Compte-rendu d’ouvrage

LEITE Naomi, 2017. Unorthodox Kin. Portuguese Marranos and the Global Search for Belonging

LEITE Naomi, 2017. Unorthodox Kin. Portuguese Marranos and the Global Search for Belonging. Oakland, California, University of California Press.


À Porto et Lisbonne, aux cours des dernières décennies, plusieurs dizaines de personnes sont venues à s’identifier comme Marranes, terme par lequel avaient été désignés certains de leurs ancêtres juifs qui pratiquaient leur religion en secret à l’époque de l’Inquisition. L’auteure les appelle les Marranes urbains pour les distinguer de ceux du passé ainsi que de leurs descendants, habitants de villages ruraux, qui ont maintenu pendant plusieurs siècles, quoique à l’état fragmentaire, des pratiques juives [1]. Ils sont âgés d’une trentaine d’années, sont célibataires ou divorcés, ont tous suivi des études supérieures et exercent plutôt des professions intellectuelles. Ayant essuyé des fins de non recevoir à leurs tentatives d’intégration des communautés juives officielles du Portugal (cf. infra), ils partagent un sentiment d’exclusion qui joue un rôle crucial dans leur identification collective comme Marranes. Naomi Leite les a rencontrés en participant à plusieurs « voyages-conférences » organisés par l’association Nostálgia, fondée en 1997. Celle-ci réunit « des individus à travers la diaspora portugaise, qui explorent la possibilité d’une ascendance juive » (p. 30). Elle a entamé son enquête en 2002, à un moment où les visites touristiques du « Portugal juif » allaient croissant. Elle a ensuite résidé à Porto et Lisbonne, auprès des Marranes urbains, entre 2004 et 2006. L’introduction contient une intéressante discussion de ses multiples positions sur le terrain – tour à tour touriste, membre participante des associations marranes, et parfois traductrice entre les visiteurs et les Marranes. Ethnographe américaine d’origine juive descendante d’un arrière-grand-père portugais du côté paternel, et de juifs ashkénazes du côté maternel, mais élevée en dehors de toute religion et communauté (p. 34-35), son entre-deux permet à ses divers interlocuteurs de la considérer, tous, comme « leurs ». Elle place habilement à la fin de l’introduction la description d’un des événements traumatisants qui a enclenché la recherche par les Marranes d’alliances à l’étranger, à savoir leur rejet humiliant par les membres d’une des communautés juives officielles.

Le corps de l’ouvrage nous offre l’ethnographie d’un processus graduel d’identification, retraçant le début du mouvement marrane lui-même, les quêtes solitaires, puis la consolidation d’une identité urbaine marrane, à travers la formation de deux associations (HaShalom à Lisbonne en 1999 et Menorá à Porto en 2002, chacune avec une quarantaine de membres cotisants) ; puis de l’influence des visites de l’étranger (touristes et activistes associatifs), jusqu’au « retour » formel de la plupart des membres du groupe de marranes à la foi juive en 2005-2006. Au terme de cette enquête dédiée à la construction d’une nouvelle identité, la catégorie « Marrane » se sera donc avérée provisoire et liminaire.

Les rencontres entre visiteurs d’ailleurs et Marranes urbains [2] sont forgées de part et d’autre par des imaginaires, surtout chez les premiers, nourris par l’imagerie des Marranes transmises dans des récits, légendes et chansons, mais aussi en raison des analogies dressées entre le sort des Juifs de la péninsule espagnole et de l’antisémitisme puis l’holocauste aux XIXème et XXème siècles. Les Marranes incarnent la souffrance en même temps que la persistance dans la foi (p. 25). Le chapitre 1 relate l’histoire des Juifs et du judaïsme au Portugal, et sa mise en relief récente dans le récit national portugais, depuis l’accueil en masse des Juifs expulsés du royaume d’Espagne en 1492, qui vient gonfler une population juive déjà très nombreuse (certaines estimations la portent à 20% de la population portugaise après cette arrivée). Il est suivi de près par un édit d’expulsion portugais en 1496, mais l’émigration ne devient massive qu’à partir du début de l’Inquisition en 1536. Entre-temps, l’interdiction de pratiquer la religion juive et la conversion forcée de 1497 a conduit à la formation de la catégorie « Nouveaux Chrétiens ». L’abolition des distinctions entre Anciens et Nouveaux Chrétiens à la fin du XVIIIème siècle a généré le sentiment diffus et fortement présent au Portugal aujourd’hui, que tout Portugais est susceptible d’avoir des ascendants juifs. Ceci favorise la mise en mémoire de cette histoire (et la repentance officielle) après la chute de la dictature de Salazar. Au cours des vingt dernières années, des travaux sociologiques ou ethnologiques mais aussi des guides touristiques, des manuels scolaires et des textes produits par des amateurs érudits ont représenté le peuple portugais comme ayant des origines pour partie juives et étant caractérisé par une « judéité perdue » (p. 71).

Si tout Portugais est donc considéré comme susceptible d’être d’origine juive, les Juifs religieux pratiquants – ceux qui rejettent les Marranes urbains – sont des descendants d’immigrés venus d’Afrique du Nord et d’Europe de l’Est et arrivés au Portugal durant une période de libéralisation religieuse, au XIXème et début du XXème siècle. En théorie, l’ascendance matrilinéaire et la conversion sont les seuls critères qui définissent l’appartenance juive. En pratique, les choses sont plus complexes, et Naomi Leite montre comment l’exclusion des Marranes urbains par la communauté des Juifs portugais, même s’ils invoquent l’absence d’attestation d’une filiation ininterrompue, tient largement à ce que ces derniers forment des réseaux d’interconnaissance très denses et sont de classe sociale élevée.

Le chapitre 2 analyse les processus d’identification de personnes qui ont une vision stable et essentialiste de leur identité. Elle reconstitue les différentes logiques suivant lesquelles la découverte du judaïsme précède la révélation ou procède de la connaissance des origines juives de la famille. Dans tous les cas, les personnes expriment la conviction qu’elles avaient déjà été juives avant d’en prendre conscience ; il ne s’agit en aucun cas, de leur point de vue, d’une identité choisie. L’auteure se défie des analyses en termes de l’optionalité des choix face à une « offre » (sur un marché des religions), qui s’applique mieux aux Etats-Unis qu’au Portugal. Ce n’est d’ailleurs pas la religion qui est choisie, mais l’ascendance juive (la judéité) qui est « assumée » (les marranes disent « assumir (-se) ». En cela, ils suivent le modèle culturel de constitution de l’identité personnelle et sociale prévalant au Portugal, qui accorde une importance déterminante à l’ascendance (l’auteure se réfère ici aux travaux de Pina-Cabral (1997) notamment). Se joue donc ici une logique qu’elle qualifie de « causalité généalogique » mais qu’elle distingue des conceptions racialistes de la judéité très présentes aux Etats-Unis. Par ailleurs, les Marranes urbains ne font pas qu’expliquer leur comportement par des traits hérités de leurs ancêtres mais entendent également agir en leur nom, mettant en actes la « mutualité d’existence » constitutive, selon Sahlins (2013), de la parenté [3].

Suite au rejet par les communautés officielles de Juifs portugais, il se produit une solidarisation progressive du cercle de Marranes urbains, décrite au chapitre 3. L’appellation « Marranes » devient alors véritablement une catégorie sociale, adoptée collectivement par le groupe alors que ses membres hésitaient à se l’appliquer individuellement. Ils en font alors un usage très réflexif. L’auteure expose ici comment l’apprentissage de la judaïté est une composante centrale de la transformation en Marranes, à travers l’acquisition d’objets de décoration intérieure indexant la judaïté, de pratiques telle que le port de la kipa pour les hommes, adoptée non pas individuellement mais ensemble par les membres masculins du groupe lors de rassemblements collectifs, l’adoption de noms hébraïques, de restrictions alimentaires. En tout cela, ils tâtonnent, innovent parfois, tout en cherchant comme l’indique l’un d’eux, « à se montrer plus catholiques que le pape » - à compenser leur extériorité par un surcroit de ce que Bourdieu (1979) appelle dans un contexte autre (mais pas si différent, si l’on tient compte que s’ajoute à une différence insiders/outsiders une différence de classe entre Marranes urbains et Juifs portugais) la « bonne volonté culturelle ». Se référant à la « logique divinatoire » soulignée par Stephan Palmié (2007), l’auteure souligne à quel point leur recherche repose sur l’entrecroisement de plusieurs indices, sur une démarche abductive. Les Marranes urbains réexaminent et réinterprètent des souvenirs d’enfance (tels que la façon dont leur grand-mère à la campagne s’y prenait pour saigner un poulet), et cherchent des « corroborations » dans la localisation même des villages d’origine de leurs familles. « La pratique même de recherches d’indices, en premier lieu, est […] elle même constitutive du marranisme » (ibid.)

La participation au groupe modifie en retour les récits individuels des membres qui au contact des visiteurs de l’extérieur, sont conduits à modifier leur mode de narration. « Bien qu’ils sachent déjà au fond d’eux-mêmes qu’ils étaient juifs-en-essence, la pratique de l’excavation historique et généalogique requiert des strates supplémentaires d’éléments de preuve (evidence) » (p. 158). L’opposition que suggère la structure syntagmatique de cette phrase n’en est en réalité pas une (on pourrait ici s’appuyer sur les théories de l’identité de Sartre (2003) ou de Ricoeur (1990)). La chronologie exposée par l’auteure ne correspond pas toutefois complètement à celle qu’elle résume dans la phrase : « les individus en vinrent à bâtir une conception de soi particulière qu’ils partagèrent ensuite avec les autres » (p. 159). Car elle montre parfaitement que le soi est construit à travers le récit présenté en réponse à une demande des visiteurs de l’extérieur et de leur exigence d’une narration cohérente et intelligible (on pourrait ici remarquer le parallèle ironique avec l’interrogatoire inquisitorial, puisque les récits de vie faisaient partie des pièces produites lors des procès). Elle observe ainsi comment de nouveaux arrivants deviennent, à la longue, de plus en plus experts dans la narration d’eux-mêmes. Ces récits de vie sont tournés vers le passé plutôt que vers l’avenir ; ils ne semblent pas exposer les projets des membres qui les énoncent [4]. L’auteure ne commente pas cette absence, même si celle-ci parait cependant implicite en ce que la production de ces récits elle-même est instrumentale : elle doit susciter l’attention des visiteurs, et delà, est-il espéré, générer des liens et du soutien.

Comment faire sens de l’usage de la catégorie Marranes y compris par celles et ceux d’entre les membres qui souhaitent simplement se convertir au judaïsme ? C’est une catégorie contradictoire dans le sens où elle signifie que la revendication essentialisée d’une identité juive est déniée parce qu’elle n’est pas attestable (la catégorie ne s’applique pas à ceux, tels que l’ethnographe elle-même, dont l’origine juive est attestée). Ce n’est donc pas tant une question ontologique – qu’est-ce qu’un marrane – que phénoménologique – qu’est-ce qu’être marrane – qui se pose, selon l’auteure (p. 172). Cette assertion un peu rapide demanderait davantage d’explication, d’autant plus que ce qui ressort avant tout de l’ouvrage n’est pas tant l’accent mis par l’analyse ethnographique sur la façon « d’être marrane » que sur la façon de dire et de faire le marranisme (cf. Muchnik 2014).

Le chapitre 4 est centré sur les rencontres entre Marranes urbains et visiteurs. Ces pessoas de fora (personnes de l’extérieur) sont des touristes et des activistes ou éducateurs, issues d’organisations juives et pour certaines consacrées à la recherche de communautés isolées ou « perdues ». À la différence des interactions touristiques les plus fréquemment étudiées par les anthropologues, reposant sur une forte accentuation de l’altérité, ces rencontres sont caractérisées par une attente de communauté (commonality). Toutefois, la barrière linguistique, et les conceptualisations différentes des termes de parenté utilisés par les visiteurs (qui se réfèrent à leurs « cousins » marranes, en employant le mot primos.as, mais sans le charger du même sens d’obligation mutuelle qu’il a en portugais), marquent la limite de la compréhension mutuelle. Si l’analyse aurait pu ici être enrichie par les études pragmatiques du langage et les travaux interactionnistes, l’auteure montre de manière convaincante comment les rencontres se réitèrent non pas en dépit de ce malentendu, mais grâce à lui. Décrivant dans le détail l’une de ces rencontres éphémères, elle décrit en quoi leur fugacité les rend d’autant plus chargées en affects, tant pour les visiteurs que leurs hôtes.

Si les rencontres se répètent, tout en devenant de plus en plus décevantes pour les Marranes urbains, c’est aussi parce qu’ils sont en attente d’une aide qui ne vient pas. En cela, bien que l’auteure ait montré comment elles fonctionnent suivant un principe d’ « incommunication productive », c’est paradoxalement leur improductivité, au sens où elles ne débouchent sur rien, qui les rendent désespérantes pour certains membres du groupe. Ce n’est qu’à partir du moment où certains visiteurs s’attachent aux Marranes urbains et commencent à revenir en visite que s’ouvre la possibilité d’une issue à la situation dans laquelle ils se sentent enfermés. Ils éprouvent le sentiment d’être des animaux de zoo, réduits à la facticité (Sartre 2003) sous le regard des visiteurs qui les rangent dans le passé. En outre, les Marranes urbains du Portugal sont pris dans un étau dès lors qu’ils ne veulent pas se « convertir », considérant leur adhésion au judaïsme comme un retour à une foi dont leurs ascendants avaient été privés. Leur conversion aurait ainsi exigé qu’ils soient affiliés à Abraham (comme le sont les non-Juifs lorsqu’ils se convertissent) et renoncent ainsi à leur propre lignée. En outre, quand bien même l’auraient-ils voulu, il leur aurait fallu trouver une communauté prête à les accueillir, ou tout au moins un rabbin prêt à les superviser. Une partie des membres de l’association décide, en 2005, de suivre l’enseignement d’un rabbin de Porto en vue d’une conversion orthodoxe – l’auteure n’en dit pas plus, concentrant son attention sur la démarche de ceux qui décident de se tourner vers une branche plus libérale du judaïsme. C’est par l’ouverture au-delà des frontières du Portugal à des visiteurs internationaux qu’ils finissent par trouver une oreille attentive en la personne d’un rabbin français, ancien « enfant caché » sous l’occupation, et d’un couple de Juifs new-yorkais ashkénazes. Ceux-ci, faisant jouer leurs réseaux, et prenant les Marranes urbains sous leur aile en leur prodiguant soins et conseils, deviennent leurs parents d’une manière dont l’auteure montre qu’elle n’est pas métaphorique, mais pragmatique ; ils jouent également les intermédiaires dans l’établissement de relations à distance, par la circulation de dons, entre familles new yorkaises et Marranes. Ces liens débouchent sur une solution que nous ne dévoilons pas afin de ménager le suspense.

Les quelques autres lacunes que nous signalons sont surtout la conséquence de ce que la lecture d’une ethnographie particulièrement riche entretient la curiosité du lecteur. Ce qui demeure notamment inexploré est la trajectoire de ceux qui n’ont pas effectué le « retour » (p. 277), ou l’ont effectué différemment. C’est aussi la place du marranisme dans les trajectoires de vie des personnes étudiées, au regard de leur passé et de leurs aspirations, dont nous aimerions apprendre davantage, tant ces dernières paraissant articuler la totalité de leur existence autour de cette identification marrane. Bien que l’auteure ait précisé leurs caractéristiques sociales, celles-ci apparaissent comme secondaires dans l’analyse de leur démarche. Ainsi, alors qu’elle a montré en quoi celle-ci n’est pas interprétable, ni subjectivement ni objectivement, comme un « choix » délibéré, invoquant les modèles culturels d’identification portugais, elle revient néanmoins à cette image de l’optionalité des identifications en conclusion de l’ouvrage, se référant à la notion de « supermarché culturel » (Matthews 2000) pour avancer que le contexte local n’est pas seul en jeu, mais également un contexte global, un « moment particulier » propice au piochage individuel parmi un éventail d’options disponibles (p. 275). Ici manque peut-être un chaînon entre le contexte local (portugais) et « la globalisation ». Car sans remettre en cause le constat d’une disponibilité accrue de modèles possibles d’identification sous l’effet de leur circulation globale, c’est plus particulièrement en Occident, dans les anciens « centres » hégémoniques, qu’apparaissent des formes certes très individualisées d’identifications, mais des identifications primordialistes impliquant des formes d’ethnicité « durcies » (Friedman 1994). Dans le même temps, l’ethnographie permet d’entrevoir que ces constructions identitaires ethnicisées ne sont pas uniquement le produit des modèles historico-culturels portugais mais tiennent aussi à la position contemporaine du Portugal dans le monde. Ce sont des Juifs américains et londoniens qui financent le « retour » au judaïsme des Marranes urbains, car ceux-ci n’en ont pas les moyens, et l’analyse en terme d’empathie et d’« amour », bien qu’elle a le mérite d’être au plus proche de l’expérience des acteurs, tend à reléguer cette dimension de la relation.

L’auteure résume son ouvrage comme portant sur la parenté, l’appartenance et les processus d’identification tant individuels que collectifs. Elle recourt au terme relatedness qui s’est imposé dans l’anthropologie anglophone (Carsten 2000 ; Franklin et Mc Kinnon 2001) comme alternative à « parent », s’éloignant de la présomption que la reproduction biologique est partout un élément constitutif dans la classification comme parents (p. 14-15). Le terme français n’ayant pas cette connotation, et relatedness étant difficile à traduire autrement que par « apparentement », on s’en tiendra ici à la « parenté ». L’ouvrage s’inscrit de ce point de vue dans la lignée des travaux anthropologiques qui ont placé l’accent sur la performance de la parenté (qu’elle soit ou non liée à la reproduction biologique) et sur le rôle des affects, dont elle montre à chaque fois en quoi il est un facteur critique dans le cours même des relations entre les Marranes, leurs visiteurs étrangers et les membres des communautés juives portugaises. De fait, pour Leite, le terme relatedness présente surtout l’avantage de permettre de suivre les sentiments et les engagements à des collectivités plus larges. Les anciens Marranes continuent à s’identifier verticalement, localement et dans le passé, à leurs ancêtres portugais, mais ils combinent cette logique de parenté linéaire avec une autre logique d’affinité horizontale, globale et dans le présent, à des Juifs ashkénazes vivant en dehors du Portugal.

C’est dans l’exploration de ces échelles locales et globales de la parenté que réside le principal intérêt de l’ouvrage. La problématique annoncée en introduction – « comment différentes formes de parenté, de relation et d’appartenance évoluent à travers les échelles de la socialité humaine, du global vers l’interpersonnel et en retour (from the global to the interpersonal and back again) » (p. 8) – reçoit une clarification dans la conclusion. L’auteure souligne que l’interaction en face-à-face [5] est une composante essentielle à la fois de l’exclusion (opérée localement par les Juifs officiels) et de la formation d’appartenances « à des collectivités qui transcendent le local, pas seulement pour les Marranes, mais pour nous tous qui vivons dans un monde profondément interconnecté » (p. 267). Les « interconnections globales » s’inscrivent certes dans les « flux culturels de la globalisation » qui informent les imaginaires et favorisent les interactions à distance, donnant forme aux « perceptions subjectives d’être connecté à d’autres » (p. 7), loin dans le passé et dans l’espace, mais ce sont les expériences d’engagement interpersonnel qui s’avèrent déterminantes dans les processus d’identification. Au-delà de cette nuance apportée aux théories dominantes de la globalisation, cet ouvrage permet d’ouvrir des pistes des réflexions nouvelles sur ces questions. Nous proposerions notamment de réfléchir à la manière dont des chaînes d’interaction typiquement globales au sens d’auteurs tels que Giddens (1991), car médiées et à longue distance (par opposition aux interactions locales en co-présence), sont susceptibles, dès lors que l’actionnement des échelles par les acteurs débouche sur des rencontres mutuelles localisées, incorporées et répétées, de forger en retour des liens de parenté de portée globale, une « mutualité d’existence » à distance.

add_to_photos Notes

[1Certaines communautés rurales ont fait l’objet de « découvertes » hautement médiatisées, dans les années 1920, puis à nouveau dans les années 1990, générant à chaque fois une vague de soutien international et des levées de fonds pour aider ces communautés à « retourner ».

[2Marrano en portuguais n’est pas péjoratif ; il l’est aux États-Unis et ailleurs, elle se réfère donc à ces visiteurs comme des « descendants de crypto-Juifs ». Sur les différentes étymologies et acceptions de « marrane », cf. Muchnik (2014 : 25 note 21). A Majorque, les crypto-judaïsants sont appelés chuetas (Xuetes) (Porqueres i Gené 1995).

[3Cf. Trémon (2015) pour le choix de cette traduction de « mutuality of being ».

[4Ils diffèrent en outre en cela des Brésiliens qui redécouvrent, suivant des processus très semblables, le marranisme de leurs ancêtres : « (…) pour ceux d’entre eux qui ont décidé de revenir au judaïsme, responsables d’une manière de rupture dans le choix même de la plus grande fidélité, ils avaient aussi le souci d’expliquer leur itinéraire pour l’édification des générations futures » (Wachtel 2011 : 145). Sans doute est-ce lié au fait que ces Marranes urbains sont d’âge moyen et n’ont pas fondé de familles, ainsi qu’à la situation d’impasse dans laquelle ils se trouvaient à ce moment-là (cf. infra).

[5Elle emploie face-to-face mais également, de manière récurrente, one-on-one, qui peut être traduite tant par « face-à-face » que « inter-individuel ». Au vu de sa conclusion, c’est la co-présence physique dans le « face-à-face » qui paraît l’emporter.

library_books Bibliographie

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Pour citer cet article :

Anne-Christine Trémon, 2019. « LEITE Naomi, 2017. Unorthodox Kin. Portuguese Marranos and the Global Search for Belonging ». ethnographiques.org, Comptes-rendus d’ouvrages [en ligne].
(https://www.ethnographiques.org/2019/Leite_Tremon - consulté le 19.03.2024)
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