Introduction
Prises dans des dynamiques de circulation internationale, les médecines traditionnelles asiatiques sont aujourd’hui pratiquées en dehors de leurs espaces nationaux d’origine, par de nouvelles figures de thérapeutes et à destination d’un nouveau public (Alter 2005 ; Høg et Hsu 2002 ; Wujastyk et Smith 2008). Leur circulation et leur relocalisation dans d’autres contextes culturels et législatifs ne sont pas sans entraîner de nombreux ajustements et reformulations, qui conduisent à l’émergence de pratiques différenciées et inédites (Obadia 2009 ; Pordié et Simon 2013 ; Pordié 2011a ; Sébastia 2011 ; Vargas 2008) [1].
C’est le cas de l’ayurvéda [2], une des médecines traditionnelles de l’Inde [3], qui est pratiquée aux États-Unis et en Europe sous des formes renouvelées, au croisement du thérapeutique, du spirituel, du développement personnel et des préoccupations écologistes (Chopra 2008 ; Frank et Stollberg 2002 ; Humes 2008 ; Reddy 2002 ; Warrier 2011). En France, on compte une centaine de thérapeutes dits « alternatifs » ou « non conventionnels » spécialisés dans cette médecine traditionnelle et qui officient pour une clientèle elle aussi essentiellement française. Ils proposent des consultations d’ayurvéda, qui consistent en un diagnostic prédictif effectué silencieusement à partir d’auscultations et d’une inspection visuelle, souvent accompagné d’une lecture du pouls pris au poignet. Le praticien restitue ensuite un récit étiologique et révèle à son interlocuteur les liens de correspondance analogique qu’il entretient avec les éléments naturels et les mondes invisibles, récit à partir duquel il va proposer des solutions thérapeutiques, centrées essentiellement autour de conseils sur l’alimentation et l’hygiène de vie.
L’ayurvéda renvoie cependant à une théorie médicale complexe et en partie ésotérique – notamment par les nombreuses références faites à des concepts sanskrits –, qui est souvent totalement étrangère aux clients français. Si les thérapeutes français jouent sur cet exotisme qui fonde la spécificité de leur pratique, ils doivent néanmoins se garder de rendre les consultations trop ésotériques, sous peine de paraître excentrique ou sectaire. Ils se doivent surtout de rendre leur démarche compréhensible et abordable pour une clientèle néophyte, qui vient les voir avant tout pour essayer une solution thérapeutique alternative. Cet article propose de poser un éclairage socio-anthropologique sur les modalités par lesquelles ces thérapeutes modulent l’étrangeté, l’exotisme et la familiarité de cette médecine traditionnelle indienne, qui donnent en retour des formes singulières aux consultations d’ayurvéda telles qu’elles sont pratiquées en France.
Plus spécifiquement, je vais discuter le dispositif organisationnel par lequel le praticien va rendre compte de son diagnostic, qui fait apparaître l’activité discursive comme un des instruments clé du bon déroulement de la relation de soin. Le langage, en plus d’être une dimension du travail thérapeutique valorisée par les thérapeutes alternatifs en Occident (Bordes 2011 ; Cohen et Rossi 2011 ; Laplantine et Rabeyron 1987 ; Schmitz 2011a), représente un outil permettant au praticien de moduler l’exotisme de la consultation, de tempérer son étrangeté et de rendre son travail compréhensible à des interlocuteurs néophytes. Il mobilise pour cela un ensemble d’images et de métaphores afin d’illustrer plus familièrement des concepts ésotériques et exotiques ; mais il effectue aussi une sélection dans ce qui lui semble approprié de dévoiler ou non à son interlocuteur. L’analyse de ces mécanismes souligne comment les thérapeutes français individualisent leurs discours en fonction de l’idée qu’ils se font de leur interlocuteur, de sa familiarité avec l’ayurvéda, les philosophies orientales et le monde des médecines non conventionnelles plus généralement. À partir de l’examen du déroulement des consultations, cet article vise à décrire le travail réflexif par lequel ces thérapeutes évaluent et jaugent leurs interlocuteurs, pour sélectionner ce qu’il convient ou non de leur expliquer, et choisir le registre discursif le plus adéquat. L’analyse que je propose de ces mécanismes s’appuie en grande partie sur les travaux de Jeanne Favret-Saada sur les pratiques sorcellaires contemporaines en France, qui apparaissent comme un cadre particulièrement fécond pour l’étude des pratiques de soins dites alternatives et non conventionnelles (Favret-Saada [1977] 2011, 2009 ; Favret-Saada et Contreras [1981] 1993).
Il s’agit ici de penser les recompositions et les ajustements contemporains dont font l’objet les médecines traditionnelles sud-asiatiques lorsqu’elles sont pratiquées par de nouvelles figures de thérapeutes en se détachant d’une interprétation en termes d’appauvrissement des savoirs et des pratiques, ou de leur éventuelle dilution dans l’univers New Age [4] occidental (Zysk 2001). Les phénomènes de déformation ou de traduction consécutifs de la réception de ces pratiques en Occident peuvent mettre en lumière les multiples ajustements opérés par les acteurs, et les mécanismes par lesquels ces médecines sont reproduites à destination d’une clientèle néophyte. Au-delà de l’étude des recompositions des médecines traditionnelles asiatiques consécutives de leur internationalisation, cet article propose une réflexion méthodologique sur la perception de ces ajustements par le chercheur et sur les jeux de masquage et de dévoilement dont ils peuvent faire l’objet.
Les analyses développées ici s’appuient sur un travail doctoral en sociologie et en anthropologie portant sur les dynamiques de réception et de recomposition des savoirs thérapeutiques ayurvédiques auprès des praticiens français (Commune 2015). Dans une perspective compréhensive et inductive, une cinquantaine d’entretiens ont été réalisés avec une trentaine de praticiens français d’ayurvéda, ainsi qu’une vingtaine d’observations menées dans différents « cabinets » et « centres de soins » ayurvédiques en région parisienne et dans des grandes agglomérations françaises, de 2009 à 2013.
Après une présentation succincte de l’ayurvéda et de ses principes théoriques généraux, les caractéristiques des praticiens et les spécificités de la reproduction des consultations d’ayurvéda en France vont être discutées. L’évaluation de la familiarité du consultant avec l’ayurvéda par le praticien est ensuite analysée au travers de la notion de positionnalité, pour enfin montrer comment cette dernière est consécutive d’une grande marge de manœuvre dans le choix des modes discursifs utilisés.
Généalogie d’une médecine traditionnelle de l’Inde
Ayurvéda est un mot sanskrit que l’on traduit généralement en français par « science de la vie » […]. Les anciens, ce qu’on appelle des vaidyas – ça veut pas dire médecin d’ailleurs : traduit littéralement ça veut dire « celui qui a la connaissance ». Un homme de connaissance. La connaissance avec un grand « C ». C’est des gens qui pouvaient n’avoir jamais étudié à l’école ou à l’université, mais qui avaient des connaissances… extrêmement puissantes du système naturel, de toute l’existence de la vie. C’étaient les premiers médecins, c’est ceux qui étaient des guérisseurs. Guérisseurs naturels. Et intuitifs, instinctifs, qui avaient vraiment la connaissance complète et globale de l’ayurvéda. C’est les rishis, des maîtres et des sages qui ont toute cette médecine, à partir de ce qu’ils ont capté sur un plan cosmique, une cognition et une compréhension de la vie, de comment ça s’organise, la biologie du corps, une compréhension très profonde, les clés de la compréhension de la médecine. Ils les ont établies. Et après il y a tous les médecins [ayurvédiques] qui ont continué derrière et élaboré, à mettre en pratique toutes ces clés données par les rishis. (Christian [5], 47 ans, praticien en ayurvéda et en méditation.)
Lors de mes premières rencontres avec des thérapeutes français spécialisés dans l’ayurvéda, tous ont évoqué la figure des rishis indiens des temps védiques comme les représentants légendaires d’une pratique authentique et originelle. Les thérapeutes français présentent l’ayurvéda comme un savoir intuitif et transcendantal, originel et global, que les rishis mythiques indiens ont codifié dans des traités de référence. Ceci n’est pas une construction propre aux praticiens français : Jean Langford (2013 : 271) identifie une construction identique auprès de médecins ayurvédiques indiens, dans une approche qu’elle qualifie de « mystique néo-orientaliste », qui s’appuie à la fois sur des représentations orientalistes de l’« âge d’or indien » et sur les discours nationalistes hindous selon lesquels les rishis avaient, dans leur vision, dépassé la science britannique. Pour les thérapeutes français, l’ayurvéda représente une théorie médicale complète et efficace autant sur le plan curatif que préventif, souvent regardée comme une « source » dont se seraient inspirés par la suite tous les autres systèmes thérapeutiques traditionnels. Avant de présenter plus en détail ces thérapeutes français d’ayurvéda et leurs modalités de pratique, il convient de retracer brièvement la généalogie de cette médecine traditionnelle de l’Inde, dont l’histoire est prise dans des rapports coloniaux et postcoloniaux complexes, qui ont notamment comme enjeux l’identité nationale indienne et sa confrontation avec la science biomédicale [6] occidentale.
L’ayurvéda est une médecine savante originaire du sous-continent indien, historiquement liée à l’hindouisme, et qui signifie en sanskrit « connaissance (Veda) de la vie (ayush) », ou « savoir sur la longévité ». Il en est fait pour la première fois mention dans l’Atharva Veda (daté entre neuf et cinq siècles avant J.-C.) et dans le Mahabharata (Mazars 1995 ; Zimmermann 1995). Des références sont aussi faites dans les premiers Védas. L’ayurvéda est associé à trois textes sanskrits majeurs : le Caraka samhita et le Susruta samhita (datant de deux siècles après J.-C.), ainsi que l’Asthanga samhita (Hrdayam), rédigé plus tard aux alentours du VIIe siècle. L’ayurvéda « classique », incarné par ces textes fondateurs, renvoie à une théorie générale ordonnant et classifiant les différentes substances composant le corps et le monde et à une théorie de l’apparition des maladies (Zimmermann 1995 : 87). Ces textes offrent des standards à la pratique, proches des principes de la médecine humorale galénique européenne [7] ; ils détaillent les propriétés d’un grand nombre de plantes médicinales et les recettes d’un vaste répertoire de médications. Une des caractéristiques de cette médecine savante est aussi le lien profond qu’elle entretient avec la philosophie et l’élévation spirituelle que certains courants de la pensée hindouiste mettent en avant (Zimmermann 1995 : 85).
Dans la perspective ayurvédique classique, le corps est constitué de cinq éléments : la terre, l’eau, le feu, l’air et l’éther. Les nourritures absorbées conjuguées à l’influence du climat sont transformées par le feu digestif (agni) en trois humeurs, ou doshas : vata (ou le vent, constitué d’air et d’éther), pita (le feu ou la bile, composé de feu et d’eau) et kapha (la terre ou le flegme, composé d’eau et de terre) ; et par un jeu de coctions successives en sept éléments constitutifs de l’organisme (dathus). L’ayurvéda postule aussi l’existence de fluides vitaux invisibles incarnés notamment par le prana, le souffle de vie. Chacune des doshas est associée à des qualités spécifiques [8]. Les saveurs (rasas) font aussi l’objet d’une classification, tout comme leur transformation par la digestion (virya), à laquelle il faut ajouter l’action spécifique (prabhava), et les qualités (gunas). Selon ce modèle, chaque substance peut être décodée selon une grille complexe de qualités et d’attributs, qui vont interférer de façon allopathique avec le corps du patient [9] – en combattant un déséquilibre par la qualité contraire.
Le travail du praticien consiste d’abord à déterminer la « constitution naturelle » de son patient (la prakriti), ainsi que sa « situation » (la vikriti), qui renvoie à l’identification d’un ou de plusieurs déséquilibres par rapport à sa constitution. Le point d’orgue de la consultation consiste en un diagnostic effectué à partir d’éléments visuels et d’auscultations, souvent accompagnés d’une lecture du pouls au poignet. Dans ses travaux sur l’ayurvéda en Inde, Langford (2002 : 18) utilise la catégorie de « diagnostic prédictif » pour souligner la proximité de ce dernier avec un diagnostic divinatoire, technique par laquelle le praticien va tenter d’identifier les maux dont souffre son consultant, mais aussi des épisodes de maladies passées ou à venir. Au travers du recueil d’un ensemble de signes, le praticien cherche à établir des correspondances avec des qualités humorales, selon le principe de continuité des intériorités et des extériorités propre aux modes de pensée analogiques. Le corps est compris comme un objet « semiphore » (Wunenburger [2006] 2008 : 47), chargé de significations multiples et dont certains organes sont dotés de propriétés sémiologiques complexes qui synthétisent les informations sur la personne. Il s’agit ensuite pour le praticien de rectifier les déséquilibres des doshas pour permettre au consultant de retrouver l’état de santé, par des thérapies manuelles, des conseils sur l’alimentation et l’hygiène de vie et la prescription de médications.
L’histoire de l’institutionnalisation et de la professionnalisation de cette médecine en Inde témoigne d’une construction complexe [10]. Les profondes reconfigurations dont elle a fait l’objet touchent à la formalisation des modes de transmission du savoir, par la mise en place d’un système institutionnel de formation et d’enregistrement des praticiens calqué sur le modèle des professions médicales occidentales [11]. Aussi, l’industrialisation des méthodes de production des remèdes à la fin du XIXe et au long du XXe siècle en Inde a conduit à une standardisation des recettes afin de permettre leur fabrication à grande échelle, leur conservation et leur distribution aux niveaux national et international [12] (Banerjee 2004 ; Bode 2006).
L’ayurvéda bénéficie aujourd’hui d’une forte reconnaissance en Inde, où le titre d’ayurvedic doctor est protégé et sanctionné par un diplôme universitaire. En 2013, on compte environ 450 000 praticiens enregistrés d’ayurvéda (Bode et Hariramamurthi 2014). Ils officient dans des cliniques urbaines ou rurales, des hôpitaux publics ou privés, des collèges médicaux, des resorts pour touristes ou des laboratoires de production de remèdes (Wujastyk et Smith 2008). Lucie Dejouhanet (2009) recense en 2004 plus de 2 000 hôpitaux ayurvédiques et 14 000 dispensaires. L’existence d’un corps spécialisé n’est cependant pas synonyme de définition claire du contenu des savoirs thérapeutiques, ni de monopole de ces derniers par un groupe professionnel. La technique de diagnostic par la prise de pouls est à cet égard significative. Écartée des enseignements institutionnels car technique éminemment subjective, elle est aujourd’hui valorisée par de nombreux praticiens indiens comme un signe d’authenticité, perçue comme proche de l’ayurvéda « originel » et entourée d’une forte « aura mystique » (Langford 2002 : 17-18).
Les consultations d’ayurvéda en France
Pris dans des logiques de circulation internationale depuis les années 1960 et 1970, l’ayurvéda est d’abord importé aux États-Unis et en Europe par des leaders charismatiques proches de mouvements néo-hindous, en particulier par Maharishi Manesh Yogi et la méditation transcendantale [13].
L’ayurvéda est aujourd’hui pratiqué en Occident comme “médecine douce” (Benoist 1998 ; Zimmermann 1995) ou “médecine parallèle” (Schmitz 2006 ; Laplantine et Rabeyron 1987) aux côtés de nombreux autres recours de soins non conventionnels, dont le récent succès interroge et redéfinit les contours du pluralisme thérapeutique contemporain (Benoist 1996 ; Cant et Sharma 1999 ; Cohen et Rossi 2011). En France, plus d’une centaine de thérapeutes se sont spécialisés dans l’ayurvéda, auxquels il faut inclure de nombreux masseurs. C’est une population essentiellement française – les praticiens indiens présents sur le sol français sont largement minoritaires [14] – et relativement féminisée [15], qui officie pour une clientèle elle aussi française. L’ayurvéda en France renvoie d’abord à une migration de savoirs avant d’être une migration de personnes (Hoyez 2012).
Les thérapeutes français travaillent en libéral, tiennent des cabinets dans les grandes agglomérations ou dans des centres en zone rurale et sont facilement identifiables sur internet. Ils se sont formés dans des écoles d’ayurvéda en France ou à l’étranger (États-Unis ou Europe) ou en partie en Inde auprès d’un « maître d’ayurvéda ». Non-médecins pour l’essentiel [16], ils ont interdiction de se positionner sur le registre des soins curatifs et de prescrire des remèdes – ils sont nombreux à percevoir le contexte français comme limitant fortement leur pratique. Ils mettent en avant les aspects préventifs et naturels de l’ayurvéda, prodiguent essentiellement des conseils et des recommandations portant sur l’hygiène de vie et l’alimentation. Ils peuvent par ailleurs recommander le recours à des thérapies corporelles de type massage ou yoga et promouvoir des techniques méditatives ou de relaxation. Certains proposent à leurs consultants des cures d’ayurvéda et des stages de perfectionnement de quelques jours. La place du religieux dans leur pratique est aussi problématique. Tous considèrent qu’avoir une démarche spirituelle est une condition nécessaire de l’épanouissement individuel, mais ils ne peuvent s’inscrire directement sur ce registre sous peine d’être potentiellement suspectés de dérive sectaire [17].
Les praticiens français d’ayurvéda ont des parcours pluriels et des modes de pratique très personnalisés ; ils associent la théorie ayurvédique classique à la valorisation de la sensibilité, de l’intuition et des aspects énergétiques. Beaucoup sont par ailleurs professeurs de yoga, de méditation ou d’autres pratiques alternatives. Cette tendance à associer l’ayurvéda à d’autres méthodes de soins s’explique par des parcours de formation extrêmement individualisés, durant lesquels ils peuvent s’initier et se former à divers types de thérapies avant de choisir de se spécialiser. Il faut aussi souligner la relative précarité liée à leur activité : la forte concurrence et l’absence de législation claire sur l’ayurvéda en France rend pour beaucoup les perspectives d’avenir incertaines, en particulier pour les plus jeunes qui ne disposent pas d’un espace dédié à la pratique, et qui se retrouvent contraints d’officier dans un certain éclatement géographique afin d’avoir une clientèle suffisante. Dans ce contexte, disposer de plusieurs spécialisations thérapeutiques permet aussi de diversifier ses réseaux et d’élargir sa clientèle.
Une courte synthèse de la biographie de deux thérapeutes français illustre la diversité de ces parcours : Stéphanie, 52 ans, thérapeute en ayurvéda et professeur de yoga, et Christian, 47 ans, praticien en ayurvéda et en méditation. Ces extraits, anonymisés, n’ont pas vocation à rendre compte de la pluralité des trajectoires personnelles, mais veulent donner au lecteur une idée des modalités par lesquelles ces thérapeutes se tournent vers l’ayurvéda et en font leur activité.
C’est par le biais de sa formation comme instructeur de méditation transcendantale en Allemagne que Christian découvre l’ayurvéda dans les années 1980, alors qu’il est âgé d’une vingtaine d’années. Passionné par les philosophies orientales, il donne des séries de conférences en Europe et entreprend de se former à la médecine traditionnelle indienne par correspondance auprès d’un centre de formation en Suisse. Il est en contact avec une académie d’ayurvéda en Inde, auprès de laquelle il part effectuer une formation autour des années 2000, puis fonde un centre d’ayurvéda en région parisienne à son retour en France. Il s’intéresse aussi beaucoup au jyotish, l’astrologie médicale indienne, qu’il intègre à sa pratique de l’ayurvéda, ainsi qu’à la gemmothérapie – l’usage thérapeutique des pierres précieuses et semi-précieuses. Il tient toujours régulièrement des conférences sur le sujet et a écrit plusieurs ouvrages sur l’ayurvéda publiés par des maisons d’édition spécialisées dans les pratiques alternatives de santé. Il reçoit aujourd’hui une dizaine de consultants par semaine pour des « bilans d’ayurvéda », des consultations d’astrologie védique et des formations à la médecine traditionnelle indienne qu’il dispense dans son centre.
L’acte qui caractérise le travail de ces praticiens, qu’ils valorisent comme une activité distinctive et qui cristallise les dimensions identitaires de leur pratique, est le « bilan d’ayurvéda », par lequel ils vont définir la « constitution humorale » de leur consultant, pour identifier des déséquilibres entre les trois doshas – les trois humeurs – à l’origine de problèmes de santé. Il renvoie à l’acte de diagnostic, mais les thérapeutes lui préfèrent les termes « bilan », « consultation » ou « entretien » afin de ne pas entretenir de confusion avec un diagnostic médical. Ce bilan est le point de départ de toute relation de soin. Il dure en moyenne une heure, durant laquelle le praticien va interpréter les maux dont se plaint son consultant en les reliant à des déséquilibres de ses doshas et lui restituer un récit étiologique complexe sur l’origine de ces déséquilibres. À partir de ce « bilan », le thérapeute va pouvoir prodiguer différents conseils afin de tenter de corriger les déséquilibres de son consultant – travail qui va s’étaler ensuite sur plusieurs séances. Les modalités du déroulement d’un « bilan d’ayurvéda » varient d’un praticien à un autre, mais des caractéristiques récurrentes ont été identifiées et vont être présentées ici.
À l’arrivée au centre ou au cabinet, le praticien accompagne le consultant dans le lieu dédié aux consultations en l’invitant généralement à se déchausser ; il peut lui proposer un chaï [18], des tartines de ghee [19] faites maison ou un verre d’eau chaude – boisson aux nombreuses vertus selon l’ayurvéda. Il peut aussi lui demander de remplir seul un court questionnaire [20]. Les deux protagonistes s’assoient ensuite l’un en face de l’autre, à moins d’un mètre de distance, autour d’un bureau ou sur des fauteuils disposés face à face. C’est le huis clos qui préside à toute consultation, strictement privée et se déroulant sans témoin durant environ une heure. Il s’agit pour le praticien de faire valoir la confidentialité des échanges, et d’inscrire la relation dans le colloque singulier et le secret professionnel [21].
L’aménagement et la décoration des espaces de pratique faits par des thérapeutes donnent à voir de multiples références à l’Inde : il flotte souvent des odeurs de cuisine épicée ou d’encens, parfois mélangées à des effluves parfumés d’huiles de massage. Il n’est pas rare de voir accroché au mur un poster des sommets himalayens enneigés ou une représentation schématique des sept chakras ; ou encore un petit mortier en pierre et son pilon sur le bureau à côté de statuettes en bronze de déités du panthéon hindou. Les thérapeutes jouent sur ce lien particulier qu’ils entretiennent avec l’Inde, en accueillant parfois leurs consultants vêtus d’un dhoti – un vêtement traditionnel indien fait d’une large pièce de coton ; j’ai aussi croisé sur le terrain des praticiennes portant le bindi, version esthétisée du tilak, marque portée sur le front par les hindous, apposée lors d’une cérémonie religieuse. À l’instar des marabouts parisiens et de leur rapport à l’Afrique (Kuczynski 2002 : 324), le praticien offre à son consultant un imaginaire de l’Inde mystique et exotique ; cependant, il sait qu’il ne doit pas rendre cette étrangeté trop inquiétante. Les bibliothèques – très souvent situées derrière le bureau du thérapeute et donc directement en face du consultant – témoignent de ce phénomène : les traductions anglaises des traités de l’ayurvéda classique côtoient toute une littérature en français sur les médecines alternatives, l’usage des plantes médicinales, et d’autres traitant de la digestion ou du développement personnel.
La consultation commence par une courte discussion, pendant laquelle le consultant expose brièvement les raisons de sa visite. Le thérapeute peut ensuite présenter succinctement son parcours ou sa pratique, sans excéder quelques minutes car il centre la consultation sur l’identification des maux de son consultant et leur résolution. Cette place importante donnée à la parole et à l’écoute est valorisée par les thérapeutes comme un trait spécifique de leur activité, par lequel ils critiquent implicitement les consultations avec les professionnels de santé, qui accordent selon eux une trop faible place à l’écoute du malade. Cette écoute attentive va permettre au praticien de recueillir les premières informations sur la nature de la sollicitation dont il fait l’objet, comme l’explique ici Stéphanie en entretien :
Je commence par laisser la possibilité à la personne de dire ce qu’elle veut, de quoi il s’agit pour elle. Parce qu’a priori elle a quelque chose à dire, c’est bien qu’il y a une demande. On sait sur quoi on part. Ce qu’elle veut, ou ce dont elle souffre. Et la façon dont elle l’exprime et les mots qu’elle emploie, déjà, ça parle d’elle et ça oriente l’entretien.
Durant cette phase, le praticien déploie des « stratégies d’écoute », à l’instar des naturopathes étudiés par Marie-Pierre Estager (2000 : 128). Suit le diagnostic, qui prend la forme de diverses manipulations et examens corporels. Il inscrit la thérapeutique dans une activité théâtralisée – Langford (2002 : 191) parle d’« art de la mise en scène » (showmanship) pour la pratique en Inde – qui prend comme objet le corps du consultant et se déroule dans un silence cérémonial. Cette activité se donne à voir d’abord comme une activité rituelle et dramaturgique. Elle commence invariablement par un examen morphologique protocolaire, tel que décrit par les textes ayurvédiques classiques, que chaque thérapeute accommode cependant à sa façon. Durant cette phase, qui peut durer de deux à cinq minutes, le praticien va ausculter, regarder et palper le corps du consultant. Des points sont systématiquement examinés : la forme du visage, la couleur de la langue, la structure générale du corps, les mains et les articulations, la couleur et la texture des ongles, les yeux et l’intensité du regard. La respiration peut aussi faire l’objet d’une attention particulière. Le praticien peut intervenir manuellement pour effectuer des palpations au niveau du ventre, des articulations et des tendons ou frotter la peau du consultant pour voir si elle est sèche ou grasse. Il peut demander de regarder sous les paupières inférieures et d’examiner les gencives.
Le dernier outil mobilisé est celui de la prise de pouls. Il ne fait cependant pas l’unanimité et n’est pas utilisé par tous, ni de la même façon. Lors de la prise de pouls, acte qui dure quelques minutes, le praticien cherche à percevoir les pulsations de l’artère radiale, en respectant là aussi les règles de l’ayurvéda classique pour le placement des doigts et l’interprétation des pulsations. Le profond silence participe à sa concentration, il ferme généralement les yeux et se laisse absorber par cet acte. Un parallèle peut être fait ici avec les usages du « don » chez les magnétiseurs décrits par Daniel Friedmann (1981 : 105-106), qui « font le vide » afin de se retrouver seuls avec le corps et la maladie, jusqu’à une « fusion avec l’autre ». En observant des consultations entre praticiens de médecine tibétaine et touristes occidentaux au Ladakh, Laurent Pordié (2011b) souligne comment la prise de pouls peut être interprétée par les consultants comme le signe d’un pouvoir thérapeutique ou d’une « vision intérieure » prêtée au praticien. Cet acte apparaît comme un riche support pour l’imaginaire des consultants, il est entouré d’une symbolique forte : la « prise de pouls » est chargée d’un certain pouvoir de révélation, la main symbolisant le pouvoir du praticien (Friedmann 1981 ; Schmitz 2006 : 157). Surtout, c’est un médium vers l’intériorité du consultant.
Percevoir le « niveau de compréhension » et repérer les positions d’énonciation
Une fois ces opérations effectuées, le praticien va rendre compte de son jugement clinique à son consultant, en lui donnant sa « constitution de naissance » (prakriti) et sa « situation » (vikriti), puis en prodiguant un ensemble de conseils et de recommandations. Cette seconde phase va durer entre une demi-heure et une heure, et, contrairement au diagnostic, elle se caractérise par une activité discursive intense entre les deux protagonistes. Elle est marquée par des jeux de questions-réponses, par lesquels le praticien évoque sans relâche les signes qu’il a perçus et tente de recueillir des informations complémentaires pour reformuler et compléter son jugement, en cherchant l’approbation du consultant et en ponctuant ses affirmations de « Ça vous va ? », « Vous sentez ? », « Je me trompe pas ? ».
Lors de cette restitution, le praticien va tenter de faire valoir sa détention de capacités extraordinaires. Il formule des observations indépendantes sur les problèmes précis de son consultant, sur des épisodes antérieurs de maladie, sur leur manifestation ou leur évolution. Lorsqu’il touche juste, cela apparaît comme un signe de la pertinence de son approche. L’intensité du dialogue participe à ce que le consultant ne se souvienne pas du contenu exact des propos échangés. Des modalités d’échange analogues se retrouvent dans les pratiques maraboutiques à Paris : pris dans le flot des questions et l’alternance des prises de parole, le consultant peut à son insu attribuer au thérapeute des informations qu’il a en partie délivrées (Kuczynski 2002 : 202). Un parallèle peut aussi être fait avec les consultations de taromancie (Berthod 2007 ; Weidner-Maluf 2007) ou les cures de désorcellement, pour lesquelles Jeanne Favret-Saada ([1977] 2011 : 46, 2009 : 92) analyse la manière dont la désorceleuse produit des énoncés recevables à la situation du client par des séries d’approximations successives.
Cette restitution place cependant les praticiens dans une position difficile. Ils interprètent les maux du consultant en référence à la théorie ayurvédique classique, qui mobilise des concepts sanskrits et des représentations du corps souvent totalement étrangères à leur interlocuteur. Il en est de même pour leur perception d’aspects invisibles tels le niveau d’ouverture des chakras, la mesure des « énergies subtiles », du « degré d’ouverture spirituelle » ou du Karma [22]. Il faut rappeler ici que ces thérapeutes officient tous en libéral et que la pérennité de leur activité repose en grande partie sur leur capacité à pouvoir se constituer et fidéliser une clientèle. Leur pratique professionnelle est donc caractérisée par l’instauration d’un fort lien de dépendance à la clientèle, relevant d’une « client-based practice » telle que définie par Eliot Freidson (1970) dans ses travaux sur les professions médicales.
Ceci a des conséquences importantes sur leur travail. D’une part, leurs modes de publicité et les stratégies de captation et de diversification de la clientèle les confrontent à des demandes thérapeutiques extrêmement variées. L’éventail des sollicitations dont ils peuvent faire l’objet recouvre des demandes de « mieux-être », des troubles liés à l’alimentation, au sommeil ou à la digestion, des demandes de personnes suivant un traitement médical et voulant amoindrir les effets secondaires de leur traitement ; ils sont aussi parfois confrontés à des problèmes d’addiction, des personnes en fin de vie ou atteintes par des pathologies graves et cherchant des solutions alternatives. Ces dernières sont cependant gérées avec beaucoup de prudence par les praticiens, qui s’empressent de rappeler que l’ayurvéda n’est pas une « solution miracle » et qu’ils ne peuvent se substituer à un traitement médical. Ces sollicitations émanent aussi de consultants qui disposent d’une connaissance très inégale de l’ayurvéda ou des pratiques alternatives de santé en général. Certains peuvent être très familiarisés avec l’ayurvéda, le yoga et la méditation, et par ailleurs critiques de l’approche biomédicale. Les nouveaux clients sont cependant en majorité des néophytes. Il s’agit bien souvent pour eux d’une expérience tout à fait nouvelle, motivée par le conseil d’un ami ou par la volonté d’essayer une technique de soin alternative. Isabelle, une praticienne en ayurvéda de 42 ans en région parisienne et spécialiste de diététique ayurvédique, rend compte de la grande diversité des attentes des consultants, qu’elle résume par l’expression « voir de tout ».
Les gens viennent me voir parce qu’ils n’arrivent pas à régler leurs problèmes. C’est des problèmes chroniques, des choses qu’ils n’arrivent pas à soigner. On vient me voir pour toutes sortes de raisons. Problèmes digestifs chroniques, constipation chronique, mal de dos… Généralement les gens ils n’ont pas un problème, ils ont plein de problèmes, c’est rare que l’on vienne me voir avec juste un seul problème. En général c’est plusieurs choses, ça va pas, quoi. Et ils ont essayé différentes choses, ça ne marche pas. Alors il y en a qui ne sont pas bien “un petit peu”, et il y en a qui sont vraiment très mal. Ils sont tout jaunes… La médecine leur dit qu’on ne sait pas ce qu’ils ont. Je vois de tout. Je vois des gens qui sont aussi bien portants que mal portants.
D’autre part, la fidélisation des nouveaux clients représente un enjeu important, le travail thérapeutique nécessitant ensuite plusieurs séances pour rééquilibrer petit à petit les doshas – ou tout du moins pour réduire les déséquilibres. Le praticien doit donc faire preuve de professionnalisme et montrer qu’il dispose d’une fine connaissance de l’ayurvéda ; mais la diversité de la clientèle rend cette tâche particulièrement difficile. En effet, s’il aborde les aspects ésotériques et rend sa pratique trop exotique et étrange pour un consultant néophyte, il peut passer pour un excentrique ou un sectaire. À l’inverse, s’il reste dans des propos superficiels avec un consultant initié, il peut apparaître comme un incompétent. Dans les deux cas, il prend le risque de perdre un client potentiel, ce qu’il ne peut généralement pas se permettre dans un contexte marqué par l’incertitude économique de l’activité.
Fondamentalement, il s’agit pour lui de « trouver le bon ton » avec le consultant, afin d’être ni trop exotique ni trop familier, et d’apparaître comme compétent. Pour analyser les modalités par lesquelles la restitution du diagnostic va être personnalisée selon les consultants et prendre des formes éminemment variables à chaque interaction, le recours à la « positionnalité » me semble être une piste intéressante. J’emprunte cette notion qui est transversale aux travaux de Jeanne Favret-Saada sur les pratiques sorcellaires contemporaines en France ([1977] 2011, 2009 ; Favret-Saada et Contreras [1981] 1993), qui l’utilise d’abord pour analyser les conditions d’accès aux récits de cas d’ensorcellement. Ces récits ne sont divulgués que si leur locuteur est sûr que son interlocuteur est aussi « pris » dans des jeux de sorcellerie ; ils sont tus dans le cas contraire, afin de ne pas passer pour un « arriéré » ou un « crédule » (2009 : 33-50). Cet auteur invite à prendre en compte les modalités d’énonciation de ces récits et à identifier la position supposée de chacun vis-à-vis des pratiques sorcellaires. Le repérage du contexte relationnel et des positions des enquêtés (et du chercheur) à l’égard de la sorcellerie permet à cet auteur d’identifier un « système de places » (2009 : 154), qui, lors d’une interaction, régit ce qu’il est socialement acceptable ou non de dire à son interlocuteur.
Je retrouve sur mon terrain des mécanismes proches, par lesquels les praticiens d’ayurvéda évaluent la position de leur consultant par rapport à l’ayurvéda et aux approches non conventionnelles, pour en retour adapter au mieux leur discours. Plusieurs thérapeutes m’ont expliqué comment il s’agissait pour eux de percevoir le « niveau de compréhension » de leur interlocuteur, afin de trouver le bon registre de langage. Stéphanie, dont le parcours a été présenté plus haut, illustre ces mécanismes lors d’un entretien.
C’est selon la personne, quelle est sa demande au départ… Si elle arrive en disant qu’elle veut apprendre à méditer, ou si elle me dit qu’elle est constipée… Comment dire, on peut toujours aborder les choses à différents niveaux, c’est selon la personne. C’est la personne qui détermine. […] Je pense que ce qui est important, c’est d’expliquer aux gens ce qu’ils peuvent comprendre au moment où on les voit. Donc moi ça me semblerait tout à fait hallucinant d’expliquer des secrets… à des gens qui n’en ont pas la compréhension. Voilà. L’ayurvéda, ça sous-entend une démarche profonde, je n’ai pas envie que l’on insinue quoi que ce soit. Je ne dis pas.
Il s’agit tout autant pour les thérapeutes d’« expliquer » l’ayurvéda à des consultants néophytes en ajustant leurs manières de dire, que d’effectuer un tri dans les sujets qu’ils pensent pertinents ou non d’aborder. Cela se cristallise autour du rapport à la spiritualité, auquel les thérapeutes accordent une importance particulière dans l’apparition et la gestion des déséquilibres des doshas. Cette question est toutefois sensible avec des consultants novices ; Stéphanie m’explique par exemple en entretien comment elle décide de rendre ou non dicibles les aspects spirituels et « subtils » de l’ayurvéda avec ses consultants.
Il y a évidemment des aspects, on peut dire spirituels, mais c’est plutôt des aspects subtils qui… qui sont aussi très importants, et qu’on ne peut pas aborder avec une personne qui vient pour la première fois. Alors l’aspect subtil des choses, soit des aliments, des goûts, et des principes, on peut toujours parler à plusieurs niveaux, et il y a toujours plusieurs niveaux de compréhension des choses […]. Il y en a [des consultants] à qui on explique, et d’autres avec qui ça sert à rien. On émane, on mesure ça très bien.
Afin d’effectuer cette « mesure », le praticien repère le réseau par lequel s’est manifesté le consultant, sa familiarité avec une forme de yoga, de méditation ou d’une autre médecine douce, avec l’Inde ou avec les philosophies orientales. L’écoute attentive de son itinéraire et des catégories de langage qu’il utilise pour décrire son état et les raisons de sa venue sont autant d’indices qui lui permettent de situer son consultant. Il jauge la familiarité de son interlocuteur avec les concepts ayurvédiques et il ne manque jamais d’accompagner ces références de phrases du type : « Vous avez entendu parler de ça ? », ou « Vous connaissez ce terme ? ». Une partie de cette évaluation peut mobiliser des aspects invisibles qui échappent au consultant, comme le recours à l’intuition et la sensibilité personnelle. Christian, par exemple, mesure le degré d’ouverture des chakras de ses consultants et Stéphanie me dit utiliser son « don » de médiumnité afin de mieux cerner ses interlocuteurs.
« Feux », « vents », « forces » et « énergies » : moduler l’étrangeté et l’exotisme
C’est au travers de l’objectivation de la position d’énonciation du consultant que le praticien va choisir un registre de langage qui lui paraît le plus approprié pour restituer son diagnostic et formuler ses conseils. Cette volonté de « coller » au consultant vise aussi à solliciter son adhésion thérapeutique [23]. Le bilan peut être compris comme une expérience pédagogique et socialisante, au cours de laquelle le praticien doit justifier la pertinence de l’ayurvéda et de son approche. Pour ce faire, il va jouer sur les aspects ésotériques de sa pratique pour rendre son savoir plus familier et plus compréhensible aux consultants néophytes. Ces opérations vont s’effectuer essentiellement par le biais du langage [24], par lequel il va rendre compte de son diagnostic en mobilisant une riche imagerie et en alternant divers registres mêlant étrangeté et familiarité afin de tempérer l’altérité de sa pratique.
Voici, à titre d’illustration, un extrait d’un « bilan » entre Christian, praticien en ayurvéda et en méditation dont le parcours a été décrit plus haut, et Éric, un consultant néophyte d’une cinquantaine d’années. C’est la première consultation d’ayurvéda pour Éric, qui a fait une heure de route pour venir au centre. Un ami lui a loué la médecine traditionnelle indienne et plus particulièrement celle de Christian ; il s’est renseigné au sujet de cette pratique sur internet avant la consultation. Il est sujet à une légère hypertension mais vient consulter avant tout « par curiosité », pour voir si l’ayurvéda peut l’aider pour les problèmes de digestion difficile et de douleurs articulaires dont il se plaint. Cet extrait se situe juste après la phase de diagnostic et marque le début de la phase de restitution et de dialogue entre le thérapeute et son consultant – qui va se prolonger durant près de 45 minutes. Il rend compte de la riche imagerie que mobilise le thérapeute pour rendre familier à son consultant la catégorie de vata – la dosha constituée de vent et d’éther –, et celle d’ama – terme sanskrit qui renvoie dans la théorie ayurvédique classique aux « résidus crus » (Zimmermann 1995 : 35), des éléments considérés comme toxiques générés par une mauvaise digestion.
Christian : Là vous êtes de constitution de naissance dominante pita, c’est-à-dire feu, et kapha. Donc, normalement, un corps plutôt solide, résistant, et pas mal d’énergie. Ça, c’est votre constitution naturelle (Éric acquiesce). Ça vous va ? Éric : Oui, ça va (rires). Christian : Et de déséquilibre, vous avez surtout un accès de vata, qui s’accompagne d’un excès moindre de kapha. Le pita, le feu, il y en a moins, il est quand même là, mais il est plus aussi bien réparti dans le corps que ce qu’il devrait être. Éric : Oui oui. Christian : L’excès de vata, de vent, est le déséquilibre dominant… Il est assez général sur l’ensemble du corps, il affecte aussi votre respiration. Parce que vata, c’est tout ce qui bouge, tout ce qui transite dans le corps, qui est en excès. Le pita il est pas bien réparti, et l’excès de kapha, donc vous devez vous retrouver en surcharge pondérale… ? Éric : Oui. Christian : Ça, c’est un truc, et ça circule pas aussi bien. C’est pas aussi fluide. L’excès de vata c’est qu’il y a une congestion du corps, et comme ça circule pas si bien que ça, il se dépose dans le corps ce qu’on appelle de l’ama. L’ama, vous connaissez peut-être ce terme, c’est de l’encrassement… Éric : Oui, j’ai vu ça. Christian : Ça [ce terme] va bien avec le français, ça s’« amasse », il y a un « amas » de quelque chose. Et cet ama ça fait comme dans la tuyauterie, ça fait de la suie, de la calamine, et ça encrasse. Et la tuyauterie s’encrasse, et après, le vata, le mouvement, il est gêné pour bouger parce que les tuyaux sont moins libres. Voilà voilà. Le vata, son centre, normalement, c’est le colon. Mais, là, le déséquilibre est général, et plus sur la respiration. Parce que le vent, on peut le localiser dans différentes zones, différentes fonctions du corps. Et chez vous on est plus dans la respiration. Ce qu’il faut comprendre, c’est que vent, on peut dire qu’il y a un excès de vent, mais ça veut pas dire que ça souffle forcément bien, ça peut le dévier, ça peut même le retourner. Il est perturbé, le vent arrive pas à… C’est pas la petite brise régulière qui fait que c’est bien réparti. Les énergies, les fluides… donc des fois il est trop fort, des fois il bloque, il prend une autre direction. Et ça commence à être le bazar. […] Et avec l’âge, le vata augmente. Pour tout le monde. C’est comme un véhicule. Plus il a du kilométrage, plus les boulons commencent à prendre du jeu. Un système électronique, au bout de dix ans, ça commence à lâcher… Alors l’ayurvéda, c’est sa spécialité justement. Par rapport au vata. C’est de remettre de l’huile dans les rouages. Ça, on sait très bien faire.
Lors de la restitution de son diagnostic, Christian effectue un va-et-vient constant entre la théorie classique et différents modèles explicatifs, et convoque successivement des catégories distinctes qu’il présente comme complémentaires et superposables. Les références aux concepts ayurvédiques sont systématiquement suivies d’une traduction française – dans cet extrait, le thérapeute rend plus familière la catégorie ayurvédique d’ama en la comparant à « un amas de quelque chose ». Ces équivalences sont aussi accompagnées de plusieurs traductions françaises relativement indéterminées, telles que l’« énergie », la « force » ou les « fluides qui circulent ». La référence aux catégories humorales est récurrente, elle est associée à des concepts New Age et à des métaphores vitalistes et mécanicistes. Le praticien mobilise aussi une riche imagerie (la « répartition des fluides », l’« encrassement » d’un conduit, un système électrique qui « lâche » et des boulons qui « prennent du jeu ») pour expliquer le fonctionnement des doshas à son consultant. Il décrit le fonctionnement de la dosha vata et des différents vents dans le corps dans un style presque météorologique. Surtout, les relations entre ces catégories et ces métaphores interpellent : il passe de l’une à l’autre comme si elles semblaient s’équivaloir.
La place de l’« énergie » ou de la « force » comme catégorie pluri-sémantique n’est pas exclusive aux praticiens français d’ayurvéda et elle se retrouve dans les pratiques New Age (Ferreux 2001 ; Weidner-Maluf 2007), chez les naturopathes (Grisoni 2011 : 139 ; Estager 2000), les homéopathes (Schmitz 2011b) ou le yoga en France (Altglas 2005 ; Guïoux et Lasserre 2002). Dans le cadre de la pratique du shiatsu en France, Julie Descelliers (2006) souligne comment l’« énergie » fait l’objet d’un travail de construction sémantique spécifique, et que les praticiens lui donnent sens notamment par des rapprochements avec des expressions populaires françaises. Des référents analogues se retrouvent dans les discours des géobiologues, des signeurs de Wallonie (Schmitz 2006, 2011a) et dans les concepts de ying yang de la macrobiotique (Ossipow 1997 : 183).
Ces catégories au sens pluriel et imprécis font écho aux analyses de Claude Lévi-Strauss ([1950] 1999), qui poursuit les réflexions de Marcel Mauss sur l’usage de la notion de Mana dans les sociétés mélanésiennes. Pour désigner ces termes au sens indéterminé et susceptibles de recouvrir des significations multiples, Lévi-Strauss a recours à la notion de « signifiant flottant » et insiste sur l’universalité de ces concepts, qui « interviennent, un peu comme des symboles algébriques, pour représenter une valeur indéterminée de signification, en elle-même vide de sens et donc susceptible de recevoir n’importe quel sens » ([1950] 1999 : 49). L’utilisation des catégories telles que la « force », l’« énergie » ou la « vitalité » par les thérapeutes français d’ayurvéda et leurs consultants rend compte d’un phénomène similaire. Ces mots servent de valeur d’échange alors que leur sens n’est cependant jamais explicité. Paradoxalement, ils facilitent la communication entre les deux acteurs et permettent au thérapeute de substituer des concepts propres à l’ayurvéda – comme ceux relatifs au fonctionnement des doshas et par ailleurs toujours en sanskrit – à des termes qu’il sait plus familiers pour son interlocuteur.
Les nombreuses traductions « énergétiques » et New Age des concepts ayurvédiques sont cependant relativement approximatives et imprécises, et détachent ces concepts de leur cadre théorique de référence. Elles témoignent de nombreuses simplifications : alors que les doshas sont constituées d’éléments pluriels (air et éther pour vata ; feu et eau pour pita), leurs traductions les assimilent à un seul élément – vata devient le « vent » et pita le « feu ». Elles sont aussi simultanément associées par le thérapeute à des « forces » et des « énergies » – catégories qu’il sait plus familières de son interlocuteur. L’anthropologue Byron Good (1994 : 217) souligne les limites de ces traductions de catégories humorales et les confusions qu’elles peuvent engendrer. Un phénomène proche de décalage d’interprétation entre les praticiens et les patients occidentaux est décrit pour la médecine tibétaine (Millard 2008). Ivette Vargas (2008) et Laurent Pordié (2011b) notent que ce phénomène est accentué lorsque les praticiens de médecine tibétaine présentent leur savoir dans le but de le rendre compréhensible par des étrangers profanes : leurs discours contiennent à la fois des références New Age, des références à la science et à un vocabulaire « énergétique ». Ces procédés discursifs peuvent alors accentuer et déformer certains traits des systèmes médicaux (Pordié 2011b). Cela fait écho aux malentendus de la communication médecin-malade (Cicourel 2002 : 57 ; Fainzang [2006] 2008), qui montrent qu’un référent utilisé par le patient n’a souvent pas le même sens que celui que lui donne le médecin, mais que ces deux acteurs mobilisent un vocabulaire qui leur permet de se comprendre mutuellement et que ces référents sont employés comme si leur sens était tacitement partagé.
Les déformations et les distorsions qu’entraînent ces traductions peuvent générer des malentendus, qui semblent paradoxalement permettre une meilleure compréhension entre le consultant et le praticien. Pour le thérapeute, l’intérêt de ces catégories réside justement dans cette relative imprécision. En effet, elle lui permet de faire référence à des aspects ésotériques et mystiques de l’ayurvéda, que son interlocuteur peut ne pas interpréter tout à fait de la même façon. Ainsi, l’« énergie » est susceptible d’être comprise en référence à des éléments spécifiques (l’air, la terre, le feu, l’eau et l’éther), synonymes de « fluides » et de « forces », et de faire aussi directement référence au prana – concept ayurvédique souvent traduit par « souffle de vie » ou « énergie vitale ». Des références à l’« énergie » et à la « force » se retrouvent dans les représentations populaires de la santé et de la maladie (Herzlich 1969 ; Saillant 1990 ; Sarradon-Eck 2002), autant pour « gérer la force » du corps (Favret-Saada 2009, [1977] 2011 ; Schaal 1993) que pour décrire l’agressivité de certaines pathologies (Sarradon-Eck 2004). Ces équivalences permettent aux thérapeutes de passer d’une rationalité à une autre et de traduire à leurs consultants des concepts exotiques par des catégories plus familières.
La mobilisation d’une riche imagerie, de nombre de proverbes, de métaphores et de métonymies apparaît comme un outil pour le thérapeute avec lequel il peut, en fonction de comment il situe son consultant, moduler l’étrangeté de sa pratique et des concepts propres à la médecine ayurvédique. Il peut ainsi expliquer différemment la même chose, ce qui donne au « bilan » une forme éminemment variable d’un consultant à l’autre. Au fil des séances, lorsqu’il juge que son interlocuteur est suffisamment investi ou familier avec l’ayurvéda, il peut aussi lui expliquer plus en détail certains points et lui en révéler d’autres. Les extraits suivants montrent par exemple comment Christian rend compte du lien étroit entre sommeil et digestion à un consultant néophyte qu’il voit pour un premier bilan, puis à un consultant initié qu’il sait familier de l’ayurvéda pour le suivre depuis quelques mois. Tout en parlant de la même chose – la nécessité de se coucher tôt pour avoir une bonne qualité de sommeil – Christian déploie deux justifications différentes. L’une mobilise des images et des proverbes qu’il sait être familiers de son consultant, alors que l’autre aborde des aspects plus ésotériques qui renvoient à la dimension « subtile » de la digestion durant la nuit.
Le feu, c’est le pilier, c’est le soleil. Et là où on récupère le mieux, où on dort le mieux, c’est de 22 heures à 2 heures. Là, les batteries se rechargent, la surchauffe se calme, le feu s’apaise, la qualité du feu devient meilleure, ça commence à bien se répartir sur l’ensemble du corps, et il y a beaucoup plus d’énergies… Les gens qui dorment dans ces heures-là ont plus d’énergie, ont besoin de moins de sommeil, ils restent moins de temps au lit, d’où le fameux proverbe, « les heures avant minuit comptent double », et aussi « l’avenir appartient à ceux qui se couchent tôt », etc. C’est tout à fait dans la logique. (Extrait d’une première séance de Christian avec un consultant néophyte.)
Le soir, le feu revient, de 10 heures du soir à 2 heures du matin, le soleil n’est plus au-dessus de nous, il est complètement inversé, de l’autre côté de la terre. Et dans le corps, normalement ce qu’il doit se produire, c’est que le feu s’inverse aussi. Il ne va plus travailler sur la digestion viscérale, mais dans la digestion plus subtile, dans les tissus et les cellules. Si tu manges surtout le soir, tu digères en début de nuit, tu ramènes la digestion viscérale en début de nuit. Le feu, il va se diriger vers la digestion viscérale, mais il ne va pas se diriger pour la digestion dans les cellules. Résultat : le feu est perturbé, on n’a pas envie de dormir, le corps se met à surchauffer, le vent monte… (Extrait d’une séance de Christian avec un consultant familier de l’ayurvéda.)
En interrogeant la pluralité des discours et leur grande variabilité selon les contextes, Laurent Pordié (2008 : 148-152) décrit les marges de manœuvre qu’offre le style discursif des praticiens de médecine traditionnelle tibétaine comme consécutif d’une « identité caméléon ». Il est possible d’identifier différents niveaux de déformation dans les catégories échangées. Le praticien utilise un certain nombre d’éléments pour leur valeur explicative ou illustrative, et ces derniers font aussi l’objet d’une réception spécifique par le consultant. Il tempère ces rapprochements, qui peuvent servir à imager sa pensée sans pour autant renvoyer à une recherche de traduction exacte, en utilisant des procédés de simplification et de reformulation. Ces procédés permettent au thérapeute de présenter une version plus accessible et compréhensible de la théorie ayurvédique à ses consultants néophytes. Il peut ainsi moduler l’exotisme de la théorie ayurvédique en en simplifiant certains aspects et en la rapprochant de la théorie hippocratique des humeurs, qu’il sait plus familière de ses consultants – la traduction des doshas vata et pita par des catégories de type « vent » et « feu » témoigne de ce phénomène.
Conclusion
Analysé au regard d’une configuration relationnelle spécifique, le recours à la positionnalité permet de comprendre la grande variabilité des formes que peuvent prendre les « bilans d’ayurvéda » en France. Elle souligne l’importance des ajustements réflexifs des acteurs et les mécanismes discursifs par lesquels les thérapeutes français gèrent l’altérité de leur pratique, en modulant son étrangeté selon l’idée qu’ils se font de leur interlocuteur. La parole apparaît ici comme un outil fondamental, un « art de dire » (Bordes 2011 : 17-24) qui fait la singularité de ces praticiens, de par la mobilisation d’une riche imagerie, d’une abondance de métaphores et de comparaisons, ainsi que par le recours à différents registres de langage dans la volonté de rendre leurs propos plus familiers et plus accessibles à une clientèle néophyte. Ces mécanismes mettent en évidence comment les traductions et les simplifications des savoirs thérapeutiques traditionnels à destination des profanes ne doivent pas être systématiquement comprises comme synonymes d’un appauvrissement général des savoirs. Elles sont d’abord orientées vers la production d’un discours intelligible et pragmatique, qui, dans le contexte de la client-based practice, vise à solliciter l’adhésion du consultant et à offrir un espace de communication.
Certains aspects de la thérapie peuvent être consciemment masqués ou passés sous silence. Cela peut être le cas avec l’importance des dimensions spirituelle et religieuse, mais cela ne doit cependant pas conduire l’observateur extérieur à conclure à la sécularisation effective de la pratique. Cette dimension reste au cœur du travail thérapeutique, mais peut demeurer dans l’indicible et le secret si le praticien ne juge pas pertinent d’aborder ce thème avec le consultant : ce qu’il donne à voir de la consultation est éminemment déterminé par l’évaluation de la position d’énonciation de son interlocuteur. Le succès de la relation thérapeutique – et par extension la pérennité de son activité – est en grande partie conditionné par sa capacité à comprendre et s’adapter au point de vue de ses consultants.
Le recours à la notion de positionnalité a aussi des implications méthodologiques directes dans la gestion du terrain et des relations avec les enquêtés – et ce plus particulièrement auprès de populations qui, pour reprendre les mots de Jeanne Favret-Saada, sont marquées du sceau de la « croyance » et de la « crédulité », et auprès desquelles l’ethnographe apparaît comme le représentant du sujet moderne, positif et rationnel (Favret-Saada [1977] 2011 : 33). En effet, sur le terrain, le chercheur n’échappe pas à ces évaluations implicites. La mise en forme des discours qu’il va recueillir auprès de ses interlocuteurs est conditionnée par la position que ces derniers lui ont assignée. Pour contourner cet obstacle, il lui est nécessaire de montrer progressivement des signes de son engagement et de son adhésion – sans que cela signifie une adhésion totale et complète – aux valeurs du groupe social qu’il étudie. Cela place alors le chercheur dans une position toute particulière. En reprenant les réflexions de Favret-Saada ([1977] 2011, chapitre 3) sur ces questions, Gildas Salmon (2014) qualifie cette dernière de « position impossible », qui consiste à assumer un « rôle disqualifié et normalement impossible, négatif absolu de l’anthropologue » : celui de l’“arriéré” ou du “crédule”, pour qui, après tout, l’existence des humeurs, des énergies subtiles et des mondes invisibles est quand même possible. Cette perspective méthodologique invite alors le chercheur à analyser son immersion progressive sur le terrain dans un aspect dynamique, pour comprendre et restituer le cheminement singulier qui lui a permis de repérer ces jeux de positionnalité à l’œuvre dans sa population.