Introduction
Lorsque l’on évoque les jeux impliquant des animaux dans l’Antiquité, ce sont les jeux du cirque qui viennent immédiatement en tête, jeux spectaculaires au cours desquels s’affrontaient des hommes et des animaux plus ou moins exotiques ou des animaux entre eux. Cependant, cette pratique, outre le fait qu’elle ne s’applique qu’à Rome et à son Empire, ne représente qu’une infime partie de l’aspect ludique de la relation humains-animaux de l’époque.
Le très grand nombre d’espèces domestiques ou apprivoisées, durant l’Antiquité, pourrait permettre une multitude d’approches des relations en général et du jeu en particulier entre humains et animaux. Songeons aux oiseaux auxquels on apprenait à parler (Pline l’Ancien 1961, X, 59), aux cerfs apprivoisés si chers à leurs propriétaires (Pline l’Ancien 1952, VIII, 50 ; Virgile 2002, VII, 483-492) ou aux serpents circulant sur certaines tables (Sénèque 1961, II, 31, 5). Cependant, une espèce a, ici, retenu notre attention, notamment pour la comparaison aisée qu’elle permet avec notre époque, à savoir le chien. En effet, le chien semble être l’animal avec lequel les Anciens disaient jouer le plus volontiers ou, du moins, sur lequel les sources sont les plus claires.
Néanmoins, leur clarté est toute relative par rapport à notre imagerie contemporaine de cette pratique domestique courante. En effet, si Romains et Grecs côtoient de nombreux animaux, qu’ils évoquent largement dans l’iconographie et la littérature, l’association directe de ces espèces avec les termes liés au jeu est rare, voire inexistante. Il faut, bien souvent, interpréter les allusions faites à cette proximité entre animaux et espèce humaine pour saisir l’aspect ludique que peuvent revêtir ces relations humains-animaux. Car c’est avant tout cette proximité dans la relation que les textes mettent en avant en premier lieu, en ce qu’elle illustre la « domestication » des bêtes qui cessent, dès lors, d’être des créatures sauvages. Le chien lui-même participe de cette imagerie de la nature animale domestiquée, du fait de son double statut de symbole de la fidélité et d’image des forces malveillantes, sur lequel je reviendrai.
Du fait de sa domestication ancienne et des multiples fonctions qu’il remplit auprès des humains, le chien est également une espèce largement répandue à travers le monde antique et il m’a donc semblé préférable de restreindre la présente étude aux mondes grec et romain (avec quelques comparaisons au monde celtique pour les périodes antérieures à la conquête romaine), la relation humains-animaux étant quelque peu différente à cette époque dans le reste du monde antique.
La question du rapport entre le chien et l’espèce humaine au cours du temps, du fait de l’ancienneté de cette relation, a fait et fait encore l’objet de nombreuses recherches, aussi bien historiques qu’archéologiques ou, encore, génétiques. Mais ces études, au moins pour la période antique, ne font généralement qu’une place très réduite, quand il y en a une, à la question du jeu. En effet, les sources sur les jeux sont rares et peu développées, notamment du fait que les auteurs de ces périodes ne décrivaient qu’assez exceptionnellement les pratiques relevant de l’intimité ou du quotidien. Néanmoins, quelques travaux existent sur cette question, comme le bref article de Jennifer Genovese (2013), reprenant l’analyse du décor des petits vases grecs dont il sera question plus loin, dans le cadre d’une publication sur le jeu. De fait, une partie des travaux évoquant cette relation spécifique se retrouvent dans des ouvrages traitant du jeu dans l’Antiquité (Durand 1992 ; De Siena 2009). Le jeu est également évoqué plus ou moins rapidement dans des ouvrages sur les chiens ou les animaux de compagnie en général (Amat 2002 ; Rajewicz 2015).
L’approche de la vie intime et des pratiques quotidiennes dans l’Antiquité n’est jamais aisée, du fait de la distance chronologique et psychologique qui nous sépare des populations de cette époque mais aussi de la disparition partielle des sources qui, par ailleurs, évoquent assez peu ces domaines. Je ferai donc appel à tous les types de sources disponibles pour tenter de reconstruire ces pratiques anciennes de jeux avec les chiens : iconographiques, littéraires, archéologiques et archéozoologiques.
Cave canem versus catulus blandus : le statut du chien antique
Le chien antique, par de nombreux aspects, n’est pas unique mais multiple. En effet, dès la protohistoire récente, les sociétés européennes connaissent différents morphotypes de chiens, plus ou moins bien définis, et disposent à leur égard de visions divergentes, outre les nombreuses fonctions qu’elles leur attribuent.
Diverses races
Entre le molosse noir montrant des dents acérées que l’on rencontre sur certaines mosaïques d’entrée des maisons pompéiennes et le petit chien de compagnie figuré sur quelques vases grecs, l’écart est grand. Cependant, l’espèce reste la même, Canis lupus familiaris (Linnaeus, 1758), domestiquée vers 15 000 avant notre ère en Europe centrale et dans l’Est asiatique, selon les dernières recherches menées sur l’ADN mitochondrial (Frantz et al. 2016). Ce meilleur ami de l’homme, selon l’expression actuelle, parce que domestiqué largement avant toutes les autres espèces, a connu de multiples modifications, du fait de la sélection humaine. C’est ainsi que, dès les âges du fer (Horard-Herbin 2014 ; Horard-Herbin et al. 2014), nous voyons nettement apparaître des types de chiens très différents. Dans les siècles suivants, les auteurs antiques et, particulièrement, latins décrivent avec précision des morphotypes similaires qu’ils classent dans des groupes d’usage. Ainsi, Columelle (1956, VII, 12), suivi par de nombreux auteurs, identifie trois sortes de chiens, reprenant plus ou moins Varron (1985, II, 9) qui, lui, ne définit que les deux dernières : le villaticus canis (chien de garde), le pastoralis canis (chien de berger) et le venaticus canis (chien de chasse). Aux côtés de ces chiens à vocation utilitaire se retrouvent également des chiens de compagnie dont les auteurs parlent assez peu. Nous pouvons toutefois noter l’existence de petits chiens, dits « de Malte » (Melitaion/Μελιταῖον), que nomment plusieurs auteurs grecs, dont Aristote, qui nous dit que « la fouine est à peu près de la grosseur d’un des plus petits chiens de Malte » (Aristote 1969, IX, 7, 7), ce qui, même si l’auteur exagère peut-être légèrement, laisse envisager que certains de ces chiens étaient vraiment de très petite taille. Peut-être ces chiens sont-ils ceux que nous pouvons observer sur des vases grecs que j’évoquerai plus loin (figure 1).
Des chiens domestiques, de taille réduite, sont aussi évoqués par Lucrèce (2003, IV, 998 et V, 1067). Sans doute faut-il voir dans cette apparition d’animaux de petite taille un changement d’attitude vis-à-vis de l’espèce et une volonté de faire de ce canidé un compagnon de vie plutôt qu’un compagnon de travail ou de violence, comme le percevait jusque-là la société grecque archaïque (Luce 2008).
L’archéozoologie montre l’existence de chiens minuscules issus de la sélection humaine aux âges du Fer, aux côtés d’animaux beaucoup plus gros et généralement définis comme des chiens-loups (Horard-Herbin 2014). À cette preuve archéologique de chiens trop petits pour être utilisés à la chasse ou comme gardiens s’ajoutent quelques représentations iconographiques, sur des vases grecs et des stèles funéraires latines, entre autres, illustrant la présence de ces petits individus auprès des humains (Bodson 2000). Par ailleurs, le terme latin catulus lui-même renvoie, par le suffixe -ulus, à une idée d’animal de petite taille. Cependant, contrairement aux autres sortes de chiens, que les auteurs classaient par types, ces spécimens ne sont jamais présentés comme appartenant à une ou des races spécifiques et les anciens ne vantent jamais les mérites de telle ou telle sorte de petit chien, comme ils le font pour des chiens plus gros.
Par ailleurs, les agronomes antiques, ainsi que les spécialistes de la chasse, comme Xénophon, Grattius ou Némésien, décrivent diverses races propres à différentes parties du monde méditerranéen. Grattius et Némésien identifient ainsi, entre autres, une race gauloise mais aussi des races de molosses venant d’Épire ou de chiens crétois particulièrement rapides (Némésien 1975, 224-236 ; Grattius cité dans Amat 2002). Par ces quelques attestations, la littérature révèle une sélection humaine ayant entraîné la création, bien avant l’Antiquité, de plusieurs races de chiens bien distinctes, ce que confirment l’archéozoologie et l’iconographie, par exemple sur des vases grecs montrant des chiens d’aspects divers (Van Hoorn 1951). Mais, là encore, les chiens de compagnie, au contraire des chiens de chasse ou de berger, ne sont jamais décrits textuellement, ni en termes de race, au sens actuel, ni du point de vue de leur aspect, ce dernier ne pouvant se percevoir qu’au travers des représentations graphiques.
Pour des usages variés…
À cette grande variété des chiens antiques et protohistoriques vient s’ajouter une particularité propre à la relation entretenue par les humains avec cette espèce, à savoir la polyvalence de ses utilisations. En effet, ces interactions révèlent des fonctions multiples : la chasse, la garde, la guerre, la consommation alimentaire, les sacrifices ou la compagnie.
Cette multiplicité de rôles entraîne une relation complexe à l’espèce qui suppose qu’un chien peut avoir, dans sa vie, divers rôles auprès des humains, passant, comme la chienne Lydia décrite par Martial (1973a, XI, 69), du statut de chien de garde ou de chasse à celui de compagnon du quotidien, voire à celui de simple animal de boucherie.
De fait, si la consommation de chien est très faible en Grèce antique et normalement prohibée par les mœurs romaines, elle se retrouve dans toute l’Europe depuis le Néolithique, que ce soit pour un usage thérapeutique ou dans un but alimentaire, parfois lié à des conditions de crise (Horard-Herbin 2014 ; Horard-Herbin et al. 2014 ; Méniel 1987). Les auteurs antiques sont assez discrets sur cette pratique mais l’archéologie nous prouve la réalité de son existence et, donc, du statut très complexe de l’espèce dans le monde des humains.
Les utilisations les plus courantes du chien, en particulier à Rome et en Grèce, demeurent celles décrites ci-dessus par Columelle, à savoir la garde de la maison, la garde du troupeau et la chasse. Ces trois activités supposent une réelle proximité de l’animal avec l’espèce humaine : le gardien de la ferme ou de la maison vivant non seulement avec ses maîtres mais devant également être traité par ceux-ci avec douceur afin de ne pas s’attaquer à eux (Avianus 1980, XXXVII, « Le chien et le lion » ; Sénèque 2005, XIV, 5), le gardien de troupeau travaillant directement avec ses maîtres et devant être bien nourri par ces derniers pour qu’il ne s’attaque pas au bétail (Varron 1985, II, 9), le chien de chasse pratiquant une activité que l’on pourrait qualifier de loisir aux côtés de son maître, ce qui les rapproche (Xénophon 1970 ; Amat 2002). Toutes trois forment une triade où la relation entre le chien et son maître est largement décrite et fait l’objet de nombreux conseils (choix de la race ou de l’aspect du chien, manière de traiter ou d’entraîner l’animal, etc.) dans la littérature.
Ces pratiques trouvent aussi un écho dans les mosaïques pompéiennes représentant des chiens de garde à l’entrée des domus avec l’inscription « Attention au chien » (Cave canem), mais aussi dans les multiples mosaïques et peintures sur vases illustrant des chasses (figure 2). Le chien de berger est moins visible dans les représentations iconographiques mais reste un animal important au sein de populations pratiquant un élevage vivrier et commercial essentiel.
D’autres fonctions du chien sont plus difficiles à percevoir, comme celles d’éboueur ou d’animal de tannerie, l’archéozoologie montrant quelques attestations de cette dernière utilisation. Son statut d’espèce sacrificielle est bien plus visible, au travers des traces archéologiques, dans les mondes celte et romain, les textes latins ne mentionnant qu’un seul type de sacrifice de chien : celui d’une chienne rousse afin de se protéger de la canicule (Festus 1965, III, « Catularia porta »). Cependant, cette pratique du sacrifice existe bel et bien, même si elle demeure assez exceptionnelle et n’implique que rarement, du moins dans les mondes grec et romain, une consommation du chien sacrifié. Ainsi, Achille immole deux des neuf chiens sur le bûcher funéraire de Patrocle, avec quatre chevaux et douze jeunes Troyens (Homère 1957, Iliade, XXIII, 173-174). À l’instar de cet holocauste homérique, les chiens sacrifiés dans l’Antiquité ne sont pas toujours consommés mais le simple fait de les offrir à la divinité ou au défunt dans leur intégralité marque la singularité de la relation entre chiens et humains.
Parmi ces fonctions, l’une des plus complexes à appréhender demeure celle de chien de compagnie. En effet, les sources sont assez dispersées et nécessitent une part d’interprétation, mais elles révèlent, sans aucune hésitation, l’existence d’une telle pratique dont je vais essayer de saisir ici les aspects ludiques. Elle se place toutefois dans une réalité romaine qui est celle d’un goût prononcé pour les animaux de compagnie de toutes sortes : oiseaux, comme le moineau de Lesbie (Catulle 1966 ; Amat 2002), petits carnivores, comme les chats et les belettes (Amat 2002), ou encore serpents (Amat 2002).
… mais des visions divergentes
Toutefois, si le chien est très présent auprès des humains et est l’objet d’usages variés, il n’en reste pas moins un animal sur lequel les points de vue sont contrastés. En effet, dans le chien antique se retrouvent, au moins en Grèce et à Rome, l’image d’un compagnon fidèle et aimant son maître, mais aussi celle, négative, d’un animal dangereux, sale et lubrique. Pline sera l’un des seuls auteurs de son époque à vanter, par ailleurs, l’intelligence de cette espèce (Pline l’Ancien 1952, VIII, 61).
Les figures de Cerbère, le chien à trois têtes protégeant la porte des Enfers, d’Orthos, gardien de troupeau à deux têtes tué par Héraclès, de Scylla, nymphe transformée en monstre portant sur son flanc des cous de chiens, ou encore des chiens accompagnant la déesse Hécate, maîtresse de la magie, de la lune et de l’obscurité, sont révélatrices de la représentation négative que les sociétés grecque et romaine pouvaient avoir du chien. En effet, l’animal, bien que domestiqué, pouvait toujours, selon elles, revenir à son état de bête sauvage et dangereuse, s’attaquant même aux humains (Kitchell 2004 ; Rajewicz 2015), comme Priam lui-même l’évoque (Homère 1957, Iliade, XXII, 66-76). C’est également ce chien monstrueux et dangereux, quoique tenu en laisse et donc malgré tout domestique, que donnent à voir les mosaïques pompéiennes présentant de grands molosses noirs défendant les portes de la demeure de leur maître.
Cette peur du chien, particulièrement visible dans le monde grec, s’explique en partie par un autre aspect de l’animal : celui de charognard. En effet, comme le montrent nombre d’études archéozoologiques mais aussi zoologiques, le chien est un véritable éboueur qui se nourrit aussi bien de ce que l’on verse dans sa gamelle que de charognes ou de déchets (Homère 1957, Iliade, XXII, 66-76 et XXIV, 411). Ce comportement, en particulier chez les chiens errants, provoque le dégoût des auteurs anciens qui y voient un signe de saleté mais aussi d’une possible anthropophagie. De fait, de nombreux textes évoquent l’infamie de la mort de l’homme dont la dépouille est livrée aux oiseaux ou aux chiens (Homère 1957, Iliade, I, 4-5 ; Homère 1961, XXII, 66-76). L’errance elle-même effraie les Anciens car elle signifie que l’animal, domestiqué par la volonté des humains et rendu « civilisé », redevient une simple bête cruelle et incontrôlable, que l’homme aperçoit parfois durant la chasse et la guerre. Le chien devient, dès lors, un destructeur brutal, qui n’a aucun égard envers la vie et aucun respect pour les morts qu’il profane en les mangeant, de surcroît, crus, la cuisson étant, pour les Grecs, ce qui sépare le barbare de l’être civilisé. On retrouve cette image de violence et de cannibalisme dans le dernier livre de l’Iliade alors qu’Hécube, qui pleure son fils Hector déchiré par les dents des chiens, évoque l’idée de manger le foie d’Achille par vengeance, comme si elle s’imprégnait de cette vision de cannibalisme et de violence inspirée par l’action des chiens (Homère 1957, XXIV, 200-216). Du fait de cette représentation de l’animal attaquant l’homme mort ou affaibli, le chien peut devenir également un symbole de couardise, ce qui rend son utilisation comme insulte des plus offensante (Kitchell 2004, 2014 ; Homère 1961, Iliade, I, 159-225). Par ailleurs, le chien se trouve souvent associé à une figure de lubricité et, en particulier, la chienne (Amat 2002 ; Kitchell 2004).
Face à ce tableau négatif se dresse une conception bien plus positive et qui réside dans une vertu très importante pour les sociétés antiques : la fidélité. Celle-ci se perçoit dans le premier chien mentionné individuellement dans la littérature, à savoir Argos, le chien d’Ulysse. En effet, cet animal loyal, abandonné de tous après le départ de son maître et ayant trouvé refuge sur un tas de fumier, montre sa joie en retrouvant Ulysse, qu’il reconnaît malgré son déguisement, avant de mourir après vingt ans d’attente (Homère 1956, Odyssée, XVII, 291-327). Cet attachement d’Argos pour son maître, par ailleurs réciproque, se traduit par cette attente interminable qui le conduit à la mort mais lui permet néanmoins de reconnaître celui qu’il attend et qui demeure caché aux yeux des personnes qui lui étaient les plus proches. À partir de ce récit, le chien fidèle devient un topos de la littérature antique et cet animal le modèle par excellence de cette vertu. Les exemples de cette vision sont nombreux et vont en se renforçant, en Grèce, à partir du Ve siècle avant notre ère (Kitchell 2004). On pourrait ainsi citer le chien du père de Périclès qui, refusant de quitter son maître, suit sa barque à la nage avant de mourir d’épuisement en abordant la côte (Plutarque 1961, Vie de Thémistocle, 10, 5), ou encore celui d’un esclave de Titius Sabinus qui refusa de quitter le lieu où se trouvait la dépouille de son maître (Pline l’Ancien 1952, VIII, 61). Pline fait ainsi, au livre VIII de son Histoire naturelle, une longue liste de ces animaux fidèles et aimant leur maître jusqu’à la mort (Pline l’Ancien 1952, VIII, 61). Cette fidélité et cet attachement au maître vont séduire les sociétés antiques et faire de lui un compagnon indispensable.
La relation antique des chiens aux humains s’avère donc bien plus complexe que celle qui existe aujourd’hui en Occident et qui fait de cet animal le meilleur ami de l’homme et son plus proche compagnon.
Des chiens très proches des humains dans la vie… et la mort
Au-delà de cette double vision du chien, je retiendrai surtout, ici, celle du chien comme animal de compagnie, modèle de fidélité et d’amour pour son maître ou sa maîtresse. De fait, après le Ve siècle avant notre ère et jusqu’au-delà même de la chute de l’Empire romain, toute l’Europe et, même, tout le monde méditerranéen sont conquis par ces compagnons à quatre pattes.
Le chien familier et la familia
Dans le monde romain, la familia ne se cantonne pas aux parents de sang mais regroupe toutes les personnes vivant sous le même toit et sous l’autorité du chef de famille, à savoir tous les membres de la famille, au sens où nous l’entendons aujourd’hui, mais aussi les esclaves qui vivent sous le toit et dépendent de ce chef. Dans certains cas, il est légitime de se demander si les chiens eux-mêmes ne pourraient être considérés comme des membres de cette familia.
En effet, comme nous l’avons vu, les chiens n’ont pas qu’un intérêt utilitaire et purement économique, aux yeux des sociétés antiques, mais sont aussi très appréciés comme animaux de compagnie. De fait, la Grèce nous présente, assez tôt, des chiens vivant au plus près de leurs maîtres, comme ceux de Priam, même si là n’est pas leur seule fonction (Homère 1957, Iliade, XXII, 66-76), ou comme les « chiens de table » qu’évoque Ulysse (Homère 1956, Odyssée, XVII, 309) et dont le seul but est d’être un ornement pour leurs maîtres, voire une sorte de poubelle de table. De la même façon, les chiens minuscules révélés par l’archéologie en Gaule protohistorique ne peuvent être considérés que comme des animaux de compagnie, leur taille ne permettant pas réellement de les impliquer dans d’autres activités à caractère plus économique ou guerrier, à moins de considérer l’hypothèse d’une utilisation pour des chasses particulières, à l’instar de nos chiens terriers actuels. Par la suite, les représentations picturales de chiens sur des vases grecs, à partir du Ve siècle avant notre ère, mettent en évidence de petits chiens accompagnant des enfants mais aussi des adultes, tandis que l’on connaît, par ailleurs, des images de chiens plus grands employés pour la chasse ou la garde des troupeaux. Il semble donc que ces petits animaux étaient les compagnons privilégiés des hommes et des femmes antiques. Par ailleurs, le terme même de compagnon est à prendre dans son sens étymologique autant que contemporain car, comme le dit Homère et comme le répéteront de nombreux auteurs, ces chiens sont à la fois des camarades de vie et de jeux mais aussi des animaux qui partagent le repas, le pain (cum-panis), avec leurs maîtres, ce qui est le privilège de l’entourage le plus proche du maître en question. Le chien devient, dès lors, un véritable ami, une personne à part entière, ce à quoi ne peut prétendre presque aucune autre espèce.
Cette image du chien partageant tout avec son maître va prendre toute son ampleur dans le monde romain. En effet, à partir du règne de l’empereur Néron, il semble que la mode des petits chiens de compagnie se répande dans la bonne société de l’Empire (Amat 2002) et les exemples d’animaux gâtés par leurs maîtres abondent dans la littérature. Ainsi, on voit Trimalcion, sa femme et son client Crésus ayant chacun une petite chienne qu’ils chérissent énormément, au point, dans le cas de Crésus, de la gaver de toutes sortes de friandises (Pétrone 1982, 64), l’affranchi Narcisse possédant une chienne blanche (Sénèque 1966, XIII, 3) ou encore un homme riche donnant à ses chiennes une nourriture hors de prix (Martial 2003, III, 82, 19). Cet attachement parfois excessif fait l’objet de plusieurs critiques, notamment de la part du poète Martial, qui n’est pas réputé pour avoir particulièrement aimé les chiens et illustre ces excès à travers plusieurs épigrammes (2003, III, 82 ; I, 83 et I, 109), dont une ode à Issa, la petite chienne de son ami Publius, qu’il glorifie dans des termes exagérément emphatiques, montrant par là la place exceptionnelle qu’elle occupe dans le cœur de son maître.
Ces chiens de compagnie ont tous un point commun : leur caractère caressant. De fait, autant les auteurs grecs évoquent assez peu l’aspect des chiens de compagnie et les représentent souvent comme de petits chiens à la queue en panache, autant les auteurs latins parlent généralement de catuli (Lucrèce 2003, IV, 998 et V, 1067 ; Juvénal 1974, IX, 61), de petits chiens, mais évoquent aussi l’existence de chiens de compagnie de plus grande taille. Ainsi, l’épitaphe de la chienne Lydia, rédigée par Martial, nous présente une chienne de chasse qui a pu trouver sa place dans la maison de ses maîtres en tant qu’animal de compagnie parce qu’elle était caressante (Martial 1973a, XI, 69). Ce trait illustre le fait qu’un chien, dans le monde romain, pouvait avoir plusieurs fonctions au cours de sa vie et que son choix en tant qu’animal de compagnie n’était pas lié à l’appartenance à une race particulière mais bien davantage au caractère de l’animal lui-même, à sa douceur et à sa capacité à se laisser caresser. C’est cela qui lui ouvre les portes de la maison et du cœur de ses maîtres.
David Goode rappelle que donner un nom à un animal revient à l’anthropiser (Goode 2007) et c’est bien un tel phénomène d’anthropisation que nous pouvons observer avec les chiens de l’Antiquité (Bodson 2000). De fait, sur l’ensemble des animaux portant des noms propres que nous font connaître les auteurs et les représentations, l’extrême majorité sont des chiens et des chevaux. Cette pratique se retrouve dès l’Iliade et l’Odyssée, où tous les chevaux portent des noms, de même que les rares chiens importants, comme Argos, et va se perpétuer durant toute l’Antiquité (Kitchell 2014). En revanche, même le moineau bien aimé de Lesbie, chanté par Catulle, n’est pas nommé en tant qu’individu (Catulle 1966, III). À l’inverse, tous les chiens semblent avoir porté des noms, qu’il s’agisse des chiens de compagnie (Margarita, pour la petite chienne de Crésus (Pétrone 1982, 64), Lydia, Issa, etc.), des chiens de garde (Scylax, chien de garde de Trimalcion (Pétrone 1982, 64), Cerbère, aux portes de l’Enfer, etc.) ou encore des chiens de chasse (Lydia, Mustela et Ederatus, sur la mosaïque romaine d’Oudhna, en Tunisie, les 36 noms listés par Ovide dans sa description de la mort d’Actéon, etc.) (Kitchell 2014).
Étant donné le petit nombre d’animaux recevant un nom propre, il est clair que cette pratique devait être réservée aux créatures les plus proches des humains, celles qui vivaient dans leur entourage constant et avaient le plus d’interactions avec eux. Comme nous l’avons vu, le chien en fait clairement partie, en tant que familier du genre humain.
Par ailleurs, au-delà du rapprochement avec les humains que constitue l’attribution d’un nom, celle-ci suppose un autre type d’interaction : une communication verbale. En effet, un animal porte normalement un nom pour pouvoir être appelé et désigné, voire, dans le cas du chien, pour pouvoir communiquer avec lui en lui donnant nommément un ordre. Ainsi, Xénophon invite son lecteur à ne donner au chien de chasse qu’un nom court, qu’il puisse aisément retenir lorsqu’on l’appelle (Xénophon 1970, VII, 5). C’est alors une véritable communication qui s’établit entre l’humain et l’animal, contribuant à anthropiser encore plus ce dernier, comme l’illustre David Goode lorsqu’il parle à sa chienne, en termes simples, durant le jeu (Goode 2007).
Cette personnification va même, parfois, plus loin que la simple communication et fait de certains chiens les reflets de leurs maîtres, voire leurs égaux. C’est du moins ce que nous révèle Ambroise de Milan en critiquant la pratique de certains riches personnages d’organiser des fêtes d’anniversaire pour leurs chiens ou de leur dresser de véritables arbres généalogiques (De Nabuthae XIII, cité dans Amat 2002), pratiques que nous connaissons, par ailleurs, aujourd’hui encore. Ces chiens de compagnie, libres de faire ce qu’ils veulent chez eux, comme des humains (Martial 2003, I, 83 et 109), et recevant parfois des traitements exceptionnels, apparaissent donc comme de vraies personnes aux yeux de leurs maîtres et de ceux qui les entourent. Cependant, la personnification de ces animaux va rarement aussi loin que ce que nous décrit Ambroise, même si le chien reste un animal particulier pour les sociétés antiques.
Le chien de compagnie dans la mort
La personnification du chien ne cesse pas avec la mort de l’animal et prend même une autre dimension. En effet, alors que le chien partage le fait de porter un nom propre avec le cheval et quelques animaux particuliers et très proches des humains, il est le seul, dans l’Empire romain, à recevoir des honneurs funéraires. De fait, depuis au moins l’âge du bronze, toutes les cultures méditerranéennes semblent avoir fait appel au chien, au moins ponctuellement, lors des pratiques funéraires, en général en tant qu’offrande. Cette offrande peut parfois revêtir un caractère alimentaire, surtout en Gaule (Méniel 1987, 2008), mais être aussi, la majeure partie du temps, un simple geste sacrificiel pouvant, dans certains cas, être vu comme un accompagnement du défunt dans la mort, le chien devenant le compagnon et le gardien du mort. Il est complexe d’évoquer ces pratiques de dépôts de chiens dans des tombes humaines, du fait de leurs difficiles et multiples interprétations possibles (Blaizot 2009 ; Lepetz 1996 ; Méniel 2008).
Néanmoins, il est à noter que les chiens font aussi l’objet de pratiques plus individuelles ou qui semblent, du moins, les mettre plus en avant que le simple sacrifice d’accompagnement ou le dépôt en offrande. En effet, il existe, en Gaule romaine comme à Rome, des tombes où des chiens de différentes tailles sont enterrés individuellement, créant parfois, comme à Rome, de véritables petites nécropoles canines (Bodson 2000). Ces ensembles sont parfois complexes à comprendre, certains se situant à proximité de nécropoles humaines, comme sur le site de Hohberg, à Strasbourg (Blaizot 2009), tandis que d’autres sont davantage isolés, à l’instar des trente inhumations de chiens mâles retrouvées rue Turgot, à Dijon (Blaizot 2009). Doit-on plutôt y voir des enterrements individuels et séparés de ceux des humains, dans le but d’honorer d’anciens compagnons animaux (des chevaux étant parfois présents dans ces sortes de nécropoles), ou le résultat de sacrifices ? La question demeure entière également dans des cas d’inhumations très particulières de chiens aux côtés de tombes d’enfants (Blaizot 2009), voire dans les tombes elles-mêmes, en particulier lorsque l’on connaît le grand nombre de représentations antiques d’enfants jouant avec des chiens. Dans quelques cas, cette réunion volontaire des deux compagnons (enfant et chien) dans la tombe ne fait aucun doute, comme sur un site proche de Heidelberg où un enfant est enterré avec un chien de compagnie adulte de petite taille (Lepetz 1996). Il est assez clair que, dans ce cas, le chien accompagne et protège son jeune maître dans l’au-delà.
Il existe cependant des exemples de tombes de chiens individuelles n’ayant pour but que de recevoir des animaux de compagnie chers à leurs maîtres. C’est peut-être ce que nous pouvons comprendre, notamment, des tombes aménagées en coffrage de dalles ou de tuiles qui se retrouvent de temps à autre dans le Languedoc, mais aussi d’un chien retrouvé à Lyon et qui pourrait présenter un enveloppement dans un tissu avant l’inhumation (Blaizot 2009). Mais cette pratique se lit surtout à travers les épitaphes et les pierres tombales réalisées expressément pour ces compagnons du quotidien. Outre les épitaphes rédigées par Martial en l’honneur d’Issa ou de Lydia, il en existe d’autres dans l’œuvre du poète ou d’autres auteurs qui vantent les mérites de chiens passés dans le royaume des ombres (Amat 2002 ; Bodson 2000 ; Martial 1973b, XIV, 198). Cependant, aux côtés de ces œuvres littéraires existent un certain nombre de véritables stèles funéraires portant soit l’image de l’animal défunt, soit une épitaphe faisant son éloge funèbre. Ainsi, la stèle d’Helena, retrouvée à Rome, ajoute, au portrait de la petite chienne défunte, l’épitaphe « À Helena, ma fille, âme incomparable et digne d’éloge » (« Helenae alumnae animae incomparabili et bene merenti »). Ce court texte est digne de ceux que nous pouvons lire sur des épitaphes humaines de la même époque et n’est qu’un exemple parmi de nombreux autres (Bodson 2000) qui viennent illustrer, une fois de plus, la forte personnification qui est faite de ces chiens de compagnie. Cette stèle est le parfait exemple de ce lien particulier qui unissait les chiens et leurs maîtres, les premiers devenant parfois comme les enfants des seconds et recevant les mêmes honneurs.
Ainsi, que le chien suive son maître, adulte ou enfant, dans la tombe pour l’accompagner ou le protéger, qu’il soit seulement représenté sur la pierre tombale ou qu’il reçoive sa propre sépulture, toutes ces pratiques illustrent avec force le lien privilégié qui pouvait exister entre le chien de compagnie et les humains, non seulement dans la vie mais aussi dans la mort.
Attrape la balle ! Ou jouer au quotidien
Ce tableau assez complexe et nuancé du chien, qui diffère, sur quelques points, de notre vision occidentale actuelle de l’espèce, me semblait nécessaire pour mieux saisir la relation antique entre cet animal et les humains. Cependant, il est temps de s’approcher un peu plus près du jeu lui-même.
Des poteries et des jeux
Si la question des animaux et de leur élevage dans l’Antiquité nous est assez bien connue grâce aux textes, du moins pour certains aspects, les relations et interactions réelles entre eux et les humains sont moins bien documentées, en particulier pour ce qui touche au quotidien. Ainsi, le fait de jouer avec son chien, qu’il soit de compagnie ou non, est presque totalement occulté littérairement mais aussi iconographiquement.
Néanmoins, cette absence visuelle du jeu n’est que partielle et nous retrouvons ce dernier sur les décorations de céramiques et, tout particulièrement, sur de petits pots grecs nommés des choes (χόες ou chous/χοῦς, au singulier). Ces petits vases fabriqués essentiellement au Ve siècle avant notre ère en Attique semblent donner leur nom au deuxième jour de la fête des Anthestéries, en l’honneur de Dionysos. Cette fête est à la fois une célébration du renouveau, de l’arrivée du printemps, mais aussi une fête funèbre (Van Hoorn 1951). Ce dernier aspect pourrait expliquer le fait que ces choes aient majoritairement été retrouvés dans des tombes, en particulier d’enfants (Van Hoorn 1951). L’une des particularités de ces céramiques peintes est de comporter une grande variété de motifs avec, néanmoins, une nette prédominance des représentations d’enfants, souvent très jeunes, dans leurs jeux et leur vie quotidienne. Parmi ces images se retrouvent plusieurs exemples d’enfants accompagnés de petits chiens, ce qui nous permet d’approcher d’assez près la réalité des jeux entre eux.
Un thème assez récurrent des choes est celui du jeune enfant (ou, dans un cas, d’un adulte) protégeant un gâteau, une grappe de raisin ou toute autre denrée alimentaire d’un petit chien essayant de sauter pour s’en saisir (figure 3). Nous pouvons peut-être lire ici une première forme de jeu que nous connaissons tous, le chien essayant de s’emparer de ce que son maître lui tend, ce dernier retirant la nourriture au dernier moment pour empêcher l’animal de s’en saisir. Un autre grand classique, auquel tout propriétaire de chien a déjà joué, est le lancer du bâton. Cette pratique semble trouver une illustration sur un chous représentant une petite fille tenant une baguette du bout des doigts tandis qu’à ses pieds court un chien qui paraît prendre de l’avance dans la direction où le bâton va être lancé (figure 4). Il faudrait, dès lors, y voir la scène précédant le lancer en question.
D’autre part, quelques scènes évoquent des jeux de balle. Un vase porte ainsi l’image de deux enfants faisant voler au-dessus de leurs têtes des balles (sans doute de cuir) attachées à des cordes. À leurs pieds, deux chiens veulent visiblement jouer et attraper les balles, l’un d’eux étant même dressé sur ses pattes arrière. Une scène similaire se retrouve sur un autre chous où un enfant seul fait voler une balle attachée juste sous le nez du chien assis en face de lui dans la position d’un animal prêt à bondir (figure 5).
Aux côtés de ces scènes de jeu assez rapidement identifiables et facilement comparables à nos pratiques contemporaines, se retrouvent des images d’activités diverses auxquelles les chiens ne participaient sans doute pas toujours de leur plein gré. Ainsi, quelques céramiques montrent des enfants dansant face à leurs compagnons à quatre pattes (figure 6), d’autres les imitant en marchant à quatre pattes devant eux (figure 1) et un autre paraissant faire la course avec son animal (à moins qu’il soit juste en train de le poursuive) (Van Hoorn 1951).
Par ailleurs, nous retrouvons aussi un autre type de représentation sur les choes, celle d’enfants installés, à l’image de Dionysos, dans de petites charrettes tractées soit par leurs camarades, soit par des animaux. Parmi ces derniers, nous retrouvons encore une fois le chien, attelé comme un cheval et peut-être contre sa volonté (figure 7).
Ces scènes de vie intime, impliquant des enfants, rappellent le lien fort qui devait exister entre le chien et son jeune maître, ce dernier en faisant l’un de ses premiers camarades de jeu. Mais, au-delà, elles nous révèlent l’existence de tous ces petits jeux anodins que tout propriétaire de chien pratique encore de nos jours et, ce, depuis plus de 2 500 ans. Ces vases demeurent donc un témoin privilégié de ces scènes qui nous sont inconnues par ailleurs. Toutefois, un autre type de céramique montre la place importante du jeu entre les enfants et leurs chiens, dans la société romaine : cette fois, il s’agit des nombreuses petites figurines d’animaux et, en particulier, de chiens qui ont été retrouvées sur de nombreux sites archéologiques (Capitan 1916 ; Durand 1992). Ainsi, même si l’enfant ne joue pas directement avec l’animal en question, celui-ci demeure, malgré tout, au centre de son jeu, par le biais de ces jouets zoomorphes.
Des jeux en filigrane
Comme nous venons de le voir, il faut parfois quelque peu interpréter les images qui nous sont données de ces jeux, dont certains peuvent être des plus anodins. Toutefois, les représentations des choes demeurent assez claires et figent une image du jeu en cours, tandis que d’autres sources ne nous permettent que d’envisager sa réalité.
C’est ainsi le cas d’une fable d’Ésope intitulée « L’âne et le chien ou le chien et son maître » :
Un homme qui avait un chien de Malte et un âne jouait constamment avec le chien. Allait-il dîner dehors, il lui rapportait quelque friandise, et, quand le chien s’approchait la queue frétillante, il la lui jetait. Jaloux, l’âne accourut vers le maître, et se mettant à gambader, il l’atteignit d’un coup de pied. Le maître en colère le fit reconduire à coups de bâton et attacher au râtelier. Cette fable montre que tous ne sont pas faits pour les mêmes choses. (Ésope 1985, 275)
Outre le fait que nous retrouvons, dans ce texte, ce petit chien de Malte dont les auteurs grecs nous parlent, nous notons également la présence de l’une des rares mentions textuelles d’un jeu impliquant un chien, l’auteur recourant bien, dans ce cas, au terme grec paizô (παίζω), qui signifie « jouer ». Le jeu, ici, est régulier et fréquent, ce qui rend l’âne jaloux, et semble se dérouler comme suit : le petit chien s’approche de son maître en se dressant, probablement pour attraper la friandise que son maître finit par lui lancer. Nous ne disposons, dans ce texte, que d’un exemple de ces jeux fréquents que le petit animal semble pratiquer avec son propriétaire et il nous laisse deviner que le maître devait jouer plus souvent avec son chien que les jours où il se rendait à un dîner. Par ailleurs, la morale de la fable nous donne une indication précieuse sur le statut clair et défini d’animal de compagnie de ce petit chien, qui n’est présent que pour accompagner son maître, jouer avec lui et se laisser caresser.
Au début du XXe siècle, la commune de La Horgne-au-Sablon, en Moselle, a vu la mise au jour d’une stèle funéraire représentant un enfant, Suarigillus, accompagné d’un chien qui se tient debout contre lui et se laisse caresser. Il est intéressant de noter que l’animal n’est pas tant tourné vers son maître que vers l’objet qu’il tient en main et qu’Espérandieu, en décrivant la stèle, identifiait comme une pomme alors qu’il peut tout à fait s’agir d’une balle, ce qui pourrait expliquer, pour quelques auteurs, l’intérêt du chien pour l’objet (Genovese 2013). Nous avons donc, ici, l’image d’un enfant s’apprêtant à jouer avec son petit compagnon et, ce, pour l’éternité, ce qui est une belle preuve du lien fort existant entre les deux protagonistes et de l’importance des jeux de lancer dans la relation antique entre humains et chiens.
Peut-être sont-ce ces jeux de lancer qu’évoque encore Juvénal, au vers 61 de sa neuvième satire, lorsqu’il critique un riche paresseux qui se refuse à offrir à un homme dont il exploite le travail une terre pour qu’il y installe sa femme, son enfant et « son chien qui joue avec lui » (« conlusore catello ») (1974, IX, 61). Ici, le poète ne se contente pas de définir le chien comme le jeu de l’enfant mais bel et bien comme son compagnon de jeu, celui qui partage le jeu avec lui. Cela confirme non seulement le lien particulier qui unit les enfants antiques et leurs chiens, mais aussi le fait que ce lien est fondé sur le jeu lui-même.
Les épitaphes aussi nous laissent deviner une petite part de la vie intime des chiens et de leurs maîtres et maîtresses, comme nous l’avons vu, et certaines évoquent sans doute à mots couverts des jeux totalement informels ou des caresses dont seuls quelques bas-reliefs nous donnent encore l’image. C’est ainsi le cas de l’épitaphe de la chienne Myia, gravée sur marbre et retrouvée à Auch, qui évoque non seulement le fait que l’animal dormait dans le lit de sa maîtresse (comme nombre de chiens décrits par Martial) mais aussi qu’il aimait sauter sur sa maîtresse, probablement pour jouer (Capitan 1916).
Un autre genre de jeu, tout aussi discrètement évoqué que les autres, est le combat de chiens. En effet, alors que les combats d’animaux lors des jeux du cirque sont très nombreux et appréciés dans tout l’Empire, aucune source, grecque ou romaine, ne paraît indiquer la pratique de combats de chiens organisés, comme cela pouvait être le cas pour les combats de coqs (Doherty 2013). De fait, s’il existe bien des chiens de guerre, ceux-ci ne sont réservés qu’à un usage militaire et pas vraiment dans un cadre civil. Néanmoins, il est tout à fait envisageable que les hommes de l’Antiquité aient occasionnellement pratiqué ce genre d’activité, peut-être, d’ailleurs, au sein de l’armée romaine. C’est du moins ce que nous donne à voir un bas-relief athénien représentant quatre jeunes hommes campés autour d’un chien et d’un chat se faisant face et présentant tous deux une posture d’attaque (figure 8) (Rajewicz 2015). Cependant, si ce relief n’est pas isolé, il semble que les Grecs préféraient faire combattre d’autres espèces face aux chiens et non pas des chiens entre eux. De même, dans le monde romain, les indices d’une pratique de combats de chiens sont rares et je ne mentionnerai ici que le plaisir que prend visiblement Trimalcion à voir la petite chienne de Crésus poussée à affronter son énorme chien de garde Scylax, qui manque de la dévorer (Pétrone 1982, 64). De fait, le seul combat de chiens dont la pratique soit réellement conseillée par les auteurs anciens nous vient de Varron qui invite le propriétaire de chiens de berger à les faire jouer à se battre lorsqu’ils sont encore des chiots afin de leur forger un caractère combatif (1985, II, 9). Le combat de chiens ne paraît donc pas être, en soi, un jeu et un plaisir recherché par les sociétés antiques pour lesquelles nous disposons de documents textuels et graphiques, et relever davantage d’une pratique occasionnelle, y compris dans le cas des jeux très organisés que sont les jeux du cirque, où l’on faisait davantage combattre des animaux exceptionnels et impressionnants, comme les lions ou les taureaux.
Attrape la bête ! Ou s’entraîner à chasser
Aux côtés des jeux « familiers », évoqués précédemment, dont la place était sans doute bien plus grande dans la relation humains-chiens que ce que nous donnent à voir les sources, se trouve une activité bien mieux documentée et pouvant comporter une part ludique : la chasse.
La chasse comme jeu
Si elle revêt, dans un certain nombre de cas, un aspect alimentaire, la chasse antique n’a pas pour seul but de fournir de la nourriture au chasseur. Cela est particulièrement vrai lorsque le chasseur en question possède des chiens élevés spécialement pour la chasse. En effet, bien que la mosaïque tunisienne présentant les chiens Ederatus et Mustela montre une scène de chasse au lièvre, gibier pouvant être chassé, par ailleurs, même sans un équipage tel que celui qui est représenté, les chasses antiques sont bien souvent des traques de plus gros animaux, parfois même dangereux, comme le sanglier ou le lion. C’est d’ailleurs ce que décrivent la majeure partie des nombreux livres de chasse, ou Cynegetica, que connaît l’Antiquité et dont la plupart sont inspirés de l’œuvre de Xénophon, qui chassait, en Asie Mineure, toutes sortes de fauves et de grands animaux, mais aussi toutes sortes de gibiers dans le Péloponnèse. La chasse au chien courant est donc, avant tout, dans l’Antiquité grecque et romaine, un plaisir et une activité considérée comme ludique, dont le but symbolique est, assez clairement, de tuer des animaux incarnant la sauvagerie et la violence, comme le sanglier. Cela explique, entre autres, pourquoi la chasse au cerf n’était guère appréciée, l’animal étant considéré comme lâche, vu qu’il n’affronte pas les chasseurs directement mais choisit la fuite (Aymar 1951).
Il est intéressant de noter que l’essentiel des traités de chasse porte généralement sur le choix, l’élevage et l’entretien des chiens de chasse. Ainsi, Némésien et Grattius évoquent assez longuement les races de chien qu’il vaut mieux choisir et les moyens de prendre soin d’eux (Amat 2002 ; Aymar 1951). Les chiens sont donc partie intégrante de ce plaisir de la chasse et participent pleinement au combat contre la nature et sa sauvagerie. L’œuvre de Xénophon insiste sur ces deux aspects de la chasse : il s’agit d’un plaisir bon pour l’homme et sa formation et d’une activité où le chien est essentiel (Xénophon 1970, VII et XII).
En réalité, l’activité cynégétique est perçue davantage comme un combat que comme un jeu, mais un combat plus ludique que ceux de la guerre, du fait du plaisir éprouvé lors de ce combat avec la bête sauvage, qu’il s’agisse d’un réel affrontement ou d’une traque. Dans le monde romain, la chasse est tant associée au plaisir que certains spectacles de l’amphithéâtre, parmi les plus prisés, sont nommés les venationes (chasses) et mettent aux prises des animaux entre eux ou des hommes qui doivent chasser ces animaux. Dans ces derniers cas, la chasse n’est plus tant perçue comme un jeu pour le chasseur que pour le public. Néanmoins, la chasse classique demeure une activité très prisée de la bonne société romaine et, en particulier, de certains empereurs, comme Hadrien, qui fait de véritables funérailles à ses chiens et à ses chevaux, comme à des compagnons de combat (Histoire Auguste 1992, XX, 12). Le chien est donc bel et bien considéré, dans le contexte de la chasse, comme un camarade prenant plaisir à chasser avec son maître et jouant, en quelque sorte, avec le gibier, que ce soit dans la poursuite ou dans la recherche, parfois proche du jeu de cache-cache.
Faire jouer les jeunes chiens à chasser
Cependant, au-delà de l’aspect ludique que peut produire l’activité cynégétique elle-même, je voudrais m’arrêter ici quelque peu sur une activité que le chasseur et son chien de chasse partagent bien avant la chasse, à savoir l’entraînement du jeune chien. En effet, bien que les auteurs ne présentent jamais cet entraînement comme un jeu, il revêt réellement un caractère ludique, aussi bien pour l’animal que pour l’homme.
Une première manière d’entraîner le futur chien de chasse est décrite à demi-mot par le poète Horace. En effet, dans sa seconde épître, il invite Lollius à refréner ses passions et à s’exercer à les contenir, comme le maître entraîne un cheval à marcher correctement ou un jeune chien à aboyer sur une peau de cerf placée dans la cour (Horace 1964, I, 2, 65). Cette technique est également évoquée par Plutarque qui, à l’occasion d’une comparaison, mentionne des chiens peureux à la chasse qui ne retrouvent leur férocité que sur les peaux d’animaux sauvages placées à la maison (Aymar 1951 ; Plutarque 1983, Comment écouter, 110). Cette pratique d’entraîner les chiens avec des peaux de bêtes sauvages qu’ils peuvent attaquer ou mordre semble donc bien connue des auteurs antiques, grecs ou romains. Elle comporte sans doute, par ailleurs, une part ludique pour le jeune chien, que son maître doit inciter à sentir la peau avant de l’exciter à l’attaquer, si l’animal ne le fait pas spontanément, peut-être par des bruits, des incitations verbales ou en faisant bouger la peau en question, comme nous le ferions aujourd’hui avec une ficelle pour inciter un chat à l’attraper.
La deuxième méthode d’entraînement nous est proposée par Némésien. Elle consiste à faire courir, devant le jeune chien que l’on veut dresser, un vieux lièvre ayant perdu de sa vitesse, de sorte que le chien puisse le rattraper à la course. Par la suite, l’auteur conseille de renouveler l’opération avec des lièvres de plus en plus jeunes et rapides jusqu’à ce que le chien soit capable de prendre de vitesse les animaux les plus rapides (Némésien 1975, 182 sq.). Cette technique a pour but clair de dresser des animaux rapides, capables de battre tous les gibiers à la course sans s’épuiser, ce que privilégie particulièrement Némésien (Amat 2002). Arrien propose la même méthode à ses lecteurs mais en adjoignant au jeune animal un chien plus expérimenté, qui puisse lui donner l’exemple, technique qu’il désigne comme gauloise (Aymar 1951 ; Arrien 1967, Cynegeticon, XXV). Cette technique, très proche de la chasse réelle, se veut un entraînement progressif, amenant le chien à se familiariser peu à peu avec sa proie et son mode de déplacement, tout en acquérant de l’habileté à la course.
Pour sa part, Oppien propose au chasseur d’utiliser un lièvre mort qu’il traînera au sol, dans les champs hors de la ville, selon une trajectoire tortueuse, complexe et se recoupant parfois, imitant ainsi celle que prend le lièvre en courant, avant d’enterrer le cadavre au bout du parcours. Il lâchera ensuite le chien à dresser sur cette piste, en observant sa progression, jusqu’à ce que l’animal trouve la dépouille (Oppien d’Apamée 2003, I, 481 sq.). La longue description que fait Oppien de cette imitation de chasse fait la part belle aux émotions éprouvées par le chien et insiste sur le plaisir que semble éprouver l’animal vers la fin de sa quête, alors qu’il s’approche de plus en plus du cadavre. Dans cet exemple, la chasse se fait jeu de piste, pour le plaisir du chien qui cherche la proie et pourra, ensuite, mordre et jouer avec son trophée. Elle est aussi, en quelque sorte, un jeu pour le maître du chien qui observe les réactions et la progression, parfois erronée, de son animal.
Enfin, la méthode présentée par Xénophon consiste à entraîner le chien dans le cadre même de la chasse au lièvre en lui faisant suivre, en laisse, la meute qui traque l’animal sans le laisser, dans les premiers temps, partir seul pour capturer le gibier. Par la suite, le chasseur est invité à détacher l’animal lorsque la proie et la meute sont hors de vue, afin qu’il suive la piste mais sans s’épuiser à essayer de le capturer vraiment (Xénophon 1970, VII, 9). L’aspect ludique du dressage laisse ici davantage la place à la sécurité du chien qui n’est pas considéré comme encore prêt à poursuivre une proie, le jeu de course-poursuite étant empêché par la laisse.
Ces méthodes d’entraînement des chiens de chasse, qu’ils soient dressés pour la course ou pour l’approche du gibier, ont une valeur ludique, tout d’abord en ce qu’elles concernent de jeunes chiens, qui sont naturellement joueurs, mais aussi en ce qu’elles reposent sur l’exercice et l’exemple, comme les précepteurs antiques peuvent en faire pratiquer à leurs élèves humains. Les jeunes chiens sont donc incités à « jouer le jeu » en pratiquant ces exercices qui font appel à leur odorat et à leurs instincts et, dans le cas de la chasse au lièvre, ont la même finalité qu’un jeu de lancer de balle : que le chien rattrape, tue et rapporte la proie à son maître sans la manger.
Petite comparaison contemporaine
Les techniques de dressage évoquées trouvent encore un écho à notre époque, tout comme les jeux plus familiers et quotidiens décrits plus haut. En effet, j’ai pu voir quelques-unes d’entre elles être appliquées, aujourd’hui encore, dans l’entraînement de jeunes chiens de chasse et constater le caractère ludique que ces simulacres de traque peuvent revêtir pour les chiens mais aussi pour les participants humains. Afin d’illustrer cet aspect de l’entraînement, je me propose de décrire ici la méthode employée, qui rappelle quelque peu certaines pratiques antiques (et permet de compléter ce que nous en disent les textes), selon l’expérience que j’ai pu en faire à titre personnel.
Fils et petit-fils de chasseurs, j’ai toujours eu dans mon entourage des chiens de chasse destinés à lever et à faire courir le gibier (sangliers, chevreuils, lièvres et lapins, essentiellement). Afin de conserver une petite meute toujours assez vigoureuse et jeune pour la chasse, il était nécessaire d’y intégrer régulièrement de jeunes chiens qu’il fallait d’abord entraîner avant de les emmener dans leurs premières sorties aux côtés des plus expérimentés. Les chiots vivant dans un chenil avec leurs aînés, nous les sortions régulièrement, à partir d’un certain âge, pour les faire jouer à la balle ou au bâton. Lorsqu’ils avaient atteint les alentours des six mois, commençait le dressage proprement dit. Celui-ci rappelle beaucoup la méthode proposée par Oppien puisqu’il consistait à traîner une peau de lapin domestique, tué dans les semaines précédentes, sur le sol pour créer une piste odorante sur laquelle étaient finalement lâchés les jeunes chiens, chacun à leur tour. Ces derniers suivaient la piste, qui se complexifiait à chaque nouvel entraînement, jusqu’à atteindre le lieu où était cachée la peau, pour s’en emparer et jouer avec. Après les premiers entraînements, le tracé de la piste se faisait plus tortueux et la récompense plus difficile à obtenir car, lorsque le chien arrivait au plus près de la cachette, l’un d’entre nous courrait s’emparer de la ficelle attachée à la peau afin de simuler le départ de l’animal débusqué dans son gîte. S’ensuivait alors une course-poursuite à la fin de laquelle le chien avait le droit de s’emparer de la dépouille, non sans avoir dû, au préalable, la saisir et la tirer à lui afin de faire lâcher son porteur humain. Au besoin, si le jeune chien ne parvenait pas à trouver la piste, un adulte plus expérimenté lui était adjoint.
Il est curieux de noter les similarités qui existent ici entre le texte d’Oppien et la réalité contemporaine de ce dressage, alors même que ni mon père ni mon grand-père n’ont lu ni ne connaissent ce texte. Cela s’explique sans doute par un but commun : entraîner le jeune chien à suivre la piste d’un animal dont le parcours est tortueux et s’achève là où il se cache. Par ailleurs, j’ai plusieurs fois entendu mon père évoquer la possibilité de lâcher devant les chiens de véritables lièvres qu’ils puissent s’entraîner à poursuivre, tout comme le conseillent Arrien et Némésien. Ces pratiques antiques trouvent donc un écho actuel qui nous permet de saisir l’aspect ludique de ces entraînements à la chasse. En effet, le jeu lui-même commence, selon moi, du point de vue humain, par le tracé du parcours, qui s’apparente à la création d’une chasse au trésor et anticipe le plaisir qu’il y aura à voir le chien chercher en tous sens en se trompant de piste parfois. Une autre partie du jeu se trouve dans la course-poursuite qui s’engage entre celui qui tire la peau de lapin attachée et le chien qui cherche à s’en saisir, avec tout ce que cela comporte d’esquives, de ralentissements et d’accélérations inattendues. Enfin, le jeu s’achève par la lutte qui s’engage entre le chien tenant et tirant à lui la peau que son maître ne veut pas lâcher et tire de son côté, dans le simple but de prolonger le jeu et de rendre la récompense plus désirable pour le chien qui s’acharne.
Il est plus complexe de se mettre à la place du chien pour se faire une idée de la manière dont il perçoit le jeu mis en place par ses maîtres. Il est certain que l’animal éprouve un certain plaisir à rechercher la dépouille du lapin, d’autant plus lorsqu’il a déjà pratiqué l’exercice et sait que celui-ci lui vaudra la double récompense de jouer avec la peau et de recevoir une friandise. De plus, habitué qu’il a été à jouer avec la personne qui tire la peau, la course elle-même – si elle ne l’était pas déjà – prend un caractère ludique, le chien se piquant visiblement au jeu.
L’interaction entre le chien et son maître est, dans ce cadre, assez forte et fondée sur le jeu et le partage d’une activité commune, organisée par l’acteur humain pour son compagnon canin. Si l’analyse que nous venons d’en faire est sans doute quelque peu subjective, il est certain, à lire la description d’Oppien, que les chasseurs antiques avaient noté ce plaisir partagé par le chien et son maître, dans ce genre d’entraînement, et le caractère ludique qu’il pouvait revêtir.
Le jeu n’est pas toujours là où on l’attend
Comme le rappelle Kenneth Kitchell dans son article sur le chien en Grèce antique (2004), le meilleur ami de l’homme n’a pas toujours été considéré comme tel. De fait, dans l’Antiquité, le chien est à la fois le modèle du compagnon fidèle mais aussi celui de la bête qui peut resurgir de tout être civilisé. Cependant, c’est cette image du chien aimant son maître qui va peu à peu primer dans la littérature ancienne et faire de lui l’animal de compagnie par excellence.
Compagnon dans la vie et la mort, partageant la table, les activités et parfois le lit de son maître, le chien est très souvent présenté comme le camarade de jeu privilégié des enfants, auxquels il est souvent comparé. Ainsi, le rapport entre l’élevage et le dressage des jeunes chiens et l’éducation des enfants, qui se doivent tous deux d’être faits avec douceur, compréhension et encouragement, est bien connu des hommes de l’Antiquité (Sénèque 2005, I, 16).
Les jeux des enfants (et sans aucun doute des adultes) antiques avec leurs chiens semblent surtout être des jeux immémoriaux que nous connaissons encore aujourd’hui, comme le lancer de balle ou de bâton, avec de petites variantes comme le fait d’attacher la balle que l’on lance. Ces jeux familiers et du quotidien sont l’occasion d’une interaction complexe, les deux joueurs, humain et canin, étant impliqués pleinement dans le jeu et le partage d’un certain plaisir, mais aussi dans une réelle communication verbale, sonore et corporelle. Aucun des deux protagonistes ne devient l’outil de l’autre. Au contraire, le chien gagne même en personnification et devient, en quelque sorte, l’égal de l’humain dans le jeu.
Il est certain que d’autres formes d’interactions ludiques devaient exister entre les chiens antiques et leurs maîtres mais sans que nous disposions des sources suffisantes pour les identifier. Ainsi, la disparition des matériaux périssables avec le temps, comme les balles, ne nous permet pas de saisir cet aspect des relations entre humains et animaux. De même, les sources écrites et iconographiques ne nous livrent que peu d’informations, parfois incomplètes, en particulier du fait que les auteurs antiques décrivaient rarement la vie quotidienne dans son détail, l’intimité étant affaire privée, et que, à leurs yeux, ce genre de jeux était certainement trop courant pour mériter que l’on s’y arrête. De fait, qui verrait la nécessité d’écrire un livre sur la manière de jouer avec son chien et de lui lancer une balle ou un bâton alors que tout propriétaire de chien a déjà vécu cette situation ? Par ailleurs, les jeux, en général, faisaient rarement l’objet de longues descriptions de la part des auteurs.
Néanmoins, il est notable que certaines situations, qui ne sont pas décrites comme des jeux, puissent revêtir un caractère ludique qui ne nous apparaît pas nécessairement au premier abord. C’est le cas de ces entraînements à la chasse qui ne mettent pas en jeu le chien seul face à la nature mais le chien et son maître, tous deux participant, à leur niveau, à l’activité, tout comme ils participent ensemble à la chasse, « luttant » face à la nature.
Ces divers types de jeux antiques illustrent une relation forte entre humains et chiens, empreinte d’un réel attachement, qui se traduit par des jeux simples auxquels les deux protagonistes participent pleinement, comme le montrent aussi les expériences de dressage. Par ailleurs, le chien s’affirme aussi comme le camarade de l’enfance, celui qui partage les jeux à tous les âges et qui aide à grandir, l’enfant passant, à ses côtés, du stade de l’imitation à quatre pattes aux jeux de balle. Le chien, par le jeu, est donc plus qu’un animal utilitaire – ce qui explique l’absence du chien de compagnie dans la typologie agronomique de Columelle (1956, VII, 12, 2) –, ou qu’un substitut animal de l’esclave : il est un véritable compagnon, au sens fort du terme.