Compte-rendu d’ouvrage

TEBOUL Jeanne, 2017. Corps combattant. La production du soldat

TEBOUL Jeanne, 2017.Corps combattant. La production du soldat. Paris, Éditions de la FMSH.


Dans cet ouvrage, Jeanne Teboul explore les dispositifs de modelage des corps et les conditions de la socialisation à une forme spécifique de masculinité au sein des armées. Dévidant le fil de la prime transmission du métier et des apprentissages corporels qui s’imposent aux aspirants combattants durant les premières semaines d’« incorporation », l’auteure identifie deux modèles d’usage du corps, antagoniques mais solidaires, qui sont constitutifs de la corporéité et de l’identité du soldat, et dont elle tente de comprendre l’articulation : d’un côté un « corps parade » (qui vise une finalité esthétique), et de l’autre un « corps combattant » (qui vise une certaine efficacité).

L’enquête s’appuie sur différents types de matériaux collectés dans un centre de formation initiale des militaires (CFIM) au sein duquel l’auteure a pu réaliser plusieurs séjours sans endosser l’uniforme. C’est d’ailleurs l’une des grandes qualités de l’ouvrage que d’emmener le lecteur au plus proche du terrain (militaire et ethnographique) par l’intermédiaire de nombreuses scènes décrivant le dressage corporel vécu par les recrues, véritable travail de transformation de leurs postures, gestuelles, émotions et expressions en vue d’en faire des soldats conformes aux attentes portées par l’institution. Le livre actualise ainsi les travaux réalisés au temps du service militaire sur les conditions de vie et la socialisation des conscrits, et ouvre des perspectives de dialogue avec la littérature s’intéressant aux socialisations professionnelles au sein des corps en uniformes.

Les cinq premiers chapitres abordent tour à tour différentes dimensions du dispositif institutionnel dans lequel se déroule le processus de production des nouvelles recrues : le contenu de la formation et le modèle pédagogique ayant cours dans les armées, le projet d’ascétisation des conduites des recrues et les injonctions à l’expression d’une forme spécifique de virilité (chap. 1) ; les techniques de mortification visant à abraser certaines caractéristiques « individualisantes » (passage chez le coiffeur, perception du paquetage réglementaire, port de l’uniforme : chap. 2) ; mais aussi les techniques du corps employées durant l’entraînement en vue de mettre les corps « au diapason » (la marche en ordre serré, le chant, la répétition et la réitération des gestes du combat : chap. 3 et 4) ; ou encore le recours à différents objets et symboles comme leviers de la discipline, et l’usage de différents instruments mémoriels en vue d’inscrire les soldats dans une « lignée » afin de leur faire faire corps (chap. 5). Le sixième et dernier chapitre puise ensuite dans cet ensemble pour instruire l’idée clé de l’ouvrage : l’existence de deux modèles corporels, ou de « deux corps » des soldats (page 214 et suivantes), exposant les recrues à des injonctions contradictoires. D’un côté, un « corps parade », qui impose aux soldats de se tenir redressés, d’être assurés dans leurs gestes et dans leurs expressions, d’apporter une attention toute particulière à l’impeccabilité de leurs tenues vestimentaires, autrement dit de savoir se faire les plus visibles possible. De l’autre, un « corps combattant » qui, à l’inverse, leur impose de se recroqueviller, s’allonger au sol, se masquer derrière des protections, se cacher et se camoufler, afin de se faire les plus discrets, voire de se rendre invisibles sur le champ de bataille.

L’opposition entre les deux corps du soldat s’articule à deux figures sexuées nettement distinctes selon l’auteure. D’une part un corps répondant à un modèle traditionnel de virilité guerrière, éduqué à la dureté, censé incarner une « masculinité offensive », qui coexiste, d’autre part, avec un corps entretenu, soigné et policé, à la violence retenue et maîtrisée (page 223 et suivantes). L’institution militaire se révèle ainsi comme une instance productrice de ce que l’auteur identifie, à la suite de Raewyn Connel et de James Messerschmidt, comme deux « formes sexuées d’hégémoniques » socialement situées dans les hiérarchies militaires : aux hommes du rang la virilité guerrière et la dureté, aux officiers la masculinité ostentatoire et la violence maîtrisée. Jeanne Teboul montre l’ambivalence existant entre l’endurcissement et l’esthétisation des corps que traversent les soldats au sein du CFIM, ceci grâce à de nombreuses anecdotes relatant les remarques qui visent à décrédibiliser les pratiques, les compétences et les conduites associées au sexe féminin, mais aussi les nombreuses injonctions à « avoir de la gueule », à « être beau » tout en faisant bien le travail, à être fort, séduisant, attentif à son image et à s’apprêter en conséquence, le tout dans un cadre implicitement hétérosexué.

L’entrée principalement retenue par l’auteure, celle des dispositifs institutionnels de transmission des techniques du corps, permet de bien ressaisir le travail d’ordonnancement des corps et des esprits qui s’applique sur les jeunes recrues afin d’en faire des soldats. C’est une des grandes forces de l’ouvrage. Mais cette même entrée aboutit à faire de l’institution la seule instance de socialisation à l’œuvre dans la production des deux corps des combattants. On peut regretter que d’autres instances de socialisation – le groupe de pairs qui se forme au sein d’une chambrée ou le groupe de collègues au sein de la section, mais aussi la famille – ne soient pas, ou seulement très peu, prises en compte. Le soutien moral apporté par les camarades de section, ou au contraire leur désapprobation face à certaines conduites, mais aussi l’incarnation par certaines recrues de modèles positifs ou négatifs, contribuent à façonner les adhésions à l’ordre symbolique (sexué) militaire, ou, à l’inverse, les rejets de ce dernier. Or, l’institution apparait ici comme une machine presque implacable, bien qu’un épilogue revienne sur le cas d’un « échec » de production et permette de nuancer cette impression. De la même manière, l’analyse de la production du corps combattant proposée ici met de côté les socialisations antérieures à l’engagement et au passage au CFIM. Les dispositions corporelles genrées socialement différenciées portées par les jeunes recrues et constituées préalablement à leur incorporation ne sont finalement pas prises en compte pour analyser les effets différenciés des dispositifs de la formation militaire. Qui plus est, les pratiques observées au casernement, comme l’épilation, les tatouages, ou encore l’intérêt porté à la présentation de soi via la tenue vestimentaire, ne sont pas non plus restituées dans l’espace des styles de vie et des pratiques d’entretien et d’embellissement du corps. L’ouvrage laisse penser que la double masculinité observée en caserne serait en quelque sorte spécifique au monde militaire. Or, de nombreux travaux ont mis en évidence des pratiques et des formes d’intérêt très similaires portées par les hommes de certaines fractions des classes populaires quant à leur corps, mêlant aussi aguerrissement et esthétisation. Ainsi, l’économie générale de l’ouvrage tend à présenter l’institution militaire comme un lieu relativement spécifique (sorte d’isolat social produisant des effets qui lui seraient strictement propres) alors qu’il aurait été possible de réinscrire cette dernière dans la continuité de mécanismes plus généraux de socialisation et de production de rapports au corps genrés et socialement différenciés.

Lectrices et lecteurs regretteront probablement l’absence d’une présentation détaillée et d’une analyse de fond des conditions d’enquête rencontrées par une ethnographe au sein d’une institution encore très majoritairement masculine, relativement close et se protégeant du regard des personnes qui lui sont extérieures. L’auteure livre bien quelques mises en garde et quelques techniques qu’elle a pu mettre en œuvre pour entrer et faire sa place sur son terrain, mais la relation d’enquête et les situations d’entretien ne sont jamais évoquées comme conditions particulières, ni comme limites, du recueil des matériaux. Cette relation, et les angles morts qu’elle constitue, explique peut-être pourquoi le registre de l’intime est laissé de côté dans l’ouvrage. La sexualité des recrues et son encadrement par l’institution n’entrent pas dans le champ des thématiques explorées, alors que c’est une question sensible pour l’institution mais aussi pour les jeunes soldats. Dans quelle mesure la différence de sexe entre enquêtrice et enquêtés a fait obstacle à l’investigation de telles questions ? L’ouvrage n’apporte pas de réponse sur ce point.

Au-delà de ces quelques points de discussion, Corps combattant apporte une pierre originale à l’édifice de la connaissance empirique sur l’institution militaire, mais aussi à la compréhension de certaines instances de la socialisation masculine. En plus de rendre cet univers moins exotique au profane, Jeanne Teboul réussit à montrer tout l’intérêt qu’il peut y avoir à investiguer ce monde professionnel souvent considéré comme inaccessible ou bien trop particulier pour susciter l’intérêt scientifique. Enfin, la démarche qu’elle adopte remet les « sans-grade » au premier plan, eux qui composent la majorité des effectifs et qui demeurent trop souvent invisibles dans les travaux de sciences sociales ou de science politique prenant les armées comme objet.

Pour citer cet article :

Mathias Thura, 2018. « TEBOUL Jeanne, 2017. Corps combattant. La production du soldat ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2018/Thura - consulté le 04.12.2024)