’accompagnement scolaire ou l’implantation de patinoires publiques) misant sur la promotion de l’activité physique et la persévérance scolaire (Fondation des Canadiens pour l’enfance 2007-2008), programmes qui ne semblent pas être sans liens avec un projet de fidélisation d’une future clientèle.
Façonnées par une culture de consommation déjà bien implantée dans le milieu du sport professionnel (Gruneau et Whitson 1993), les pratiques philanthropiques de la Fondation des Canadiens pour l’enfance ont également été liées à la vente de nombreuses marchandises à l’effigie du club pour financer ces nouveaux projets. À titre d’exemple, au cours de l’année 2014, la fondation a mis en vente des lacets incarnant les valeurs prônées par l’équipe, un calendrier de l’avent Lindt calqué d’une toile de Michel Lapensée, de même que des tuques « Chucky », qui réfèrent au surnom du joueur Alex Galchenyuk (Fondations des Canadiens pour l’enfance 2014).
Fig. 3. Photo de la tuque « Chucky », intégrée au rapport d’activité de la fondation (2014-2015).
Source : site internet de la Fondation des Canadiens pour l’enfance [24] (droits réservés)
Les pratiques philanthropiques de la Fondation des Canadiens pour l’enfance semblent ainsi marquées par la tendance au « commodity activism » (Mukherjee et Banet-Weiser 2012), où l’engagement social se matérialise à travers une consommation « consciencieuse » de certains produits. Considérant que l’attachement à l’équipe se construit notamment grâce à la possession, la collection et le port d’artefacts à l’effigie de l’équipe, la manifestation d’un engagement à travers l’achat de telles marchandises à visée « éthique » semble ici renforcer la culture de consommation et l’économie du « fandom » (Gruneau et Whitson 1993 ; Le Guern 2009) qui définissent l’univers du sport professionnel depuis des décennies. Lancées et gérées par la Fondation des Canadiens pour l’enfance, ces pratiques philanthropiques rendent encore plus saillant l’écart avec les modes de fonctionnement et principes sous-tendus par la fondation Jean Béliveau. Car comme le soulignait Béliveau dans son autobiographie, encore une fois non sans fierté :
Il est extraordinaire de constater qu’après qu’on m’a remis les premiers 155 000 $ au Forum en 1971, nous n’avons jamais eu à solliciter d’argent. J’ai réussi à accumuler des sommes intéressantes en agissant à titre de président honoraire lors de tournois de golf et d’activités semblables. Je remettais tous les honoraires qu’on me versait pour ces apparitions et 10 ou 12 de mes amis m’envoyaient environ 1 000 $ chacun par année. Le don le plus important qu’on m’ait remis s’élevait à 25 000 $ et provenait de la succession d’un couple que je n’ai jamais rencontré.
(Béliveau et al. 2005 : 351)
Les pratiques et les orientations des fondations issues du milieu du Canadien de Montréal ont donc grandement changé au cours des années. La mise en perspective des différents contextes permet de constater à quel point l’émergence du discours sur la responsabilité sociale d’entreprise a affecté la fructification des fondations dans l’univers du sport professionnel, a régularisé leur présence au sein des clubs de hockey et a accru l’ampleur de leur mission et de leurs stratégies. S’il fait désormais sens d’avoir une équipe d’employés engagés sur une base permanente pour développer et faire rayonner la présence du club de hockey à l’extérieur du milieu du sport professionnel, ceci semblait tout à fait impensable vingt ans avant la création de la fondation. Dans la foulée de ces transformations, la philanthropie est devenue une activité professionnelle tout à fait légitime, tant dans sa manière d’affecter le devenir des communautés que dans les coûts qu’elle génère. Pensée comme une forme de marketing stratégique et d’altruisme calculé par les experts en « sport management », la présence de la philanthropie dans le milieu du Canadien a également affecté les façons mêmes de performer les statuts de philanthrope et de célébrité sportive.
Être célèbre et philanthrope : médiatiser et célébrer son expérience de donateur
Outre Jean Béliveau, de nombreux joueurs de hockey qui ont gravité dans l’univers du Canadien de Montréal ont été, à un moment ou l’autre de leur carrière, philanthropes. Si l’implication des athlètes professionnels dans la communauté existe depuis des décennies, les manières de l’exercer se sont toutefois transformées, ne serait-ce qu’en raison du support que fournissent explicitement les quatre plus importantes ligues professionnelles américaines pour stimuler la pratique philanthropique de leurs joueurs (Babiak et al. 2012) [25]. Mais aussi, considérant le foisonnement, la visibilité et l’intensité récente des formes d’engagement social des célébrités, le geste philanthropique semble être rendu central dans la performance de leur statut social privilégié. Comme le suggèrent Goodman et Barnes (2011), bien qu’il soit fréquent que les célébrités amalgament à leur mode vie « glamour » visites d’hôpitaux et autres activités honorifiques, l’engagement philanthropique, tel qu’il se développe actuellement, apparaît comme une condition essentielle à l’exercice d’une nouvelle « celebrity praxis » médiatisée. Cette tendance, qualifiée parfois de « charitainment » (Anderson 2009 ; Nickel et Eikenberry 2009 ; Trope 2012) afin de mettre en évidence ces croisements de plus en plus serrés entre les milieux et acteurs du divertissement et les activités caritatives, n’est pas sans effet sur les façons de pratiquer la philanthropie, ne serait-ce qu’en raison de la visibilité (ou ombrage) médiatique suscitée par leur présence (Babiak et al. 2012 : 172). Certains hockeyeurs du Canadien de Montréal n’échappent pas à cette tendance et participent au même titre que les autres célébrités issues des industries culturelles à la redéfinition des manières dont s’exerce le rôle de philanthrope, mais également de célébrité. Devenus plus que des athlètes par leur engagement social, les divers hockeyeurs philanthropes qui ont joué pour le Canadien de Montréal incarnent à travers leurs actions les divers changements qui ont eu lieu dans le milieu du sport professionnel, devenu de plus en plus organisé et professionnalisé au fil des années.
Bien avant que le discours sur la responsabilité sociale d’entreprise (RSE) ne soit amalgamé à des stratégies de marketing pour faire ombrage aux scandales et aux abus des athlètes millionnaires (Sheth et Babiak 2010), des joueurs tels que Maurice Richard ont été publiquement reconnus et honorés pour leurs activités philanthropiques. Comme on peut le constater dans l’une des biographies consacrées à sa carrière (1942 à 1960) (Pellerin 1998), les activités philanthropiques de Richard faisaient déjà l’objet d’une couverture médiatique assidue, ce qui permit de rapporter (et d’encenser) son engagement social. Malgré l’existence de cette visibilité médiatique et l’amalgame à son statut de célébrité, les exemples mentionnés dans la biographie de ce joueur vedette font état d’une philanthropie qui advient de manière fort différente de ce qui se fait actuellement chez les athlètes philanthropes. En ne se limitant pas qu’à la défense d’une seule grande cause, survenant dans d’autres lieux et avec de moindres moyens, et en étant redevable de l’initiative d’une pluralité d’acteurs, la pratique philanthropique de cet athlète légendaire apparaît beaucoup moins planifiée et encadrée que celle pratiquée aujourd’hui. Variant du don d’un bœuf de 985 livres fait aux œuvres de charité du cardinal Paul-Émile Léger alors qu’il était reçu au Salon national de l’agriculture en 1958 (Pellerin 1998 : 415) aux nombreuses donations faites aux hôpitaux pour enfants au cours de sa carrière (Pellerin 1998 : 277), la pratique philanthropique de Richard semblait à la fois spontanée, anecdotique et conditionnelle aux invitations qui lui étaient lancées. À celles-ci se sont également ajoutées des pratiques qui entremêlent charité et « fandom » (et peut-être même engagement politique), à travers lesquelles il est devenu, malgré lui, la figure emblématique de plusieurs causes. Par exemple, dans la foulée de son éviction des séries éliminatoires de 1955 (qui fit grand bruit à travers la province), de nombreux fans ont exprimé leur solidarité envers Richard en signant un télégramme qui décriait le traitement injuste qui lui était réservé. Lancé par un animateur radio de la ville de Chicoutimi, ce télégramme fut signé par 5 000 personnes, qui ont toutefois dû verser dix cents à l’orphelinat Saint-François-Régis afin que leur nom y apparaisse (Pellerin 1998 : 307). À la différence de la fondation de Jean Béliveau évoquée précédemment et des activités caritatives soutenues par les joueurs actuels de l’équipe, bon nombre des pratiques de charités auxquelles Richard était affilié n’étaient pas le fruit d’un projet personnel ; elles étaient plutôt lancées par des groupes disparates, sans avoir reçu une forme de support ou d’encadrement de la part de l’organisation du Canadien de Montréal.
Les manières dont se manifestent actuellement les pratiques d’athlètes philanthropes semblent davantage s’apparenter aux pratiques des grands mécènes industriels du début du siècle dernier, dont l’implication financière et sociale était perçue comme un mélange (pour le moins paradoxal) d’altruisme et d’égoïsme (Kidd 1996 : 181) et comme un moyen pour parvenir à un certain statut social (Paquette 2011). Si la philanthropie des grands mécènes industriels pouvait se caractériser par « une forte personnalisation de ses activités » (Paquette 2011 : 42) perceptible dans le choix de projets incarnant leurs valeurs, leur histoire et leurs aspirations personnelles, celle mise de l’avant par certaines célébrités philanthropes semble avoir accentué (ou déplacé) cette logique. Environ un siècle après l’émergence d’une philanthropie permettant aussi de s’imaginer en tant que « mentors » d’une « mission salvatrice » (Paquette 2011 : 144), le phénomène actuel semble surtout caractérisé par une mise en scène de soi « narcissique » (Littler 2015), où le don et l’expérience philanthropique font l’objet d’une mise en récit et de commentaires réflexifs et intimes. En s’amalgamant au milieu du divertissement, la pratique philanthropique a été marquée par les façons de faire et impératifs de ce milieu.
Particulièrement exacerbées par des stars mondiales telles qu’Angelina Jolie (Littler 2015 ; Trope 2012), des traces de ces nouvelles formes de pratiques philanthropiques se sont fait sentir dans le milieu du sport professionnel et plus particulièrement chez le Canadien de Montréal. En septembre 2015, soit moins d’un an avant d’être échangé à un autre club de hockey, l’ancien joueur du Canadien de Montréal P. K. Subban s’est engagé à verser 10 millions de dollars au Montreal Children Hospital, ce qui représenta le plus gros engagement philanthropique jamais effectué par un athlète canadien [26]. Cet engagement historique (et surtout sa médiatisation) a marqué un changement dans les manières d’agir et de se présenter publiquement comme philanthrope au sein de cette équipe. Plus qu’une question de moyens financiers accrus ou de multiplication des plateformes médiatiques disponibles pour la diffusion de cette annonce, la performance du statut de philanthrope et de célébrité s’est réalisée par la traduction des souffrances des enfants malades à travers sa propre réalité. En effet, dans les nombreuses entrevues qu’il a accordées, Subban a fait mention de sa position privilégiée, de son désir de redonner à la ville qui lui a tant apporté, mais également du comportement altruiste qu’il souhaite perpétuer à travers un tel geste :
En tentant d’expliquer d’où il tenait cette générosité et ce goût de s’impliquer dans sa communauté, Subban a rappelé que son père avait été un formateur durant 30 ans, et que deux de ses sœurs et son beau-frère étaient des enseignants. « J’ai passé ma vie entouré de gens qui ont l’habitude d’en donner plus qu’ils en reçoivent. Alors, à ceux qui m’accusent d’être égoïste et prétentieux (cocky), c’est qu’ils ne me connaissent pas », a dit Subban.
(Sauvé 2015)
En décrivant sa famille et son admiration pour Jean Béliveau et en faisant état du souhait d’être plus qu’un joueur de hockey, Subban commente au « je » et de manière émotive les implications de sa donation. Sensible au sort de ces enfants et très présent auprès d’eux, il a multiplié ses apparitions filmées (et archivées sur son propre site internet) où, déguisé et maquillé, il souhaite faire sourire les enfants. Une courte vidéo (https://www.youtube.com/watch?v=5FEMMEJluzM, et également diffusée sur http://www.pksubban.com/) résume également la journée où Subban a fait l’annonce de sa généreuse donation, où en plus de montrer les enfants malades qui bénéficieront du don, la caméra suit à la trace le joueur philanthrope dans la journée « la plus importante de sa vie » (Mio 2015). Montage sonore, ralentis et autres effets techniques accentuent le récit de cette journée, au sein duquel Subban commente et décrit sa propre expérience de donateur [27].
À travers cette façon dont s’arrime le rôle de célébrité à celui de philanthrope, l’engagement social résulte selon Patricia Mooney Nickel d’une nouvelle ascèse qui justifie la narration et la célébration de sa propre subjectivité. Comme elle le suggère, les célébrités ont tendance à individualiser à travers leurs propres histoires personnelles les causes et les enjeux collectifs qu’elles soutiennent (Nickel 2012 : 45). Produite à partir de récits, images et films explicitement créés pour montrer l’expérience de philanthrope, cette pratique philanthropique donne lieu à de nouvelles productions médiatiques diffusant réflexions, sentiments, affects et opinions des célébrités, peu présentes jusqu’ici dans l’univers du hockey professionnel. Le contraste est d’autant plus saisissant avec les témoignages recueillis auprès de joueurs philanthropes du Canadien de Montréal issus des générations précédentes, comme Béliveau et Richard, où peu d’histoires personnelles semblaient interférer dans les motivations du don ou des causes à soutenir [28]. Ce genre de discours est absent de la biographie de Maurice Richard, et même lorsque l’on réfère à l’argent collecté lors de son 400e but, le parcours individuel du joueur n’est aucunement évoqué. Son intégration à la pratique philanthropique et à l’exercice de la célébrité semble davantage faire référence à de nouvelles formes d’entrepreneuriat de soi, où l’image et les contrats publicitaires à l’extérieur de la glace sont désormais autant d’éléments parties prenantes des carrières de sportifs professionnels.
Dans la plus longue version de sa conférence de presse (également disponible sur son site internet), Subban a pris le temps de remercier « Geneviève » de la Fondation des Canadiens pour l’enfance, le président du Canadien de Montréal Geoff Molson et « Ken », le directeur des « brand strategies » de sa compagnie PKSS Management (vouée à la promotion de la marque P. K. Subban). En plus de mettre l’accent sur les émotions de Subban, cette vidéo rend visible l’équipe de professionnels nécessaire à la création de tels événements et l’équipe média qui l’a suivi à tous les instants de l’événement pour saisir tous ses moments de réflexivité et amplifier l’intensité de ses déclarations. La montée de ces pratiques qui croisent célébrité et philanthropie ne semble donc pas advenir par elle-même ; au contraire, cet exemple laisse croire qu’elle résulte d’un travail de relations publiques bien planifié, qui s’effectue en concomitance avec le développement de sa propre marque de commerce. Cet athlète philanthrope collabore donc avec des professionnels qui rendent son don visible, spectaculaire, humain et touchant de même qu’avec des spécialistes qui veillent à la mise à jour de ses réflexions et mise en scène de lui-même sur le site internet qui lui est consacré. Trouvant une place aux côtés d’une section vouée à son style vestimentaire et à ses nombreux commanditaires, et d’une autre consacrée à la description des produits à son effigie, les activités philanthropiques de Subban recensées au sein de son site internet semblent alors bien loin d’être aléatoires, imprévues et spontanées.
Conclusion
L’exploration des pratiques philanthropiques de l’équipe de hockey professionnel du Canadien de Montréal a mis en évidence les multiples configurations du don, tant au moment de sa collecte que de sa distribution, témoignant ainsi du caractère hétérogène et non déterminé de l’activité philanthropique issue de ce milieu. Répandues, normalisées et attendues, les pratiques philanthropiques qui gravitent dans l’univers des équipes de sport professionnel occupent désormais une position centrale au sein de leur organisation. Ce foisonnement et cette diversification des formes témoignent d’une part des changements qui surviennent dans le milieu du sport professionnel, où l’intégration des discours sur la responsabilité sociale d’entreprise favorisant leur implication sociale croise le développement d’une présence « hors glace » accrue, soutenue et planifiée par des professionnels en marketing, en philanthropie et en relations communautaires. Comme l’ont illustré la récente acquisition de la compagnie de production des spectacles caritatifs et les changements ressentis au sein de la Fondation des Canadiens pour l’enfance, l’organisation du Canadien de Montréal a diversifié et augmenté l’offre d’événements caritatifs et lancé ses propres projets d’intervention, faisant de la philanthropie une activité qui n’est plus marginale à celles que gère déjà le club.
Contrairement aux époques précédentes évoquées au cours de l’article – autant celles qui réfèrent aux vedettes des années 1950 et 1970 qu’aux parties de hockey caritatives des années 1930 –, où la pratique philanthropique dépendait uniquement de la bonne volonté des individus qui la lançaient, le Canadien de Montréal encadre maintenant les pratiques philanthropiques qui impliquent de près ou de loin cette équipe. En leur donnant une visibilité singulière et en fournissant des moyens pour se développer sous d’autres formes (que cela soit par la vente de nouveaux produits destinés au financement de la fondation, la contribution à la création d’infrastructures publiques ou l’organisation de nouveaux événements caritatifs), le Canadien de Montréal participe à l’orientation que prennent les activités philanthropiques réalisées sous sa bannière. Car même dans le cas d’initiatives personnelles telles que l’engagement philanthropique de P. K. Subban, le Canadien de Montréal a été évoqué et remercié publiquement.
Les trois configurations analysées dans cet article, soit la création de spectacles destinés à la collecte de dons, l’enregistrement légal d’une fondation et la mise en scène des philanthropes, trouvent toutes un ancrage ailleurs que dans le milieu du sport et l’univers du Canadien de Montréal. Toutefois, leur réunion sous l’enseigne de l’équipe et leur coexistence simultanée semblent leur avoir donné un rayonnement singulier et une force particulière, qui leur a permis au final de durer à travers les années malgré les transformations qu’elles ont subies. Comme l’ont illustré les différentes mises en perspective contextuelles, les acteurs liés au milieu du sport professionnel sont depuis des décennies plus que des producteurs de divertissement et ne sont pas uniquement le produit de la conjoncture actuelle. L’attention portée à l’ancrage de ces configurations au sein de périodes où la professionnalisation et la médiatisation du sport étaient moindres permet alors une lecture des transformations des liens qui unissent la philanthropie aux industries du divertissement et du loisir. La culture de consommation (de marchandises et de spectacles sportifs) déjà en place dans le milieu sportif de même que le développement d’une médiatisation des célébrités ont créé des conditions propices à son essor. La recherche des traces des pratiques philanthropiques au sein d’autres documents, de même que la recension plus exhaustive des activités caritatives actuelles des joueurs et de l’organisation seraient à poursuivre afin d’identifier l’existence possible de nouvelles configurations de l’activité philanthropique. De la même manière, étendre cette exploration à d’autres équipes de sport professionnel (aux plus récentes comme aux plus anciennes) contribuerait certainement à identifier de nouvelles trajectoires et dynamiques des pratiques philanthropiques issues de ce milieu. La singularité des activités philanthropiques du Canadien pourrait ainsi y être mise en évidence, de même que les cadres, les formats et les principes hégémoniques des ligues de sport professionnel qui structurent les pratiques.
Parmi les configurations qui ont été détaillées au sein de ce texte, une constance semble néanmoins émerger des pratiques philanthropiques du Canadien de Montréal, soit l’absence de mention et de réflexion explicites à propos des enjeux de genre, de race et d’ethnicité sous-jacents aux projets financés par la Fondation des Canadiens pour l’enfance. De la même manière, les spectacles caritatifs ne sont pas les lieux de prédilection pour afficher un argumentaire sur les causes politiques et économiques à l’origine des inégalités sociales faisant l’objet de financement. Ce genre de philanthropie spectaculaire, basée sur l’expérience privilégiée d’être philanthrope ou collecteur de fonds, ne favorise pas l’émergence de telles réflexions et semble plutôt participer à la création d’événements et de programmes consensuels. Si cette équipe de hockey représente l’un des plus grands symboles de la culture populaire québécoise qui attire maints débats et controverses publiques [29], la pratique de la philanthropie dans le milieu du Canadien de Montréal semble au final demeurer une forme d’engagement « neutre », qui crée peu de vagues malgré son ampleur et son adéquation au spectacle de l’équipe.