Vers une classification des jeux avec les animaux
Joseph Kessel fait débuter son roman célèbre Les Cavaliers sur les hautes montagnes de l’Hindou Kouch. Dans une de ces petites maisons de thé où l’on goûte une pause méritée après de longues heures en camion ou en bus, des voyageurs, venus des steppes du nord du pays, se glorifient de connaître le plus noble des jeux. D’autres Afghans, plus méridionaux, trouvent cependant leur enthousiasme déplacé. Dans les années 1950, les communications entre les régions de l’Afghanistan restaient limitées et ils se récrient donc devant ce « bouzkachi » que glorifient ces vantards, mais qu’ils ignorent :
Un jeu, par le Prophète ! Comme s’il n’y en avait pas suffisamment, et dans leurs hautes villes et dans leurs vertes vallées ! Et les meilleurs ! Et, s’interpellant les uns les autres, les hommes de Ghazni et de Kaboul, et du pays de Kandahar et de celui de l’Hazaradjat s’écriaient : – Ce bouzkachi dont nous avons les oreilles assourdies est-il aussi savant que les joutes au bâton ? – Plus brutal que les assauts de béliers ? – Sauvage autant que les combats entre chiens et loups ? – Terrible comme la lutte à mort de deux chameaux en rut ? – Fin comme les coups des cailles dressées à s’égorger ? (Kessel 1967 : 23-24.)
En quelques lignes, Kessel impulse, pour susciter l’attention de ses lecteurs, une comparaison qui, d’un point de vue anthropologique, nous plonge dans la problématique des jeux avec les animaux [1], même si ceux-ci n’ont pas toujours la rudesse ou la brutalité agonistique que l’écrivain français s’est attaché à dramatiser [2]. À la diversité des espèces animales qui peuvent être impliquées répond la large palette d’activités qui, dans toutes les sociétés, rassemblent humains et animaux autour de ce que l’on nomme ordinairement un jeu. Il y a évidemment d’énormes différences entre lancer une balle à un chien et parier sur le résultat d’un combat de coqs, mais, dans les deux cas, les êtres humains font des animaux concernés un ingrédient constitutif d’activités que certains des acteurs (ou des observateurs) humains considèrent comme ludiques. On perçoit immédiatement la difficulté que suscite le traitement de ce sujet : selon la définition que les humains donnent au jeu, selon les valeurs morales qu’ils projettent dans une action particulière, une même situation peut être conçue ou non comme jeu, peut être louée ou condamnée.
Avant d’entrer dans le détail des pratiques ludiques mobilisant des animaux, il convient de se rappeler que, si la notion de jeu, appliquée aux actes humains, connaît de grandes variations selon les langues et les époques (Huizinga [1938] 1951, Caillois [1958] 1967, Hamayon 2012), elle est aussi employée pour décrire les comportements de certains animaux entre eux. Autrement dit, lorsque les différents sens communs ou les éthologistes (Burghardt 2014) mettent en avant certains indices comportementaux pour déceler la marque du jeu, c’est qu’en amont ils s’appuient sur une conception qui dérive de leur propre expérience culturelle.
Dans un captivant mouvement d’allers-retours, l’action humaine sert en effet à identifier le jeu animal et, réciproquement, la conduite animale se révèle « bonne à penser » le jeu. Depuis les chamanes sibériens « jouant » un combat entre cervidés ou les lutteurs mongols imitant le vol de l’aigle, jusqu’à nos parties de « petits chevaux » ou nos paris sur le « jogo do bicho » (la loterie brésilienne appelée « jeu des bêtes »), en passant par tous ces combats de coqs, de chiens ou de vaches où l’animal agit en lieu et place de l’homme, on assiste dans le jeu à de régulières animalisations et humanisations des acteurs humains ou animaux.
De ce préambule émerge la règle de méthode ethnographique qui serait, idéalement, de poser toute réflexion sur les jeux associant humains et animaux dans un entrecroisement de questions : quelles conceptions des jeux, des humains, des animaux sont mises en pratique lors d’une action que l’observateur et/ou certains acteurs situent dans le ludique ? L’approche anthropologique du jeu nécessite d’envisager dans un même mouvement l’action et le sens. Or on ne saurait trop insister sur le fait que dans le jeu, ou plutôt dans les jeux, l’action et le sens s’avèrent souvent multiples, fluctuants, voire contradictoires.
En introduction de ce dossier d’ethnographiques.org, il paraît important de mesurer la place et les formes que prennent les jeux avec les animaux, en les considérant dans une perspective large. À cette fin, je tenterai tout d’abord une lecture anthropologique des observations sur le jeu chez l’animal. Entre les travaux contemporains en éthologie et les vidéos amateurs des sites de partage, les sources de réflexion sont chaque jour plus abondantes. Ce jeu animal met aussi en lumière une attitude caractéristique de l’être humain : le jeu d’autrui (qu’autrui soit un humain, un animal ou même une machine) est toujours susceptible de constituer un spectacle. Prendre plaisir à regarder des oursons jouer est déjà une disposition ludique.
Ce premier niveau de jeu se trouve accentué quand l’animal sollicite l’humain ou répond positivement à sa stimulation. Tous deux se retrouvent alors “compagnons de jeu”. Aussi longtemps que dure cette interaction interspécifique, une boucle ludique se met en place avec par exemple un chien qui rapporte un bâton qu’un humain relance. Le cas est si commun, si banal, qu’on réalise rarement à quel point il est surprenant : comment des êtres aussi différents peuvent-ils s’accorder dans ce moment complexe qui n’existe que si chacun interprète de manière suffisamment adéquate la métacommunication (Bateson [1972] 1987) de son partenaire ? L’animal acteur, son agentivité, sa liberté d’entrer et de sortir du jeu, se manifestent ici avec évidence.
Du point de vue des pratiques humaines, jouer avec l’animal ne se résume cependant pas à la figure de l’animal joueur (avec sa sous-variété de l’animal compagnon de jeu). Une armada d’espèces des grandes “classes” d’animaux (mammifères, oiseaux, reptiles, insectes…) se trouve recrutée pour livrer des courses, des concours, des combats, des épreuves de toutes sortes… qui ont pour première caractéristique qu’il est difficile d’y affirmer que l’animal s’y engage lui-même par jeu. Pour détailler ces espèces et ces jeux, une classification sera alors proposée. L’ambition de cette classification n’est pas de compartimenter les jeux dans des catégories fermées. Des transitions, des passages, des inversions relient ces catégories, mais leur mise en évidence permet de poser des logiques générales et de suggérer des repères d’ensemble. Grâce à cette grille de lecture, des phénomènes qui apparaissent localement anecdotiques ou exceptionnels se révèlent partager des éléments communs avec d’autres pratiques, ainsi les courses d’escargots entrent en écho, par leur dérision même, avec celles où rivalisent des cochons, des tatous ou des tortues.
En considérant les différents jeux existants, il s’avère possible d’identifier quatre grandes catégories. Après l’animal “joueur”, seront envisagés l’animal “comparse” (au sens où il n’est jamais à l’origine de l’action), l’animal “adversaire” et l’animal “imaginaire”. Le cheval de course, le taureau de rodéo, le nounours en peluche en donnent des exemples illustratifs, mais ils ne les résument pas. Aussi un tableau général présentera les grandes familles de ces catégories en mettant en relief quelques idées et concepts qui participent à leur entendement.
L’intérêt d’une telle classification est surtout de tracer les contours de ce large phénomène du jeu avec l’animal. À ma connaissance, il n’existe aucune vision d’ensemble équivalente. On jugera de sa pertinence à sa capacité à renforcer l’attention ethnographique et à susciter des comparaisons fructueuses. Y a-t-il par exemple (à l’instar de ce que suggérait Kessel pour l’Afghanistan) un système cohérent de jeux avec animaux dans une aire culturelle donnée ? Comment le processus de domestication intègre-t-il la relation ludique ? De quelles façons les interactions ludiques participent-elles à construire les ponts et les barrières qui opposent ou réunissent humains et animaux ? Comment certains jeux avec les animaux se globalisent-ils et se manifestent-ils dans les sociétés locales ? Quelles évolutions ludiques accompagnent les transformations du regard porté sur les animaux ?
Je terminerai cette introduction par quelques précisions qui vont de soi mais qui manqueraient à ne pas être rappelées.
Pour aller vite, on tiendra comme cadre général qu’Homo sapiens est une espèce animale qui n’a aucunement l’exclusivité de l’intelligence, de l’acte volontaire ou de la sensibilité. Mais, de même que chaque culture [3] humaine diverge dans ses conceptions de l’univers et des êtres qui le peuplent, chaque espèce inscrit ses interventions dans le monde en fonction de son Umwelt propre [4], fondé (pour élargir le concept de Jakob von Uexküll) sur son registre sensoriel, ses capacités cognitives et sociales, ses modes d’action… Ce qui permet, au passage, de raison garder. Si Étoile Silver de la Cornaline (dite Zouzou), la chatte somali [5] dont j’assure une garde partagée, m’apporte à l’instant une souris de tissu, ce n’est probablement pas par souci de contribuer à la rédaction de ce paragraphe. J’assumerai donc ici une position anthropocentrée.
Il est par ailleurs dans la nature d’une typologie aussi générale que d’être abstraite et anhistorique. Cela ne signifie pas, bien au contraire, que les institutions humaines concernées par ces jeux (ou même les comportements des espèces animales) n’aient pas d’histoire. L’hippodrome de Constantinople (Dagron 2011), la loi Grammont de 1850 contre la maltraitance des animaux domestiques (Agulhon 1981), les mouvements antispécistes que Peter Singer ([1975] 2012) a contribué à motiver [6], les jouets en plastique des animaleries, etc., sont des exemples, entre mille autres, du fait qu’objets, lieux, actions, institutions en appellent à l’histoire.
Enfin, pour tempérer l’effet par trop conceptuel de ce texte, j’ai sélectionné en contrepoint quelques vidéos significatives qui rappellent à leur manière l’infinie complexité des interactions sociales et l’irréductible singularité des individus humains et animaux. Plutôt que d’achever la réflexion, la typologie ouvre à l’ethnographie.
L’animal joueur
La première catégorie repose sur le constat que de nombreux animaux n’ont pas attendu l’émergence d’Homo sapiens sapiens pour se mettre à jouer. Dans la longue histoire de l’évolution, Homo ludens (pour reprendre le beau titre de Johan Huizinga, [1938] 1951) se trouve ainsi précédé d’un Animal ludens (dont beaucoup de pages restent à déchiffrer et à écrire). Il en résulte un double effet de miroir : si les êtres humains identifient le jeu chez l’animal à partir de leurs vécus ludiques, ils tirent également de leurs observations naturalistes des éléments qui contribuent à forger leurs propres conceptions, ainsi qu’en témoignent les fréquents travaux qui comparent le jeu de l’animal à celui de l’enfant. La mise en évidence des caractéristiques de l’“animal joueur” me donnera ainsi l’occasion de relater comment l’éthologie contemporaine redécouvre et théorise le jeu chez l’animal, et de considérer comment l’interaction interspécifique, en particulier entre animaux et humains, participe à définir ce qu’être humain signifie.
Le jeu chez l’animal
Pour commencer à comprendre la place de l’animal, ou plus précisément de certains animaux, dans le jeu humain, il faut donc se porter en amont des activités ludiques que les êtres humains engagent eux-mêmes avec les animaux. Chez les chasseurs-cueilleurs d’hier ou d’aujourd’hui comme chez les éthologistes modernes, abondent les observations de séquences interprétées comme du jeu. Or ces observations suscitent, du point de vue d’une anthropologie affûtée par l’épistémologie, trois questionnements. Que nous disent-elles des observés ? Que nous révèlent-elles des observateurs ? Et, pour finir sur une considération pragmatique, comment des êtres aussi différents qu’un humain et un chien (a fortiori un corbeau ou un poisson) peuvent-ils s’amuser à jouer ensemble ?
On a tous vu un chat sautant sur une pelote de laine. Ceux qui ont vécu avec des chiens savent, presque intuitivement, reconnaître à la posture du corps, à la position des oreilles, au mouvement de la queue, un animal qui invite à jouer. Nous sommes en général moins familiers des rats, mais les éthologistes qui les ont beaucoup étudiés identifient tout aussi facilement leurs signaux ludiques. Depuis la démocratisation du cinéma amateur (Kodak commercialise le format Super 8 à partir de 1965) puis surtout la banalisation des enregistrements vidéo et leur diffusion sur les sites de partage comme YouTube ou Facebook, le thème de l’animal joueur est devenu un genre à part entière, avec ses multiples déclinaisons, du chat qui se cache dans une boîte en carton aux singes qui s’amusent à maltraiter un jeune crocodile [7].
La popularisation de ces captations d’images du jeu animal correspond grosso modo à un intérêt renouvelé chez les éthologistes. Des chercheurs américains comme Marc Bekoff, Robert Fagen ou Gordon Burghardt ont en effet rouvert ce vieux dossier (la première grande monographie, Die Spiele der Tiere de Karl Groos [1895] 1902, avait même été traduite en français par l’ethnologue Arnold van Gennep) qui était resté passablement négligé à partir du moment où la science du comportement animal a tenu à se démarquer de l’anecdote rare et invérifiable. Sur la base d’une définition qui se veut non anthropomorphique (je reviendrai sur ce point), trois grands groupes sont ordinairement distingués : les jeux locomoteurs (et de rotation), les jeux avec objet(s), les jeux sociaux. L’ourson qui fait une roulade, la mouette qui lâche en vol un rameau de bois puis le rattrape avant qu’il ne touche l’eau, les chamois qui se disputent une position dominante sur un rocher constituent des exemples classiques. On a longtemps estimé que les animaux joueurs se recrutaient uniquement parmi les espèces disposant d’un gros cerveau : autrement dit, quasiment tous les mammifères, du rat à la baleine (les « velus », pour reprendre l’expression de l’ancien président de la Société française pour l’étude du comportement animal, Claude Bensch 2000), et certaines familles d’oiseaux (les corvidés, par exemple la corneille noire ; les psittaciformes comme le perroquet gris du Gabon ; les laridés comme la mouette rieuse).
Cette palette de gestes ludiques et cette diversité d’espèces suffisent pour affirmer que le jeu n’est pas le propre de l’homme. Mais, en même temps, cette formulation universalisante soulève d’intéressantes questions épistémologiques. Pourquoi, comment identifie-t-on que tel ou tel animal joue ? Avec un chien qui court après une balle, la rapporte et réclame qu’on l’envoie à nouveau, l’évidence semble s’imposer ; mais la démarche scientifique a appris que ce genre d’évidence immédiate est sujette à caution. L’affirmation du sens commun ne résiste pas toujours à l’examen.
Par exemple, les vaches qui s’opposent, front contre front, au moment de monter à l’estive, pourraient être regardées comme menant une lutte de sumotori à la mode bovine, version un peu physique des bagarres entre chiens, chamois ou rats. Or, selon les éthologistes, une telle interprétation projette fautivement l’idée humaine de jeu sur un comportement animal mécompris. En réalité, c’est parce que les troupeaux s’organisent en une hiérarchie interne que tout nouveau regroupement de vaches se traduit par ces affrontements transformés en spectacle en Valais (Suisse) ou en Val d’Aoste [8].
L’auteur d’une synthèse, ancienne, sur les « Jeux des animaux » critiquait ainsi, non sans pertinence, une conception du jeu réduit à une « manifestation de la “joie de vivre” » (Lecomte 1967 : 21). Pour sortir d’un anthropocentrisme qui projette sur l’animal des idées préconçues ou des valeurs proprement humaines, les éthologistes modernes mettent en avant des propositions qui se veulent rigoureuses et permettent de formuler certains critères. Gordon Burghardt, un des chercheurs les plus notables sur cette question, s’est attaché à forger une définition universelle, valable pour les jeux aussi bien locomoteurs que sociaux ou avec objet et applicable à toutes les espèces. Cinq éléments cruciaux sont retenus – le jeu est non fonctionnel, spontané, différent d’un comportement “sérieux”, répété et réalisé quand le stress est faible –, qu’il résume lui-même en une phrase compacte :
Play is repeated, seemingly non-functional behavior differing from more adaptive versions structurally, contextually, or developmentally, and initiated when the animal is in a relaxed, unstimulating, or low stress setting. (Burghardt 2014 : 91.)
Les résultats obtenus par l’application de ce genre de définition à des observations minutieuses de longue durée sont remarquables. Non seulement ils permettent de reconnaître du jeu chez l’ensemble des oiseaux, mais ils étendent surtout la présence d’activités ludiques aux reptiles et aux poissons. L’éthologie contemporaine rejoint ainsi le sentiment qu’exprimaient de longue date certains aquariophiles amateurs en constatant que leurs scalaires ou leurs cyprins s’amusaient à déplacer des pierres ou à titiller un thermomètre.
Les reptiles de certains zoos profitent directement de ces nouvelles perspectives théoriques puisque des soigneurs mettent maintenant à leur disposition des objets qui « enrichissent » leur cadre de vie. Voir un animal dans un parc zoologique, serait-ce un gigantesque crocodile du Nil, à côté d’un ballon rouge suffit à tourner l’attention vers le registre du jeu. Dans d’autres contextes, l’identification du ludique n’est pas toujours aussi évidente, particulièrement dans les espaces non aménagés par l’être humain, mais pas uniquement. Ainsi, la première fois que j’ai visité en Alaska un chenil où plusieurs centaines de chiens étaient attachés à leur niche individuelle, je me suis naïvement étonné auprès de leur propriétaire, un champion des courses de traîneaux, de l’absence de jouet. Le musher me fit remarquer la présence de tronçons d’os à moelle. Ce que je prenais pour un déchet alimentaire était la version “authentique” des os en plastique colorés vendus dans toutes les animaleries. Cela me laisse imaginer l’énergie, le temps et le talent méthodologique et théorique nécessaires pour déceler du jeu chez des animaux beaucoup plus éloignés de l’humain.
Les éthologistes sont ainsi arrivés au constat que certains mollusques jouent, particulièrement les pieuvres (ce qui est congruent à ce que l’on connaît de leurs capacités cognitives). Ils vont jusqu’à remonter à l’embranchement des arthropodes puisqu’ils ont repéré dans des colonies d’une araignée sociale, Anelosimus studiosus, une activité qualifiée de sex play qui est, selon la définition de Gordon Burghardt, reconnue comme jeu car, engageant des mâles et des femelles immatures, elle est réitérée, sans motivation “sérieuse” et évidemment sans effet direct sur la reproduction (Burghardt 2014).
Partant de là, les travaux en éthologie qui semblent poser frontalement la question « les animaux jouent-ils ? » (par exemple la synthèse de Pierre Garrigues, 2001) trahissent en fait un raisonnement circulaire en répondant par l’affirmative au prétexte que les critères mentionnés plus haut (ou d’autres) sont bien remplis. D’un point de vue anthropologique, cette construction du concept soulève d’autant plus la critique que l’idée de jeu s’avère particulièrement complexe à appréhender dans les sociétés humaines. En bref, selon les cultures, les langues, les époques, on n’entend pas de la même manière le sens de « jouer » (cf. Hamayon 2012) et l’on en a déjà un exemple élémentaire dans le fait que le terme français « jeu » se traduit en anglais par « play » ou par « game » (voire par « gambling » [9]).
Face à cette complexité des définitions culturelles du jeu, celles retenues par les éthologistes contemporains apparaissent plus nûment tendues par l’opposition de l’inutile et du fonctionnel (où la fonction qualifie un comportement, ou un organe, adapté au « struggle for life »). Est sérieux ce qui relève de la reproduction, de l’alimentation, de la survie. Le jeu se glisse mal dans ces catégories [10]. Aussi, à les lire, on a parfois l’impression que, si certains préfèrent éviter le sujet, d’autres cherchent le Saint Graal fonctionnaliste qui justifiera enfin cette remarquable diffusion du jeu dans le règne animal. Or, on se trouve peut-être, avec le cas du jeu, aux limites d’un paradigme qui, de Darwin aux disciples de Tinbergen, a amplement manifesté son apport. Une autre perspective est-elle envisageable pour sortir de cette vision fonctionnalo-évolutionniste – quasi utilitariste – de la vie, et créer sur la question du jeu un pont entre sciences de la vie et sciences humaines ?
À cet égard, tout geste ludique, ne serait-ce que la pirouette d’une gazelle ou la roulade d’un singe, marque, par son caractère non fonctionnel, un écart significatif par rapport à un comportement mécanique uniquement orienté vers une utilité plus ou moins immédiate, individuelle ou collective. Un détour par l’intelligence artificielle, qui a connu, ces dernières années, des progrès considérables dans beaucoup de domaines [11], me paraît ici éclairant. Pour établir le moment à partir duquel une machine “pense”, Alan Turing avait proposé, dès 1950, une épreuve qui porte aujourd’hui son nom : en substance, un ordinateur passerait le test de Turing si, dans des conversations écrites, il réussissait à convaincre un certain nombre d’interlocuteurs qu’il est lui-même humain. Il est aujourd’hui commun que des systèmes informatiques comme Siri (sur Mac) ou Watson (remportant le jeu télévisé Jeopardy) répondent facilement à des questions factuelles, parfois assez compliquées. En revanche, aucun ne peut, volontairement [12], sortir du cadre dans un mouvement ludique équivalent à une pirouette de gazelle. Affleure ici le problème de la conscience et de la liberté par rapport au déterminisme des savoirs, des pratiques ou des instincts. Pour que de tels phénomènes puissent se manifester, il faut que la fonction cède, au moins fugacement, au sens. Les jeux des animaux révèlent une faille dans la thèse de l’animal-machine que la recherche des fonctions – aussi heuristique soit cette démarche – ne fait que poursuivre. L’être humain, espèce certes étrange, n’a pas le monopole du sens.
Aussi je me demande si le dialogue entre une éthologie établie sur le paradigme fonctionnalo-évolutionniste et une anthropologie attentive à la construction du sens par les acteurs ne gagnerait pas à approfondir l’articulation de la fonction et du sens, considérés comme deux principes souvent à l’œuvre dans le vivant. Une proposition de travail simple serait de reconnaître qu’à partir d’un certain niveau d’organisation sociale et/ou cognitive, en soi “utile” à la survie de l’individu ou de sa lignée génétique, émerge une aptitude à attribuer du sens aux actions et à autonomiser, dans les limites du possible, cette fabrique du sens par rapport aux nécessités organiques. Le jeu ne remplit pas toujours une fonction, selon l’acception darwinienne, mais ses manifestations attestent d’une capacité cognitive [13].
L’animal compagnon de jeu
Le comportement ludique déborde fréquemment les frontières de l’espèce. De même que les groupes humains trouvent dans les jeux et les sports l’occasion de rencontres qui réunissent ceux qui la veille se regardaient comme ennemis, les animaux s’engagent aussi dans des jeux interspécifiques. Dans le Grand Nord, on a vu des ours polaires jouer avec des huskies ; et je me rappelle avoir longuement observé en Suisse deux corneilles qui taquinaient un chat qui leur courait après dans un pré.
Pour notre sujet, les plus intéressants de ces jeux interspécifiques rassemblent un être humain et un animal (ou plusieurs, car la relation n’est pas nécessairement dyadique). Il est caractéristique que, dans cette sous-catégorie de l’animal joueur, les deux “compagnons” de jeu s’engagent librement dans l’activité. Chacun s’y maintient et en sort temporairement ou définitivement à n’importe quel moment. Personne ne peut obliger un chien à jouer avec une balle, ce qui pose néanmoins la question de savoir distinguer ce qui relèverait du jeu ou du dressage, même s’il ne faut pas considérer que n’importe quel apprentissage effacerait par définition tout trait ludique ; courir après une balle et la redonner à son maître pour qu’il la relance est le résultat d’un façonnage commun. On est ici au plus près de ce que certains auteurs notamment anglo-saxons qualifient de play (par opposition au game) ou de ce que Roger Caillois ([1958] 1967) appelait ludus.
Si le chien et le chat sont devenus dans la société occidentale des compagnons de jeu par excellence, beaucoup d’autres espèces peuvent être impliquées dans une telle relation ludique qui va des caresses aux bagarres, des cavalcades échevelées aux échanges vocaux. Les individus concernés relèvent principalement de la catégorie un peu disparate des animaux de compagnie. À cet égard, il est important de remarquer que si l’humain n’est pas le seul être vivant à partager son espace et certaines de ses activités avec d’autres (le mutualisme ou le parasitage sont largement répandus dans le règne animal), il est assurément le seul à avoir ainsi multiplié ses familiers.
Les premiers observateurs occidentaux du Nouveau Monde s’étonnèrent de découvrir que les Amérindiens connaissaient de nombreux animaux apprivoisés (au nord, raton laveur, élan, bison, loup, ours…, tandis qu’en Amérique du Sud il est plus rapide de dire que quasiment tous les mammifères et les oiseaux étaient concernés, cf. Serpell 1987 : 170). Après Claude Lévi-Strauss, Pierre Clastres et bien des américanistes, Philippe Descola a décrit à son tour, chez les Achuar, cette symbiose : « Leurs maisons sont égayées par toute une ménagerie d’animaux apprivoisés […] il est peu d’espèces, même parmi les félins, qui soient véritablement rétives à la cohabitation avec les humains » (2005 : 84). Amplement répandu dans la plupart des sociétés, ce phénomène remarquable entérine que l’étude anthropologique des relations dites sociales ne s’arrête pas à celles que les humains ont entre eux.
Dépassant ce constat fréquent, une anthropologue américaine a même reconnu dans cette capacité à créer des liens privilégiés avec les autres animaux une caractéristique fondamentale d’Homo sapiens. Selon la théorie de Pat Shipman, présentée et discutée dans Current Anthropology (2010), l’« animal connection » serait à l’origine des trois éléments qui en constitueraient la spécificité (la fabrication d’outils, l’usage du langage et la domestication des plantes et animaux). Sans avoir à en retenir les soubassements évolutionnistes (et fonctionnalistes [14]), cette idée d’une animal connection me paraît essentielle pour envisager ce qu’être humain signifie.
Dans une perspective sur ce point comparable, le sociologue et anthropologue Dominique Guillo considère que l’association d’Homo sapiens et de Canis familiaris [15] a créé des « cultures anthropocanines » déterminantes pour « certains aspects de la sociabilité interhumaine » (2011 : 306). Au-delà de la formule « société anthropocanine », assurément restrictive au regard des divers êtres et objets qui peuplent aujourd’hui nos mondes, Guillo livre surtout une clé de compréhension sur les relations qui, réunissant dans une même action des êtres aussi différents qu’un humain et un chien, recèlent inévitablement des malentendus :
pour qu’une telle relation s’instaure, il n’est pas nécessaire que les interprétations mutuelles des situations et d’autrui soient identiques chez les acteurs : il suffit qu’elles soient compatibles, qu’elles puissent s’ajuster l’une à l’autre, c’est-à-dire qu’elles ne fassent pas éclater trop fréquemment et durablement les malentendus sur lesquels elles reposent. (Guillo 2011 : 289, italiques de l’auteur.)
Comment, grâce à ces ajustements et malgré ces malentendus [16], le chien s’est-il, plus que tout autre animal, adapté à la vie humaine ? En particulier, répond Guillo, par le jeu, « tant il occupe une place essentielle dans le rapport entre l’homme et le chien. L’un et l’autre sont particulièrement portés à jouer, comparativement aux autres animaux » (2011 : 300-301 [17]).
Par sa polyvalence (que vient couronner – ou dénaturer – l’invention des races modernes), son acclimatation à quasiment toutes les conditions géographiques terrestres (du malamute alaskien au dingo australien), l’adaptation canine à l’être humain est remarquable et la diversité de ses activités ludiques en témoigne fortement. Mais, comme le suggère l’énumération des espèces amérindiennes déjà esquissée, il est loin d’être le seul animal de compagnie engagé dans ce compagnonnage [18].
La brève présentation de quatre cas, très différents, montre qu’il est nécessaire d’abandonner tout a priori pour considérer simplement les faits. Chevaux et dromadaires, insectes et poissons se retrouvent en effet, à l’occasion, dans l’intimité ludique des humains.
Si chaque cavalier a pu voir sa monture s’amuser à pousser un seau, tous ceux qui imaginent qu’un cheval ne fait que paître dans un pré et courir à Longchamp s’étonneront de découvrir de nombreuses vidéos amateurs où des chevaux jouent, un peu comme des chiens, avec de grands ballons ou avec des balles munies d’une poignée spécialement adaptée au museau. Depuis quelques années, ce genre de jouet envahit les gondoles des animaleries, même si tous les chevaux, ni tous leurs propriétaires, ne sont encore acquis à cette nouveauté [19]. Ces objets sont vendus dans une logique comparable à ceux servant d’« enrichissement » aux pensionnaires des zoos : ils évacuent le stress dû à l’inactivité. Ils participent aussi à l’inclusion de plus en plus forte du cheval parmi les animaux dits de compagnie (Digard 1995). Plus largement, l’offre des industries de jouets pour animaux s’inspire par ses couleurs, ses formes et son packaging du marché pour enfants ; et souvent, l’animal familier, chien, chat ou perruche, n’est pas oublié à Noël…
Si, comme dans la vidéo ci-dessus, l’humain prend parfois part au jeu du cheval ou de la perruche, il intervient surtout comme fournisseur du jouet et comme spectateur éventuel d’une action ludique qu’il a lui-même suscitée. Le jouet le rend présent au jeu par procuration – cette participation in absentia souligne la porosité des catégories proposées ; aucune solution de continuité ne sépare l’animal ludens “naturel” de l’animal compagnon de jeu.
Au Moyen-Orient, certains dromadaires connaissent un processus comparable aux chevaux européens et nord-américains. Le camélologue Bernard Faye note que, parallèlement au développement de fermes modernes produisant lait et viande, de plus en plus de familles urbaines entretiennent à la périphérie des villes un élevage d’agrément de cet animal qui s’avère particulièrement affectueux : avec ses familiers, « le dromadaire est en demande de caresses et de gestes de tendresse » (2016 : 62). Cet exemple me paraît significatif des sociabilités douces qui s’instaurent à l’occasion entre humains et petits ou très grands mammifères : le dromadaire reconnaît son nom, joue au ballon, sait faire des “baisers” et pincer légèrement l’oreille des humains [20]. Avec l’animal compagnon, chaton ou dromadaire, le jeu trouve rarement l’intensité et la durée d’un match de tennis ou des autres jeux avec l’animal (que je traiterai dans les deuxième et troisième parties), c’est une relation de l’intimité faite de moments délicats, de petits échanges [21].
Les amusements traditionnels des enfants nippons illustrent que les mammifères et les oiseaux n’ont pas l’exclusivité de ces relations ludiques. En japonais, les « mushi » sont une « folk zoological category » (Laurent 1995) qui comprenait encore récemment [22] une large variété de tout petits animaux, non seulement les insectes, mais aussi les têtards, les araignées… Les attrapant dans la nature ou les achetant au supermarché local, les jeunes garçons passent beaucoup de temps à jouer avec ces mushi. Ils les gardent dans de jolies cages spécialement conçues à cet usage (ou dans des terrariums), les nourrissent, les abreuvent, leur prodiguent mille soins. Le jeu se déploie depuis la fabrication des cagettes, la capture (chaque espèce ayant sa technique de chasse, ainsi une sorte de bolas à deux boules lancée sur les libellules), jusqu’à l’entretien quotidien, qui donne véritablement à l’insecte ou à l’araignée ce statut d’animal compagnon. Comme le soulignent les travaux d’Érick Laurent (en particulier 2000), l’affection des enfants pour leurs mushi fait voir dans ceux-ci davantage des pets (des animaux de compagnie) et des playmates (des compagnons de jeu) que des jouets vivants.
À l’intérieur de la maison, le chant des cigales rappelle la douceur de l’été ; les éclats des lucioles enchantent les soirées. Issus d’une chasse ou d’un achat, certains compagnons des rêves de l’enfance se trouvent enfin recrutés comme “comparses” (cf. ci-dessous) lorsque les garçons montent des combats entre les coléoptères (notamment les spectaculaires lucanes et scarabées rhinocéros) ou les araignées qu’ils élèvent.
Aux stridulations des cigales, un bémol doit cependant être apporté. Ce sont les acteurs (ou les observateurs) humains qui posent le mushi comme compagnon du jeu de l’enfant. Or, objectivement, peu d’éléments confirment cette interprétation du côté du mushi. Trouve-t-il du plaisir dans les manipulations qu’il subit ? Apprécie-t-il la gelée nutritive dont son jeune ami le nourrit ? Chante-t-il de lui-même ou parce qu’il ne sait rien faire d’autre ? Nous sommes probablement avec le mushi à l’extrême du malentendu “acceptable”.
Un dernier cas nous plonge dans les univers aquatiques. Que l’on puisse jouer avec un dauphin ou une otarie apparaîtra à ce stade comme une évidence. Mais que dire des poissons ?
Dans le premier ensemble que nous venons de considérer, l’animal joueur et sa sous-catégorie l’animal compagnon, l’acteur humain peut souvent identifier du jeu chez l’animal. Ce n’est plus systématiquement vrai dans les cas que nous allons maintenant envisager.
L’animal comparse
Une première série de jeux repose sur des associations entre des êtres humains et des animaux. Un exemple simple est donné par les courses hippiques, où chaque couple cavalier-cheval tente de surpasser en vitesse les autres concurrents. Pour qualifier les animaux qui prennent part à ces actions, je propose de retenir le terme de “comparse”, qui désigne traditionnellement au théâtre un personnage muet, un second rôle. L’animal se fait ici comparse au sens où il n’est jamais à l’origine de l’action, celle-ci étant toujours décidée par l’humain. Si l’impulsion de l’action ne lui revient pas, l’animal, par son comportement, s’avère en revanche déterminant pour le résultat. Il se trouve parfois même en être le seul acteur, à l’instar des lévriers engagés sur un cynodrome après un leurre.
Dans cette première famille de jeux, l’animal “comparse” accompagne, transporte, prolonge, remplace l’humain. Selon le type d’actions réalisées, plusieurs grandes sous-catégories peuvent être définies, notamment l’animal véhicule, l’animal coursier, l’animal combattant et l’animal de concours.
L’animal véhicule
Les jeux du type du bouzkachi (comme le kôkpar kazakh, le pato argentin, le polo des steppes ou de la Fédération internationale, etc.) constituent ainsi des jeux plus ou moins rudes mobilisant un animal véhicule. La vitesse du cheval accélère et dramatise l’action de l’humain, la rendant plus délicate, plus remarquable, comme dans la quintaine (dont Sinj, en Croatie, poursuit encore aujourd’hui la tradition) ou dans le tir à l’arc japonais ou mongol à cheval ; la puissance cinétique des deux montures courant l’une vers l’autre dans les lices médiévales permettait de « rompre des lances » de manière spectaculaire. L’entraînement, l’alimentation, le dressage de l’animal (essentiellement le cheval, mais on pratique aussi, par exemple en Thaïlande, le polo sur éléphant) comme l’habileté du cavalier sont déterminants dans ces jeux dont la dimension spectaculaire est souvent exploitée, à l’instar de la fantasia saharienne, ce « jeu de la poudre » où un groupe de cavaliers montés sur des chevaux ou des dromadaires simule une attaque en tirant au galop comme un seul homme.
L’animal coursier
L’animal se fait ensuite à proprement parler coursier quand son aptitude à la course devient l’élément fondamental de la dynamique ludique. Du cheval à l’escargot, on constate qu’une très grande variété d’espèces se sont trouvées enrôlées dans ces courses. L’animal est monté, attelé, accompagné, poussé, ou lâché (seul) sur une distance plus ou moins longue qu’il doit parcourir le plus vite possible. Comme pour toutes les activités sociales, d’innombrables distinctions opèrent : une course de trot ne regroupe pas les mêmes acteurs, les mêmes institutions, les mêmes valeurs qu’une de galop ; et ce sont des chiens très différents que l’on engage dans une course de traîneaux comme l’Iditarod (1 049 miles effectués en une dizaine de jours) et dans un sprint d’une vingtaine de minutes.
Deux logiques prévalent néanmoins dans ces courses avec les animaux. D’un côté, la dynamique de la compétition fait tendre vers une recherche plus ou moins systématique de la performance. La légèreté du cavalier devient ainsi un facteur déterminant qui peut se traduire par la professionnalisation de jockeys choisis pour leur taille réduite. Quant à l’épreuve hippique des « trois jeux virils » mongols, elle met paradoxalement en concurrence de très jeunes enfants. Ce facteur permet de mieux apprécier des préférences de civilisation : l’Europe médiévale a délaissé le cheval de course (si présent dans l’Antiquité) au profit de l’animal véhicule car seul ce dernier donnait à l’homme mûr (et non à son représentant ou à son serviteur) l’occasion de montrer sa valeur personnelle dans des combats simulés. On remarquera que ces courses – disons “sérieuses” – sollicitent toujours des espèces prises dans un processus domesticatoire : chien, cheval, bœuf, chameau, dromadaire, renne, autruche, pigeon…
D’un autre côté, on observe aussi des courses qui mettent en action des animaux qui ne sont pas réputés pour leur vitesse ou leur maniabilité. La dimension carnavalesque qu’ont longtemps eue les courses s’exprime ici pleinement. Monter un âne ou un cochon, souffler au cul d’un tatou, crier ses encouragements à un escargot ou une tortue, autant de parodies qui replacent l’humour au cœur du ludique. La distinction entre course parodique et épreuve sportive se repère souvent par l’importance des dispositifs matériels et institutionnels : l’âne attelé a plus de chance de participer à une course “sérieuse” que celui qui n’est que monté. Plus généralement, il faut reconnaître que le point de vue prime : les autruches et leurs jockeys portant casaque peuvent paraître ridicules tant qu’on ne prend pas conscience que ces oiseaux atteignent 70 km/h.
Une caractéristique sociale de ces courses est qu’elles s’accompagnent volontiers de prix et de paris. Le maître de maison ou le prince offre des objets de valeur aux participants ; les propriétaires et les spectateurs s’impliquent en misant des biens précieux ou de l’argent. Le jeu de la course se double d’un jeu du pari ou d’un jeu du potlatch. Par rapport aux “combats” qui connaissent les mêmes dispositifs mais n’aboutissent qu’à une opposition gagnant/perdant, les courses se distinguent néanmoins – dès qu’elles rassemblent plus de deux concurrents – par un résultat en forme de liste ordonnée. D’où l’équivalence structurale que peuvent prendre, dans cette perspective, courses avec paris et loteries [23].
L’animal (comparse) combattant
La structure ludique mettant en œuvre l’animal combattant est simple : deux représentants d’une même espèce s’affrontent dans une lutte. Mais les comportements propres à chaque espèce, la valeur financière des animaux, l’attachement que les propriétaires ont pour leurs bêtes, ou encore les enjeux sociaux associés, font que ces combats prennent des formes contrastées dont la fin peut être décidée par la reculade d’un des adversaires, par l’abandon que signifie son propriétaire, ou par la mort d’un des protagonistes. Typiquement, dans ces combats, l’homme envoie son représentant se battre contre le coq, le chien ou l’araignée d’un autre être humain. Dans son analyse classique des combats de coqs à Bali, Clifford Geertz ([1972] 1983) avait bien souligné que, à travers les coqs, ce sont les hommes qui s’affrontent (la catégorie de l’animal comparse généralise d’ailleurs ce constat). La liste des espèces concernées par ces jeux agonistiques est longue, des béliers qui s’affrontent au Pays basque ou en Afrique du Nord aux poissons justement dits combattants dont les affrontements passionnent de nombreux parieurs d’Asie du Sud-Est.
À l’image de ces Betta splendens, ce sont habituellement des mâles qui participent à ces rencontres. L’instinct de territoire, l’accès aux femelles, l’agressivité (ordinaire ou exacerbée) se trouvent ainsi exploités tant chez des oiseaux comme les coqs, perdrix ou cailles, qu’avec les grands mammifères que sont les taureaux, les chameaux, les dromadaires ou les éléphants. Les insectes et les arachnides ne sont pas en reste puisque la Chine, l’Asie du Sud-Est, le Japon se livrent à l’élevage de criquets, de grillons, de scarabées, d’araignées pour en faire les protagonistes d’affrontements miniatures. La hiérarchie naturelle des troupeaux de bovins fait que ce sont cependant des femelles, des vaches en l’occurrence, qui se rencontrent lors des « batailles de reines » organisées dans les Alpes.
À partir de l’époque moderne, ces combats font régulièrement l’objet de discours moralisateurs les condamnant. Aux XIXe et XXe siècles, de nombreux pays ont adopté des dispositifs juridiques contre la maltraitance des animaux, à l’instar (pour la France) de la loi de Grammont de 1850. Pour l’anthropologue ou l’historien-ne qui doit faire le départ entre son engagement citoyen et sa démarche scientifique, il n’est pas toujours facile d’analyser ces activités dans une neutralité axiologique et émotionnelle. La description ethnographique de ces situations, qui sont on ne peut plus diverses, requiert – comme toujours – d’être attentif aux valeurs et aux conceptions des systèmes culturels, ainsi qu’au degré de violence effective (et mise en spectacle, alors même que la société occidentale moderne entretient un rapport ambigu avec la représentation de la mort et de la brutalité). De manière générale, nombre de ces jeux posent la question – irrésolue depuis Aristote – de l’effet cathartique (ou, au contraire, amplificateur d’une pulsion agressive) que susciterait la vision d’un acte perçu comme violent. Or, si ces moments sont souvent vécus avec passion, on constate qu’ils permettent aussi aux spectateurs ou aux parieurs d’exercer le contrôle de leurs propres émotions. Sauf exception, la fin tragique d’un coq dans l’arène ne se transforme jamais en rixe funeste. Par ailleurs, on ne saurait spéculer a priori que toute organisation de combats mortels ou sanglants suppose des acteurs humains indifférents à la sensibilité animale ; la conscience que l’animal souffre peut même intensifier les projections que les humains font sur les animaux qu’ils dressent l’un contre l’autre.
L’animal de concours
D’un point de vue purement classificatoire, l’animal coursier et l’animal combattant constituent des variantes de l’animal de concours, mais leur importance sociale et culturelle m’a incité à les distinguer de manière à mieux en dégager les caractéristiques spécifiques. Les autres activités qui peuvent être regroupées dans cette dernière sous-catégorie sont en effet plus diversifiées et ne reposent pas sur un principe ludique unique comme la course ou la lutte.
Un premier sous-ensemble joue sur l’apparence de l’animal : c’est le concours du comice agricole ou de l’exposition canine (qui se développent tous deux au XIXe siècle). Si la conformité à un standard morphologique définissant la belle vache, le beau cochon piétrain, le bon trait ou diligencier percheron, etc. est essentielle (sans même évoquer l’origine de l’animal, selon l’idéologie de la “race” pure qui prévaut actuellement dans le milieu de l’élevage et qui s’est justement construite en lien avec ces concours), il reste que le comportement et l’attitude de l’animal constituent souvent un facteur essentiel pour emporter le premier prix : autrement dit, le résultat du concours (ou même le passage de l’examen de confirmation qui fait accéder un chien au statut de reproducteur homologué de sa race) intègre cette part d’indéterminé qu’exprime tout être vivant.
À travers les autres sous-ensembles se mesure plus directement la performance de l’animal. Celui-ci opère “seul” dans des concours de chant : en Belgique, dès le début du XXe siècle, des « chanteries » accueillent au petit matin des coqs dont la prouesse fait l’objet d’un pari d’exactitude : il faut prédire avec la plus grande précision le nombre de cris que poussera son coq ; plus anciens [25], mais aussi surtout présents en Belgique, les concours de pinsons sont de manière plus classique remportés par celui qui répète le plus grand nombre de trilles (un champion en produit plus de 600 ou 700 en une heure).
Plus fréquemment, l’animal est associé à un partenaire humain dans une large variété de jeux sportifs qui tirent leurs origines d’activités rurales traditionnelles comme les concours de labour avec des bœufs ou des chevaux de trait, de chiens de berger, de chiens de chasse, ou encore de conduite d’un troupeau d’oies… La discipline récente de l’agility pour les chiens ou du kaninhop pour les lapins (où l’animal effectue un parcours composé de haies, de palissades, de tunnels, etc. et slalome entre des poteaux) reprend de son côté le principe du saut d’obstacles pour chevaux mais témoigne aussi d’une sportification des jeux que tout enfant pouvait ébaucher avec son animal de compagnie et des spectacles de cirque qui mettaient déjà en scène chiens, chats, lapins…
L’animal adversaire
On peut rassembler dans une troisième grande catégorie les situations où l’être humain affronte l’animal, qui prend ainsi rang d’adversaire, sans que celui-ci soit à proprement parler le représentant d’un autre humain. Dans beaucoup de ces “jeux”, le risque, le danger – réel ou symbolique –, ou encore l’incertitude du résultat contribuent à valoriser l’activité qui se trouve parfois mise en scène dans des jeux spectaculaires. Trois sous-ensembles principaux peuvent être dégagés : l’animal gibier, l’animal combattant, l’animal accessoire ou exutoire.
L’animal gibier
Le jeu avec le gibier s’inscrit dans le cadre de la chasse, qui fonctionne dans les représentations de beaucoup de cultures comme un jeu, voire comme le jeu par excellence. Que ce soit pour acquérir un trophée, établir un record, attraper une viande bonne à manger, on décèle dans l’aléatoire de l’activité cynégétique, dans son rythme paroxystique fait de longues attentes et de dénouements brutaux (quand l’animal s’échappe ou décède), dans la valorisation sociale du grand chasseur (équivalente à celle du champion), des structures souvent typiquement ludiques. Si l’usage métaphorique du mot « jeu » se retrouve déjà dans les propos de nombreux chasseurs, l’analyse anthropologique a aussi souligné (pour n’évoquer que deux cas contrastés) comment, dans l’Europe d’aujourd’hui (Bromberger et Lenclud 1982), la chasse répond aux définitions du jeu formulées par Huizinga ([1938] 1951) ou comment, en Sibérie, les idéologies et pratiques du chamanisme, de la chasse et du jeu forment système (Hamayon 2012).
Pour un observateur “extérieur”, il peut paraître évident que, dans ces jeux, l’animal ne joue pas. Mettant aux prises des acteurs dont seule une partie est réellement dans le jeu, tandis que l’autre partie subit l’oppression ludique, ces jeux avec l’animal gibier (et plus largement avec l’animal adversaire) relèvent de ce que l’on peut appeler des jeux “impairs”. Ces derniers ne concernent pas que les animaux ; entre humains, il est des jeux impairs punis par la loi (le happy slapping, qui consiste à filmer une agression gratuite) et d’autres plus anodins (les « parties de sonnette » qui amuseront les enfants tant qu’il y aura des boutons de sonnette sur lesquels appuyer avant de s’enfuir en courant [26]). À la différence des jeux avec un animal compagnon, qui sont vécus selon un contrat ludique implicite, et des jeux avec un animal comparse, qui rassemblent (ou opposent) des humains autour d’une convention explicite, les jeux avec un animal adversaire ne s’inscrivent pas dans un contrat partagé. Cette observation étique n’a cependant jamais empêché certains acteurs ou certaines cultures de penser et de vivre ce genre d’action dans une rhétorique de la réciprocité. Une difficulté de l’analyse anthropologique est dès lors d’intégrer au mieux cette ambivalence des perspectives.
Enfin, l’animal poursuivi, l’oiseau déniché ne perdent pas toujours la vie dans cette chasse. Attrapés, ils peuvent aussi être préservés et devenir les compagnons du quotidien de ceux-là mêmes (adultes ou enfants) qui les traquaient avec une passion presque guerrière (Fabre 1986).
L’animal (adversaire) combattant
La sous-catégorie de l’animal adversaire combattant se décline de nos jours principalement dans les pratiques tauromachiques et dans les rodéos (avec notamment la monte du taureau ou du cheval sauvage). Les nombreux travaux sur les tauromachies d’Espagne, d’Europe et d’Amérique montrent comment ce rôle d’adversaire crée une tension nécessaire dans la réalisation de l’action, au point qu’il peut être perçu comme un partenaire du spectacle humain. Mais c’est qu’à vaincre sans péril on triomphe sans gloire et qu’il faut donc une victoire sur le plus redoutable des taureaux pour sceller la vertu de l’homme. Cette victoire ne se manifeste cependant pas toujours par une mise à mort. Dans la course landaise, la vache démontre le courage et la technique de l’écarteur ; dans le bull riding ou la course camarguaise, un bon taureau poursuit sa carrière pendant des années. Les jeux de ce type peuvent s’ordonner en fonction du degré d’agentivité reconnu ou accordé à l’animal. La course landaise limite par exemple cette capacité d’agir grâce à l’action du cordier, qui dévie au bon moment la corne pour que le torero mène son écart au plus près de la bête.
L’animal adversaire peut être combattu par un comparse ; c’était le cas des ratiers qui, à Paris, étaient confrontés jusqu’à la première guerre mondiale à des dizaines de rats ; mais c’est sans doute en Angleterre d’où ce « sport » provenait qu’il avait ses lieux (des tavernes), ses pourvoyeurs (les chasseurs de ces rongeurs alors dits « nuisibles »), ses règles (le chien affrontait autant de rats qu’il pesait de livres), ses paris et ses officiants (l’arbitre et le chronométreur) les mieux organisés. On a, ou on avait, de même des combats de chiens contre un taureau ou un ours (comme pour les combats entre chiens dont la presse internationale relate à l’occasion qu’ils peuvent encore être orchestrés par des organisations criminelles ou illégales, des ours font aussi les frais de tels combats, en Russie notamment). Souvent, notamment au XIXe siècle, les affrontements interspécifiques (avec d’autres espèces que le chien), comme celui d’un taureau et d’un lion, impressionnants sur l’affiche, furent en revanche jugés décevants par bien des spectateurs…
Dans cette variété de jeux, c’est assurément la Rome antique qui emporte la palme. Les chasses (venationes) des amphithéâtres permirent à l’Empire de créer une association remarquable entre jeux (ludi), religion, pouvoir politique et impérialisme, association qui se fit, à chaque occasion, au prix de dizaines ou de centaines d’animaux sauvages ou exotiques. Ours, taureaux, lions, tigres, éléphants, rhinocéros, crocodiles, etc. versèrent ainsi leur sang (et celui d’humains) sur le sable romain. Comble du massacre, 5 000 bêtes furent tuées en un jour pour l’inauguration du Colisée. On peine à imaginer la logistique qu’une telle manifestation imposait mais ces spectacles cynégétiques démesurés contribuèrent assurément à l’appauvrissement de la grande faune de certaines régions.
Il convient de remarquer que la sous-catégorie de l’animal “adversaire combattant” n’implique pas nécessairement une valorisation de l’humain. Ce regroupement met simplement en lumière la logique d’une lutte qui oppose un humain (ou son représentant animal) à un animal. La damnatio ad bestias (la condamnation aux bêtes) qui prenait place dans l’amphithéâtre entre les chasses et les combats des bestiaires du matin et les affrontements des gladiateurs de l’après-midi donnait à voir et à “apprécier” l’agonie des condamnés. Dans le turupukllay péruvien (littéralement, le « jeu avec le taureau »), les toreros esquissent des passes contre une étrange association animale perçue comme l’émanation de divinités des montagnes ; l’essentiel étant finalement que le sang des toreros improvisés abreuve la terre.
L’animal accessoire
Dans une dernière sous-catégorie, l’animal est considéré comme chose négligeable, ou parfois assez directement comme exutoire. Encore vivant, sa capacité d’action est limitée : souvent attaché, pendu, enfermé, ce n’est qu’un accessoire nécessaire. Pour ne donner que quelques exemples de jeux traditionnels s’inscrivant dans des moments de festivité communautaires [28], c’est l’ancien tir au papagay (où l’on tirait à l’arc, l’arquebuse ou l’arbalète sur un oiseau fixé au sommet d’un mât), c’est la décollation de l’oie ou du coq (avec un sabre émoussé ou une serpe inadéquate), c’est le chat enserré dans une barrique (qu’il fallait frapper d’un gourdin pour “libérer” l’animal effrayé), c’est le tirage de l’anguille (qui devait être arrachée du fil la suspendant au-dessus d’un plan d’eau – à Amsterdam, en 1886, l’action de la maréchaussée pour arrêter cette manifestation alors interdite provoqua une fameuse insurrection populaire). Chaque fois, les concurrents se succèdent jusqu’au moment où l’un d’eux réussit l’épreuve et emporte l’animal ou un prix offert par les organisateurs.
Les victimes de ces jeux sont habituellement de petits animaux d’élevage dont la mise à mort était banale en milieu rural ou traditionnel ; le « tirage de l’oie », l’« arrochage du coq » associaient goût du jeu et plaisir de la chair. Chats, chiens, renards ont aussi régulièrement souffert de l’ambivalence dans laquelle on les tient parfois. À l’image de l’évolution de beaucoup de ces jeux traditionnels, le lancer contemporain de chats du haut de la tour d’Ypres (Belgique) associe une folklorisation à ce que Norbert Elias nommait un « processus de civilisation » (cf. Elias et Dunning [1986] 1994) : si, encore au début du XIXe siècle, la foule en contrebas se disputait un chat vivant (aux relents diaboliques), ce sont aujourd’hui d’innocentes peluches qui lui sont jetées.
Il peut par moments être difficile de distinguer l’animal accessoire de l’animal gibier. La catégorisation n’est qu’une grille pour aider la lecture de ces phénomènes culturels et il serait préjudiciable de vouloir tracer des délimitations arbitraires. Ainsi du lancer de renards, qui eut ses heures de gloire en Allemagne du XVIe au XVIIIe siècle, une « chasse » (Jagd) dans un espace clos où nombre de gentilshommes et de dames bien nées s’amusaient à projeter en l’air les renards qu’on y lâchait (en tirant comme un ressort la corde que chaque couple tenait). Ou encore du tir aux pigeons vivants qui préfigura le ball-trap (et dont une épreuve fut organisée dans le cadre des Jeux olympiques à Paris en 1900).
L’animal imaginaire
Une dernière catégorie concerne ces jeux dont l’animal comme être vivant est physiquement absent, mais où l’importance de sa représentation est évidente. Ce sont tous ces jeux où des images, des figurines, des imitations de cris ou de comportements, des éléments du corps, des noms d’animaux, etc. sont présents avec force, par exemple le jeu de « chat ». Réunis dans une liste, ils constituent une collection si disparate que je vois mal comment l’organiser en sous-ensembles cohérents. Et si j’en livre ici, malgré ma réticence, ce mauvais aperçu, c’est qu’il me semblerait une erreur méthodologique que de les écarter de la réflexion. Leur simple profusion dit déjà quelque chose du rapport des humains aux jeux et aux animaux.
Dès le berceau, les nourrissons de nos contrées reçoivent des ours en peluche, des girafes en caoutchouc. Puis viennent les animaux en modèle réduit, autrefois ceux des arches de Noé, aujourd’hui ceux des zoos, des fermes, ou encore les monstres de la préhistoire. Devenus plus grands, dans les cours de récréation, les enfants jouent en France à chat ou à pigeon vole ; parmi les jeux populaires de leurs ancêtres qui ont disparu, il y avait le cheval fondu, la grenouille, le furet.
Dans les Alpes, garçons ou adultes sculptaient des troupeaux de « cornailles » (pour reprendre l’expression valdôtaine qui désigne une courte branche terminée par deux pointes figurant les cornes d’une vache) ; dans le Sahara, quelques épines et une bouse suffisent pour modeler un chameau. Partout les activités de subsistance informent largement les activités ludiques. En Alaska, comme dans beaucoup d’autres lieux, des petits Dene (Athapaskan) revêtent une peau de caribou et se coiffent de ses bois pour répéter les chasses de leurs aînés. Et en France, toute fête rurale qui se respecte a (ou peut avoir) son concours d’imitation de cris de cochon.
De nombreux jeux de pions portent un nom animal : les petits chevaux, l’oie, les serpents (et les échelles)… tandis qu’aux boules on lance toujours en premier le cochonnet. Le poisson attend quant à lui le 1er avril pour s’accrocher au dos des manteaux ou se glisser dans les journaux. Le jogo do bicho, la grande loterie clandestine du Brésil, doit son appellation (le « jeu des bêtes ») à la correspondance entre chaque numéro et une espèce donnée (le no 1 est l’autruche, le no 2 l’aigle, le no 3 l’âne, etc.). L’animal se retrouve aussi parmi les éléments du jeu : les petits cochons et les coccinelles sont d’incontournables porte-bonheur des lotos villageois suisses, tandis que les rêves d’animaux, de Naples à Port-au-Prince, indiquent des numéros sur lesquels parier. Parfois, c’est un élément, une partie d’animal qui constitue l’objet ludique ou prête son nom à une forme caractéristique : les osselets, le pied-de-bœuf (quand les mains des participants se posent les unes sur les autres).
L’inventivité nominative ou les correspondances symboliques puisent ainsi largement dans le registre animal et, si l’énumération que je viens de livrer s’avère fort hétéroclite, il reste que cette association régulière entre jeu humain et élément animal contribue à ancrer le jeu dans une relation à l’animal. Les actes et les mots témoignent ici d’un double mouvement d’animalisation et d’humanisation : que signifie être le chat, donner sa langue au chat, jouer à cochon pendu ? Il faudrait travailler, dans le détail de chaque situation culturelle, sur ce que portent ces mots ou ces images, les animaux qu’ils engagent, les actes ludiques qu’ils incarnent, les valeurs qu’ils supposent. Il serait aussi intéressant de considérer si, selon les cultures et les époques, des tendances s’observent, à l’instar du jeu d’échecs qui, dans son passage de l’Inde à l’Occident, a abandonné le cheval et l’éléphant du jeu originel pour les anthropomorphiser en un cavalier et un fou (ou, en anglais, un bishop, un évêque) ; ou encore, ainsi qu’on l’a déjà vu, comment l’euphémisation de la violence se traduit par le remplacement d’un chat par une peluche.
Enfin, à partir des années 1990 une nouvelle catégorie de jouets et d’objets, dont un des premiers exemples fut les Tamagotchi, réalise des actions de plus en plus complexes et exprime surtout des sentiments et des besoins qui sont certes simulés par des algorithmes mais qui suscitent aussi, chez des enfants et des adultes, des réactions les assimilant à des êtres vivants. Avec le développement actuel de l’intelligence artificielle, on peut imaginer que le questionnement sur les frontières du sensible et de la conscience n’est pas près de se terminer…
Les articles du dossier « Jouer avec les animaux »
La classification que je viens de dresser donne ainsi un cadre général à la multiplicité des manifestations ludiques réunissant humains et animaux. Comme je le suggérais dans l’introduction, l’intérêt d’une telle typologie est surtout d’ouvrir à l’ethnographie, non seulement en suscitant de nouvelles descriptions, mais aussi en inscrivant la richesse des analyses de situations particulières dans une discussion globale, qui peut d’ailleurs conduire à amender les propositions initialement formulées, ou à en proposer de nouvelles plus pertinentes.
Pour se repérer dans ce dossier « Jouer avec les animaux », on trouvera ci-dessous les dix contributions classées en fonction des catégories et sous-catégories dégagées (en caractères accentués), accompagnées d’une sélection d’articles déjà publiés dans la revue ethnographiques.org.
1. L’animal joueur, l’animal compagnon
- Bastien Picard, 2018. « Jeux de captivité. Transactions ludiques animales et humaines dans les zoos d’Europe occidentale ».
- Michael Seigle, 2018. « Jouer avec son chien dans le monde antique ».
- Marion Vicart, 2008. « Regards croisés entre l’animal et l’homme : petit exercice de phénoménographie équitable ».
- David Jaclin, Laura Shine, 2013. « Après eux, le Déluge ? Ce(ux) que l’étrange cas des jungles de garage apporte aux débats sur la conservation des espèces et la biodiversité ».
2. L’animal comparse
L’animal véhicule
- Carole Ferret, 2018. « Le kôkpar, un jeu sérieux. Démêlage d’une mêlée hippique centrasiatique ».
L’animal coursier
- Sophie Chevalier, 2018. « Les mondes sociaux des courses hippiques. Configurations humaines et équines à Durban et Dundee (KwaZulu-Natal, Afrique du Sud) ».
- Patrick Plattet, 2002. « La course des deux bois du renne, commentaire ethnologique d’une photographie de terrain ».
L’animal (comparse) combattant
- Christiane Dunoyer, 2018. « Jeux de pouvoir et pouvoirs du jeu au “pays des reines” ».
- Antoine Laugrand, 2018. « Saglà kurà. Les combats de chevaux chez les Blaans de Mindanao (Philippines) ».
- Anne-Christine Trémon, 2006. « Combats de coqs et relations interethniques à Raiatea (Polynésie française) ».
- Christophe Traïni, 2010. « Dramaturgie des émotions, traces des sensibilités. Observer et comprendre des manifestations anti-corrida ».
L’animal de concours
- Sébastien Stas, Catherine Mougenot, 2009. « Les concours de cochons “Piétrain”. Regard anthropologique sur une race au carrefour de son histoire ».
3. L’animal adversaire
L’animal gibier
- Fabrice Guizard, 2018. « Des bêtes aux jeux chez les Francs (VIe-IXe siècles) ».
- Michael Seigle, 2018. « Jouer avec son chien dans le monde antique ».
- Laurent Amiotte-Suchet, Patrick Plattet, 2003. « L’amour, la chance, le jeu… des thèmes sérieux en Sibérie. Entretien avec Roberte Hamayon ».
- Josh Wisniewski, 2007. « Apprendre en perspective : chasse, intentionnalité et mimésis chez les chasseurs iñupiaq du nord-ouest alaskien ».
L’animal (adversaire) combattant
- Frédéric Saumade, 2018. « Entre mort et rire. Réflexions comparatives sur le rôle de la dérision dans les jeux taurins (États-Unis, Camargue) ».
- Fabrice Guizard, 2018. « Des bêtes aux jeux chez les Francs (VIe-IXe siècles) ».
4. L’animal imaginaire
- Sandrine Ruhlmann, 2018. « Jeux de renard. Protection de l’âme du nourrisson en Mongolie ».
- Fabrice Guizard, 2018. « Des bêtes aux jeux chez les Francs (VIe-IXe siècles) ».
- Patrick Plattet, 2002. « La course des deux bois du renne, commentaire ethnologique d’une photographie de terrain ».
- Laurent Amiotte-Suchet, Patrick Plattet, 2003. « L’amour, la chance, le jeu… des thèmes sérieux en Sibérie. Entretien avec Roberte Hamayon ».
- Jing Wang, Jean-Christophe Monferran, 2015. « Le Nouvel An chinois à Paris. Un webdocumentaire ».
- Pierre Centlivres, 2015. « Premier Avril : cartes et attrapes ».