Compte-rendu d’ouvrage

FISCHER Anja, 2012. Sprechkunst der Tuareg. Interaktion und Soziabilität bei Saharanomaden

FISCHER Anja, 2012. Sprechkunst der Tuareg. Interaktion und Soziabilität bei Saharanomaden. Berlin, Reimer.


Le massif de l’Ahnet est, au nord-est du Hoggar (Sud algérien), l’une des régions les plus arides du Sahara et peut-être de la planète. C’est là que vivent les Touaregs, qui composent le groupe des Kel-Ahnet (« ceux de l’Ahnet »). Anja Fischer a effectué chez eux une dizaine de séjours, auxquels se sont ajoutés, postérieurs à la rédaction du livre ici recensé, plusieurs séjours chez des Touaregs réfugiés ou émigrés au Bénin, au Burkina Faso et au Sénégal. Version très remaniée d’une thèse soutenue en 2010 à l’université de Vienne, ce livre – dont on pourrait traduire le titre par « L’art de la parole chez les Touaregs. Interaction et sociabilité chez des nomades sahariens » – n’est pas son premier ouvrage puisqu’elle avait déjà publié Nomaden den Sahara. Handeln in Extremen en 2008 et co-dirigé avec Inès Kohl l’important ouvrage collectif Tuareg Society within a Globalized World. Saharan Life in Transition en 2010. Le présent livre traite de ce qu’on appelle depuis Dell Hymes – l’une des principales références de l’auteure – l’ethnographie de la parole [1]. Plus précisément, la question que pose Anja Fischer est la suivante : qu’est-ce que le commerce langagier, envisagé sous toutes ses composantes, nous révèle des valeurs et des normes en vigueur dans une société ?

L’auteure a pris le parti de détailler à chaque fois les circonstances dans lesquelles tel ou tel fait de langage est venu à sa connaissance, de sorte que son propos fait alterner des instantanés qui donnent la rafraîchissante impression de venir tout droit de ses carnets de terrain (impression sans doute trompeuse, car j’imagine qu’elle a dû soumettre ses notes à un travail de réécriture, mais la sensation d’impromptu demeure) et des développements où, prenant du recul, elle tire la leçon de ce qu’elle a peu à peu compris. Ses petites touches légères et précises révèlent au fil des chapitres ce qui se donne comme un véritable art de la conversation, aux règles forcément non écrites mais dont les intéressés, qui les manient pour certains en virtuoses, font preuve de ce que Pierre Bourdieu appelait une maîtrise pratique (Bourdieu 1980, passim). Avec pour résultat que les conversations dont Anja Fischer nous livre des extraits tout au long du livre n’eussent pas déparé dans les salons de Madame du Deffand ou Madame de Rambouillet : même silencieuse attention à traiter chacun selon sa dignité (Saint-Simon aurait parlé ici de discernement), même dilection pour la litote, le détour et la demi-teinte, même inquiétude à l’éventualité de perdre la face.

Quelques autres auteurs s’étaient déjà attachés à évoquer l’art de la parole chez les Touaregs mais la façon très personnelle dont Anja Fischer agence son propos donne un grand charme à son livre. C’est en particulier le cas pour ces scènes qu’elle nous détaille en fine observatrice, fugaces moments de la vie du désert que nous sommes invités à revivre avec elle. Voici, par exemple, dans une traduction que j’espère fidèle, les premières lignes d’un très beau passage intitulé « Ein Tag im Winter » (p. 75) :

Nous sommes au petit matin et Nuna se lève, va chercher du bois et jette en passant un coup d’œil aux chevreaux. C’est l’hiver, le soleil ne s’est pas encore levé, et la température est tombée à 0° durant la nuit. Elle fait du feu juste devant sa tente. Son mari s’est déjà levé et est allé s’occuper du bétail. Ses filles sortent lentement de la tente, serrées dans leur couverture, et étendent bras et jambes en se serrant devant le feu. Nuna donne à l’aînée ses instructions pour qu’elle s’occupe des chèvres. Ses fils, qui ont dormi à côté de la tente, vont voir les dromadaires puis s’approchent du feu. Son mari commence à préparer du thé. Elle lui raconte qu’il y a un problème avec une chèvre. La sœur aînée de son mari, dont la tente est toute proche, vient auprès d’eux et s’assied devant le feu…

Ainsi commence doucement la journée, et avec elle une première conversation : on a entendu un chacal pendant la nuit, ce qui est une cause de souci pour tous. Puis les uns et les autres se lèvent pour des occupations plus lointaines, qui donneront lieu encore à des conversations, et la journée se passera ainsi jusqu’au soir ; tous reviendront alors au campement, et le sommeil descendra sur les tentes.

En sus d’évocations de ce genre, où Anja Fischer donne vie par la plume à l’humble quotidien des Kel-Ahnet, on trouve des analyses d’une impressionnante précision. C’est le cas par exemple du sous-chapitre « Schauplatz Unterhaltung » (« Le théâtre de la conversation »), où elle détaille, photos et schémas à l’appui, les paramètres sociaux (âge, sexe, hiérarchie des dignités) qui assignent aux protagonistes d’un échange verbal leur position dans l’espace du campement à mesure que l’échange se déroule. Elle donne plusieurs exemples, dont je ne retiendrai que le plus simple car les autres prendraient ici trop de place.

Source : FISCHER Anja, 2012. Sprechkunst der Tuareg. Interaktion und Soziabilität bei Saharanomaden. Berlin, Reimer, p. 107.

Source : FISCHER Anja, 2012. Sprechkunst der Tuareg. Interaktion und Soziabilität bei Saharanomaden. Berlin, Reimer, p. 108.

La photo de la page 107, ici reproduite (ainsi que le schéma correspondant), montre plusieurs hommes en conversation auprès d’une tente. À l’extérieur du double cercle qu’ils forment, on voit en arrière-plan la sœur de l’hôte. Plus en arrière encore, à peine visible sur la photo mais mieux repérable sur le schéma de la page suivante, un berger d’origine malienne prépare le thé pour la compagnie (on ne distingue guère que la théière !). La photo et le schéma figent un moment d’une petite histoire que l’auteur nous relate ainsi. Quatre visiteurs sont venus séparément au campement. Le premier arrivé s’est d’abord assis près de l’hôte (qui est le 2e en partant de la droite), avant de devoir céder la place à un second visiteur – homme d’âge que tous respectent – pour venir s’asseoir là où on le voit sur la photo (2e en partant de la gauche). Ce nouvel arrivant (tout à gauche de la photo) a le soleil derrière son dos, la place la plus agréable dans cet aride pays. Un autre homme (4e en partant de la gauche) est arrivé plus tard avec son fils et a rejoint le cercle formé par l’hôte et les deux premiers arrivants, tandis que son fils s’est installé un peu en retrait (3e en partant de la gauche). Le fils de l’hôte (tout à droite de la photo) est plus éloigné encore du centre du cercle, marquant ainsi qu’il ne saurait s’immiscer dans la conversation des visiteurs de son père. La position très excentrée de la sœur de l’hôte tient à ce qu’il s’agit là d’une conversation d’hommes, dont elle non plus n’entend pas se mêler. Et le berger, séparé d’eux par l’auvent, s’absorbe dans ses tâches de serviteur. Chacun des protagonistes s’est donc placé selon sa dignité respective et selon ce qu’exigent les devoirs de l’hospitalité. Y aurait-il eu des places à l’ombre (comme c’est le cas dans les autres scènes analysées de la même façon) qu’elles auraient été accordées en priorité aux personnes dont la dignité est la plus élevée. Ici, faute d’ombre, l’homme âgé est gratifié de la position la moins exposée au soleil.

Dans un « rendu » d’une telle précision, le talent ethnographique confine à la virtuosité. Et encore n’ai-je examiné ici que la plus simple des scènes analysées. Pour ce qui est du souci de l’étiquette que Anja Fischer met ainsi au jour, on m’accordera que je n’exagérais pas quand j’évoquais plus haut les salons des Lumières ou le monde de Saint-Simon. Tous ceux qui ont vécu parmi les Touaregs ont éprouvé le raffinement dont ceux-ci témoignent dans leur vie sociale, et en particulier dans leurs échanges langagiers. Mais le mettre en évidence dans l’écriture sociologique est une autre affaire, et Anja Fischer y parvient remarquablement bien. On songe à Goffman, bien sûr, qui – le titre même de ce sous-chapitre le montre –, est une des références de l’auteure [2].

Attardons-nous maintenant sur un autre des morceaux de bravoure de ce livre. Il concerne certaines langues codées utilisées par les jeunes gens à la manière de notre verlan. Elles sont désignées dans l’Ahnet par le mot « tagenegat », qu’on retrouve, avec quelques variantes, dans les autres régions du pays touareg (« tägenneget » au Hoggar – si je note l’emphase par un soulignement –, « tagennegent » au nord du Niger, etc.). Il y a plusieurs sortes de tagenegat, mais elles reviennent toujours à insérer une certaine syllabe après chaque consonne du mot à coder. Là où Anja Fischer a séjourné, la syllabe insérée est ek ou ak [3]. Ainsi :

  • ach (« lait ») devient achak ;
  • tufat (« demain ») devient tekufakat ;
  • temse (« feu ») devient tekemseke, etc. [4]

L’application de ce principe de base reçoit quelques adaptations, notamment lorsque la syllabe ak ou ek est déjà présente dans le mot à coder, ou lorsque le mot comporte un grand nombre de syllabes, auquel cas on peut se dispenser d’ajouter un ak/ek à toutes les syllabes.

Anja Fischer a aussi rencontré un locuteur qui utilisait une tagenegat où la syllabe insérée était non pas ak/ek mais eb, type de codage que j’ai aussi rencontré au nord du Niger. Et on peut bien sûr compliquer le procédé à plaisir : on m’a parlé à Agadez d’une tanenagat où l’élément inséré était aderb, et d’autres syllabes sont possibles (j’imagine qu’une certaine part est laissée à la créativité des individus et tout simplement à la mode). Si la tagenagat évoque le verlan en ce que son usage est exclusivement juvénile, on voit que la technique de codage la rapproche plutôt du javanais. Mais certaines tagenagat, dont le codage superpose le principe du verlan à celui du javanais, sont plutôt à rapprocher du largonji [5]. C’est le cas de celle, citée par l’auteure à la page 144, que le père Charles de Foucauld mentionne dans son Dictionnaire touareg-français (Foucauld 1951-1952, t. 1 : 462) : « La tägenneget la plus us[itée] a pour règles : 1° de renverser les sons de chaque mot ; 2° d’ajouter ne au commencement de chacun des mots renversés ; 3° d’intercaler kin entre tous les mots (ex. neghînne kin nekâ signifie ennîgh âk “je te dis”. »).

L’auteure complète utilement ce tableau en rappelant ce qu’il en est de la langue codée utilisée par les forgerons dans les groupes touaregs plus méridionaux (et dont l’usage, contrairement à celui de la tagenagat, n’est pas limité aux jeunes gens). On ajoute aussi des syllabes au mot à coder, mais seulement à l’initiale et à la finale, de sorte que son architecture est moins bouleversée que dans la tagenagat (moyennant, tout de même, quelques complications annexes). On lui sait gré de mentionner également des langues codées très analogues attestées dans le Tafilalet (sud du Maroc) aussi bien en zone berbérophone qu’en zone arabophone ; comme la tagenagat mentionnée par de Foucauld, ce sont des sortes de largonji. Il y aurait encore beaucoup à dire sur ces langues codées et sur le traitement très complet que l’auteure en fait, mais il n’est pas utile d’infliger au lecteur non-targuisant ce qui aurait tôt fait de lui apparaître comme du javanais [6] ! Ce que j’ai écrit suffira, je crois, à le convaincre que, sur le plan linguistique aussi, l’apport du livre d’Anja Fischer est important.

Je n’ai approfondi ici que deux des exemples où la précision – à la fois linguistique et ethnographique – de l’auteure fait merveille, mais tout le livre fourmille de petites perles qui font de sa lecture une joie constante. On l’accompagne dans sa vie parmi les Kel-Ahnet, on entend après elle les conversations qu’elle a écoutées au fil des jours en y participant parfois, et qu’elle commente avec bonheur. Avec pour résultat que Sprechkunst der Tuareg (qu’on pourrait sous-titrer « Goffman chez les Touareg ») est aussi bien un apport à la connaissance spécifique du monde touareg (et même d’un groupe assez peu étudié jusqu’ici) qu’à l’ethnographie de la parole.

add_to_photos Notes

[1Voir notamment l’article fondateur de Dell Hymes (1962).

[2Elle renvoie notamment à Goffman (1974), qu’elle cite dans sa traduction allemande de 1980.

[3En fait, je suppose que ce qu’elle note « a » ou « e » est une voyelle centrale dont le timbre n’a pas de valeur phonologique, mais c’est un détail.

[4On remarque qu’il n’a pas été inséré de ek après le m de temse, ce qui semble indiquer qu’une consonne fermant une syllabe n’est pas affectée par ces insertions. La chose n’est pas sans importance pour notre compréhension de la découpe des syllabes en touareg. Or cette découpe est déterminante quant au placement des voyelles dites centrales – en fait des voyelles épenthétiques sans véritable existence phonologique et dont le rôle est encore assez mal compris (Savage 2012). C’est pourquoi, outre leur intérêt ethnolinguistique, ces langues codées sont d’un grand intérêt proprement linguistique. Mais c’est une autre histoire…

[5Le largonji est le procédé consistant à déformer les mots en substituant un l à la première consonne et en la reportant en fin de mot. Le mot « largonji » est lui-même la “traduction” de « jargon » en largonji.

[6Notons simplement l’ingénieuse étymologie qu’elle propose pour tagenagat : la répétition du ag suggère que ce mot pourrait lui-même être de la tagenagat (le mot codé étant vraisemblablement un dérivé de en, « dire » ; il en serait donc de « tagenagat » comme de « verlan », qui est lui-même un mot de verlan, ou de « largonji », qui est un mot de largonji). L’étymologie est tout à fait plausible. Pour la variante tagennegent du mot, il se pourrait que la syllabe insérée soit agen ; à moins que le mot codé dérive de en par redoublement de la racine, manière assez répandue de former des idéophones en touareg.

library_books Bibliographie

BOURDIEU Pierre, 1980. Le sens pratique. Paris, Les Éditions de Minuit.

FISCHER Anja, 2008. Nomaden den Sahara. Handeln in Extremen. Berlin, Reimer.

FISCHER Anja & KOHL Inès (eds.), 2010. Tuareg Society within a Globalized World. Saharan Life in Transition. Londres, I.B. Tauris.

FOUCAULD Charles de, 1951-1952. Dictionnaire touareg-français. Dialecte de l’Ahaggar (4 tomes). Paris, Imprimerie nationale.

GOFFMAN Erving, 1974. Frame Analysis : An Essay on the Organization of Experience. New York, Harper and Row (trad. allemande : 1980, Rahmen-Analyse. Frankfurt am Main, Suhrkamp).

HYMES Dell H., 1962. « The ethnography of speaking », in GLADWIN Thomas & STURTEVANT William C. (eds.). Anthropology and Human Behavior. Washington, D. C., Anthropological Society of Washington, p. 13-53.

SAVAGE André, 2012. « Structure syllabique de la langue touarègue. Nouvel éclairage sur les voyelles schwa et “a bref” », Études et Documents berbères, 31, p. 95-135.

Pour citer cet article :

Dominique Casajus, 2018. « FISCHER Anja, 2012. Sprechkunst der Tuareg. Interaktion und Soziabilität bei Saharanomaden ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2018/Casajus - consulté le 29.03.2024)
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