Petit est une qualification très relative. François Pouillon le rappelle dans l’entrée « petit » de son abécédaire. Montant à Paris pour ses études, lui qui se sentait plutôt grand dans son Midi natal se trouva soudain plutôt petit au milieu de ses nouveaux condisciples. Il est donc difficile, sinon impossible, de vouloir mesurer la petitesse effective des « petites choses » dont le livre est l’objet. Disons seulement qu’on n’y trouvera pas exposé de grands systèmes anthropologiques, mais, pour le lecteur éclairé, ce serait plutôt une grande et bonne chose. À la différence des danseuses du Crazy Horse Saloon, ou des Horse Guards, comme le rappelle l’auteur, il n’y a pas de taille minimale pour faire de l’anthropologie : le réquisit est ailleurs, dans un certain niveau de malaise ou d’embarras devant la vie sociale, qui empêche de prendre les choses comme allant de soi, taken for granted, comme disaient les ethnométhodologues. « Pour moi, écrit Pouillon dans la conclusion de son livre, je n’avais comme point de départ qu’un certain malaise devant nos manières de voir » (p. 198). On pourra y voir une version pessimiste ou désenchantée du thaumazein grec, car l’étonnement socratique n’est jamais loin de l’émerveillement devant le monde, alors que Pouillon, depuis les accoudoirs de cinéma dont il fait sa première entrée, jusqu’au verso qui clôt son abécédaire, travaille à nous déprendre de l’illusion de l’existence d’un monde social pensable comme ordre conceptuel. Il choisit l’abécédaire, qui est un truc pour les petits, pour les débutants, avec des illustrations, mais s’avance masqué, comme Descartes, qu’il connaît bien : il s’agit de dire des choses profondes sans en avoir l’air, mais en procédant par toutes petites touches (trois pages au maximum) à propos de choses sans importance avérée, quoique certains objets massifs de l’anthropologie, comme la race, fassent aussi le sujet d’une entrée. On pense immédiatement à la grande réussite d’un autre abécédaire, Bardadrac, de Gérard Genette (2006), lequel a permis de découvrir un auteur que ses œuvres sémiotiques ne laissaient guère présager. Il y a de cela chez François Pouillon, une sorte de récréation anthropologique, alors que ce directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales a largement atteint le stade de la maturité académique. À côté de son ample contribution sur le monde arabe, il y aurait donc comme un à-côté, où l’auteur en tant qu’individu ordinaire (un fils, un père, un amant, un voyageur, un buveur de vin rosé, un amateur d’humour à connotation sexuelle, se dissimulent toujours sous le spécialiste du terrain exotique) se lâcherait un peu et pourrait dire ce qu’il pense vraiment de ses collègues et plus généralement du métier. On apprend ainsi qu’il a de sérieuses réserves sur la méthode de son collègue Marc Augé, qui observe les passagers du métro comme d’autres observeraient des Baruya, qu’il n’est d’accord sur presque rien avec Emmanuel Désveaux et que Pierre Bourdieu n’a fait du terrain qu’une seule fois dans sa vie, pas en Kabylie, non, mais dans son Béarn natal. Il manifeste aussi une sorte de distance à l’égard des grands concepts ou des vastes théorisations (voir « le capital symbolique, comme dirait l’autre » ou encore les contradictions de Marx à propos du féodalisme). Le lecteur peut donc se délecter d’une forme de sprezzatura, cette nonchalance dont Baldassar Castiglione faisait la propriété distinctive de l’homme de cour ou bien de la distance au rôle (role distance) dont Goffman a fait une notion centrale. Non, ce n’est pas seulement cela qui fait le prix du livre, car la petite forme qui l’organise est tout aussi maîtrisée que les règles de composition d’un savant traité. Si l’on y cherche en vain la robustesse rassurante d’une thèse, on y perçoit la cohérence d’un propos qui est autant celui d’un anthropologue que celui d’un moraliste, au sens où l’on parle des moralistes du XVIIIe siècle, mais qui seraient passés par l’expérience du malaise de l’ethnologue. Ce genre de moraliste ne donne pas de leçon de morale mais rend compte de la manière dont nos règles sont produites et maintenues dans leur efficacité sociale. Une telle posture est très précieuse au moment où une grande part de l’anthropologie est devenue une curieuse entreprise de morale, une sorte de délire injonctif, particulièrement aux États-Unis où elle tend à se confondre avec l’imposition d’une forme de correction politique, comme le montre la courte défaite d’une motion appelant au boycott d’Israël, et partant de ses anthropologues, à l’American Anthropological Association en 2016. Les anthropologues israéliens sont une petite cinquantaine, et ils sont parmi les citoyens les plus critiques à l’égard de la colonisation.
Pierre Bourdieu, qui n’a pourtant pas pratiqué la méthode, a salué à sa juste valeur le choix qu’avait fait Erving Goffman de porter son attention sur des objets de petite taille : « Goffman aura été celui qui a fait découvrir à la sociologie l’infiniment petit : cela même que les théoriciens sans objets et les observateurs sans concepts ne savaient pas apercevoir et qui restait ignoré, parce que trop évident, comme tout ce qui va de soi » (1982). Il prend pour exemple le cycle du mégot précisément décrit dans Asiles. Il n’y a pas de mégot dans l’abécédaire de Pouillon, mais une entrée « fumée » qui commence par une ouverture, celle du Dom Juan de Molière consacrée au tabac. L’objet lui-même a tendance à partir en fumée à mesure que l’espace licite dévolu aux fumeurs tend à se réduire pour des raisons de santé publique, mais aussi de moralisation. Ainsi s’estompent sous l’effet de la prédication états-unienne des figures aussi marquantes que celles du cow-boy Marlboro et d’Humphrey Bogart, au moment où l’anthropologue a la surprise de voir se déclencher l’alarme antifumée dans l’appartement qu’il occupe à Princeton alors qu’il se contente, en toute légalité, de faire cuire des spaghetti.
L’anthropologue est l’historien, ou plutôt l’opérateur de l’anamnèse, dans des sociétés volontiers amnésiques, qu’il s’agisse d’oublier le fait que la cuisine paysanne était ignoble, qu’on pouvait fumer dans les salles de classe, ou qu’on n’était pas cernés par les propriétés privées quand on se promenait autour de la montagne Sainte-Victoire. N’y voyez aucune nostalgie ou critique de la modernité tardive : pour ce qui est du tabac, Pouillon montre que la réglementation de plus en plus coercitive des usages du tabac a produit une forme de résistance, dont témoignent les « joyeuses bandes » qui inventent, été comme hiver, à l’extérieur des bistrots, de nouvelles formes de sociabilité. L’anthropologue est un observateur aigu de la transformation des mœurs. L’entrée « toison » est remarquable sous ce rapport : alors que le nu académique ne devait comporter aucune pilosité, contrainte que respectait le magazine Playboy dans ses premières années, au point que l’adolescent qui contemplait la double page centrale du magazine pouvait croire que les jeunes femmes américaines n’avaient jamais eu de poils, la libération de la fin des années soixante inclut la toison pubienne dans le cercle des objets licites, et même usuels. Petits poils, grands effets. Contrairement à ce qu’on aurait pu penser, la révolution ne dura pas car la génération suivante inventa la « capilliculture pubienne » qui, après avoir réduit l’emprise du poil, comme le montre la mode éphémère du pubis « timbre-poste » ou « moustache d’Hitler », a entrepris de l’éradiquer. On ne parle jamais de ces transformations, sinon sur le mode de la plaisanterie, et l’on ignore le plus souvent leur mode de diffusion. Ici l’anthropologue de l’islam, qui sait ce qu’épiler veut dire, joue un rôle irremplaçable. Comme dans le cas du mégot de Goffman, ce qui pourrait n’être que le rebut du social devient un indicateur de la transformation des rapports sociaux.
Pouillon est un remarquable anthropologue de la route, comme le montrent notamment les entrées « circulation », « priorités » et « routes » : l’ordre social se manifeste à travers les itinéraires et leurs transformations historiques. Une route connaît des modes de tracé très différents qu’il s’agisse d’un chemin muletier ou d’une autoroute. L’espace social s’en trouve configuré de manière très hétérogène, de même que le finage. La question des carrefours et des priorités qui s’y attachent est essentielle. Les différents usagers s’y retrouvent avec des ressources inégales, mais tous recourent à des formes d’improvisation réglée qui permettent de définir un ordre de passage émergent où les risques afférant à la route se trouvent minimisés. Les échanges routiers expriment simultanément les inégalités sociales dans leur obscénité [1] et la pluralité inventive des formes de négociation. La route, c’est le lieu public par excellence.
Depuis la publication de The Fall of the Public Man, de Richard Sennett (1974), la grande affaire de la modernité aura été le brouillage, allant jusqu’à la suppression programmée de la distinction entre public et privé. Dans plusieurs de ses entrées, Pouillon met au jour la relation entre la tendance, généralement militante ou progressiste, qui conduit à mettre l’intimité dans la sphère publique au nom de l’authenticité (« the personal is political ») et la généralisation des systèmes de surveillance, qu’ils soient conçus pour cela ou qu’on puisse en faire un usage dérivé, comme c’est le cas du passe Navigo, qui permet d’accéder aux transports en commun de la région parisienne, ou de la carte Vitale, qui assure notre sécurité sociale. La relation entre les deux dimensions est rarement aussi clairement analysée que dans les petits textes de l’abécédaire : il faut dire qu’elle est plutôt contre-intuitive, tant les promoteurs zélés de la chasse aux turpitudes privées sont aussi bien souvent les plus grands dénonciateurs des sociétés de surveillance.
Le lecteur pressé pourra voir dans le livre une sorte de conservatisme latent. Pouillon démonte les illusions du progrès moral sur lequel sont fondés les discours activistes qui font désormais le cœur de l’anthropologie globalisée : s’il critique vertement les naïvetés militantes, en particulier celles des féministes « qui croient qu’elles vont faire avancer le monde sur les questions de société » (p. 199), ce n’est pas parce qu’il a la nostalgie de l’ordre ancien mais parce qu’il envisage de manière critique les illusions des sciences sociales classiques qui ont cru faire le bien du monde en tentant de lui imposer les normes d’une minorité puissante. Les critiques radicaux, sous ce rapport, ne sont pas si éloignés que cela des anthropologues coloniaux qu’ils pourfendent à longueur de temps.
Un abécédaire n’est certainement pas fait pour les grands discours. Il n’empêche. Le petit livre regorge de remarques profondes sur les illusions que procure l’extension de l’éducation à l’ensemble de la planète ou la réduction de la bêtise, qui fait l’objet d’une remarquable entrée. La bêtise est une énigme ; elle résiste à l’analyse aussi bien qu’aux tentatives de rééducation. La bêtise est la bête noire de l’éducateur. S’il y a bien quelque chose qui nous distingue de l’esprit des Lumières, c’est la foi en le pouvoir rééducateur de l’éducation. Pouillon ne pose pas explicitement la question, mais elle traverse son livre : comment être intellectuel aujourd’hui lorsqu’on sait que l’École ne peut rien contre la prolifération des théories du complot ?
Ne vous laissez pas prendre par l’apparente légèreté du propos (oxymoronique… ta mère, risque l’auteur dès l’introduction du livre). L’ouvrage est lesté de bonne philosophie et d’anthropologie d’enquête de premier ordre. Le côté primesautier de l’auteur est incontestable : on doit y voir un grand respect du lecteur, le souci de ne pas l’étouffer avec de gros concepts, mais de le faire venir par des chemins moins escarpés à des idées qui importent. Il faut du talent, plus que du toupet, pour associer des remarques expertes sur les toilettes des bistrots parisiens et des considérations sur la polygamie en islam. Certes, le sociologue quantitatif pourra toujours chicaner l’anthropologue quand il établit une corrélation entre le déclin rapide de la pipe à tabac et l’augmentation spectaculaire de la pratique de la fellation. « Où sont vos données ? » dira-t-elle ou dira-t-il de méchante humeur. C’est le contraire qui se produit ici : la liberté de ton, la qualité de l’observation et la finesse des analyses mettent le lecteur de bonne humeur et lui font demander une suite à ce volume : après tout, il y a des lettres de l’alphabet que François Pouillon n’a pas encore illustrées.