Compte-rendu d’ouvrage

DAHO Grégory, 2016. La transformation des armées. Enquête sur les relations civilo-militaires en France

DAHO Grégory, 2016. La transformation des armées. Enquête sur les relations civilo-militaires en France. Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme.


En dépit de leur fonction politique de premier plan et de leur visibilité aujourd’hui croissante dans l’espace social, les armées restent encore trop souvent ignorées des sciences sociales. La spécificité de leurs missions, de leurs modes d’organisation comme de leurs valeurs interroge sur la portée heuristique des travaux qui leur sont consacrés. Que peut nous dire l’armée, cette « institution particulière et différente », parfois perçue comme « en rupture avec le monde civil » (Letonturier 2011 : 269), du monde social ? À rebours d’une approche qui insisterait sur l’« étanchéité » de la société militaire (Letonturier 2011 : 268), sur ses singularités propres et irréductibles, Grégory Daho propose quant à lui de « banaliser » l’objet. Il s’emploie à observer le fonctionnement ordinaire des organisations militaires dans lesquelles il découvre une réalité que rien ne différencie d’« un quelconque service de ressources humaines de n’importe quelle entreprise ou de n’importe quelle administration » (p. 28). Loin des idées reçues ou des images stéréotypées, le politiste montre qu’ici comme ailleurs, « les “hommes” passent le plus clair de leur temps derrière un ordinateur, vont à la photocopieuse, se retrouvent à la machine à café, rédigent le papier que le chef réclame et préparent la réunion interservices » (p. 29). C’est à partir de cette démarche pragmatique, appliquée à un objet particulièrement original (les activités civilo-militaires) que l’auteur propose d’éclairer certaines des transformations des armées françaises contemporaines.

À la croisée d’une sociologie politique des relations internationales et d’une sociographie des organisations, l’ouvrage – issu d’une thèse de doctorat en science politique – s’intéresse à l’éclosion et à l’institutionnalisation, au sein du monde de la Défense, de la doctrine des interventions civilo-militaires (CIMIC). Destinée à favoriser l’intégration des forces armées auprès des acteurs civils et des populations locales dans une zone d’intervention extérieure, la coopération civilo-militaire émerge en France à partir du début des années 1990 et prend progressivement une place de plus en plus prégnante dans les missions confiées aux armées. Pour saisir ce processus, ses origines et ses effets, Grégory Daho a conduit un important travail d’enquête, dont il restitue finement les contours et analyse les conditions de possibilité. Alors que l’accès au terrain militaire pose souvent un problème aux chercheurs civils, l’auteur raconte n’avoir pas rencontré de difficultés à pénétrer ce monde, son double rattachement institutionnel – auprès de la direction générale de l’Armement (DGA) et de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) – lui ayant permis de montrer « patte blanche » (p. 39). Dans son ouvrage, Grégory Daho mobilise un vaste corpus d’archives internes, relatives à des « retours d’expériences » d’opérations militaires, en ex-Yougoslavie et en Afghanistan notamment. L’exploitation de cette documentation réflexive, dans laquelle l’institution militaire cherche à tirer des enseignements des opérations passées ou en cours, permet de comprendre précisément la manière dont les administrations « digèrent l’expérience » et « réinvent[ent] la tradition civilo-militaire » au fur et à mesure (p. 34). En plus de cette recherche documentaire, le politiste a réalisé cinquante-sept entretiens auprès d’officiers en charge de ce projet, mais également de diplomates, de hauts fonctionnaires ou de responsables humanitaires. Ces matériaux sont complétés par les observations qu’il a pu mener dans plusieurs organisations militaires et non militaires – en particulier au ministère des Affaires étrangères.

De façon très claire, la restitution de cette enquête est présentée en trois temps, qui suivent les étapes successives du processus d’apparition et d’institutionnalisation du projet civilo-militaire. Dans la première partie de son ouvrage, Grégory Daho retrace la genèse de ce projet (1989-1994) en montrant bien qu’il résulte d’arbitrages complexes entre des contraintes institutionnelles, des initiatives individuelles et des mobilisations collectives. La deuxième partie de son texte, consacrée à la fabrique de cette doctrine (1994-2005), place au cœur de l’analyse les questions administratives et bureaucratiques. Dans un dernier temps, l’auteur examine la phase de « routinisation des organisations » (2005-2012) pour finalement livrer un aperçu complet de l’économie civilo-militaire et de sa place dans le paysage français de la Défense.

Tout au long de ces pages, Grégory Daho se montre très attentif aux tensions et aux luttes internes qui ont émaillé le parcours d’institutionnalisation de cette doctrine « mixte », associant le civil au militaire. Dans l’analyse qu’il fait de l’émergence et de la mise en place de ce secteur, l’auteur accorde une place considérable aux acteurs, à leurs bricolages, à leurs marges de manœuvre et à leurs interactions, fréquemment conflictuelles ; car ils ne « subissent pas plus le changement qu’ils ne s’y adaptent simplement, écrit-il. Ils en constituent le principal moteur » (p. 26). En explorant les parcours biographiques de ses interlocuteurs, en recontextualisant leurs points de vue, tout comme en dégageant le sens et les logiques de leurs actions, l’auteur plaide « pour une analyse réincarnée des processus d’institutionnalisation » (p. 26). Cette démarche, soucieuse de rendre aux acteurs leur agentivité, se révèle très pertinente pour saisir la pluralité des dynamiques internes et externes (vis-à-vis du pouvoir politique notamment) au milieu militaire, trop souvent perçu comme un univers « total » à la tendance homogénéisante. C’est à partir de cette perspective originale que l’auteur dévoile les tensions qui traversent le monde des élites militaires et les enjeux forts – en termes de pouvoir – que représente pour eux l’écriture de la doctrine civilo-militaire.

Si les effets de l’émergence du secteur civilo-militaire sur l’organisation du travail et la redéfinition des groupes professionnels sont très finement décrits et richement documentés, on peut regretter que d’autres dimensions du processus ne le soient pas davantage. Grégory Daho s’intéresse à la transmission et à l’incarnation sociale du civilo-militaire (p. 265-304) et évoque une « transformation de l’identité militaire à l’épreuve des interactions avec les populations dans le cadre de l’interposition humanitaire » notamment (p. 223). Il questionne cependant assez peu les effets concrets de cette mutation identitaire pour les individus les plus directement concernés. Comment les militaires, qui revendiquent volontiers la spécificité de leurs missions – spécificité à laquelle ils semblent très attachés – s’approprient-ils ces nouvelles activités qui renvoient traditionnellement au monde civil ? Que signifie, pour eux, devenir un « soldat de la paix » ? Tout au long de l’ouvrage, l’auteur met au jour une tension passionnante entre la tentation de « faire de l’humanitaire » et celle de défendre des intérêts économiques, entre « agir comme une ONG en kaki » ou comme « un VRP en uniforme » (p. 286). Il aurait été particulièrement intéressant d’observer la manière dont les individus composent avec ces nouvelles figures identitaires et d’analyser également les transformations qu’ils décèlent dans les armées et qui semblent fortement les préoccuper, à l’instar de ce colonel en retraite qui évoque en peu de mots son sentiment d’une mutation profonde : « [L’armée], elle ne raconte plus, elle ne récite plus, elle ne fabrique plus de mythe… elle parle surtout pour ne rien dire » (p. 104). Reste que le livre de Grégory Daho, dense et érudit, nous amène à entendre les voix, résolument plurielles, de cette « Grande Muette » encore trop méconnue.

library_books Bibliographie

LETONTURIER Éric, 2011. « Présentation », L’Année sociologique, 61 (2), p. 267-271.

Pour citer cet article :

Jeanne Teboul, 2018. « DAHO Grégory, 2016. La transformation des armées. Enquête sur les relations civilo-militaires en France ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2018/Teboul - consulté le 16.04.2024)
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