À une époque où les « nouveaux objets » sont en faveur, une opération sur ce « classique » qu’est la fête de localité et les actes du colloque régional qui en fut l’aboutissement (2010) sont peut-être d’autant plus remarquables que cette opération fut inter-institutionnelle.
L’impulsion d’origine se situe dans l’édition (Gasnault et al. 2010) d’une enquête réalisée entre 1820 et 1824 par le préfet Villeneuve pour sa Statistique des Bouches-du-Rhône, soit environ 300 pages d’information (appareil critique en sus). Les archives départementales et le Museon Arlaten coproduisent à cette occasion une exposition (Gombert et Langlade 2010) où figurent de nombreux objets collectés par Frédéric Mistral (1830-1914), fondateur du musée. Le rapprochement de ces deux précurseurs de l’ethnographie en basse Provence donne finalement son nom, « La fête provençale de Villeneuve à Mistral », à un colloque qui conduit en réalité jusqu’à aujourd’hui. Il unit deux institutions départementales (archives et musée), l’UMR TELEMME, organisatrice du colloque, et la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme à laquelle sont attachés la plupart des intervenants.
Autour de l’œuvre de Villeneuve, une demi-journée et sept articles qui en sont presque tous issus traitent des statistiques de la région immédiate, parfois peu prolixes sur le thème des fêtes : la publication se fait dans une revue partenaire (Bertrand 2012). Seules nous intéressent donc les deux journées qui suivent et l’ouvrage qui en rend compte. Codirigé, il est construit en deux sections équilibrées (sept et six articles), chacune correspondant grosso modo à la discipline d’un des responsables, l’histoire avec « Les fêtes autrefois et naguère » (R. Bertrand) ou l’ethnologie avec « Aspects des fêtes contemporaines » (L.-S. Fournier).
La première étude consiste en un état des lieux à la veille de la Révolution (M.-H. Froeschlé-Chopard). Deux fêtes déjà pourvues d’un épais dossier scientifique sont ensuite décrites : la Saint-Éloi, qui, au XIXe siècle comme aujourd’hui, connaît deux variantes dans les Bouches-du-Rhône (E. Duret), et la Fête-Dieu d’Aix, disparue à la Révolution, mais resurgissant pour un « chant du cygne » en 1851 (N. Coulet). Puis une série de contributions est consacrée au Félibrige, mouvement culturel mistralien (né en 1854 et toujours actif) dont les premières décennies attirent préférentiellement l’attention des auteurs : circonscription des sources et de la sensibilité festives de Mistral d’après son dictionnaire (J.-C. Bouvier) ; analyse de la fête félibréenne comme une « fabrique de clichés » (P. Martel) ou une « preuve » de la Provence (P. Pasquini) passant par la gastronomie (A. Giraud) ; examen du rôle de Folco de Baroncelli (1869-1943), promoteur de la Camargue qui donne sa dimension gitane au pèlerinage des Saintes-Maries-de-la-Mer (M. Bordigoni) et crée des spectacles équestres en s’inspirant de Bill Cody (F. Saumade).
Le propos étant de confronter les époques, un parallèle typologique est proposé entre les danses des années 1820 et celles de nos jours (L. S. Fournier) tandis que la pétanque est rapportée aux jeux de boules antérieurs, avant de nous conduire de son lieu de naissance (La Ciotat, années 1900) à New York (V. Feschet). Si, aujourd’hui, les reconstitutions historiques produisent une mémoire historique sur mesure (M. Crivello), les rave parties n’intéressent pas moins la presse, ainsi que le fait remarquer une postface sur la « nostalgie d’un monde perdu » (J.-M. Guillon). Le recueil proprement dit s’est auparavant terminé sur la stricte actualité, avec la plus originale des études : moyennant dix ans de terrain sur deux fêtes (Alpes-de-Haute-Provence), elle met en relation des ambiances sonores contrastées et, chez les témoins, de « très grandes différences de vécu et de ressenti » (P. Romieu).
En annonçant peu ou prou les exemples ci-dessus, les éditeurs scientifiques donnent une introduction où se construisent en même temps, d’une part, une rétrospective des principales sources et, d’autre part, une chronique de deux siècles. Cet ample bilan où sont brassées des dizaines de références bibliographiques (avec une dominance de la bibliographie historique) s’étend aux réjouissances liées à des événements familiaux, absentes dans le corps du livre, mais incluses dans l’enquête de Villeneuve, et cet élargissement par rapport au colloque est conforme à la large définition du phénomène festif posée dans les premières pages. Cela dit, pour les seules fêtes de localité qui constituent l’essentiel du propos, la production universitaire est gigantesque, certains auteurs ayant d’ailleurs traité de plusieurs cas dans une démarche comparative.
Parmi les fêtes célèbres, la Saint-Éloi, les courses de la Tarasque à Tarascon, la Bravade de Saint-Tropez ou le carnaval de Nice sont pourvus de travaux cumulatifs réalisés par des spécialistes de la région, historiens, ethnologues ou sociologues. Comme exemple récurrent, l’introduction retient cependant la fête patronale de Barjols (Var) – dans les guides touristiques, « Fête des Tripettes » –, avec huit références, dont cinq d’une seule personne (moi-même). La présentation de ce cas comporte quelques erreurs [1], mais elles disparaissent dans l’érudition nourrissant la chronique générale. Il était au reste impossible d’explorer l’ensemble d’une production qui s’enrichit sans cesse et qui, depuis le colloque, compte trois livres supplémentaires d’historiens (Ferreira 2014 ; Chalençon et Roux 2015 ; Bergaglio 2016). L’introduction se clôt en conséquence sur un quasi-programme de travail.
Dans la quarantaine de pages foisonnantes qui constitue l’introduction, on appréciera surtout le constant va-et-vient entre une bibliographie régionale et une bibliographie nationale. On notera de plus une inclination vers la thématique des « revitalisations » (Fournier, p. 41) ou des « inventions de tradition » (Bertrand, p. 32), perspective qui minimise sans doute des thèmes d’actualité comme les rapports entre fête de localité et renouvellement de population, urbanisation ou violence, ou même comme l’opposition des habitants, au nom de l’identité locale, à des concepteurs artistes commandités (Bessaignet 1978 ; Bessaignet et Hilly 1980 ; Rinaudo 2000, 2004), mais qui contribue autant à l’homogénéité du volume que les fils rouges formés par Villeneuve et Mistral. Enfin, en ce qui concerne l’ensemble des publications (actes du colloque et réponses à l’enquête préfectorale), un des résultats les plus stimulants est la mise au jour de coïncidences spatiales. Au début du XIXe siècle, au nord-ouest des Bouches-du-Rhône, se dessine un espace qui se singularise en particulier par une « trilogie animale » (E. Duret) : cheval des Saint-Éloi, mouton des offrandes de Noël à l’Église, « taureau » de « courses » spécifiques. C’est là que se formera ultérieurement le Félibrige, dont l’intérêt pour les fêtes locales sera favorisé par la densité préexistante de pratiques spectaculaires ; ainsi, natif de ce territoire, Mistral s’intéressera-t-il de près à la Saint-Éloi, que ce soit au Museon Arlaten ou dans son œuvre littéraire.
La satisfaction que représente le jalon régional formé par deux publications articulées s’accroît du fait que d’autres journées d’étude portant sur des fêtes situées dans le Sud français (Michel 2002) n’ont pas donné lieu à un ouvrage collectif. Comme l’indique l’introduction du livre de 2014 en esquissant des pistes de recherche, ce qui constituerait une « provençalité » festive objective est une question qui devra faire l’objet de développements ultérieurs. Confronter les époques ne permettait guère, en effet, d’envisager en outre des comparaisons inter-régionales à la recherche de tendances territorialisées (comparaisons malgré tout engagées par F. Saumade et V. Feschet). Mais que les données soient nouvelles (actes du colloque) ou rendues opportunément plus accessibles (enquête préfectorale), les deux livres complémentaires ne seront pas seulement utiles aux spécialistes de la Provence ; perspective à ne pas négliger, une telle masse documentaire pourrait désigner cette région comme pôle comparatif pour des recherches conduites dans d’autres secteurs géographiques.