Un jeu traditionnel dans un espace en transformation rapide
Dans la région nord-occidentale de l’arc alpin, située à cheval sur trois pays (France, Italie et Suisse), au cœur du domaine linguistique francoprovençal, il existe une tradition de combats de vaches documentée depuis le milieu du XIXe siècle (Cerlogne [1858] 1889, Fontaine 1920, Frison-Roche 1946) [1]. Ces vaches à la robe noire ou châtain foncé ont un tempérament très vif qui les amène à mesurer leurs forces pour établir une hiérarchie dans le troupeau. C’est ainsi que pendant les mois de pâturage, dans le cadre de l’exploitation de la montagne par paliers successifs typique du pastoralisme alpin, elles s’affrontent à coups de cornes vigoureux jusqu’à ce que l’une des deux, se sentant la plus faible, renonce au combat en prenant la fuite : alors, la gagnante, que tout le monde nomme la « reine », lève la tête et trône immobile. Le public fait d’éleveurs et de passionnés, mais également de plus en plus de touristes, se dispose autour des lutteuses, que ce soit dans une arène naturelle lors d’un combat spontané ou dans un vrai stade lors d’un match organisé, et vit avec trépidation ces luttes aux enjeux multiples.
Depuis quelques décennies, les combats de « reines » connaissent une expansion progressive du point de vue géographique : ce simple jeu de bergers a fait l’objet d’une institutionnalisation, en devenant aussi un sport et un spectacle. Cet engouement se marque par la participation croissante des éleveurs et la présence d’un public de spectateurs toujours plus large et varié (Dunoyer 2008, Crettaz et Preiswerk 1986). De surcroît, les administrations, dans le cadre de leurs différentes politiques touristiques et agricoles [2], au niveau communal, départemental, régional ou cantonal selon les circonstances, participent à ce mouvement général qui a attribué une valeur patrimoniale aux combats de reines en les érigeant en tradition.
Dans cet article, nous verrons comment cette pratique, loin d’avoir été engloutie par la modernisation de la société, est le produit des puissantes transformations culturelles, sociales, politiques et économiques, survenues au cours de ce dernier demi-siècle, avec des temps et des modalités sensiblement différents sur chacun des trois territoires. En particulier, l’étude approfondie des différentes phases de la création, à partir de 2012, d’une compétition internationale nous a permis d’observer les dynamiques internes régissant une construction en devenir, parallèlement aux fonctionnements sociaux d’une pratique issue de la tradition. Nous partirons donc des représentations des éleveurs relativement aux notions de justice et de violence, telles qu’elles s’articulent au cœur de ce nouvel espace de médiation : nous analyserons le rôle de premier plan joué par ces combats dans le maintien de la cohésion sociale, afin de contrecarrer l’effet atomiseur des inégalités et de la compétition existant à l’intérieur d’une société placée de plus en plus sous la pression de dangers externes [3]. En outre, nous montrerons comment ce jeu favorise l’éclosion d’un sentiment identitaire entre les éleveurs, au niveau local, mais également au niveau international. Nous pourrons ainsi illustrer le fonctionnement de ces circuits qui entrent en relation avec le pouvoir officiel, en focalisant notre attention sur l’exemple de la Vallée d’Aoste, la région dans laquelle nous avons effectué les dernières observations, tout en soulignant que pour chacune des trois réalités politico-administratives des approfondissements seraient utiles et pertinents en raison de la spécificité du contexte local.
Justice et violence au pays des « reines »
Le contexte général
L’aire concernée par cette pratique, que nous nommons ici le pays des « reines » (en reprenant une expression utilisée dans le milieu, très proche aussi du titre d’un ouvrage bien connu dans la région [4]), est un territoire à géométrie variable comprenant d’abord une partie de la Vallée d’Aoste, une partie du Valais et la vallée de Chamonix où sont élevées les vaches dites de la « race d’Hérens » en Suisse et en France et de la race « noir-châtain valdôtaine » en Italie. Au cours des 30 dernières années, l’élevage de ces vaches et la pratique des combats se sont étendus à toute la Vallée d’Aoste, à l’ensemble du Valais, ainsi qu’à un certain nombre de régions voisines, notamment une partie du Piémont italien aux confins de la Vallée d’Aoste et les départements français de la Haute-Savoie, de la Savoie et de l’Isère, avec des élevages sporadiques dans le canton suisse de Vaud [5]. Le pays des « reines » a connu, en même temps, une redéfinition des équilibres entre les différentes races présentes sur le territoire, ainsi qu’une séparation de plus en plus nette entre une sélection du bétail orientée vers la production de viande et/ou de lait et une sélection tournée vers la performance au combat. C’est ainsi que, depuis quelques décennies, certains éleveurs valaisans misant sur la race internationale holstein pour la production laitière ont introduit les « blanches » dans le paysage agricole, à côté des « noires » traditionnelles, soit les vaches de la race d’Hérens, de plus en plus souvent sélectionnées pour le combat. La Vallée d’Aoste se caractérise aussi par un changement important au niveau du paysage, où deux races autochtones se partageaient l’espace depuis des siècles en maintenant une démarcation nette entre élevages de « noires » et élevages de « rouges » (de la race valdôtaine pie rouge, rustique et bonne laitière mais n’ayant pas l’instinct de la lutte). Actuellement, l’éleveur de « noires » garde « euna rendjà de rodze, cen vout dire arié [6] » (à savoir quelques vaches rouges pour la production laitière) tandis que l’éleveur de « rouges » a tendance à garder deux « noires » pour sa « satisfaction personnelle » ou pour motiver leurs enfants, les noires permettant d’entrer dans un circuit de sociabilité, interne à la catégorie des éleveurs, ce que nous avons défini comme une microsociété dont les enjeux, nous le verrons, vont bien au-delà de la dimension ludique. En ce qui concerne le nombre de vaches de cette race, le Valais vient en tête avec environ 8 000 bêtes, suivi de la Vallée d’Aoste, avec environ 6 000 bêtes, et de la Haute-Savoie, avec 400 bêtes [7].
La pratique se décline à travers des combats spontanés (dont les éleveurs tirent un grand plaisir et dont ils conservent la mémoire précise pendant plusieurs années) lors des sorties des troupeaux au printemps, au moment de la montée à l’alpage en juin et pendant l’estive, et des combats organisés sur la base de calendriers annuels entre mars et octobre (depuis les années 1950 en Valais et en Vallée d’Aoste, plus tardivement pour le côté français). Depuis 2012, le « Match international des reines de l’Espace Mont-Blanc » est venu compléter l’organisation annuelle interne à chaque pays [8].
L’expansion géographique de cette pratique, ainsi que l’engouement du public, s’accompagne d’une organisation toujours plus performante : du jeu spontané des bergers d’alpage et de la fête populaire qui l’encadrait jadis, les combats de « reines » sont en train de se transformer en une manifestation organisée, où le spectacle participe au processus de sportivation [9] (avec la création de véritables arènes et l’apparition de « reines » de plus en plus sélectionnées pour les combats [10]). Toutefois, les considérations positives autour du développement des combats de vaches sont tempérées par la grave crise de l’agriculture alpine traditionnelle, qui a perdu sa position dominante entre 1950 et 1960 dans toute la région. À l’heure actuelle, les éleveurs de vaches représentent moins de 4 % de la population active [11]. Poussés progressivement aux marges de la société globale, ils sont déchirés par de nombreuses tensions et manifestent une forte crainte vis-à-vis de l’avenir, en lien avec les transformations économiques très rapides et la bureaucratisation du secteur. Ainsi la plupart des éleveurs interrogés espèrent pour leurs enfants un autre avenir professionnel et se plaignent de la « jalousie » régnant entre éleveurs. Les rivalités portent le plus souvent sur la propriété des terrains les plus fertiles, sur les écarts entre haute et basse vallée, entre grandes et petites exploitations, entre ceux qui restent attachés à des schémas traditionnels et ceux qui innovent, entre ceux qui peinent et ceux qui ont de l’argent, entre ceux qui trichent et ceux qui travaillent sérieusement. C’est au cœur de ce discours foisonnant et conflictuel que la pratique ludique enfonce ses racines : l’analyse des dynamiques sociales dans lesquelles sont impliqués nos informateurs nous permettra d’en tenter une interprétation, en séparant les différents ressorts de l’élément ludique, qui s’enchevêtrent dans toutes les phases du jeu, que ce soit au niveau des vaches qui s’affrontent, des hommes [12] qui tirent profit de l’éventuelle victoire de l’une des deux vaches ou encore au niveau des hommes qui jonglent avec les règlements en organisant les matchs…
Un paysage conflictuel
L’un des premiers organisateurs de l’Espace Mont-Blanc, ici rappelé par ses initiales, H. C., est étranger au monde agricole : il a intégré le comité de pilotage en raison de son expérience d’organisateur d’événements. En évoquant les rencontres houleuses ayant eu lieu au début de l’organisation, lorsque tous les acteurs sociaux se sont assis à la même table, il joue sur les mots « débats » et « combats » (« les débats entre les hommes pour organiser les combats entre les vaches ») en insistant sur le fait que les discussions entre hommes furent plus violentes que les affrontements entre vaches.
Ces tensions sont palpables au cours des réunions des comités locaux – que les propriétaires de vaches soient engagés dans l’organisation d’un combat éliminatoire ou de la finale cantonale – mais elles ne s’expriment pas ouvertement parce qu’on ne peut pas reprocher à son voisin d’être plus riche ou d’avoir de meilleurs pâturages. Cependant la participation à l’organisation des combats de vaches crée une agrégation nouvelle, tout en faisant émerger d’autres dynamiques conflictuelles, autour de la légitimité et du respect des règles du jeu, autour de la vision du combat – aspect ludique vs sportivation, respect de la tradition vs innovation, dimension festive vs spectacularisation. Les toutes dernières élections des membres directeurs de l’association valdôtaine des « Amis des batailles de reines » sont caractéristiques d’une polarisation toute récente entre deux visions des combats qui correspondent à deux groupes d’éleveurs : les éleveurs traditionnels qui vivent de leur production mixte et les nouveaux, disposant d’autres revenus, qui peuvent se permettre d’investir des ressources dans l’élevage [13]. La coalition gagnante, représentant l’élevage traditionnel, est pourtant conduite par un individu assez critiqué, ce qui ne finit pas de susciter du mécontentement parmi ses membres. Sollicités pour commenter ces échanges verbaux violents allant parfois jusqu’au refus de toute discussion, les éleveurs manifestent le sentiment de n’être jamais correctement représentés, dégoûtés par ces discussions sans fin et stériles. La question est ainsi souvent résumée : « son todzor le mémo que decidon » (ce sont toujours les mêmes qui décident) ou encore « tan discuté é apré fan comèn l’an voya » (on passe du temps à discuter et à la fin ils font comme ils veulent), « ils » représentant ceux qui s’arrangent toujours pour piloter les choix à leur convenance.
Un exemple nous permettra de mieux comprendre comment sont gérées ces situations conflictuelles. L’organisation moderne reste fidèle à un principe fondamental : l’association étroite de la production laitière et de l’aptitude au combat, afin d’empêcher de la manière la plus stricte un élevage orienté uniquement vers la lutte. Cependant, comment contrôler que les vaches inscrites au combat soient toutes productives, attendu qu’une vache tarie, c’est-à-dire qui n’a plus de lait, risque d’être la plus forte ? L’éleveur qui peine dans le travail quotidien, qui est respectueux de la règle et qui perd au combat soupçonne celui qui a eu la « reine ». Mais des contrôles efficaces demandent des moyens financiers qui ne sont pas à la portée de l’organisation : faire appel au sentiment d’honnêteté des éleveurs n’a pas empêché qu’une faille s’ouvre entre ceux qui respectent les règles et ceux que l’envie et la possibilité de gagner induisent à enfreindre les règles. Ce problème de contrôle est ancien : le vêlage annuel demeure certes la condition sine qua non [14], mais pour tenter de mettre fin aux discussions, le directif valdôtain avait décidé d’imposer un minimum de litres de lait, ce qui n’avait fait qu’exaspérer les éleveurs, un contrôle rigoureux étant impossible. La dernière solution adoptée est la plus simple, mais elle s’éloigne du principe général régissant les combats : un échantillon de vaches doit subir l’essai de la traite et si la tétine contient du lait, alors la vache est admise, ce qui ne répond tout de même pas à l’exigence que la vache soit vraiment productive. Cette règle introduit donc à son tour une différence entre éleveurs traditionnels et éleveurs qui peuvent se permettre des vaches faiblement productives.
Afin de mieux comprendre les enjeux des batailles de « reines », il a été nécessaire d’élargir le champ d’observation et d’analyser les relations humains-bovins à longueur d’année : en effet, la sélection de la race, la préparation physique en vue des combats, l’organisation des combats ou encore la participation aux éliminatoires sont en relation avec le commerce et la reproduction des bovins. Ces activités annuelles constituent des formes indirectes de l’agôn et fonctionnent comme autant de sources de conflits, voire comme des situations d’instabilité potentielle. Encore plus, elles deviennent le théâtre où se mettent en place les inégalités à l’intérieur de la catégorie des éleveurs et les formes de compétition alimentant les jalousies (celles inhérentes à la logique de l’élevage se doublent des ambitions concernant les combats de « reines »). Vendre, acheter, refuser de vendre, faire le bon prix, consentir à établir une valeur d’échange, survaloriser sa propre « race », soit le fruit d’années de sélection du troupeau, ou sous-estimer la « race » de l’autre, voilà autant de situations où les rapports entre éleveurs pourraient se compromettre gravement. En réalité, dans la vie quotidienne, le plus souvent tout se résout en quelques altercations, autour d’un droit d’arrosage ou du passage d’un tracteur sur une propriété. Les éleveurs qui estiment avoir des ennemis ne vont pas visiter leurs étables, ni leur demander de leur vendre une bête et donc ne mélangent pas leurs « races ». Des marques d’hostilité plus graves sont rares, telles que couper le fil du parcage avec comme conséquence la dispersion du bétail ou dénoncer un abus (réel ou présumé) aux autorités. Quant aux gestes irréparables portant atteinte à la bête ou à la personne, ils doivent être rarissimes : nous n’avons pas relevé d’incursions dans les étables, ni de vols de veaux, ni de maltraitances sur les vaches.
Entre conflit et compétition
Au sein des différents comités locaux, chaque règle est longtemps discutée, avant d’être votée et, parfois, à nouveau modifiée. Toutefois, cette genèse laborieuse mentionnée avec gravité par nos informateurs, traversée par de multiples tensions, finit par produire du lien social, voire une histoire partagée. Ce travail de métabolisation participe au processus de création d’une identité collective au même titre que le travail quotidien autour des vaches : le combat est légitime parce qu’il répond à un idéal de justice. C’est ainsi que la règle omniprésente canalise la violence et laisse la place au jeu qui est une construction sociale [15]. D’ailleurs, même dans l’arène, l’aspect violent, encadré par la notion de justice, est très limité par l’intervention des hommes : le règlement impose d’éloigner les vaches manifestant une agressivité supérieure à la norme et de limer les cornes trop pointues pour éviter les blessures. En outre, les luttes trop longues sont souvent interrompues d’autorité par les propriétaires des vaches eux-mêmes : dans le cas contraire, le public critique durement l’éleveur en lui reprochant de penser davantage à son ambition qu’au bien de la vache [16]. En effet, au pays des « reines », l’agôn joue un rôle certes important mais ce n’est pas l’unique enjeu, que ce soit dans le cadre des combats officiels promus par les associations organisatrices des différents pays ou dans toutes les expressions informelles de la pratique ludique. De même, les discours autour de l’arène portent sur la stratégie de la vache et son caractère, sur le style du combat, sans aucune complaisance pour le côté violent : la notion de dzenta bara (la belle lutte) met en valeur l’habileté et l’astuce, la domination psychologique, la résistance et la force. Seule la lutte frontale, perçue comme franche, est considérée comme légitime. Les rares vaches se faisant remarquer pour avoir frappé l’adversaire par un coup dans le flanc ne sont pas prisées dans le discours, parfois même éloignées du combat. Déjà les bêtes jeunes (« modzons » en francoprovençal ou « génissons » en français régional) se faisant remarquer par des comportements agressifs, non conformes au modèle, sont facilement mises à mort, indépendamment de l’engouement pour les combats. Dans cette société, le jeu et ses règles limitent et définissent l’expression du conflit : dans le cadre des combats, donc à l’intérieur de l’arène et autour de l’arène, les humains se réfèrent constamment à la justice, soit quand ils discutent l’application de telle règle, soit quand ils se plaignent de l’injustice qui règne souveraine. La transgression de la règle est ressentie comme une menace. À son tour elle est surdimensionnée, d’après nos observations. En effet, les actions ayant porté atteinte aux adversaires ou ayant causé l’exclusion d’un certain membre de la communauté sont rares, mais tout le monde paraît très sensible à la menace du conflit prêt à éclater : « on va mettre le jury dans un box en verre » a proposé ironiquement un éleveur lors d’une réunion d’organisation.
Construction sociale et pouvoir
Une question de prestige
À l’intérieur de cette société, avoir un jour la « reine » est un motif de grande fierté : un dicton valdôtain rappelle qu’« eun bon renom vat pi que gran forteuna » (une bonne renommée vaut plus qu’une grande fortune). B. D., un éleveur appartenant à la nouvelle génération des ambitieux détenteurs de « reines », disait un jour à son fils : « Fa participé e de tens en ten espéré de gagné » (il faut participer et de temps en temps espérer gagner). Plus encore, la fête organisée en Vallée d’Aoste par l’association « Amis des batailles de reines » environ un mois après la finale régionale qui réunit tous les détenteurs de « reines » de l’année est une preuve du prestige accordé au statut de participant au combat : presque tous les invités y sont présents [17]. Dans la logique de cette société, avoir la « reine », c’est beaucoup plus que gagner à un jeu : non seulement le mérite de l’animal retombe sur son propriétaire, mais celui-ci est reconnu comme quelqu’un qui travaille dur, qui a son mot à dire sur la sélection et qui sait poser sa main de domesticateur sur l’animal. Autrefois, il était coutume de rappeler que celui qui avait la « reine » pouvait faire une carrière politique : par le biais du jeu, cette microsociété ludique dessine ainsi des frontières éthiques qui font sens dans une activité professionnelle aussi bien que dans la pratique festive. Les passionnés des « reines » tiennent le compte de toutes les gagnantes et s’amusent à rappeler les communes qui en ont eu le plus, et ce dans un esprit de rivalité avec les voisins, mais aussi pour les retombées économiques que la détention d’une « reine » peut avoir au niveau de la commune, en termes de commerce de bétail notamment et de politique agricole.
Mais le mérite de l’homme à lui seul ne suffit pas à expliquer cette question de prestige. En effet, dans l’arène, l’homme est au second plan et s’en remet à sa bonne étoile et à la volonté des vaches. Ces combats fonctionnent comme un système compensatoire de l’injustice sociale où la part d’aléatoire déléguée à la vache permettrait de réparer l’inégalité des chances. En effet, quand une vache entre dans l’arène, tous les éleveurs se trouvent dans une position analogue et sont forcés d’accepter les subtilités du comportement animal que l’homme peut interpréter avec plus ou moins de succès, parfois tenter d’influencer, mais jamais contrôler. La plus prometteuse des vaches, qu’elle soit « fille d’une reine », qu’elle présente une forme physique impeccable, ou qu’elle ait obtenu des résultats remarquables aux combats précédents, peut toujours refuser le combat (« pa totchà téta » en francoprovençal, littéralement, « ne pas taper de la tête »), prendre la fuite à cause d’un mauvais coup et même combattre sans réussir à s’imposer sur son adversaire. Ce n’est pas un hasard si celle qui gagne à la lutte porte le titre de « reine », désignation qui véhicule une notion de domination physique, sans doute, mais aussi morale. Toujours en référence à cette notion de combat loyal, l’organisation n’accepte que les vaches portantes (ou ayant vêlé dans l’année, selon la saison) car elles sont stables du point de vue hormonal et donc leur comportement, y compris dans l’arène, n’est pas sujet à des changements imprévisibles : cet argument fait l’unanimité et si les tensions sont fortes autour de la productivité, comme nous l’avons vu plus haut, personne ne fait d’objections sur ce point. Les éleveurs admirent la noblesse de la vache et portent sur elle un regard plus valorisant que sur les humains, qui ne sont, à leur dire, pas aussi loyaux qu’elle. Dans leur milieu on répète souvent : « Les hommes ont intérêt à apprendre avec les vaches », car les hommes ont tendance à ne pas accepter de perdre, alors qu’« une vache, si elle ne veut pas lutter, elle lutte pas ».
Ce système de valeurs, qui perdure en dépit des transformations profondes connues par cette société, joue un rôle crucial dans le maintien de cette passion pour les combats : c’est vraiment parce que la vache incarne une éthique que les hommes lui délèguent la résolution des conflits par le biais d’un jeu capable de « définir des aires de droit fondées implicitement sur la reconnaissance du Soi et de l’Autre » (Héritier 2003 : 41). La légitimité de la lutte bovine permet au détenteur de la « reine » de s’imposer socialement : elle est perçue comme juste parce qu’elle est fondée sur un travail dur à longueur d’année, parce que les règles du jeu sont passées au crible en faisant l’objet d’un consensus et parce que, en dernier ressort, ce sont les vaches qui tranchent. En sortant de l’arène avec sa « reine », un éleveur lève les épaules et s’exclame : « a la feun l’ét la vatse que décide ! » (à la fin c’est la vache qui décide) et quand les hommes commentent la victoire d’une « reine » ils ont l’habitude de rappeler que cela s’est fait indépendamment de leur volonté, et ils ajoutent : « Heureusement ! » Ils se sentent libérés de toute responsabilité, en rappelant que dans l’arène les vaches règlent leurs comptes de manière autonome et que les hommes doivent accepter l’ordre des choses : « Les vaches c’est comme ça, faut pas rêver… »
La redistribution des chances
S’il est vrai que dans la pratique il y a une partie importante d’aléatoire, il n’en reste pas moins vrai que les plus riches ont plus de possibilités de placer une « reine » pour une raison de nombre de têtes à disposition, mais aussi en fonction des moyens déployés pour la préparation de l’animal. Donc si les conflits entre éleveurs constituent le ressort sur lequel se fonde le jeu, celui-ci ne les résout pas tous, mais les repousse plus loin, à l’issue du combat, lorsqu’ils réapparaissent aussi virulents, voire davantage. Toutefois la complexité des enjeux est telle que pauvres ou riches, ambitieux détenteurs de « reines » ou humbles passionnés, travailleurs infatigables ou « hobbyistes », comme ils sont nommés dans le milieu pour les distinguer des éleveurs traditionnels, tout le monde a l’espoir d’y trouver son compte. Par exemple, les éleveurs traditionnels constituent en quelque sorte la pépinière dans laquelle les éleveurs les plus portés sur les combats peuvent puiser pour sélectionner de nouvelles « reines » potentielles, en leur achetant des veaux à des prix au-dessus de la valeur du marché.
Les combats de « reines » permettent donc une redistribution des chances à l’intérieur de la logique du jeu, mais aussi dans les différentes activités annuelles. À partir du constat de l’injustice dominante, où un partage inégal de la richesse condamne les pauvres à rester pauvres et les riches à profiter de leur aisance, les combats sont une création originale qui garantit la cohésion interne et contrecarre l’effet atomiseur des forces contradictoires qui tiraillent la société.
Lors de la finale régionale valdôtaine de 2017, un sponsor a offert des prix supplémentaires en argent – de petites sommes appréciées en ce moment de crise. Le tirage au sort a décidé des trois gagnants, deux desquels figurant parmi les plus riches éleveurs de la Vallée d’Aoste, ce qui a fait sourire certains spectateurs : « La chance est-elle aveugle ? » Au-delà de cet exemple, les combats renversent suffisamment la logique sociale pour insuffler de l’espoir chez ceux qui n’en ont presque plus, grâce aux aléas de la compétition, mais également grâce à l’esprit festif qui inclut toute la communauté et qui fait partie de cette pratique [18]. Pendant et après les combats, les lieux de convivialité jouent un rôle très important, que ce soient les buvettes, les restaurants sous chapiteau, parfois même les bals champêtres. Quant aux réunions, même les plus orageuses, elles se terminent par un casse-croûte, tant la connivence est forte : les éleveurs prennent des nouvelles les uns des autres et s’invitent réciproquement. En croisant les races, en cédant un exemplaire de son cheptel ou en en acquérant un auprès d’un autre éleveur, les éleveurs deviennent en quelque sorte parents par vaches interposées, aussi bien qu’en partageant les émotions de la pratique du jeu. C’est ainsi que les combats étendent leur pouvoir égalisateur à longueur d’année et en dehors de l’arène. Tout comme l’agressivité contrôlée qui se déploie dans l’arène, ces formes indirectes de l’agôn répondent à une stratégie sociale de nature politique : les combats de vaches dans leur complexité sont un instrument du pouvoir, le pouvoir en tant que résultante de la nécessité de lutter contre la menace du désordre. En tant que construction sociale et éthique, ils participent des dynamiques profondes qui travaillent le monde des éleveurs au pays des « reines », où des actions humaines, d’abord entreprises pour répondre à une exigence ludique, s’avèrent utiles pour garantir un certain équilibre à l’intérieur d’une société travaillée par de nombreux conflits.
Cohésion sociale et rapports de pouvoir
Cette microsociété ludique unie par la passion des « reines », mais aussi par une réflexion constante sur ses valeurs sociales fondamentales, semble avoir les caractéristiques d’un contre-pouvoir. Par le biais de quelques exemples, nous allons illustrer la manière dont un dispositif élaboré au sein d’une communauté contribuant à sa propre régulation interne est aujourd’hui utilisé par le pouvoir officiel.
Le premier concerne les financements que la région autonome Vallée d’Aoste a engagés au fil du temps pour les infrastructures, notamment l’arène de la Croix-Noire d’Aoste, bâtie au cours des années 1980 pour doter la région d’un lieu approprié pour l’encadrement de cette pratique, mais aussi les subventions dont bénéficie chaque année l’association « Amis des batailles de reines ». Ce déploiement de moyens [19] fait envie aux éleveurs suisses et français pour lesquels la Vallée d’Aoste est un modèle positif : ils apprécient l’intérêt du monde politique, qui paraît valoriser l’agriculture et qui apporte du lustre à une pratique aux enjeux multiples. Les Valdôtains, quant à eux, sont de plus en plus critiques, après s’être longtemps réjouis de la présence des élus autour de l’arène, qu’ils qualifient aujourd’hui d’ostentatoire. Dans les assemblées, de nombreux éleveurs n’ont plus peur d’affirmer publiquement que l’implication des politiques ne va pas au-delà d’un discours de façade fondé sur l’attachement à la tradition et qu’en favorisant les combats ils n’agissent pas pour autant en faveur du milieu agricole. Si le consensus faiblit autour de cette conduite politique, rien n’a changé dans les aspects cérémoniels et les élus valdôtains sont toujours très présents à la finale régionale et à chaque éliminatoire : chaque « reine » reçoit la sonnette [20] des mains d’un conseiller ou d’un assesseur [21] régional, qui la boucle à son cou avant de poser pour la photo avec le propriétaire et sa famille. C’est ainsi qu’en soutenant les combats, les hommes politiques ont pu s’introduire parfois dans le réseau social agropastoral local et obtenir une visibilité payante en termes électoraux. En effet, en additionnant le nombre des éleveurs, de leurs familles et de leur entourage, le réseau est important en termes numériques et, qui plus est, il s’agit d’un électorat stable…
D’autre part, du point de vue de la communication qu’en font les institutions à l’échelle communale et supracommunale, cette implication joue un rôle important dans la valorisation du monde agricole et de la tradition agropastorale, en tirant profit de cette polarité entre continuité et changement, qui a sa légitimité dans l’imaginaire contemporain. La modernisation exige d’autres aides financières, produit un contrôle sur l’organisation, et donc une interdépendance plus étroite qui profite au pouvoir, qui peut ainsi fidéliser son électorat. Le soutien à ces initiatives constitue une promotion de l’espace physique et une valorisation touristique dont ne bénéficient pas forcément que les habitants et les éleveurs, mais peut-être aussi, ou surtout, les grands promoteurs touristiques ou les sociétés des remontées mécaniques. C’est ainsi que les pouvoirs en question (communaux ou régionaux), en répondant aux exigences des éleveurs organisateurs de combats, atteignent leurs propres objectifs.
Malgré un sentiment d’abandon qui est récurrent dans le discours des éleveurs, ces derniers ne semblent pas être conscients de constituer un groupe de pouvoir : s’ils développent et entretiennent une conscience identitaire, ils demeurent concentrés sur les conflits qui les séparent, qu’ils n’hésitent pas à qualifier de stériles, et sous-estiment leurs forces (sauf quand il s’agit d’organiser les combats ou de faire face à un événement très grave : alors une solidarité prend forme). En outre, au Val d’Aoste, nous l’avons vu, les éleveurs ont une idée négative de la politique et, sans une véritable prise de responsabilité de leur part, ils acceptent la dichotomie entre celle-ci et leurs propres exigences. D’ailleurs, ils vont souvent plaider leur cause individuellement, dépourvus d’une vraie organisation syndicale, tout en se sentant menacés par le pouvoir politique en cas de désaccord, en sachant que la politique infiltre les structures administratives. Dans les réunions des comités des « reines », les factions qui s’affrontent sont souvent chapeautées par quelque élu régional, ce qui exacerbe les tensions sous-jacentes et les difficultés inhérentes à l’organisation du jeu : par exemple, lorsqu’un individu entretient des liens plus forts que d’autres avec le monde politique ou manifeste l’ambition de faire une carrière politique, la jalousie prend le dessus et l’idéal égalitaire interne au milieu des éleveurs, au lieu d’agir comme un propulseur, finit par inhiber l’émergence d’un élément isolé. Même le prestige acquis dans le cadre du jeu, rappelons-le, grâce au mérite de la vache, n’est plus estimé suffisant aujourd’hui pour s’imposer en dehors de la microsociété ludique, à cause du « décollement » entre le monde agricole et la société globale. Les éleveurs ne parviennent donc pas à soutenir massivement un représentant qui puisse porter leurs revendications sur le terrain politique.
Au-delà des inégalités
Si le discours autochtone porte massivement sur les conflits existant à l’intérieur de chaque territoire et sur les attaques venant de l’extérieur, que nous n’avons pas pu illustrer dans le cadre de cet article, mais qui affectent en profondeur le quotidien des éleveurs, l’expérience de ces dernières années est la preuve d’une force constructive remarquable pour un secteur économique en crise : « le pouvoir, nécessaire pour les raisons d’ordre interne […], prend forme et se renforce sous la pression des dangers extérieurs – réels et/ou supposés » (Balandier [1967] 1984 : 54). Pour la catégorie des éleveurs, étiolée, en manque de références stables, passée en quelques décennies de pilier de la société à dépositaire d’une tradition sans avenir, les combats sont souvent considérés comme un exutoire, ou un vain contentement, mais aussi comme la seule motivation à rester dans le milieu : nous avons collecté d’innombrables témoignages d’éleveurs qui affirment que sans l’engouement pour les combats ils auraient déjà arrêté leur activité. La création de l’Espace Mont-Blanc a resserré des liens anciens que les contraintes imposées par l’organisation étatique moderne avaient sacrifiés, au gré des périodes de fermeture plus ou moins étanche des frontières, notamment au cours du XXe siècle [22]. En effet, cette manifestation a permis de relancer les forces de cohésion par-dessus les frontières par le commerce, le croisement du bétail, le partage des tâches dans l’organisation de la fête et la jouissance de celle-ci. C’est ainsi que de nombreux liens d’amitié sont nés entre éleveurs, voire entre familles d’éleveurs, qui ont permis de mettre en place de nouveaux réseaux d’échanges : des alliances nouvelles entre groupes qui parlent la même langue et qui ont partagé des pans de leur histoire, mais qui tout en étant affins culturellement se connaissaient peu. Ce nouveau processus de construction sociale impliquant l’acceptation de l’autre et l’union avec l’autre (souvent par vaches interposées) recrée de la consanguinité entre les lignées de vaches et un système d’alliances transfrontalières entre les humains (Lévi-Strauss 1949).
Ainsi un organisateur, ancien éleveur, demande-t-il que le secrétaire utilise non plus le terme « italien », mais le terme « valdôtain » pour désigner les interlocuteurs de la Vallée d’Aoste, en soulignant qu’il s’agit des régions d’un même ensemble plutôt que de trois pays distincts [23].
Il commence à apparaître clairement que l’agôn n’est pas le seul ressort de ce combat international : les lutteuses présentes ne sont pas les plus redoutables ni les plus renommées, mais des primipares qui n’ont pas encore véritablement fait leurs preuves. Ce choix permet aux organisateurs, dans l’esprit de la compétition sportive, de ne pas surinvestir les frontières, une rivalité trop forte risquant de menacer l’existence même de ce combat. D’ailleurs, les Valaisans pourraient avoir perdu leur motivation et renoncer à l’organisation, n’ayant pas encore gagné une fois au bout de six éditions de l’Espace Mont-Blanc, ce qui n’est pas le cas.
Même le choix entre les deux méthodes de combat, qui paraissait crucial, et qui a été, d’ailleurs, au centre de longs débats au début de l’organisation de l’Espace Mont-Blanc, a été géré avec un esprit ouvert et constructif. Mais avant d’aborder la manière dont cette question technique a été affrontée par le comité international, quelques précisions sur l’organisation des matchs s’imposent. Les Valaisans ont l’habitude de disposer les vaches en groupe à l’intérieur de l’arène et de les laisser choisir librement leurs adversaires, tandis que les Valdôtains effectuent un tirage au sort et, une fois les couples de vaches désignés, ceux-ci se succèdent dans l’arène pour lutter. Les Savoyards ont adopté la méthode valdôtaine depuis quelques décennies, la considérant comme la plus équitable parce qu’elle se prêterait moins à l’interprétation humaine. En effet, dans la mêlée, le jury [24] a parfois des difficultés à interpréter de manière univoque si deux vaches ont lutté ou non (car il arrive qu’une lutte ne soit qu’amorcée et qu’un jeu de regards résolve la question entre les deux vaches). De plus, en discutant avec les spectateurs les plus expérimentés, certains parmi eux reconnaissent que faire entrer un groupe de lutteuses dans l’arène reproduit la situation la plus spontanée, dans le respect de la logique comportementale bovine. En réalité, les Valdôtains et les Valaisans ont tendance à défendre chacun leur méthode, sans vouloir pour autant l’imposer dans l’autre région. Et en ce qui concerne l’Espace Mont-Blanc, cet esprit a guidé le comité promoteur vers une solution médiane très réfléchie qui garantit un certain équilibre entre les deux méthodes, prévoyant deux phases distinctes : d’abord, des combats à la valdôtaine à élimination directe entre vaches de la même région et, par la suite, des combats à la valaisanne entre les vaches des trois pays [25].
Face à ce niveau de réussite, R. B., devenu éleveur et organisateur de combats il y a une vingtaine d’années, après d’autres expériences professionnelles, reconnaît : « Avant on se moquait, maintenant tout le monde veut être dedans. » En relatant les premiers pas de l’Espace Mont-Blanc, il fait ressortir l’écart existant entre la vision unificatrice des éleveurs, qui se reconnaissaient dans des liens identitaires transfrontaliers, et la vision institutionnelle, plus distante à l’origine, qui petit à petit a compris les enjeux. Les démarches entamées pour les combats ont rapproché les fonctionnaires et ont fait dialoguer entre eux des services qui ne se connaissaient pas. Tel est le cas des services vétérinaires des trois pays : à cause de traditions administratives différentes fondées entre autres sur des représentations très éloignées de la notion de frontière, la communication était difficile au début et ne laissait pas entrevoir de solution aux organisateurs. Au bout de six éditions, ces derniers sont conscients que ces nouvelles formes de coopération pourront faciliter des échanges à plusieurs niveaux, tels que la réflexion autour de mesures communes de politique agricole, les transactions commerciales ou le transport d’animaux dans l’aire en question. En même temps, l’effort de ne pas accorder trop d’importance aux frontières a entraîné la résurgence de vieilles tensions à l’intérieur des territoires, attisées par de nouvelles occasions d’affrontement : par exemple, les critères de sélection des vaches destinées à la lutte, définis de manière autonome dans les trois territoires, constituent une menace de plus en plus réelle pour l’organisation lorsque les éleveurs refusent de participer en prétextant qu’ils ne se sentent pas clairement représentés localement.
Il est donc évident que l’Espace Mont-Blanc obéit à une stratégie politique réussie, probablement plus accomplie qu’au niveau local : créer une solidarité étendue pour affronter la nouvelle crise, en mettant en avant une identité commune et un esprit de corporation. Pour cette raison, les frontières ne sont pas surinvesties et les conflits sont conservés à l’échelle cantonale ou régionale. Il ne s’agit pas non plus de gommer les tensions, mais de maintenir un équilibre momentané : tant que l’équilibre est précaire, le modèle peut se répliquer et les combats de vaches gardent leur fonction. Il ne s’agit pas non plus de gommer les tensions, mais de maintenir un équilibre momentané : en effet, la dissymétrie, à savoir l’accentuation des inégalités, renforce le pouvoir, entendu à la fois comme un produit de la compétition et comme un moyen de la contenir (Balandier [1967] 1984 : 54). Tant que l’équilibre est précaire, le modèle peut se répliquer et les combats de vaches gardent leur fonction. Les conflits finissent donc par nourrir l’organisation des batailles de « reines » plus que la détruire. D’où l’engouement contemporain pour les batailles, qui sont loin de représenter de simples vestiges d’un passé révolu. En réalité, plus la crise du secteur est profonde plus les combats répondent à leur fonction, en offrant une illustration très efficace de ces « dynamismes qui assurent la cohésion de la société globale » (Balandier [1967] 1984 : 39).
Qui tire profit du jeu et du pouvoir ?
Pratique ludique soumise à un regard critique de la part de la société globale et soutenue par d’autres franges de celle-ci, les combats de vaches engagent aussi les institutions. Au cours de notre développement, nous avons démontré comment ils remplissent des « fonctions latentes » dont l’importance dépasse de beaucoup celle des « fonctions manifestes » (Digard 2003 : 130).
Lieu de compromis, d’atténuation, voire d’inversion des inégalités sociales, ce jeu est aussi au cœur d’un processus de création d’un sentiment identitaire entre les éleveurs, au niveau local, mais aussi au niveau international, avec l’organisation du match de l’Espace Mont-Blanc, d’où un engouement sans précédent et la recherche d’une nouvelle visibilité (et de nouveaux défis) pour le secteur. Les combats de « reines » ne permettent pas de dépasser de manière définitive les inégalités sur lesquelles porte le discours autochtone, et qui affectent en profondeur l’organisation de ces communautés d’éleveurs. Toutefois, en tant que construction sociale, ils parviennent à maintenir une certaine cohésion, fondée sur le partage du jeu et de ses valeurs, notamment sur un idéal d’égalité qui n’existe pas dans la réalité, mais auquel tous les éleveurs semblent aspirer.
Ainsi, au gré de plusieurs exemples, nous avons pu mettre en exergue les pouvoirs du jeu et les jeux du pouvoir qui s’inscrivent dans une dynamique complexe d’interdépendance, au cœur d’une société vivant d’élevage, parfois culturellement plus encore qu’économiquement travaillée par des tensions multiples, suspendue dans un équilibre précaire.
Le chemin de la patrimonialisation ne manquera pas d’ouvrir de nouvelles perspectives dans l’évolution de cette pratique, si nous pensons aux conséquences d’une possible nomination du massif du Mont-Blanc sur les listes internationales de l’Unesco du patrimoine culturel immatériel : les combats de vaches pourraient y être inclus dans une démarche de valorisation du patrimoine naturel et culturel, comme c’est le cas pour l’inventaire valaisan [26]. La question de la légitimité des différents types de combats et des critères de sélection des lutteuses serait alors posée, en exigeant de nouvelles réponses afin d’équilibrer les tensions entre l’esprit de compétition interne à cette société et la spectacularisation au bénéfice d’un public toujours plus hétérogène.
Pour conclure, nous insistons sur le potentiel d’un jeu qui tout en étant apparemment une simple activité « futile et subalterne » (Digard 2003 : 130) fonctionne comme un stabilisateur social, dispositif efficace pour l’exercice des pouvoirs à tous les niveaux.