La reconnaissance en question [1]
Dans le cadre d’une réflexion sur l’ethnologie missionnaire africaniste de l’entre-deux-guerres, ce texte interroge les usages de la notion de reconnaissance, à travers les images et les écrits produits par Francis Aupiais (1877-1945) de la Société des missions africaines (SMA [2]). Le principe de la reconnaissance a été adopté d’une manière explicite par Aupiais pour définir à la fois son exploration des cultes vodun dans la vie sociale d’un territoire correspondant en partie au sud-ouest du Bénin actuel et la gratitude que les populations indigènes étaient, selon lui, censées manifester envers les entreprises « civilisatrices » européennes. En situation coloniale, Aupiais a été un précurseur de la transformation de ces cultes en biens culturels (marqués par la stratification de plusieurs vulgates ethnologiques, patrimoniales et missionnaires), dans un pays où le vodun est devenu, depuis l’institution de sa fête nationale en 1997, une des religions officielles [3].
Entre 1925 et 1930, à la fin de son apostolat au Dahomey, Aupiais a été l’inspirateur de la revue La reconnaissance africaine et l’auteur, avec le ciné-opérateur Frédéric Gadmer [4], de deux corpus filmiques muets tournés entre janvier et juin 1930, dans le cadre du projet des Archives de la Planète, financé par le très riche homme d’affaires Albert Kahn (1860-1940 [5]), avec l’appui de la SMA. Ces réalisations sont connues comme Le Dahomey chrétien, consacré aux effets de la pénétration missionnaire, et Le Dahomey religieux, destiné à la restitution documentaire des rites coutumiers [6]. Contrairement au Dahomey religieux, constitué de séquences dont la composition fragmentaire est évidente (en dépit de leurs divers montages successifs), Le Dahomey chrétien est constitué de parties thématiques clairement établies et précédées par de longues vignettes de présentation rédigées par Aupiais lui-même [7]. Toutefois, malgré son caractère plus achevé, Le Dahomey chrétien relève lui aussi d’un assemblage de sujets assez variés susceptibles d’être « extraits » et utilisés à l’appui des propos que le concepteur de ses images entendait privilégier lors de conférences et d’expositions d’objets. En ce qui concerne le versant ethnographique propre au Dahomey religieux, les données et les prises de vues ont été recueillies en tant qu’expressions d’un paganisme finissant. En contrepoint de ce caractère déjà « muséal », l’orchestration et le tournage par Aupiais et Gadmer de grands événements cérémoniels publics, comme les fêtes de la sainte Jeanne d’Arc et de l’Épiphanie à Porto-Novo, se voulaient la preuve d’une conversion de masse réussie des « âmes » indigènes au christianisme.
Dans cet article, l’analyse sera centrée particulièrement sur le corpus du Dahomey chrétien ; l’examen approfondi de celui du Dahomey religieux fera l’objet d’un autre texte en cours de préparation. Bien entendu, il s’agit non pas de séparer nettement deux productions s’imbriquant au sein de la vision qu’Aupiais avait des sociétés indigènes à reconnaître et à convertir, mais plutôt de traiter, dans les limites éditoriales inhérentes au format de cette publication, les spécificités propres à chacun des deux corpus en question.
Envoyé au Dahomey en 1903, Aupiais est mobilisé comme infirmier d’hôpital entre 1915 et 1918 à Dakar, où il rencontre Georges Hardy et Maurice Delafosse. Le premier, qui sera l’auteur de la première biographie d’Aupiais [8], est à l’époque inspecteur général de l’Éducation de l’Afrique-Occidentale française ainsi que le fondateur du Bulletin de l’enseignement de l’AOF, qui deviendra L’Éducation africaine. Si la rencontre avec Delafosse joue un rôle important lui permettant d’entrer en contact d’abord avec Paul Rivet [9] et par la suite avec Lucien Lévy-Bruhl et Marcel Mauss, Aupiais entretiendra des rapports très contrastés avec les plus éminents ethnologues français de son époque ; sa formation assez tardive de chercheur sera plutôt celle d’un autodidacte [10]. C’est lors de son retour en France, entre 1926 et 1929, à la fin de son sacerdoce africain de 23 ans et avant sa mission de tournage au Dahomey de 1930, qu’il s’engage dans les études ethnologiques et dans la fréquentation des séminaires parisiens où il a l’occasion de présenter ses recherches. Malgré un tel investissement, Aupiais reste une figure marginale de ce milieu à cause également de sa réticence à accepter les principes de la science sociale du religieux pratiquée à l’Institut d’ethnologie et à l’École pratique des hautes études où, en 1927, il suit les cours de Marcel Mauss. S’il juge ces enseignements instructifs, il considère comme réductrice l’approche consistant à expliciter les cultes indigènes en termes de phénomènes sociaux, qu’il observe plutôt comme l’expression et la preuve de l’immanence d’un moralisme diffus et d’une foi en jachère parmi les populations dahoméennes [11]. D’ailleurs, ses convictions et sa hiérarchie l’incitent à s’opposer à une ethnologie « laïque » afin d’affirmer son expérience ethnographique s’inscrivant dans une démarche apologétique du christianisme.
Dans la revue La reconnaissance africaine, « Organe d’enseignement religieux et d’études historiques », créée par Aupiais et publiée au Dahomey entre 1925 et 1927 par l’imprimerie d’Oliveria à Porto-Novo, s’exprime sa volonté d’observer les cérémonies des populations à évangéliser en tant que formes rituelles dotées d’une valeur culturelle. Une telle interprétation de ces observances définies par l’expression englobante de « vodun » constitue une rupture au regard des visions missionnaires classiques stigmatisant les mêmes pratiques comme significatives, soit d’un retard, soit d’une dégénérescence (voir infra). Elle accompagne aussi leur appréhension muséale et patrimoniale à venir [2008." id="nh2-12">12].
Martine Balard remarque que « [Aupiais,] frappé par l’abondance et la qualité des marques de déférence de la société africaine, par les rituels des cérémonies religieuses et civiles, […] avait théorisé ses observations en créant pour la circonstance un néologisme : le “cérémonialisme” » (Balard 1999 : 89). La notion de « cérémonialisme » chez Aupiais est pourtant pourvue d’une certaine polysémie. Elle indique à la fois une qualité esthétique intentionnelle que l’ethnologue-missionnaire cerne dans les domaines de la vie rituelle et de la création artistique ; une qualité morale marquant des attitudes solennelles et les comportements de la sociabilité quotidienne ; mais aussi une qualité physique portée par les individus à travers l’« élégance » spontanée de leurs corps, leurs mouvements, leur gestualité, la dignité exprimée par leurs visages. Sorte de notion sociale totale, le cérémonialisme relèverait de l’existence d’une tradition ancestrale incarnée par les individus, répandue à une échelle communautaire et rendue vivante et concrète notamment à travers les marques spontanées de respect que ces mêmes individus adressent aux autorités lignagères, religieuses, gouvernementales. Une telle stylisation ritualisée est significative selon Aupiais d’un principe transcendant de la vie collective et est donc envisagée comme étant l’expression des bases vénérables propres aux sociétés indigènes à mieux reconnaître et convertir. Malgré la recherche de ce principe d’origine divine et la place cruciale d’un objectif évangélisateur, un tel modèle n’est pas sans rappeler une des significations durkheimiennes du totémisme en tant qu’organisation morale de cultes et de croyances, identifiant la découverte ethnologique d’une « religion étroitement solidaire du système social » (Durkheim [1913] 1960 : 239).
Dans le cérémonialisme, Aupiais semble aussi entrevoir les prémices de la notion d’habitus en tant que disposition sociale incorporée et reproductible mise en exergue bien plus tard par Pierre Bourdieu [1980." id="nh2-13">13] :
Le cérémonialisme est une très habile fiction qui identifie une créature humaine à une fiction sociale. Vous représentez-vous, Mesdames et Messieurs, le mérite, non le mérite moral, mais le mérite intellectuel qu’il y a pour ces gens-là à donner une consécration, parce que le cérémoniel donne bien une consécration à l’homme qui est vêtu comme eux, et à peine vêtu, qu’ils ont connu dans leur enfance, dans leur travail ; et cependant qu’ils vont entourer, je ne dirai pas artificiellement, parce qu’ils y mettent de la sincérité, mais d’une certaine manière quand même avec une fiction consentie, qu’ils vont entourer d’honneurs.
(Aupiais 2016 : 65 [14].)
Quarante-cinq numéros de La reconnaissance africaine sont publiés entre le 15 août 1925 et le 1er décembre 1927. Si la revue se veut une tribune offerte aux jeunes intellectuels africains convertis au christianisme et aux bienfaits de la colonisation, certaines contributions non signées peuvent être attribuées à Aupiais lui-même. Les articles plus ethnographiques, qui sembleraient prouver une certaine familiarité de leur auteur avec les milieux dits « fétichistes », cohabitent avec des textes consacrés à l’institution cérémonielle du catholicisme au Dahomey. Dans « La fête nationale de la Jeanne d’Arc [15] » qu’Aupiais avait introduite à Porto-Novo, l’auteur anonyme écrit :
Les Africains n’ont pu en effet aimer, dans le passé, une Patrie parce que la vie individualisée des peuples consistait seulement dans une communauté de langue, de traditions, de croyance – plutôt que dans une unité politique et géographique […] mais, ils se sont inclinés respectueusement, pieusement, devant la vierge de Domrémy parce qu’elle leur a paru marquée du sceau du Choix Divin […]. Comment comprendre que ces populations s’élèvent à une si haute conception de la grandeur d’une simple créature ? Faut-il croire que les peuples jeunes, dits primitifs, disposeraient d’une connaissance intuitive qui surpasserait d’une certaine manière les acquisitions de l’expérience des peuples âgés dits civilisés ?
(Anonyme, 1926. « La fête nationale de la Jeanne d’Arc », La reconnaissance africaine, 16, p. 1.)
L’idée de la prescience, bien que latente, de Dieu, chez les populations dahoméennes est ici reliée au « constat » du surgissement d’une foi encore embryonnaire. Une telle hypothèse fait écho aux articles sur le « fétichisme » en milieu fon au Dahomey d’un élève dahoméen d’Aupiais, le futur prêtre Gabriel Kiti [16], à partir d’une lecture hiérarchisant et en quelque sorte “monothéisant” l’idée de l’existence d’un panthéon de divinités. La preuve de l’existence de ce monothéisme latent serait attestée ici par l’interprétation des fétiches comme des « médiateurs entre Dieu et les hommes » proposée par l’auteur, en s’appuyant sur les dires de ses informateurs « païens ».
Parmi les travaux consacrés à la reconnaissance de l’existence dans le Dahomey méridional d’une culture préchrétienne, mais déjà dotée, d’une manière originelle, de valeurs perméables à l’action évangélisatrice, il faut rappeler les écrits non signés concernant les rites et les cérémonies « fétichistes » ainsi que les textes des trois principaux élèves d’Aupiais : Gabriel Kiti lui-même, Paul Hazoumé et Thomas Mouléro, qui publient de nombreux articles sur les récits de fondation des cités historiques du Dahomey méridional (Abomey, Allada, Ouidah, Porto-Novo) ; sur les rites funéraires ; sur des cérémonies fétichistes dites « expiatoires » ; sur le calendrier et les proverbes. Au sujet de ces derniers, Aupiais, après avoir distingué sept « phases » nécessaires à la compréhension de leur message – « énoncé, mot à mot, traduction littérale, sens matériel, sens moral, application, exemple [17] » –, remarque que « l’étude de ces ingénieuses sentences est indispensable à qui veut connaître l’âme primitive et en admirer cette fierté de caractère, cette droiture d’intention, cette générosité de sentiment qui semblent être un écho des nobles devises des chevaliers d’autrefois [18] ».
« Une élite digne de ce nom. » Écritures ethnographiques, projet évangélisateur, ordre colonial
Les textes ethnographiques écrits par Aupiais et ses collaborateurs ont donc pour ambition de prolonger et d’approfondir le projet plus général de restitution éclairée d’un substrat culturel authentique que la colonisation et l’évangélisation se doivent de préserver partiellement. Nous retrouvons ici un principe missiologique classique, analysé par Stefan Dietrich, dicté par l’injonction à savoir distinguer « entre les caractères “essentiels” et “non essentiels” du christianisme théologiquement défini et prescrire ce qui doit changer et ce qui ne nécessite pas de changer dans une culture [19] » (Dietrich 1992). De nos jours, ces textes peuvent être lus également comme les traces d’une division du travail ethnologique : l’étude de la part des intellectuels indigènes de leurs « propres » origines s’identifiait de facto à leur progressive acculturation en tant que détenteurs d’un savoir écrit et distancié sur les sociétés dont ils étaient issus. À ce propos, l’article de Maurice Delafosse, « Le mouvement intellectuel indigène en Afrique Occidentale française » (1926), publié dans La reconnaissance africaine, est tout à fait significatif de la caution qu’un administrateur colonial influent doublé d’un ethnologue de renommée porte à l’entreprise d’Aupiais et de ses disciples. Paru d’abord dans La Dépêche coloniale illustrée du 21 avril 1926, l’article loue l’initiative de la création d’une revue animée par « des indigènes sortis des écoles, des missions. Ceux-ci forment une élite digne de ce nom [20] ».
La complexité d’une telle « reconnaissance africaine » s’imbriquant dans la conversion à la « civilisation » chrétienne se décline, en effet, selon trois significations principales que nous retrouvons également dans les contenus et les formes de la production filmique d’Aupiais lui-même : une exploration des sociétés dahoméennes ; une tentative de réhabiliter leur « culture » ; une expression de l’Afrique reconnaissante des bienfaits de l’œuvre colonisatrice et missionnaire. La première signification correspond à une appréhension de type ethnologique et patrimonial avant la lettre ; la deuxième promeut une qualité morale endogène ; la troisième révèle un usage instrumental de la reconnaissance qui s’adresse aux populations indigènes à convertir. Ce dernier est démontré notamment par le fait que le titre de la revue est emprunté d’une manière explicite au projet, déjà évoqué, de l’église-mémorial de la Reconnaissance africaine qui est lancé à Porto-Novo en 1925, conçu, sous l’égide de l’administration coloniale, pour exprimer le sentiment de gratitude du peuple dahoméen envers les soldats français morts durant le conflit franco-dahoméen qui a mené à l’annexion en 1894 du royaume d’Abomey et à l’exil du roi Béhanzin [21].
Au moment de la cérémonie de lancement officiel du projet de l’église-mémorial de la Reconnaissance africaine, le gouverneur remarque :
La beauté de cette fête est dans les cœurs dont elle proclame la reconnaissance. Car la reconnaissance est la vertu par excellence des peuples qui ont acquis un degré supérieur de civilisation. La reconnaissance élève ces peuples au-dessus de tous les autres, elle les élève au-dessus d’eux-mêmes. La dette de reconnaissance des morts dahoméens pour la France au cours de la Grande Guerre et qui avaient aussi acquitté en partie la dette de reconnaissance contractée par les populations du Dahomey envers la Mère Patrie.
(Aupiais et d’Oliveria 1928 : 14 [22].)
Dans ce contexte, le savoir ethnologique est convoqué afin de poser les conditions d’une politique se voulant éclairée de gestion des peuples colonisés à travers la reconnaissance mutuelle de leurs élites converties. Ces élites sont de facto sensibles à la valeur culturelle des mœurs païennes, mais aussi et surtout elles sont converties à la foi catholique et partisanes de la mission « civilisatrice ».
En reprenant une réflexion de Benoît de L’Estoile au sujet de l’œuvre de Maurice Leenhardt, appliquée ici à la situation coloniale et missionnaire dahoméenne dont Aupiais est un acteur crucial, « le christianisme n’est pas la négation de la tradition, mais en constitue à la fois une libération et un accomplissement ; on pourrait dire, en employant le vocabulaire chrétien, une rédemption » (de L’Estoile 2007 : 36). À l’instar du cas kanak, « [l]e rapport pacifié au passé qu’évoque Leenhardt est précisément ce qui donne sens à l’investissement ethnologique » (de L’Estoile 2007 : 37). D’une manière comparable, pour des jeunes intellectuels dahoméens comme Kiti, Mouléro et Hazoumé, la mise à distance des cultes païens en tant que formes désormais ethnologiques de vie est un effet de leur foi et de leur formation intellectuelle qui les incite à redécouvrir les qualités fécondes de leurs origines, tout en reconnaissant les bénéfices de l’évangélisation et de la colonisation. À ce propos, il est intéressant de noter qu’Aupiais considère qu’un tel travail de distanciation, demandé aux élites, ne peut pas être aussi assumé par l’intégralité des populations indigènes : « Respectons le mystère des évolutions de la conversion. Je veux dire : ne demandons pas à nos convertis une sympathie, même simplement intellectuelle, pour leur religion abandonnée : c’est assez qu’ils aient brûlé ce qu’ils avaient adoré » (Aupiais 1946 : 92).
Les films et leurs strates sémantiques
Comme pour les écrits publiés dans La reconnaissance africaine, dans les deux corpus filmiques dont Aupiais est l’auteur, l’ethnographie est destinée à l’identification d’une morale indigène. Source de solennité cérémonielle et de dignité comportementale intimement respectueuses de l’idée d’autorité, une telle morale serait à renouveler radicalement du point de vue de l’observance religieuse ainsi qu’à préserver du péril de sa corruption au contact, pensé comme pouvant être simultanément traumatique et bénéfique, avec le monde européen. Cette logique évangélisatrice est également inspirée par le principe des « âmes » indigènes comme « pierres d’attente », forgé par Pierre Charles (1883-1954), jésuite, professeur de théologie dogmatique à l’université de Louvain.
Dans les années 1920, Charles anime le courant missiologique par une réflexion sur le vécu missionnaire où il fait appel aux sciences humaines et organise les Semaines de missiologie de Louvain auxquelles Aupiais se rend à plusieurs reprises [23]. Pour Charles, le christianisme, dont le théorème fondamental est « l’unité d’origine de tout l’univers », développe un état d’esprit critique, instrument jugé essentiel pour le travail auprès des « indigènes » (Charles 1929). Selon Jean Pirotte, la pensée missiologique de Charles s’articule autour des principes suivants : l’« idéal » d’une Église formée par un clergé indigène, implantée partout dans le monde ; la « méthode » de l’adaptation missionnaire aux contextes locaux permettant la mise en œuvre de la théorie des « pierres d’attentes de la foi » ; une vision non raciste du genre humain valorisant « les richesses morales des peuples non chrétiens » (Pirotte 2007 : 52-53).
Dans un texte posthume, Aupiais explique sa perception de la théorie de la « pierre d’attente » en relation avec son expérience missionnaire et ethnographique [1946 ; [bb=1954| (…)" id="nh2-24">24], en précisant notamment les divers domaines où il a pu constater l’existence d’un substrat indigène déjà là et disponible à la conversion. Ces cas sont, selon lui, en relation avec « le fond religieux de l’Âme noire [25] » ; l’observance de la part des Africains de « lois positives », c’est-à-dire d’interdits ritualisés significatifs d’une « ascèse religieuse » et d’une « soumission volontaire » dirigées vers un « être supérieur » ; l’« amour des cérémonies ». L’« amour des cérémonies » serait aussi visible dans l’intérêt que les Africains montrent envers les rituels chrétiens. Parmi les autres dispositions implicitement et intimement religieuses, le missionnaire repère les attitudes relevant des « institutions humaines de ces peuples » propres, par exemple, au travail quotidien de l’agriculture et de la chasse. Ces dispositions immanentes à la religion vodun contiendraient les vestiges d’une religion « révélée » et « naturelle ». Leurs valeurs implicites et sous-jacentes seraient donc susceptibles d’être réélaborées, par exemple en adaptant les rites catholiques aux contextes africains, et en formant au plus tôt un clergé indigène.
Tout en prolongeant indirectement le débat déjà ancien sur le monothéisme primordial et sa dégénérescence dans le paganisme animé par des figures de hauts prélats érudits, telles celles de Wilhelm Schmidt, fondateur en 1906 de la revue Anthropos et auteur de L’Origine de l’idée de Dieu (1910 [26]), et d’Alexandre Le Roy [27], chez Aupiais, une telle orientation donne lieu à des ajustements conceptuels et à des ambiguïtés argumentatives. À ce propos, les représentations élogieuses des entreprises évangélisatrices et coloniales du Dahomey chrétien contrastent avec les contenus documentaires du Dahomey religieux. Malgré tout et en même temps, la reconnaissance ethnologique et culturelle fait corps, tout en ne s’y superposant pas d’une manière mécanique, avec un projet visant à refonder des sociétés sur des bases qui leur sont extérieures : l’école, des pratiques modernes de santé, des investissements économiques susceptibles de développer une industrie locale. Ces thèmes – qui font l’objet d’un traitement spécifique à travers les huit parties du Dahomey chrétien explicitement intitulées : « Les écoles » ; « L’éducation chrétienne » ; « L’élite et l’hygiène sociale » ; « L’élite et la vie économique » ; « La pénétration des masses » ; « La conversion des masses » ; « Une mission qui débute » ; « L’évangélisation et les traditions » – s’inscrivent dans les discussions sur la notion d’« humanisme colonial » mise en exergue par l’ouvrage de Joseph Folliet, Le Droit de colonisation, publié en 1932, et par la tenue en 1930 d’une session, « Le problème social aux colonies », des Semaines sociales à Marseille. Autour de cette idée, des positions hétéroclites visent à « définir les fondements théologiques et moraux de la légitimité de l’expansion coloniale » et à « poser les principes d’une morale de la colonisation, d’édifier en d’autres termes une doctrine de “la colonisation” » (Girardet 1972 : 178 [28]).
Sur ce thème, la position ou plutôt les positions d’Aupiais peuvent s’inscrire dans une pensée colonialiste, ou, au contraire, exprimer des critiques relativement ouvertes d’une telle pensée, comme c’est le cas par exemple dans ses jugements négatifs de la pratique des travaux forcés [29]. À ce propos, les vignettes de commentaire du Dahomey chrétien sont tout à fait significatives des divers volets et registres d’un projet en quête d’une « bonne » distance éthique et documentaire oscillant entre références érudites et stéréotypes. Par exemple, lorsque Aupiais commente le déroulement de la séquence « Devant Guignol », dans la partie « Les écoles », la référence au « prélogisme » est bien entendu inspirée par la fréquentation de l’œuvre de Lucien Lévy-Bruhl, à travers une comparaison condescendante :
Pour la première fois de leur vie, des petits Noirs assistent à une représentation de Guignol. Comment vont-ils “réagir” ? Les verra-t-on sans curiosité, sans compréhension, sans inquiétude, sans joie ? Ils sont d’abord déconcertés. Cette joie devient bientôt du délire ! C’est que… la maréchaussée, hélas ! passe un mauvais quart d’heure et que le prélogisme des Africains rejoint ici l’illogisme des Européens… (sic) [30].
(Commentaire de la séquence « Devant Guignol », partie « Les écoles », Le Dahomey chrétien, Francis Aupiais et Frédéric Gadmer, 1930.)
Dans d’autres cas, les images semblent célébrer l’avènement de nouvelles mœurs produites par l’action conjointe de la présence missionnaire et de l’administration française. C’est le cas de la partie « L’élite et l’hygiène sociale », où les scènes de la pesée se prolongent dans celles dites de la fête de l’« Œuvre du berceau africain » fondée par l’Union coloniale française de Paris. Au cours de cette fête, devant le milieu des colons et des autorités comme le gouverneur, le maire et l’inspecteur de l’enseignement, des chants exécutés par des écoliers sur une estrade précèdent la cérémonie des « récompenses » en argent élargies aux mères « chrétiennes » ainsi qu’aux enfants qui ont eu « les meilleures notes de tenue et de propreté ».
Dans la partie « Les élites et la vie économique », les séquences montrant le premier train circulant au Dahomey et la sortie du travail de 200 ouvriers des ateliers de chemin de fer de Cotonou – qui rappelle fortement la scène célèbre de la sortie d’usine filmée par les frères Lumière – sont aussi significatives de cette modernité coloniale en marche dont le film fait l’éloge.
Dans les vignettes de commentaire de la partie « L’éducation chrétienne », la foi catholique, mise en scène comme un vecteur de civilisation, autorise entre autres un double jeu au sein duquel le « culte des morts » au champ d’honneur de la patrie est imposé comme une transfiguration liturgique du « culte des ancêtres » ou des « reliques [31] ».
Ainsi, tant dans les écrits que dans les films réalisés ou inspirés par le père Aupiais, l’introduction de la fête de la sainte Jeanne d’Arc à Porto-Novo, qui, selon l’une des vignettes, « trouvera les âmes prêtes à unir ces deux mots Dieu et Patrie », répond à l’intention de documenter les rituels indigènes (de divination, initiation, possession, protection et de deuil) propres à l’autre corpus filmique connu comme Le Dahomey religieux, dans un bouillonnement où la recherche ethnographique du cérémonialisme s’entrelace avec sa fabrication évangélisatrice, comme nous le voyons dans les images de la fête du Berceau africain ou de l’Épiphanie tournées elles aussi à Porto-Novo en 1930. Si la fête de la sainte Jeanne d’Arc est emblématique du projet visant à unir deux mots, deux idées : « Dieu » et « Patrie » [32], dans la scène du roi de Porto-Novo qui, lors de la cérémonie de la Crèche vivante au sein de la fête de l’Épiphanie, rend hommage aux missionnaires, l’immanence divine se confond avec ce respect « naturel » pour l’autorité qu’Aupiais souligne constamment avoir observé chez les indigènes.
La fête de l’Épiphanie est d’ailleurs conçue comme une sorte d’opéra dont une partie du « livret » est coécrite par le père Aupiais lui-même et Zounnon Mèdjè, le « roi de la nuit [33] » de Porto-Novo, pour tenter de traduire en goun, une des langues locales, les significations et les figures de la liturgie catholique. Le « moralisme » est reconnu ici à la fois comme un principe omniprésent dans les sociétés indigènes et comme un instrument de « conquête » des âmes se fondant aussi sur un échange des signes de reconnaissance entre les missionnaires et les dignitaires locaux [34]. De ce fait, stigmatisation et évocation respectueuse des mœurs païennes et de leurs figures royales participent du double jeu de la conversion.
Selon Aupiais, la rupture radicale dont l’action évangélisatrice est porteuse « correspond si bien » au sens social profond de la tradition.
Cela dit, lorsque nous lisons, au sujet des mêmes séquences, que devant la crèche vivante « un mage chante en dahoméen : “Je t’apporte de l’encens qui est le sang de notre arbre. Si tu le voulais, je te donnerais mon propre sang ou je te ferais des sacrifices de poulets, de cabris, de bœufs” », à travers le « si tu le voulais », il se joue toute la ruse évangélisatrice implicite qui, sur le mode de la dénégation, intègre dans son discours, telle une pièce à conviction, le raisonnement indigène prétendument à l’œuvre dans la règle coutumière. En effet, le « si tu le voulais » est un « faire comme si » qui a pour effet de rendre la tradition païenne obsolète, tout en simulant une continuité entre les symboles utilisés et les nouvelles valeurs chrétiennes. D’ailleurs, dans d’autres scènes, la conversion est donnée à voir d’une manière moins ambiguë comme le résultat d’un difficile parcours individuel semé d’obstacles. C’est le cas, par exemple, du récit filmé à Abomey d’une dénommée Anna qui raconte à un ancien collaborateur d’Aupiais de La reconnaissance africaine, Gabriel Kiti, devenu désormais prêtre, « quelles vicissitudes elle a trouvé, pour elle et pour sa fille [sur] le chemin de la Vérité [35] ».
Au sujet de cette séquence, il est d’ailleurs possible d’émettre l’hypothèse qu’elle soit le produit de la scénarisation d’une dramatique histoire familiale, sensiblement modifiée dans sa version filmée, s’étant produite dix ans auparavant et ayant fait plus tard l’objet du récit « Élisabeth et Anna », recueilli par la mère supérieure Marie-Aloysia des sœurs de la Sainte-Famille du Sacré-Cœur de Calavi et transmis par François Steinmetz, de la SMA, vicaire apostolique du Dahomey, aux Annales de la propagation de la foi où il sera publié en 1931 (Marie-Aloysia 1931).
Questions sur le tournage, les mises en scène et la réception des « films »
Selon Pierre Trichet de la SMA, un des conservateurs de l’œuvre d’Aupiais :
À aucun de ces deux films le père Aupiais n’a donné de titre. Le premier « se rapporte aux scènes les plus caractéristiques de la vie religieuse primitive » : on l’appellera bientôt « le film ethnographique » ou le « film documentaire » ou « Le Dahomey religieux » […] Le second film, lui non plus, n’a pas de titre : on l’appellera bientôt le « Dahomey chrétien » ou « le film missionnaire » […] Afin d’aider les journalistes dans la rédaction de leurs comptes rendus, le père Aupiais rédige un dossier de presse, qu’il leur remet, pour leur fournir des éléments précis sur son contenu […] les funérailles et le culte des ancêtres ; l’admission dans les couvents fétichistes, le séjour dans ces couvents, les cérémonies de sortie de ces couvents ; les cérémonies de purification pour les fautes rituelles ; des sacrifices aux divinités, l’initiation à la Divination, etc. Ces documents ont ceci de particulier qu’ils reproduisent « intégralement » les cérémonies, sans que les opérateurs aient fait un choix dans les phases diverses de cérémonies. Il est inutile de dire qu’aucune de ces cérémonies n’est une reconstitution plus ou moins artificielle : les films ont été pris au moment de l’accomplissement liturgique des cérémonies.
(Trichet 2013 : 44 [36].)
Une sélection de séquences « ethnographiques » est présentée le 24 octobre 1930, au domicile d’Albert Kahn à Boulogne-sur-Seine. À cette occasion, devant plusieurs personnalités, parmi lesquelles le père Schmidt, l’ancien et le nouveau ministres des Colonies, François Piétri et Albert Sarraut, le gouverneur général des Colonies, Martial Merlin, et des journalistes [37], Aupiais commente les images, en intégrant à sa conférence des photos en couleurs (plaques autochromes) et une exposition de masques, statuettes, calebasses, nattes, bandes de coton tissées, cuivres ciselés, etc. Au cours des mois suivants, les images sont projetées à Paris à l’École polytechnique, à la Société des africanistes, à l’École pratique des hautes études ; d’autres séances sont organisées à Nantes et à Nice. Selon les informations fournies par Martine Balard, dès le 12 mars 1931, Aupiais reçoit l’ordre de ne plus projeter le film, qui est considéré par son supérieur, le père Chabert, comme étant un « film ethnographique fétichiste » qu’on peut certes montrer à des intellectuels, mais pas au public et aux séminaristes [38].
Selon Trichet, « les deux films [sont] tournés dans le même pays, à la même époque, par les mêmes réalisateurs, différents par les sujets abordés, mais plus encore par la finalité qu’ils visent : ce qui entraîne deux approches différentes, qui se traduisent par des critères de tournage inégalement exigeants » (Trichet 2013 : 49). Cette distinction dans les modalités de tournage, qui pourrait se résumer ainsi : scènes organisées dans Le Dahomey chrétien et prises de vue in vivo dans Le Dahomey religieux, n’est pas vraiment convaincante. Comme il est possible de le constater en les regardant, de nombreuses scènes du “film” ethnographique sont visiblement préparées, comme celle montrant le déroulement diurne de la cérémonie « secrète » dite du « pacte de sang » ou celles qui montrent les acteurs de ces séquences se positionner diligemment par rapport à la présence d’un opérateur et de sa caméra. D’ailleurs, les dates de tournage très rapprochées et se suivant à un rythme pressant – la très grande majorité des scènes du Dahomey religieux sont prises entre le sud et le nord du Dahomey en février et mars 1930 – de plusieurs rituels parfois filmés le même jour dans le même village nous font penser qu’il s’agit de reconstitutions. C’est par exemple le cas du village de Zado où, le 21 février 1930, sont filmées successivement les litanies présentées comme quotidiennes par lesquelles le kpanligan, le joueur de gong, rappelle la généalogie dynastique des souverains d’Abomey, ainsi que des scènes évoquant les cérémonies exceptionnelles dites des « Grandes Coutumes [39] » commémorant les rois au cours desquelles à l’époque précoloniale des esclaves et des animaux étaient immolés et qui dans les images tournées par Aupiais et Gadmer font l’objet d’une mise en scène métonymique, en quelque sorte, à travers la monstration des assin, c’est-à-dire des autels portatifs de ces mêmes rois. À Abomey, le 22 février, est réalisée la danse du vodun serpent arc-en-ciel Dan Ayido Houedo, une danse dédiée au vodun Lissa, un culte rendu au vodun Zomadonou du roi Akaba. À Cové, le 11 mars, sont filmés une cérémonie dite de « consécration » (en fait, d’« initiation ») de jeunes filles et des rites funéraires accompagnés des grands tambours sato (encore aujourd’hui très présents au Bénin lors de manifestations officielles ou de représentations folkloriques). À Béréssengou, dans le nord (région de l’Atacora), le 19 mars, sont filmés la cérémonie nommée par Aupiais « sortie rituelle d’un enfant Somba », des danses de femmes somba et le rite dit de prospérité, koutyati [40].
Bien d’autres lieux et villages font l’objet d’une superposition au cours de la même journée de plusieurs scènes rituelles n’étant pas reliées entre elles. Le tournage de ces scènes nécessitait la mise en place d’un dispositif qui à l’époque était particulièrement lent et laborieux. Dans ce contexte, la position centrale occupée par la caméra fixe et les postures très disciplinées des figurants nous suggèrent l’hypothèse d’une scénographie déjà préparée. Si dans plusieurs séquences il est possible d’observer les acteurs chercher constamment avec le regard des indications sur les mouvements à suivre et surtout sur les espaces visuels à dégager, lorsque l’équipe de tournage se confronte à des scènes visiblement non organisées au préalable pour être filmées, le contraste est évident : c’est le cas de la cérémonie gôzin de consécration de l’eau lustrale, filmée à Adjarra le 6 avril 1930, au cours de laquelle la caméra reste relativement en marge de l’action rituelle.
Il est alors intéressant de s’interroger sur la nécessité ressentie par Aupiais de justifier la spontanéité des scènes montées dans Le Dahomey religieux. Est-il possible d’y voir la tentative de mettre en avant un caractère documentaire se démarquant de tout soupçon d’observation participative et « organisatrice » de cultes païens de la part de celui qui devait rester, aux yeux de sa hiérarchie et de son public de catholiques pratiquants, un évangélisateur ? Un tel caractère documentaire assumé et revendiqué semble prolonger également les postulats d’une approche ethnologique chrétienne fondée sur « le paradoxe d’un positivisme ou d’un empirisme apologétique » et donc sur l’idée que « le respect des faits doit pouvoir conduire à admettre que le surnaturel existe, que le miracle d’une révélation primitive peut faire partie des faits de l’histoire » (Mary 2015 : 204). La distinction entre des cérémonies chrétiennes organisées et des cultes vodun qui auraient été filmés in vivo corroborerait donc l’idée diffuse à l’époque dans les milieux missionnaires que le monde païen ne devait pas faire l’objet d’une reconstitution animée fictive sous la forme, propre aux expositions coloniales, d’un spectacle. De son côté, Aupiais aurait pu aussi être convaincu du fait que la reconstitution filmique était conforme à la réalité intimement vécue par les acteurs des gestes archivés et aux représentations agissantes dans les consciences des individus.
Une christianisation en actes filmiques
D’une manière plus générale, le projet de filmer la christianisation au Dahomey s’inscrit pleinement dans le programme missionnaire établi par les encycliques papales de l’époque. Comme le montre Laurick Zerbini, au sujet de l’Exposition des missions qui, à l’occasion de l’Année sainte, a eu lieu au Vatican de décembre 1924 à janvier 1926, « le missionnaire n’est pas seulement un propagateur de foi, il est ce bâtisseur des temps modernes, mais aussi ce “médiateur” lors de conflits, car il est au service de sa patrie. Le thème du missionnaire propagateur d’influence française est développé dans les nombreux écrits permettant ainsi d’affirmer avec davantage de force son rôle de civilisateur » (Zerbini 2004 : 231).
Certains principes remarqués par Zerbini de la politique définie par l’encyclique Rerum ecclesiae de 1926 édictée par Pie XI trouvent leur reflet dans le film d’Aupiais. Par exemple, la scène de la nasse évoque la « nécessité indispensable » affirmée par le pape de constituer un réseau de « collaborateurs indigènes qui, par leur connaissance du pays, leur parenté de race et de langage, et tout un ensemble de choses et de circonstances sont des apôtres aussi précieux qu’irremplaçables (p. 80) » (Zerbini 2004 : 236), où il est question aussi de lancer « un filet de prêtres indigènes jeté (p. 44) » (Zerbini 2004 : 237) sur tout le territoire de l’Église. Dans la partie « La conversion des masses » du Dahomey chrétien, Aupiais, avec l’appui d’images illustrant des activités de pêche lagunaire, introduit ainsi le travail d’évangélisation.
Les directives papales recommandent également aux missionnaires
de ne pas négliger les classes dirigeantes et de [s’]occuper de leurs enfants […] La pratique et l’expérience nous apprennent qu’une fois convertis au Christ les premiers de la cité, le petit peuple suit facilement leurs traces (p. 77).
(Zerbini 2004 : 238.)
De telles dispositions sont reprises dans le film, lorsque Aupiais présente un jeune catéchiste :
qui est prince et fils de Béhanzin et qui s’adresse à des catéchumènes de race royale, leur dit : nos Pères ont été les Rois de ce pays. Il n’y a qu’un royaume, celui du ciel, et qu’un roi, le Christ-Roi.
(Commentaire de la séquence « Le Catéchiste », partie « La conversion des masses », Le Dahomey chrétien, Francis Aupiais et Frédéric Gadmer, 1930.)
Ou, lorsque, dans la partie « L’évangélisation et la tradition », il relate la scène du banquet qui a lieu à Porto-Novo en présence des élites indigènes pour fêter son retour :
Le premier dimanche qui suit l’arrivée, des « agapes » réunissent les Fidèles ; elles se terminent par un vibrant discours de l’un des chrétiens les plus éminents. Le Missionnaire répond en disant sa joie et sa fierté. Il est admirablement compris quand il dit : « La religion chrétienne, qui a régénéré vos âmes, continuera de les élever jusqu’au plus pur idéalisme chrétien ».
Dans Le Dahomey chrétien, la séquence montrant un enfant présenté comme un petit-fils du roi Béhanzin racontant devant la caméra les mœurs des temps révolus représentés par les bas-reliefs des palais royaux d’Abomey – devenus un musée en 1930, et dont on voit les cours traversées par des sœurs conduisant en visite des « orphelines » – ou celle illustrant le banquet partagé par les missionnaires et les « évolués » de Porto-Novo semblent confirmer ce que nous dit Hardy au sujet de la conviction d’Aupiais que la question des élites était « en définitive, un problème religieux » (Hardy 1949 : 282) et, pouvons-nous ajouter, politique.
Ethnologie catholique et projet évangélisateur
Dans l’œuvre d’Aupiais, les productions filmiques sont pensées pour exposer l’entreprise missionnaire assumée comme une approche cognitive ouverte à la preuve ou trace ethnographique. À ce propos, Laurick Zerbini souligne qu’une telle ouverture répondait pleinement au projet évangélisateur de Pie XI : « Lors de l’Exposition Vaticane Missionnaire […] le comité d’organisation encourage en effet les congrégations à proposer non seulement des objets, des ouvrages, des cartes, des photographies, mais aussi des disques phonographiques et des reproductions cinématographiques permettant de montrer les cérémonies chrétiennes et païennes » (Zerbini 2013a : 25-26).
Au prisme d’une analyse à la fois ethnographique et historique, les images conçues et tournées par Francis Aupiais et Frédéric Gadmer entre janvier et juin 1930 sont les prémices d’un âge de la recherche ethnologique où le moyen filmique commençait à être utilisé comme source documentaire et pratique d’enquête [41]. En faisant la promotion d’une religiosité indigène mise au service de la religion catholique, Aupiais a envisagé la place cruciale de la notion d’« autorité » à comprendre dans une situation coloniale structurée par des échanges de démonstrations d’autorité entre dignitaires, évangélisateurs et fonctionnaires coloniaux. Par exemple, une telle logique de reconnaissance d’une hiérarchie ancestrale incarnant ab origine un principe « divin » et atavique d’ordre indiscutable est donnée à voir dans la séquence tournée dans le village de Takon, dans la partie « La pénétration des masses » du Dahomey chrétien, intitulée par Aupiais lui-même « Le roi danse ».
Cette séquence est tout à fait exemplaire de ces procédés ostentatoires nécessaires à la visibilité des rapports de force en jeu se disputant l’adhésion physique et mentale des populations à l’ordre colonial ainsi qu’à la mise en valeur d’une étiquette cérémonielle traditionnelle susceptible d’intégrer un tel ordre. Dans un certain nombre de séquences du Dahomey chrétien, il est alors possible d’observer les autorités religieuses et militaires françaises investies dans des formes de cérémonialisme qui sont le reflet évident de l’admiration qu’Aupiais vouait à l’étiquette, aux liturgies traditionnelles et au rôle « positif » de leurs dignitaires. D’un côté, un cérémonialisme imaginé comme primitif est mis en scène en tant qu’objet moral et « facteur ethnographique » (Sánchez Gómez 2006 : 74), à ce titre reconstitué pour les exigences de tournage dans Le Dahomey religieux ; de l’autre, un cérémonialisme conquérant, comme celui de la fête de la sainte Jeanne d’Arc, qui, simultanément à son institution officielle, fait l’objet, dans Le Dahomey chrétien, d’une réalisation censée prouver l’adhésion des populations indigènes aux préceptes chrétiens. Les visions de ces deux cérémonialismes véhiculent ici une logique ambiguë, mais systématique, de la reconnaissance. La coexistence de leurs divers masques est aussi l’expression de l’intimité culturelle conflictuelle agissant sur les scènes du théâtre de la transformation religieuse et politique des sociétés dahoméennes de l’époque.